Revue dramatique - 14 janvier 1914

Revue dramatique - 14 janvier 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 444-455).


REVUE DRAMATIQUE





Porte Saint-Martin : Le Chèvrefeuille, tragédie en trois actes de M. Gabriele d’Annunzio. — Théâtre Sarah-Bernardt, Jeanne Doré, drame en cinq actes et six tableaux de M. Tristan Bernard. — Vaudeville : La Belle Aventure, comédie en trois actes de MM. G.-A. de Caillavet, Robert de Flers et Étienne Rey. — Renaissance : Un fils d’Amérique, comédie en quatre actes de MM. Pierre Veber et Marcel Gerbidon.


Le Chèvrefeuille de M. G. d’Annunzio n’a eu que quelques représentations. C’était prévu et ce n’est pas un échec. Quand une pièce s’adresse uniquement aux dilettantes, aux curieux de lettres, aux raffinés d’art, elle ne prétend pas, comme on dit en argot de théâtre, à « faire beaucoup de salles ; » son ambition est autre : c’est de satisfaire cette élite de spectateurs. C’est à quoi celle-ci a réussi. Les Parisiens ont été charmés par ce régal qui leur arrivait d’Italie et qui avait tout de même si bonne saveur française. Ils ont admiré qu’un étranger maniât notre langue avec tant de vigueur, l’écrivît avec tant de souplesse et tant d’éclat, ne conservant de son idiome natal que quelques tournures singulières qui sont des étrangetés sans être jamais des contresens. Et ils se sont réjouis de constater, une fois de plus, qu’entre écrivains de race latine on est tout près de parler la même langue. Ils ont goûté cette richesse verbale et cette puissance de lyrisme. Ils n’ont pas songé un instant à contester à l’auteur que sa pièce fût du théâtre ; car il y a bien des manières pour une pièce d’être du théâtre, et celle de Scribe est sans doute excellente, mais ce n’est pas la seule. Ils ont tout de suite compris que le sujet qui a tenté M. d’Annunzio s’était présenté à lui et devait se présenter sous la forme dramatique. Ils ont salué l’expression large, franche, robuste de sentimens humains, profondément humains et humains de tous les temps ; et ils se sont prêtés à deviner les intentions plus secrètes d’un art subtil, que l’auteur s’est plu à faire courir à travers son œuvre. Peut-être quelques-uns d’entre eux avaient-ils, au printemps dernier, assisté à la Pisanelle : ils ont su gré à M. d’Annunzio d’en avoir si tôt effacé jusqu’au souvenir et d’avoir tenu à prendre une de ces revanches comme en prennent les vrais poètes.

Ce titre, Le Chèvrefeuille, nous avait d’abord fait songer au lai fameux de Marie de France, et à la tragique histoire de Tristan et Iseult. Nous avions pensé que M. d’Annunzio s’en était avisé, au cours de ses voyages de reconnaissance à travers notre littérature du Moyen âge. Il se peut qu’en effet il lui soit venu de là ; mais ce n’est qu’un titre, qui ne préjuge pas le sujet de la pièce : ce n’est qu’un nom dont l’auteur a baptisé la maison où il va nous introduire, la maison du drame. Imaginez une propriété de genre très italien : un jardin qui ressemble à un parc, une habitation qui a des airs de palais, une vaste salle que supportent des colonnes et que décorent des statues antiques, une terrasse qui domine un bassin, une perspective de cyprès, nobles et mélancoliques, qui font songer aux cyprès des jardins Giusti, à Vérone. Ce domaine appartenait à une famille, la famille de la Coldre, qui est une famille ruinée : cela encore est assez italien. Mais le fils, Ivain, a fait un mariage riche ; il faut croire que le mariage riche a des avantages, — j’entends au point de vue moral, et quoi qu’en disent les romanciers, les auteurs dramatiques et généralement tous les moralistes, — puisqu’il a permis à Ivain de racheter la maison natale. Cet Ivain est un charmant garçon pas très fort, pas très perspicace, pas très malin, de ceux dont on dit qu’ils n’ont pas inventé la poudre, qui d’ailleurs n’est plus à inventer, n’est affectueux, cordial, et aime à sentir tout son monde réuni et content autour de lui. Maintenant qu’il est rentré en possession de la maison de famille, il voudrait y grouper toute la famille ou du moins ce qui en reste. Il y a déjà installé sa sœur Aude, non sans peine. Il veut maintenant y ramener sa mère, et cela est très délicat. En effet, cette mère, devenue veuve, s’est remariée ; elle s’est remariée bien vite avec un ami bien intime de son mari ! Elle est devenue Mme Pierre Dagon. Depuis ce jour-là, ses enfans ne l’ont plus revue. Tels sont les faits que nous apprendrons peu à peu au cours du dialogue, et que j’ai résumés tout d’abord et placés en tête de l’analyse, afin de situer la pièce et d’en indiquer l’atmosphère.

Lorsque la toile se lève, deux jeunes filles sont en train de causer. Ces jeunes filles sont aussi différentes qu’il est possible et forment un contraste trop complet pour n’avoir pas été voulu. Mais c’était la coutume des tragiques anciens de rapprocher deux figures de jeunes filles qui se faisaient opposition. Ils mettaient Ismène à côté d’Antigone, la douce, la tendre, la craintive, à côté de l’impétueuse, de l’audacieuse, de l’indomptable. Il en était ainsi des tragiques grecs, chers à M. Patin, et probablement aussi des tragiques latins, dont M. Boissier aimait à nous répéter qu’ils avaient eu un succès énorme auprès du public romain, un succès bien plus grand que celui des comiques, d’un Plaute même et d’un Térence. S’il n’est rien resté d’Attius et de Pacuvius, qui furent le Corneille et le Racine de la vieille Rome, cela prouve seulement que le temps ne met aucun scrupule dans ses destructions et qu’il ne choisit pas ceux qu’il épargne : habent sua fata libelli. Or M. d’Annunzio a pris soin de nous avertir qu’il avait voulu faire une tragédie moderne, ce qui signifie, sans doute, une tragédie antique avec des personnages modernes.

Des deux jeunes filles, l’une, qui s’appelle Clariel, a été surnommée l’Hirondelle. Gaie, vive, rieuse, elle a, de l’hirondelle dont elle porte le nom, la légèreté aérienne. Elle est jolie, elle le sait, et cela lui fait un plaisir chaque jour renouvelé. Elle aime, elle est aimée, elle va faire un mariage d’amour : elle est heureuse ; elle remercie l’air d’être si pur, le jour d’être si lumineux, les fleurs d’être si parfumées, la nature entière d’être si bonne : elle représente la joie de vivre. Dirai-je qu’elle la représente avec excès, avec affectation, trop continûment et avec trop de, mots ? Ce verbiage nous fatigue à la longue. Ce caquetage d’oiseau nous cause un léger agacement. Ce sautillement de branche en branche nous porte un peu sur les nerfs. C’est le personnage de la petite folle : il ne se supporte qu’à faible dose, et M. d’Annunzio nous a donné la bonne mesure. Il y a un endroit où l’Hirondelle parle d’une tortue qui a pris le bas de sa robe pour une laitue, et trouve cela très drôle. Nous aussi cette puérilité nous fait sourire. Et c’est un des traits où on reconnaît un goût qui n’est pas de chez nous.

L’autre jeune fille est Aude de la Coldre, la sœur d’Ivain, celle dont le père est mort et dont la mère s’est remariée. Ce sont, de toute évidence, ces événemens qui ont influé sur elle, et l’ont faite si sombre, si concentrée, si secrète, si mystérieuse, je ne dis pas si muette, car au contraire elle parle beaucoup, longuement, passionnément. Elle est, celle-ci, douloureuse, et non pas plaintive, mais farouche. Elle est de celles qui portent au fond du cœur une plaie toujours saignante et sur qui tout fait blessure ; une brusque déchirure lui a fait soudain apercevoir l’autre côté des choses : elle a pris la vie en horreur et le monde en haine. Tel est le personnage qui va être, non pas seulement le centre de la pièce, mais toute la pièce. C’est elle, la jeune fille ardente et terrible, qui sera sans cesse en scène ; c’est elle dont nous aurons sans cesse sous les yeux le visage courroucé et pareil à un vivant reproche, elle dont nous entendrons sans répit et sans repos la lamentation furieuse et menaçante.

Ivain annonce à sa sœur que sa mère va venir, et qu’il est impossible de ne pas la recevoir, et de ne pas lui faire bon visage, comme doivent faire des enfans à leur mère. Mme Dagon viendra, mais Pierre Dagon, le mari, le second mari, viendra-t-il lui aussi ? C’est la question qui se présente aussitôt à l’esprit d’Aude et qu’elle pose avec une curiosité angoissée. Celui-là, elle ne veut pas le recevoir. Celui-là, ce serait une audace intolérable qu’il osât se montrer, et une profanation qu’il pénétrât dans cette demeure. L’attitude d’Aude est singulière, tout à fait singulière, étrange, tout à fait étrange, horrible most horrible. Aude laisse entendre des choses effroyables, avec un air dément et des yeux fous. Est-elle en possession d’un secret abominable, d’un de ces secrets qui font se dresser les cheveux sur la tête et le sang se glacer dans les veines ? Est-elle seulement égarée et hors d’elle-même ?

Arrivée de la mère. Ivain la reçoit à bras ouverts, comme une mère qu’on a vue la veille. Nous nous y attendions et nous n’étions pas inquiets. Mais comment cela va-t-il se passer avec Aude ? Cela se passe très mal ; et je me reprocherais de le dire avec un semblant d’ironie, car ici le dialogue est magnifique. La mère est en proie à une douleur sincère, la plus vraie, la plus humaine qui se puisse imaginer, puisque c’est la douleur d’une mère qui souffre d’être traitée par sa fille en ennemie. Elle cherche les argumens les plus frappans, les mots les plus touchans ; et elle les trouve. Nous sentons passer ici quelque chose d’antique, en effet, un ressouvenir de ces lois éternelles, que nul législateur n’a eu besoin de formuler, et qui sont inscrites au fond des consciences. Mais toute cette éloquence, la vraie éloquence, celle qui vient du cœur, est sans effet. Elle se heurte à une résistance obstinée, invincible. Elle échoue contre un obstacle qu’on ne nous révèle pas encore, mais que nous commençons à soupçonner. Aude parle d’un miroir où elle a vu l’image de l’empoisonneur en train de laver ses mains pâles. Elle ne précise pas autrement et le vague qui continue d’envelopper l’horrible chose, a pour effet d’en augmenter l’horreur. La vision d’un crime hante le cerveau malade de la jeune fille. Mais est-ce une vision réelle ? Est-ce une hallucination ?

La mère s’en va désespérée, soutenue par son fils. Restent en scène les deux belles-sœurs, Hélissent et Aude. Lorsque parait un visiteur… Il s’est trompé de chemin, il s’excuse. C’est un homme très bien élevé, très poli et très bien mis. Aude aurait-elle vu le diable en personne, elle ne s’enfuirait pas avec plus de précipitation et plus d’effroi. Hélissent par sa bonne grâce répare ce que cet accueil a eu de peu hospitalier. Elle est au contraire très accueillante au nouveau venu, très hospitalière, et nous devinons tout de suite qu’il ne lui déplaît pas ; et vous, vous avez deviné que c’est Pierre Dagon, Dagon le traître, l’infernal Dagon, Satan-Dagon.

Ce premier acte serré, tendu, vous saisit, vous étreint, vous empoigne ; et je ne dis pas absolument qu’il vous émeuve, mais, incontestablement, il vous remue.

Au second acte, la chambre d’Aude. Derrière ses rideaux, Aude, malade, après une nuit d’insomnie, repose d’un sommeil agité et qui n’est pas sans rêves. Clariel entre, l’inévitable Clariel, car M. d’Annunzio a voulu qu’elle parût au début de chaque acte, et il a certainement ses raisons pour cela. Et voici recommencer le babillage de cette Hirondelle, qui est plutôt une perruche. Elle apporte des fleurs, ce qui est absurde, car l’hygiène la plus élémentaire bannit les fleurs, surtout les fleurs d’Italie, très odorantes, des chambres de malades. Au lieu de disposer ces fleurs dans des vases, comme nous faisons tous, elle les répand à terre, ce qui est infiniment prétentieux. Elle fait parler la femme de chambre, comme si elle-même ne parlait pas pour deux. Elle insiste pour entr’ouvrir les rideaux et regarder Aude dormir, ce qui est d’une affreuse indiscrétion. Et elle éclate en sanglots, ce qui a pour immanquable effet de réveiller la donneuse.

Aude est réveillée, mais de son sommeil, non de ce cauchemar où maintenant elle vit perpétuellement. Elle est comme un personnage fantastique, qui surgit du mystère et qui glisse dans l’ombre ; elle a des sandales muettes et des manteaux couleur de muraille ; elle passe son temps à épier, raser les murs et les sonder, écouter derrière les portes des gens qui font quelque chose. Et elle crie, elle invective, elle maudit, elle jette des sorts. Elle est l’oiseau de mauvais augure, la prophétesse de malheur, Cassandre ou Guanhumara. Elle est de plus en plus extraordinaire.

Ici une conversation avec Hélissent, si on peut appeler conversation ce qui est un colloque, une dispute, une attrapade, comme en ont entre elles ces dames de la Piazza delle erbe. Hélissent commence à être excédée de l’attitude, des airs, du langage d’Aude, qui dépasse les limites permises à une belle-sœur. Il est temps que ces manières-là finissent. Ainsi provoquée, Aude riposte avec usure : elle n’a plus recours aux allusions et mots à double entente ; elle lâche le paquet, tout le paquet. Son père a été empoisonné par Pierre Dagon ! Sa mère a été la maîtresse de Pierre Dagon avant de devenir sa femme ! Il y a mieux : Pierre Dagon est l’amant d’Hélissent ! Assassin de son ami, mari de la femme qu’il a rendue veuve par un crime, il vient de séduire la belle-fille ! Voilà ce qu’Aude a appris à n’en pouvoir douter, et voilà ce qu’on gagne à écouter aux portes. Cette dernière accusation éclate comme un coup de tonnerre dans ce ciel qui n’était pas serein. Cette terrible fille sait tout : elle rendrait des points aux plus fins limiers d’une police, — qui pourtant a retrouvé la Joconde ! Elle est Sherlock Holmes en jupons.

La scène attendue, la scène à faire, est celle qui va mettre en présence Aude et le second mari de sa mère. Aude a accepté de recevoir Pierre Dagon dans sa chambre, et je crois même qu’elle l’a demandé, sachant bien que cette entrevue est nécessaire et que nous ne pardonnerions pas à l’auteur de l’avoir « esquivée. » Elle sera d’ailleurs pour nous sans surprise : nous n’avons rien à y apprendre que nous ne sachions déjà. Car Pierre Dagon ne niera pas : il est dans un de ces mauvais eus qui ne sont pas niables. Mais l’auteur ne se soucie aucunement de provoquer l’intérêt de surprise, et on devine qu’il a pour l’attrait de curiosité au théâtre un beau dédain et une souveraine indifférence. Deux personnages sont aux prises ; ils ont quelque chose à se dire ; donc, qu’ils se le disent, longuement, abondamment, éloquemment ! Aude surtout ; car j’ai déjà indiqué que Pierre Dagon est un homme bien élevé et discret.

Troisième acte : une terrasse parmi les cyprès, sur un fond de soleil couchant. On dirait une fresque de Campo Santo. Cette pièce a été encadrée dans des décors harmonieusement adaptés, d’une tonalité très juste, d’une note d’art très délicate. Aude arrive drapée de blanc, pareille à une statue antique. C’étaient ces draperies blanches et c’étaient ces voiles aux plis retombans dont s’enveloppait la jeune fille antique pour faire des libations aux morts et des sacrifices aux mânes irrités. Tout ici est choisi à dessein et révèle tin sens caché : nous marchons dans la forêt des symboles. Et vous vous attendez à voir l’inéluctable Clariel… A défaut de la voir, nous l’entendons : elle s’en va, elle prend congé, elle s’éloigne, sa voix se perd : bon voyage !

Sur cette terrasse se rencontrent la mère et la fille. Une explication entre elles est nécessaire. Ici encore le dialogue est très impressionnant. Aude a-t-elle pu oublier ce que sa mère a été pour elle, tant de soins et de tendresse, et de souffrances supportées et de misères acceptées ? Oui, l’explication était nécessaire, car nous sommes convaincus que la mère coupable n’est du moins pas coupable d’assassinat. Mais il vaut tout de même mieux qu’elle nous le dise et nous voulons en avoir d’elle l’assurance. C’est un soulagement pour nous de savoir qu’elle a tout ignoré. Il lui reste à apprendre ce que l’impitoyable Aude va lui révéler : que Pierre Dagon est l’amant d’Hélissent.

En s’approchant de sa fille, la mère a aperçu, parmi les voiles de la justicière, un poignard, un bijou de poignard, un poignard de famille, car nous sommes en famille et il est impossible d’être davantage en famille. C’est un de ces poignards dont on se servait pour achever les gens et que, pour cette cause, on appelait une « miséricorde. » Aude, en s’en munissant, avait sûrement son intention. Et sa mère, en le lui dérobant, a la sienne…

Un homme apparaît : c’est Pierre Dagon. Les deux femmes l’interpellent avec vivacité. Alors il va tout dire, livrer tout son secret, le dernier mot de l’énigme, le fin du fin, comment le meurtre qu’il a commis est un meurtre amical, un assassinat bienfaisant, un crime par charité. Suivez bien sa démonstration. Son ami, M. de la Coldre, avait découvert qu’il était l’amant de Mme de la Coldre ; alors, ne voulant pas chicaner avec les fatalités de l’amour, et, d’autre part, ne pouvant plus supporter la vie, il a demandé à l’ami traître de lui rendre, en le tuant, un service d’ami : ce que l’autre a fait au moyen d’une piqûre. Pierre Dagon considère qu’il a agi tout à fait en galantuomo. Il est très content de lui : il est content à peu de frais. Car cet empoisonnement de complaisance pouvait être méritoire, s’il avait servi à séparer Pierre Dagon de sa maîtresse ; mais comme il a eu pour résultat l’union des amans, c’est tout au contraire le type, le modèle et le parangon de l’assassinat utile. C’est ici le point faible et le point très faible de la pièce de M. d’Annunzio.

La mère a été si peu convaincue par ce raisonnement artificieux, que c’est elle qui frappe Pierre Dagon et lui enfonce au cœur la « miséricorde » la mal nommée. Hélissent arrive au rendez-vous, trébuche sur le cadavre. « Qui a fait cela ? — Moi ! » répond sa belle-sœur. Cependant on entend l’orgue. C’est ce brave garçon d’Ivain qui, étranger à tout ce qui se passe dans sa tragique demeure, fait un peu de musique… Tel est cet amoncellement d’horreurs qui nous en laisse encore soupçonner d’autres. En effet, si la mère tue Pierre Dagon, c’est bien moins par sentiment de justice que par passion jalouse, et elle frappe moins le meurtrier de son mari que l’amant d’Hélissent. Et d’autre part, si Aude déteste tellement Pierre, c’est peut-être qu’elle l’a jadis trop aimé. Ainsi les noirceurs qu’on voit sont encore dépassées par celles qu’on ne voit pas. Et c’est cela même qui caractérise les tragédies, et par quoi les modernes ressemblent aux anciennes.

J’ai assez indiqué, au cours de cette analyse, que je n’aime guère le rôle de Clariel : il est sautillant, gentil, précieux. Mais il y en a un qui est franchement détestable : c’est celui de Pierre Dagon. Dans les rares momens où il paraît en scène, il fait le personnage le plus effacé et le plus médiocre. Ce qui nous frappe dans son altitude et dans ses propos — qui n’ont rien de frappant — c’est combien il a l’air paisible et l’attitude débonnaire. Est-ce possible qu’un être si terne, si indifférent, si parfaitement quelconque, soit celui auquel s’adressent les furieuses invectives d’Aude ? Jamais on ne nous fera croire qu’un monsieur si paisible ait inspiré tant de passions et si romantiques. Aucune femme ne lui résiste et l’ami qu’il assassine bénit sa main meurtrière ; cet homme-là n’est pas un homme ordinaire : c’est, comme on dit aujourd’hui, un surhomme, ou, comme on disait au temps de M. de Camors, un homme fort. C’est le roué de la Régence ou le grand seigneur méchant homme du XVIIe siècle. C’est Lovelace ou Don Juan. C’est, puisque nous sommes en Italie, un de ces princes de la Renaissance, guerriers et artistes, qui réunissaient en eux tous les prestiges, ceux de la race et de la beauté, des grandes manières et de l’esprit. Ou tout bonnement c’est un de ces dilettantes dom M. d’Annunzio a, dans ses romans, dessiné la figure inquiétante et analysé le charme pervers. Il fallait faire du séducteur un type étudié, fouillé, d’une psychologie rare et d’un relief accusé. Ou bien, ce qui eût été plus simple et non d’un moindre effet, il aurait fallu prendre le parti de ne point nous le montrer. Il fallait l’éliminer de la pièce, le reléguer à la cantonade. Il aurait été celui dont tout le monde parle et qu’on ne voit jamais, en sorte que chacun l’imagine à son gré et se le représente, par les yeux de l’esprit, plus grand que nature, — l’instrument de la Fatalité, comme elle invisible et présent. Ce qu’il ne fallait à aucun prix, c’était nous mettre sous les yeux une bonne face de bourgeois pour coin du feu.

À dire vrai, il n’y a dans le Chèvrefeuille qu’un rôle, celui d’Aude. On a comparé cette fille malheureuse et qui se venge à Hamlet et à Électre. Elle ressemble à ces personnages antiques, mais à travers une figure d’hier : l’André Cornélis de M. Paul Bourget. Il y a beaucoup d’analogies entre le Chèvrefeuille et André Cornélis, où se trouve pareillement un type de meurtrier du grand monde et d’assassin sympathique. Aude est la Furie domestique. Ce qui lui est particulier, c’est l’abondance de verbe et la puissance d’invective que M. d’Annunzio a mises en elle, et c’est le lyrisme par lequel se traduisent les sentimens orageux de son âme exaltée. Poète, l’auteur s’est attaché à traduire, sous une forme éclatante de poésie, la souffrance, la colère, la honte, le mépris, la révolte, la vengeance et la haine, toutes les passions qui peuvent gronder dans un cœur tourmenté. A-t-il fait ainsi une tragédie ? Oui, à la manière dont en faisait le romain Sénèque. C’étaient des tragédies destinées non à être représentées, mais à être lues en public. On réunissait, non dans une salle de théâtre, mais dans une salle de conférences, un auditoire de lettrés. Devant ce public de raffinés, moins soucieux de péripéties qu’amoureux de mots, l’auteur exécutait, sur les thèmes connus des légendes tragiques, des variations somptueuses. Notez que Sénèque, et non Sophocle, a été le maître de nos tragiques de la Renaissance. C’est lui encore qui a enseigné à l’auteur du Chèvrefeuille l’art de la belle déclamation.

Le personnage d’Aude de la Coldre a trouvé en MIle Roggers une interprète tout à fait remarquable ; la vaillante artiste a lancé, avec une sombre et infatigable énergie, cette sorte de long anathème en quoi consiste ce rôle terrible. Les autres acteurs n’ont pas dépassé une honorable moyenne. La mère c’est Mme Berthe Bady ; et M. Le Bargy n’a tiré aucun parti du rôle de Pierre Dagon, mais je ne crois pas qu’il y eût mieux à en faire.


A côté du drame lyrique de M. d’Annunzio il est amusant de placer le bon mélo de M. Tristan Bernard, Jeanne Doré, pour jouir un peu du rapprochement et reprendre pied dans la prose quotidienne. Point d’omemens et point de fioritures : le fait-divers découpé en tranches. Le fils de la papelière a une maîtresse aux dents longues. Pour subvenir aux besoins de cette petite bourgeoise avide et rusée, il vole et assassine son parrain, le vieux Michaud, tonnelier. Arrêté par les gendarmes, il est mis en prison et comparaît devant les assises. Les jurés ne trouvent aucune excuse à ce jeune fêtard, aucune circonstance atténuante à ce meurtre qui a eu le vol pour mobile. Jacques Doré sera exécuté. C’est, comme fait-divers, ce qu’on peut imaginer de plus vulgaire, et M. Tristan Bernard l’a choisi exprès. C’est la banalité même, et si M. Tristan Bernard avait trouvé banalité plus banale, ne doutez pas qu’il l’eût préférée. On s’est émerveillé du contraste que forme ce réalisme avec la fantaisie de la plupart de ses œuvres. Sans doute ; mais, à y regarder d’un peu près, on s’aperçoit que le contraste n’est qu’apparent. Le comique, dans les comédies de M. Tristan Bernard, est produit par l’observation intime et précise, l’étude minutieuse et photographique de la platitude bourgeoise. Comme il nous a montré ailleurs la platitude dans la vanité, dans l’ambition, dans l’amour, c’est ici la platitude dans le crime.

Je ne doute pas qu’il n’y ait dans ce gros drame, comme dans les plus fines comédies de M. Tristan Bernard, toute sorte de traits d’observation que nous aurions relevés au passage, si nous avions eu notre liberté d’esprit. Mais nous ne l’avions pas. Tout notre esprit était absorbé, toute notre force d’attention était accaparée par un rôle que son admirable interprète a tiré hors de pair au risque de déséquilibrer la pièce, qu’elle a, pour ainsi dire, inventé à mesure en le jouant, et dont elle a fait l’unique rôle : c’est celui de la mère, Jeanne Doré, personnifié par Mme Sarah Bernhardt. L’illustre tragédienne compte, à l’actif de sa magnifique carrière, nombre de créations plus complexes, plus difficiles, plus relevées, et enfin d’un tout autre ordre. Mais je ne sais pas si elle a dans aucun autre rôle, et par des moyens plus simples, mis une intensité d’émotion plus saisissante.

Depuis le moment où, dans les rumeurs de la petite ville qui s’éveille, elle perçoit pour la première fois le bruit inquiétant et fait la première rencontre avec cette idée atroce que son fils puisse être un meurtrier, elle va passer et nous faire passer avec elle par toutes les phases de la plus douloureuse agonie. Il faut, dans la scène de la cour d’assises, avoir vu son regard se croiser avec celui de son fils qui l’implore de ne pas livrer le secret de son pauvre amour ; il faut avoir entendu le cri par lequel elle accueille le verdict de culpabilité sans circonstances atténuantes ; il faut, il faut surtout avoir eu la vision de cette mère en deuil, pareille à un fantôme ou à quelque statue de la douleur, quand elle vient, auprès de cette gare par où arriveront les bois de justice, épier si c’est pour aujourd’hui… Le public a fait à Mme Sarah Bernhardt une ovation amplement méritée. On ne saurait trop admirer cette énergie, cette flamme, cette extraordinaire et indéfectible vis tragica.

Le rôle de Jacques Doré était tenu par le fils de l’auteur, M. Raymond Bernard, qui a des dons naturels, et tout à apprendre.


MM. Robert de Fiers et G.-A. de Caillavet ont une entente de la scène, une connaissance du public, un art de plaire, une sûreté de métier, une délicatesse de doigté qui font que chacune de leurs pièces nouvelles est un nouveau succès. Je crois bien que jamais ils n’avaient porté ces qualités à un degré de perfection tel que dans cette Belle Aventure due à la collaboration de MM. G.-A. de Caillavet, Robert de Flers et Etienne Rey. À tout débutant qui voudrait apprendre ce que c’est qu’une pièce bien faite à tout vieux routier qui voudrait savourer en homme du métier le dernier mot de l’habileté, je dirai : « Allez et instruisez-vous ! »

Car la pièce n’est en son essence qu’un vaudeville, et un vaudeville à quiproquo : le cousin d’Hélène de Trévillac est pris pour son mari ; André d’Eguzon passe, aux yeux d’une vieille grand’mère, pour être Valentin Le Barroyer. Mais cela est traité avec une telle légèreté de touche, agrémenté de tant de jolis détails parmi lesquels il en est de doucement attendrissans, que le fond de vaudeville disparaît : on ne voit que la forme de comédie légère. Les personnages sont des fantoches ou des grotesques, mais dessinés avec une telle absence de prétention, en croquis si rapides, qu’on a plaisir à les voir ou à les revoir : le vieux mari philosophe et assyriologue, la vieille grand’mère au cœur d’or, à la morale suivant la nature, le jeune homme rangé, méthodique, ponctuel, qui tient en ordre et inscrit sur son carnet ses affaires de cœur, comme ses relevés de comptes, avec le numéro des bagages et l’horaire des trains. Et la situation, à un certain moment, devient des plus scabreuses, puisque la toile tombe au second acte sur une nuit de noces avant les noces. Mais cela est présenté avec un tel air d’innocence qu’il faut, pour en être choqué, y mettre de la réflexion et de la mauvaise grâce. Dumas fils disait que l’art du théâtre est l’art des préparations : entendez par-là qu’il faut mettre le spectateur dans un état d’esprit approprié à l’effet qu’on veut produire sur lui. Alors tout passe, tout porte, tout mot fait balle, toute phrase prend une valeur, toute remarque un relief inattendu. Les auteurs de la Belle Aventure savent disposer le spectateur de telle façon que chaque réplique, — qui est la réplique attendue, voulue, désirée, — est accueillie par une fusée de rires, et qu’un personnage ne peut pas dire : « Dieu vous bénisse ! » sans mettre toute la salle en joie. C’est une atmosphère de gaieté, d’émotion à fleur de peau, d’ironie facile et d’allégresse.

Là aussi une artiste a pris pour elle la plus grande part du succès : Mme Daynes-Grassot, en réalisant une exquise figure de vieille, a été le charme de cette soirée. On ne saurait dire tout ce qu’elle a mis dans son personnage de bonté souriante et de malice. Autour d’elle s’est groupée une excellente interprétation : la gracieuse Madeleine Lély, Joffre au comique copieux, et Victor Boucher si remarquable par la souplesse et le naturel.


Il y a encore de beaux jours pour la comédie romanesque. C’est un spécimen accompli de ce genre de tout repos que viennent de nous donner MM. Pierre Veber et Marcel Gerbidon, dans Un fils d’Amérique.

Un jeune homme a disparu, à la suite d’une discussion assez vive avec son père. Le vieillard, désolé, s’adresse à des aigrefins qui, sous prétexte de recherches dans l’intérêt des familles, le font « chanter » jusqu’à extinction de voix. Sur le conseil de ces ingénieux professionnels, Léon Verton, à court d’argent et à bout d’expédiens, se fait passer pour le fils disparu depuis tant d’années et miraculeusement retrouvé. Il arrive au bon moment. M. Pascaud, c’est le nom de ce père dont il n’est pas le fils, est un usinier dont le chagrin a peu à peu dérangé le cerveau et l’usine. Les affaires vont de mal en pis et marchent grand train vers la ruine. Les ouvriers, mal commandés, se mettent en grève ; les cliens, mal servis, se mettent en fuite ; les créanciers, mal payés, se mettent en colère. Soudain, et de par le seul effet de la présence de Verton, tout va rentrer dans l’ordre. L’imposteur deviendra le sauveur, le défenseur et l’ange gardien de la famille où il s’est introduit en intrus. Est-il besoin de dire que le vrai fils reparaît au moment de la péripétie, que tout semble alors sur le point de se gâter, mais qu’au dénouement tout se rarrange ? Léon Verton épouse la fille de la maison : Robert Pascaud et lui seront deux beaux-frères en un seul cœur… Vous devinez tout le parti que d’habiles auteurs ont pu tirer de cette situation autour de laquelle ils ont disposé d’amusans tableautins de mœurs et quelques silhouettes falotes qui ne sont pas sans agrément.

M. Tarride est un excellent Léon Verton. M. Lérand a sa sûreté coutumière dans le personnage de M. Pascaud. M. Bouchez est amusant dans le type d’une sorte de Thomas Diafoirus, et Mme R. Maurel a dessiné une pittoresque figure d’usurière.


RENE DOUMIC.