Revue dramatique - 14 janvier 1910

Revue dramatique - 14 janvier 1910
Revue des Deux Mondes5e période, tome 55 (p. 433-444).
REVUE DRAMATIQUE


VAUDEVILLE. — La Barricade, pièce en quatre actes de M. Paul Bourget. — GYMNASE. — Pierre et Thérèse, pièce en quatre actes de M. Marcel Prévost. — THEATRE SARAH-BERNHARDT. — Le "procès de Jeanne d’Arc, pièce en cinq actes de M. Emile Moreau. — THEATRE-REJANE. — Madame Margot, pièce en cinq actes dont un prologue, de MM. Emile Moreau et Ch. Clairville.


M. Paul Bourget continue de suivre ce précieux filon du « théâtre d’idées » d’où il avait tiré naguère l’admirable Divorce. Il y a dans sa nouvelle pièce la même franchise d’allures, la même netteté de dessin, la même noblesse morale qui sont comme les caractéristiques de sa manière. Peut-être y remarque-t-on un souci grandissant de l’agencement scénique, un surcroît d’habileté qui sent son vieux routier de la scène. Mon maître, M. Brunetière, chaque fois qu’il avait trouvé une idée neuve et hardie, s’enchantait par avance du tour qu’il lui donnerait : « Vous verrez, disait-il, cela fera un article retentissant. » Je ne sais si M. Bourget a voulu faire une pièce retentissante ; mais je suis sûr qu’il y a réussi. Depuis que la Barricade a été représentée, et sans même qu’on ait attendu jusque-là, elle défraie les conversations et la polémique des journaux. Comment en eût-il été autrement ? Le sujet est pris au cœur même de notre vie sociale contemporaine, puisque ce n’est rien de moins que la lutte du capital et du travail et la guerre des classes. C’était la pièce à faire. Que faut-il penser d’ailleurs des théories mises par M. Paul Bourget dans la bouche de ses divers personnages ? A-t-il rendu exactement le conflit des opinions et que valent les tendances qui se font jour à travers sa pièce ? C’est là un ordre de discussions que je n’aurai garde d’aborder. Je vois avec plaisir que beaucoup d’écrivains, connus surtout pour être de fins lettrés ou de spirituels chroniqueurs, se montrent solidement documentés sur ces questions. C’est très bien. J’avoue, pour ma part, n’en avoir qu’une connaissance un peu superficielle, et je craindrais de lâcher quelque sottise. Aussi bien ces jeux de la sociologie ne sont pas mon affaire. Critique de théâtre, c’est du point de vue du théâtre que j’ai à juger une pièce de théâtre ; que les idées qui ont inspiré son œuvre à M. Paul Bourget soient justes ou fausses, il s’agit ici de savoir comment il les a fait passer à la scène.

Ce n’était pas facile. Ou plutôt la difficulté était d’éviter un moyen aisé et séduisant de manquer l’essentiel du sujet. Pour ces pièces sociales, un système s’est établi qui consiste à présenter une succession de tableaux plus ou moins étroitement enchaînés, mais abondamment illustrés de figurations mouvantes, grouillantes, bruyantes, et réglés avec un art qui fait honneur au metteur en scène. Admirez ici à quel point les auteurs, même les plus réfléchis, et, comme on dit dans la Barricade, les plus « consciens, » peuvent s’abuser sur la nature de leur œuvre ! Chez M. Bourget, les facultés critiques égalent la faculté de création. Or il a déclaré aux interviewers, il a même écrit que sa pièce est une chronique de l’année 1909 en quatre tableaux, qu’il a fait pour le temps présent ce que Vitet dans les États de Blois faisait pour les époques historiques. N’en croyez pas M. Bourget ! Il se trompe sur son propre cas, et c’est tant mieux. Sa pièce n’est pas une série de tableaux, formule qui convient à l’imagerie plutôt qu’à la littérature dramatique ; c’est une pièce de théâtre. Comme dans les pièces bien faites, et elle est extrêmement bien faite, tout s’y enchaîne avec l’espèce de nécessité qui des causes fait sortir leurs effets.

Ajoutez enfin que le langage abstrait des économistes nous a habitués à employer ces termes : le capital, le travail, le patron, l’ouvrier. Mais la réalité ne connaît pas ces êtres abstraits, ces entités. Dans le monde tel qu’il est, il y a des patrons et des ouvriers, dont chacun a son tempérament particulier, son humeur, ses travers, ses faiblesses. Aucun d’eux n’est uniquement l’homme de son métier : c’est en outre un homme, tout simplement, ayant un cœur tourmenté de passions, comme est le cœur des pauvres hommes. On est, en même temps que patron, père, mari, ami, amant, on est libertin ou rangé, prodigue ou avare. En même temps qu’on est ouvrier, on a une famille, une maîtresse, de l’amour, des haines. Et jamais les deux êtres qui coexistent dans un seul ne sont entièrement séparés. Ce qui est de l’homme se mêle sans cesse à ce qui vient de sa condition. Là où nous n’apercevons que la lutte des classes, il y a en outre le heurt d’individus. Là où nous ne tenons compte que des causes générales, il y a encore le produit de rivalités intimes, de jalousies, de haines personnelles. Et ce sont précisément ces questions de personnes qui passionnent le conflit des intérêts et en rendent impossible la solution pacifique. C’est ce que M. Bourget a très bien vu. C’est pour cela qu’il a joint à un drame de classes un drame de famille, et pour cela qu’il a mêlé à son étude sociale une de ces histoires d’amour qu’on est toujours assuré de côtoyer dans la vie. La merveille est d’avoir si parfaitement mêlé les deux élémens, en sorte que l’un et l’autre s’influençant sans cesse, l’élément humain et l’élément social soient en continuelle action et réaction.

Dès le début du premier acte, nous sommes avertis qu’il y a de l’orage dans l’air, et qu’une crise se prépare. Des ouvriers ont rapporté un meuble précieux qu’ils ont dûment saboté et se réjouissent dans leur âme à la pensée de la stupeur qui sera celle du patron, M. Breschard, dont l’atelier jusqu’ici n’a pas connu une seule grève. Celui qui mène le mouvement, c’est le contremaître, Langouet. Nous assistons à une brève conversation entre ce Langouet et l’ouvrière qui est à la tête de l’atelier des femmes, Louise Mairet. Et la rudesse avec laquelle ce beau garçon parle à cette jolie fille nous laisse assez deviner, à nous autres qui avons quelque habitude des choses du théâtre, que ces deux jeunes gens ne sont pas indifférens l’un à l’autre. Maintenant nous allons faire connaissance avec le patron Breschard, et le voir aux prises avec les difficultés d’ordre intime qui surgiront pour lui en même temps qu’éclatera la crise industrielle. C’est assez l’habitude, et les malheurs viennent volontiers de compagnie.

Breschard, qui est aujourd’hui à la tête d’une des plus grosses maisons de meubles du faubourg Saint-Antoine, a commencé par être un petit ouvrier. Le trait est important à noter, et ce n’est pas sans intention que M. Bourget l’a souligné. On a coutume en effet de parler de la bourgeoisie, comme d’une classe fermée, immuablement opposée à la classe populaire. Pour mieux accuser l’idée, on la compare à la noblesse de l’Ancien Régime. Mais le rapprochement, s’il est juste par certains côtés, est tout de même inexact. La noblesse était une caste, la bourgeoisie n’en est pas une. Combien d’ouvriers, par leur application au travail et leur économie, se sont élevés à devenir des bourgeois ! Combien de bourgeois, par leur paresse ou leur imprévoyance, sont retombés au rang d’ouvriers ! Il y a ainsi d’une classe à l’autre de continuels échanges, un incessant va-et-vient. Moins qu’une caste, ou même qu’une classe, la bourgeoisie est une manière de vivre, un état. Aussi les travailleurs devraient-ils voir dans le bourgeois non pas l’ennemi, mais l’allié, celui qu’ils s’efforcent d’être, et qu’ils pourront être demain. Il en serait ainsi, probablement, si la logique menait les affaires du monde, ou plutôt si la passion ne venait pas déranger la logique. Car Langouet reproche précisément à Breschard d’avoir commencé comme les camarades, mais d’avoir fait plus de chemin qu’eux : il aurait moins d’hostilité contre un bourgeois de naissance et contre un patron fils de patron. C’est un sentiment qui n’a rien de mystérieux, ni de rare : il s’appelle l’envie. Et c’est celui que Montesquieu aurait pu mettre à la base de l’état démocratique, s’il n’avait préféré y mettre : la vertu.

Ce Breschard a un fils, un grand garçon qui est à la veille de se marier. Le futur beau-père ne demanderait pas mieux que de donner sa fille à cet honnête Philippe ; il fait pourtant une objection ou une question, et d’un genre assez délicat. M. Breschard, qui est veuf, ne va-t-il pas se remarier, introduire dans la famille une maîtresse épousée ? Telle est la nouvelle que le fils Breschard ne soupçonnait pas — ce n’est pas une intelligence très perspicace, — et la question qu’il va poser directement à son père. Cette scène du père et du fils est des plus émouvantes. Elle est bien dans la manière de M. Bourget : celui-ci n’élude jamais une de ces rencontres décisives. Nous apprenons alors, de la bouche même de M. Breschard, son roman, triste, fâcheux, déplorable roman de quinquagénaire. Car M. Breschard avoue quarante-neuf ans, comme une coquette sur le retour ! Resté veuf et se trouvant toujours fringant, il est tombé amoureux d’une jeune fille, actuellement l’une de ses ouvrières. M. Bourget, qui est le plus optimiste des auteurs dramatiques, en ce sens qu’il ne consent jamais à prêter que de nobles mobiles à ses personnages, donne à cette passion les couleurs les plus honorables. Breschard conte qu’appelé auprès d’une pauvre mourante, il s’est pris de pitié pour l’orpheline : la pitié s’est peu à peu changée en un autre sentiment. Et il le croit, le malheureux ! La situation d’un fils entendant de pareilles confidences est à coup sûr pénible. Je crois, pour ma part, que son devoir est tout tracé. Il doit venir au secours de son père, et l’empêcher d’altérer, par une faiblesse déjà sénile, l’harmonie et la respectabilité d’une famille. Le jeune Breschard choisit la conduite et tient le langage exactement contraires. Il s’attendrit sur les amours paternelles. Que ce patron épouse donc son ouvrière ; il en sera quitte, lui, pour renoncer à un mariage sortable et raisonnable, ou pour imposer à sa femme une belle-mère venue de la rue.

Cette conversation surprenante a encore pour effet de nous renseigner sur le compte de ce jeune Breschard. C’est, lui aussi, une nature généreuse, oh ! combien ! Toutes les idées fausses, absurdes. saugrenues qui lui apparaîtront auréolées d’un nimbe de générosité, il s’empressera de s’en faire une religion. Fils de patron, il ne manquera pas de réserver toute sa sympathie pour les ouvriers. Bourgeois, il sera socialiste. Il ne doute pas que la bonté ne réside au fond des cœurs, de tous les cœurs, et que l’humanité ne soit en marche vers l’idylle universelle.

Ainsi peu à peu se dessinent les personnages, et leurs caractères apparaissent en leur complexité. Aucun d’eux n’est un bonhomme de convention, posé une fois pour toutes en des attitudes figées. Mélange de bon et de mauvais, pris à un instant décisif de leur vie, ils évolueront sous la double poussée de leurs passions et des événemens. Car nous ne nous étions pas trompés dans nos prévisions. Cette Louise Mairet qui est la maîtresse du patron, elle est aimée de Langouet. Dans l’hostilité qui pousse celui-ci à faire déclarer la grève parmi les ouvriers, il n’y a pas seulement une hostilité de classe, il y a une rivalité d’homme à homme. C’est le jaloux qui, tout à l’heure, bravera son rival, quand Langouet menacera Breschard d’une grève de tout l’atelier, pour le cas où Breschard donnerait suite à cette affaire de sabotage qu’il vient de découvrir. Non, non, il vaut mieux ne pas sévir, et fermer l’œil, et laisser le brave Gaucheron réparer chez lui, en dehors de l’atelier, le meuble dont chaque tiroir enferme maintenant une inscription injurieuse et belliqueuse… Tel est cet acte qui est un modèle d’exposition claire, minutieuse, complète. Lorsque la toile baisse, nous avons lié intime connaissance avec tous les acteurs du drame qui s’annonce et dont nous sentons bien qu’il ne peut plus faire autrement que d’éclater.

Le second acte est tout plein de choses, d’une trame serrée, où nous voyons alterner sans cesse l’intrigue domestique et la lutte sociale comme deux fils passant tour à tour sur le métier. Ce qui en détermine le mouvement, c’est l’intervention de la fille de Breschard. Celle-ci vient d’apprendre le beau projet matrimonial de son père, et avec le courage dont les femmes sont beaucoup plus capables que nous, quand il s’agit de défendre la dignité de l’intérieur et la propreté morale, elle fait honte à son père. Ne doutez pas que le grand nigaud de fils n’essaie d’imposer silence à cette gêneuse. . Mais celle-ci est lancée. Elle ira jusqu’au bout. Une réparation à Louise Mairet ! Allons donc ; La fille du peuple trompe, et berne, et bafoue le barbon amoureux avec un amant jeune et de sa classe. Elle est la maîtresse de Langouet, et c’est la fable de l’atelier. — Oh ! la belle scène, et, après les déliquescences sentimentales du père et du fils, quelle joie nous avons eue d’entendre, dans son emportement, le vrai langage d’une honnête femme. — Donc Breschard questionne Louise. Celle-ci aussi est une nature généreuse. Le patron est son bienfaiteur. Donc elle s’est donnée à lui, sans d’ailleurs accepter d’être mise dans ses meubles et de vivre à rien faire. Elle ne vivra que de son travail. Mais si elle peut donner à Breschard sa complaisance et même sa fidélité, elle ne peut lui donner son cœur. Et son cœur est tout à Langouet. Or Breschard est à l’âge où l’on tient, tout particulièrement, à être aimé pour soi-même… Cette déception intime va devenir le mobile principal auquel obéira le patron dans ses rapports avec ses ouvriers, au point que nous voyons aussitôt se changer du tout au tout la détermination qu’il avait prise au sujet, de la grève. En effet, et quoiqu’il lui répugnât de céder, le couteau sur la gorge, il s’y était résolu. A un moment où ses affaires sont embarrassées, c’était le seul moyen qu’il eût de faire face à une grosse commande et d’éviter la faillite. Il s’agit bien de faillite maintenant ! Il s’agit pour Breschard de ne pas plier devant celui qu’aime Louise Mairet. Et nous ne doutons plus de l’attitude intransigeante qu’il aura devant ses ouvriers quand ils viendront lui exposer le programme de leurs revendications.

Les voici en présence. D’un côté le patron, de l’autre côté les ouvriers conduits par le contremaître et flanqués d’un délégué du syndicat. La scène a été traitée par M. Bourget avec une remarquable sûreté de main. En quelques traits il a dessiné l’amusante silhouette du délégué, le camarade Thubeuf, le révolutionnaire gouailleur, à la blague et à la coule, qui se fait de la gréviculture une situation et qui, au prix de la ruine et de la misère d’autrui, s’assure une existence de rentier et de jouisseur. Ce Thubeuf, insolent et prétentieux, avec son pédantisme de demi-illettré, a été la joie de la soirée. D’une façon singulièrement expressive, M. Bourget nous a fait saisir ce qu’il y a de tyrannique dans cette organisation syndicale qui ne laisse à l’individu aucun droit, pas même celui de travailler pour vivre, qui brise les volontés, fait trembler chacun devant tous les autres et les courbe sous la peur d’une décision collective, anonyme, irresponsable. Cette traduction scénique d’une idée abstraite est d’excellent théâtre. Donc la grève est déclarée. Breschard court à la ruine… lorsque se présente, pour le sauver, le vieil ouvrier, Gaucheron, type de fidélité et d’énergie. Il improvisera un atelier, dans les locaux d’un couvent d’où les religieuses ont été chassées. Il exécutera la commande de l’Américain. À ce moment on apprend que l’atelier des femmes ne s’est pas mis en grève ; Louise Mairet, qui le dirige, s’est rangée du côté du patron. « Va ; c’est un brave cœur, tu peux l’épouser ! » dit le fils Breschard à son père. Le mot est admirable, pour peindre l’âme de ce jeune serin, qui n’en rate pas une, si j’ose m’exprimer ainsi.

Le troisième acte est le seul auquel on pourrait donner le nom de tableau, si tant est que M. Bourget y tienne absolument. Dans les jardins et devant les bâtimens abandonnés du Sacré-Cœur, des caisses que l’on achève de clouer. Les ouvriers recrutés par Gaucheron terminent l’emballage des meubles qui vont partir ce soir même pour l’Angleterre. Ils ont jusqu’ici, au prix de quelles ruses ! réussi à dépister les grévistes. Mais nous devinons bien qu’ils ne leur échapperont plus longtemps. Voici en effet, dans un brouhaha de mauvais augure, la bande qui envahit le chantier, sous la conduite du haineux Langouet et de Thubeuf le jovial. Les « renards » ne sont pas en nombre : ils se rendent. Seul le vieux Gaucheron, avec une belle crânerie, leur tient tête à tous. « Ces meubles, s’écrie-t-il en termes d’une rudesse magnifique, c’est mon travail, et c’est moi-même. Mes bras ont sué dessus. Moi vivant, on n’y touchera pas. Vous voyez ce joujou : il est chargé. Le premier qui avance, j’en ai autant pour lui. » Et il loge une balle dans le sol. C’est qu’il ferait comme il dit, le vieux brave. Ce n’est pas un bourgeois, lui, c’est un ouvrier. Il faut se méfier. Les grévistes se méfient. Le désarroi commence à se mettre dans leur troupe. Ils ne sont plus si sûrs que Brutus est un honnête homme. Un revirement de foule se dessine. Mais Thubeuf a trouvé un expédient. On ne veut ni tuer Gaucheron, ni surtout se faire tuer par lui : qu’on l’enfume ! On entasse planches, caisses brisées, meubles en morceaux devant l’atelier où il s’est barricadé. Et comme il suffit d’un homme pour mettre le feu à un brasier, Langouet congédie les camarades et se réserve cette besogne d’incendiaire. À cette minute précise, arrive Louise Mairet. Elle épargnera ce crime à celui qu’elle aime. Elle retiendra son bras. C’est l’intrigue domestique qui de nouveau rencontre le drame social, et influe sur lui.

Au dernier acte, tout est rentré dans l’ordre. Les affaires ont repris au faubourg Saint-Antoine. Le fils Breschard, désabusé par la leçon un peu rude que lui a donnée son « ami » Langouet, n’est plus socialiste. Repassez dans quelque temps ; j’ai confiance dans ce pauvre sire : avant qu’il soit peu, il en remontrera pour l’étroitesse des idées et l’entêtement au plus autoritaire des patrons. Breschard n’épouse plus Louise Mairet. Celle-ci s’est mise avec Langouet, qui s’est mis à boire et qui la bat. Mélancolie profonde d’un lendemain de grève ! Les patrons ont enfin compris la nécessité de se défendre. Langouet trouve devant lui tous los ateliers fermés. C’est un autre drame qui commence : celui de l’ouvrier sans travail. M. Bourget n’a pas voulu nous laisser sous une impression trop sombre ou trop dure. Il a imaginé une combinaison de coopérative où l’ouvrier exclu des ateliers pourra retrouver du travail. C’est, après l’appel à l’énergie dans la résistance, la note de pitié ou d’humanité.

Tel est ce beau drame où M. Paul Bourget a réalisé aussi complètement qu’il est possible son programme de la pièce d’idées. Une pièce de ce genre ne doit pas être une sorte de conférence dialoguée, où les personnages dissertent au lieu d’agir. On ne saurait trop remarquer à ce sujet quelle sobriété M. Bourget a observée dans l’exposé des théories qui se heurtent au cours du drame. Il s’est interdit sévèrement tout ce qui aurait pu ressembler à une tirade. Rien ne lui aurait été plus facile que de mettre dans la bouche du patron ou de l’ouvrier, tel morceau éloquent destiné à provoquer de manière infaillible les bravos, ou les sifflets, cette autre forme de l’applaudissement. Il ne l’a pas voulu. La pièce à idées, par une distinction que j’ai quelque souvenir d’avoir proposée jadis et sur laquelle M. Bourget insiste à son tour, n’est pas la pièce à thèse. Dans une pièce à thèse, les nécessités de la démonstration faussent toujours les données et déforment la réalité observée. Il n’y a pas de thèse dans la Barricade, mais avec une impartialité qui est, à ses yeux, une loi du genre, M. Bourget a exposé l’un et l’autre aspect de la question, et s’est placé tour à tour de l’un et de l’autre côté de la Barricade. Impartialité ne saurait d’ailleurs signifier neutralité. Si la neutralité, où que ce soit, est difficile à garder, elle est absolument incompatible avec l’essence du théâtre qui veut de l’émotion. En sortant de la Barricade, on n’emporte pas une formule par laquelle le littérateur aurait prétendu résoudre la question sociale. Mais on emporte cette impression que la société, telle que nous l’avons connue et que nous nous y sommes abrités, est en danger, et qu’il faut ou se ressaisir ou périr. Ce genre d’avertissement est celui que nous sommes en droit d’attendre du théâtre, quand le théâtre vise au-delà de l’amusement d’une soirée. Et c’est en ce sens que la nouvelle pièce de M. Bourget, sans rien méconnaître des exigences de la scène, est une œuvre d’une réelle portée sociale.

Le grand succès de l’interprétation a été pour M. Joffre. Il a donné au rôle du vieux Gaucheron un relief inattendu et l’a tiré au premier plan. Mélange de bonhomie, de finesse, d’énergie et de bonté, cette physionomie est devenue éminemment celle du personnage sympathique. En vérité, toute la salle n’avait d’yeux que pour lui, comme si la société en péril dût attendre de ses pareils son salut. Ce grand succès personnel, tout à fait légitime, a eu pour résultat de mettre dans l’ensemble un certain déséquilibre. Car l’ensemble de l’interprétation est seulement honorable. M. Lérand, si remarquable dans les rôles tristes et concentrés, n’a pas la chaleur, l’emportement l’émotion qu’il faudrait dans les circonstances critiques que traverse le patron Breschard. M. Gauthier, le contremaître révolutionnaire, a toujours beaucoup de justesse dans la diction, mais, cette fois, de la maigreur dans le jeu. Mlle Yvonne De Bray a donné au rôle de Louise Mairet une allure mélodramatique qui détonne dans une pièce réaliste. Complimens, pour finir, à M. Baron, excellent dans le rôle de Thubeuf et à Mme Ellen Andrée qui dessine avec pittoresque le personnage de la mère Gaucheron. Mais ce ne sont que des rôles épisodiques. Quant à la mise en scène, nous ne saurions trop louer M. Porel du goût et de la mesure avec lesquels il a réglé la figuration du deuxième et du troisième acte. Il a su éviter, — et c’est un mérite à la date où nous sommes, — d’introduire la pantomime dans un drame d’idées.


La pièce que M. Marcel Prévost a fait représenter au théâtre du Gymnase n’est autre que le roman publié ici même, sous le titre Pierre et Thérèse. Ne disons pas que la pièce ait été tirée du roman, puisque au contraire c’est le roman qui a été tiré de la pièce. Mais, le moment venu d’en rendre compte, le résultat est le même : j’entends qu’il y aurait pareillement impertinence à raconter aux lecteurs de la Revue une pièce qu’ils ont lue sous forme de roman, il y a quelques mois à peine et à leur parler longuement de péripéties qu’ils ne peuvent avoir oubliées. Ai-je besoin d’ajouter que ce cas particulier m’interdit aussi bien les éloges ou les réserves portant sur le fond des choses, et qui seraient également de mauvais goût ? Je me placerai seulement au point de vue de la technique de la scène et de l’effet théâtral. Or, je crois que M. Marcel Prévost l’aurait obtenu beaucoup plus grand, s’il ne s’était astreint à un genre et à une formule dont il a estimé sans doute qu’ils lui étaient imposés par le théâtre pour lequel il travaillait. Telle est la force du passé dans une maison qui a un passé brillant ! Il y a une tradition et même une convention du Gymnase, et, alors que tant de choses se sont si profondément transformées, elle subsiste à peu près immuable. M. Marcel Prévost s’y est conformé. Il a tenu à nous donner une pièce méthodiquement composée, savamment équilibrée, où tout fût mesuré, dans les actes et dans le langage. Voilà qui est parfait. Mais en subissant cette contrainte, M. Marcel Prévost ne s’est pas aperçu, ou plutôt il a dû constater en regrettant de n’en pouvoir mais, qu’il y avait une sorte d’opposition constante entre le ton de sa comédie et la nature du sujet, des personnages et de leurs sentimens.

Le sujet est très hardi, et, comme les sujets très hardis, il est violemment exceptionnel. Une jeune femme découvre que le mari qu’elle a épousé par amour est un faussaire. Après cette découverte, et quelles qu’aient pu être ses tortures et ses angoisses devant une telle révélation, elle l’aimera encore. Tel est l’amour, ou du moins telle est une certaine sorte d’amour. A mon avis, l’unique moyen de faire passer à la scène une donnée aussi peu conforme à l’opinion moyenne, c’était de lancer le drame à fond de train dans une action brutale, à la manière de M. Bernstein. Certes, je n’aime guère cette manière, mais je reconnais qu’en certains cas elle s’impose. Un homme qui pour arriver commet des faux, a beau invoquer les nécessités de la lutte pour la vie : ce lutteur est un forban. La femme qui, ayant cru épouser un honnête homme, s’aperçoit que cet homme est un chenapan, qu’il a trompé la confiance des autres, et celle de la famille où il entrait, et celle même de sa fiancée, et qui, en dépit du mépris qu’elle ne peut s’empêcher d’éprouver pour lui, continue à l’aimer, cette femme-là est dominée par la mémoire des sens. Je veux bien que ce soit de l’amour, mais au sens le moins noble du mot. Pour l’aventure de cet escroc et de cette névrosée, une atmosphère d’orage eût convenu. Le calme où elle se déroule au Gymnase nous laisse plus libres de la juger. La vilenie des personnages s’accuse avec un relief qui est tout ce qu’on peut imaginer de plus moral, je n’en disconviens pas, mais qui nous rend terriblement rebelles à cette sorte de sympathie spéciale que nous avons besoin de ressentir pour les acteurs d’un drame auquel nous nous intéressons.

L’interprétation tient tout entière dans les deux rôles de Pierre et de. Thérèse. Mlle Brandès a été une Thérèse de grande allure, passionnée, vibrante, douloureuse. M. Dumény a campé, en antithèse, un type, très réussi en sa sécheresse, d’arriviste sans scrupules, dont on voit bien que le prétendu repentir est tout juste une concession à certaines formes surannées de langage.

C’est une tâche ingrate que celle de mettre Jeanne d’Arc à la scène. Tous ceux qui ont tenté l’aventure, sans en excepter les plus grands, ont à peu près échoué. L’idéale figure de la sainte et de l’héroïne s’accorde mal avec les exigences et les conventions théâtrales. Aussi M. Moreau, afin d’éluder en partie la difficulté, s’est-il borné à choisir, pour sujet de sa pièce, les derniers épisodes de la vie de Jeanne, ceux qui, en l’absence de tout arrangement scénique et par eux-mêmes, forment déjà un drame émouvant et grandiose : le procès et le supplice. Donc nous sommes à Rouen, dans le château où le tout jeune Henri VI, « roi de France et d’Angleterre, » règne sous la tutelle du régent, son oncle, le duc de Redford. Ce personnage de Bedford est le plus original de la pièce : c’est l’invention, je n’ose dire la trouvaille, de l’auteur. Le duc a visité la prisonnière dans son cachot, et, depuis lors, il est en proie à d’étranges malaises, torturé par d’inexplicables angoisses, hanté par des visions qui l’affolent. Lequel l’emportera de l’amour que Bedford, sans se l’expliquer, éprouve pour l’héroïne, ou de l’effroi que lui inspire la sorcière dont il subit malgré lui la domination ? Ces remous détermineront tout le mouvement de la pièce. Si le second acte, qui est proprement celui du procès, suit de très près les textes authentiques, à l’acte suivant qui est celui de la prison, nous sommes un peu lâchés de voir, dans le cachot de Jeanne, Bedford se rouler aux pieds de la prisonnière, implorer son pardon, lui soumettre un plan d’évasion. En somme, le personnage semble bizarre, incohérent. Et il en est ainsi chaque fois qu’un dramaturge s’avise de jeter une broderie nouvelle sur la trame de cette histoire si belle en sa simplicité.

On pouvait craindre de voir au dernier acte le tableau du supplice, avec bûcher, flamme, foule, etc. On ne saurait trop louer l’auteur de nous avoir épargné cette mise en scène de cirque. Il a imaginé, avec beaucoup de tact, de ne nous faire assister à la scène qu’indirectement : c’est sur les visages des assistans, c’est à travers leurs cris et leurs imprécations, que nous suivons la tragédie des dernières minutes.

Il était bien impossible que Mme Sarah Bernhardt, une fois de plus en sa vie, n’interprétât pas le rôle de la bonne Lorraine qu’Anglais brûlèrent à Rouen. Tour à tour véhémente et attendrie, ardente et craintive, naïve et soulevée par la foi, elle a réussi en plus d’un endroit à faire passer parmi nous un frisson d’émotion. Le duc de Bedford, c’est M. de Max. Je n’insiste pas.


Si le Procès de Jeanne d’Arc pèche par excès d’ingéniosité, le défaut de Madame Margot serait plutôt un certain manque d’artifice. Cette fois il fallait une intrigue menée grand train, des situations se renouvelant de scène en scène, et de ces ressorts qui, au bon moment, font rebondir l’action, bref les procédés où excellaient Dumas père et Sardou. Or il est visible que les auteurs se sont ici peu souciés du mouvement, et leur pièce, au dialogue copieusement farci d’archaïsmes et d’expressions gaillardes, n’avance qu’avec lenteur.

Un prologue, à Usson, en Auvergne, où Madame Margot, autrement dit Marguerite de Valois, exilée pour ses incartades conjugales, réside et s’ennuie. Quelques années se passent. Henri IV a épousé Marie de Médicis, mais héberge au Louvre sa maîtresse : Henriette d’Entragues. La conséquence de cette vie en commun, ce sont entre l’épouse et la maîtresse de continuelles disputes. Les enfans s’en mêlent et prenant parti, chacun pour sa mère, se chamaillent et se battent. Car Henri IV fait élever pêle-mêle le dauphin et les enfans nés de ses maîtresses, de l’ancienne et de la nouvelle, de Gabrielle d’Estrées et de Henriette d’Entragues. Bonhomme, ainsi que le veut la légende, le roi s’occupe à apaiser de son mieux ces criailleries ; ç’a été pour l’auteur une occasion de mettre à la scène l’anecdote populaire : Henri IV recevant l’ambassadeur d’Espagne, avec deux bambins juchés à califourchon sur son dos.

Cet acte confine plutôt au vaudeville ; le suivant nous jette en plein mélodrame. Mme Margot… Mais vous n’attendez pas que je vous conte ces choses. Elles y perdraient. Et vous perdriez à ne pas aller voir Mme Réjane. Le rôle de Mme Margot était fait pour elle ; elle s’y est montrée malicieuse à souhait et a su mettre en valeur tout ce qu’il y a de verdeur dans le langage de cette reine sans façon ou sans gêne. M. Garry a composé le personnage d’un truculent Henri IV chez qui la bonhomie cavalière n’exclut pas la majesté. Mme Suzanne Avril est une amusante Marie de Médicis. M. Signoret a curieusement dessiné la silhouette du Père Cotton, confesseur du Roi, qui ne joue qu’un rôle épisodique et M. Castillon a campé un pittoresque Concini. N’oublions pas Mlle Mary Schiffner qui danse si gentiment la pavane et s’est fait beaucoup applaudir.


RENE DOUMIC.