Revue dramatique - 14 janvier 1906

Revue dramatique - 14 janvier 1906
Revue des Deux Mondes5e période, tome 31 (p. 434-445).
REVUE DRAMATIOUE


Comédie-Française : Le Réveil, pièce en trois actes, par M. Paul Hervieu. — ODÉON : Jeunesse, pièce en trois actes, par M. André Picard. — THÉÂTRE-ANTOINE : Le coup d’aile, pièce en trois actes, par M. François de Curel.


L’œuvre déjà fort abondante que M. Paul Hervieu a donnée au théâtre, dans l’espace d’une dizaine d’années à peine, a été souvent louée pour ses qualités de dialectique, de mouvement rapide, d’observation profonde, d’inquiétude morale : ce qu’on n’en a pas assez remarqué, c’est la variété. L’empreinte puissante que met à chacune de ces pièces l’originale personnalité de l’auteur a fait illusion ; à y regarder d’un peu près, on s’aperçoit que, comme tout écrivain passionnément épris de son art, M. Paul Hervieu a modifié déjà, plusieurs fois, sa manière. Il a commencé par des pièces de discussion, où les personnages se rencontrent et se heurtent comme des argumens. Après avoir tiré des controverses de la polémique sociale le sujet des Tenailles et celui de la Loi de l’homme, il s’est penché sur les profondeurs douloureuses du cœur humain, et il en a rapporté cette œuvre de sérénité triste : la Course du Flambeau. Ici, rien de romanesque, un minimum d’invention dramatique et d’incidens : toute la valeur de la pièce venait de sa ressemblance avec la réalité, et d’une étude très serrée des sentimens et des caractères qui commandent les événemens. Puis il fut tenté par une forme de théâtre qui est à peu près exactement le contraire de cette manière large et apaisée : ce fut ce drame rapide, étreignant, angoissant, qui, dans l’Enigme, jaillissait d’une situation habilement combinée. C’est à cette forme que l’auteur du Réveil est revenu, et il semble qu’il ait voulu, dans sa nouvelle pièce, la pousser à l’extrême et en tirer les effets les plus intenses qu’elle pût contenir.

Pour une fois M. Hervieu s’est départi de cette règle de l’unité de genre et de ton, où il s’attache ordinairement avec un soin si jaloux. La pièce commence en comédie de mœurs. Il faut nous présenter les personnages qui vont être aux prises et nous faire lier avec eux tout au moins une connaissance superficielle. Nous apprenons qu’une femme encore jeune, quoique déjà mère d’une fille à marier, Thérèse de Mégée, est en grand danger. elle est distraite, rêveuse, absorbée, elle se désintéresse de sa fille, Rose, et plus encore de son excellent homme de mari. Car elle aime le prince Jean. elle n’est pas encore sa maîtresse ; elle a résisté jusqu’à ce jour ; mais nous sentons bien qu’elle est au bout de sa résistance et n’attend plus pour céder qu’une occasion. On sait assez que cette occasion se présente toujours. Le prince Jean est fils du roi de Sylvanie, un pays des Balkans, roi dépossédé, roi en exil, mais qui poursuit âprement un seul but : rentrer dans ses États, remettre la main sur le pouvoir. Il est à la veille de réussir. Ses partisans ont si bien travaillé le pays qu’une révolution va éclater ; seulement lui-même se rend compte qu’il y a contre lui trop de haines accumulées, pour qu’il puisse reprendre le gouvernement. Il faut un roi nouveau, jeune, sans passé, sympathique à la nation. Et ce roi, désigné par la voix populaire, n’est autre que le prince Jean. Il est attendu, appelé, désiré ; d’ailleurs les choses ne sauraient plus souffrir aucun retard : si le prétendant ne se met pas immédiatement en route, tout peut être compromis. Ces révélations, au moment où Jean les reçoit de la bouche de son père, sont loin de le remplir d’aise. Il est essentiellement le prétendant qui ne prétend pas ; il n’a aucune envie de régner ; et il a follement envie de devenir l’amant de Thérèse de Mégée. Le roi de Sylvanie, qui d’ailleurs a été prévenu par la belle-mère de Thérèse, comprend que le principal obstacle réside dans l’amour de son fils pour la jeune femme. Le problème se pose ainsi pour lui : comment guérir Jean de cet amour ? De son côté, Jean ne voit dans tout ce scénario politique qu’un moyen pour obtenir de Thérèse ce qu’elle ne lui a pas encore accordé. Tant il est vrai que chacun poursuit sa chimère et plie les faits au gré de son désir ! Donc il achève de troubler la jeune femme en lui faisant valoir que s’il refuse une couronne, c’est par amour pour elle. Et afin d’emporter son consentement, il s’avise d’une suprême manœuvre qui consiste à prier en menaçant : ou bien Thérèse acceptera le rendez-vous qu’il lui donne dans une petite maison isolée et secrète de Passy, ou bien il partira pour les Balkans. Thérèse promet de venir… Tel est le coin de société qu’on nous présente. Est-il très parisien, et précisément parce qu’il est teinté d’exotisme ? Nous sommes, pour notre part, un peu surpris de voir ces Mégée, qui semblent des gens de mœurs très paisibles, très bourgeoises et presque provinciales, en relations si intimes avec des rois caucasiques et des princes demi-barbares. Ces disparates dans les fréquentations sont toujours dangereuses. Au surplus, la suite nous montrera combien il a failli coûter à ces braves gens d’être en relations avec des personnes si haut placées et qui ont des manières d’agir si particulières.

Le second acte nous jette en plein drame violent, sombre, ténébreux et machiné à la manière romantique. Il se passe dans la petite maison de Passy, et cette maison nous a tout de suite fait songer à celle du quatrième acte de Ruy Blas. Admirez l’imprudence du prince Jean ! La maison où il a donné rendez-vous à Thérèse ne lui appartient pas : elle appartient à son père. Il sait vaguement que son père en use pour ses conspirations, lorsqu’il est de passage à Paris ; or ce père vient d’arriver, et il achève d’organiser le soulèvement qui doit éclater là-bas dans quelques jours. S’il y a une maison dans Paris dont Jean doive se méfier, c’est celle-là. C’est pourtant celle où il a convié Thérèse, afin qu’ils soient plus tranquilles ! Bien entendu, à peine la toile s’est-elle levée, la première personne que nous voyons entrer dans la maison mystérieuse, ce n’est pas le prince Jean, c’est son père. Celui-ci, en apercevant les fleurs disposées dans les vases, et flairant partout un certain air galant, devine qu’on va faire de son nid à complots un nid d’amour. Jean s’y rencontrera avec Thérèse. Il faut qu’un rugissement du vieux lion éclate soudain à travers les roucoulemens des tourtereaux. Le vieux roi trouve tout de suite dans son imagination de despote barbare, à moins que ce ne soit dans ses souvenirs de lectures romanesques, le plan machiavélique et brutal qui convient aux circonstances. C’est à la brève exécution de ce plan que nous allons assister, dans une espèce de halètement d’angoisse et d’horreur. Jean, Thérèse, arrivent à leur tour. Ils croient venir à un rendez-vous : ils tombent dans un guet-apens. À peine les premières paroles soupirées, du bruit, qu’ils entendent dans cette maison du silence, les inquiète. Jean ouvre la porte qui communique avec la pièce voisine : aussitôt cette porte se referme, et un vacarme de lutte parvient aux oreilles de Thérèse. On assassine Jean ! elle veut aller à son secours, elle appelle, elle crie, elle se jette contre la porte, et, ne pouvant l’enfoncer, s’y effondre. Quand le bruit cesse, quand la porte se rouvre, un certain Siméon Keff, sorte de bravo au service du vieux roi, annonce à Thérèse qu’on lui a tué son amant, pour des raisons politiques. Quant à elle, on ne lui veut pas de mal. Qu’elle s’en aille, on ne l’inquiétera pas. Elle est épouse, elle est mère : qu’elle retourne au foyer où sa place n’est pas encore vide. Terrifiée, vaincue, brisée, Thérèse sort en effet, s’en va devant elle, sans savoir où. Maintenant, et puisque Thérèse est bien partie, on peut remettre en liberté le prince Jean qui a été non pas tué mais terrassé, garrotté, bâillonné. Seulement l’effet obtenu n’est, pas celui qu’escomptait le roi dans sa violence naïve. Loin que Jean ait été ramené à la raison par cette correction énergique et cette impérieuse démonstration de l’autorité paternelle, il est, tel que nous le prévoyions, humilié, exaspéré, emporté contre son père par un accès de haine furieuse. Décidément, il y a de plus en plus de chances pour qu’il n’aille pas rejoindre son poste et que les conspirateurs attendent sous l’orme.

La pièce se terminera par un acte de comédie sentimentale ou de drame moral et larmoyant. Nous sommes de nouveau chez les Mégée, où l’absence prolongée de Thérèse commence à causer de vives inquiétudes. Comment ! On dîne en ville, ce soir, il est déjà sept heures, et Thérèse n’est pas de retour ! Des minutes, des minutes se passent. Sept heures un quart ! Sept heures vingt minutes ! Thérèse arrive enfin, ou plutôt on la ramène, dans quel état ! Songez qu’après la scène que vous connaissez, elle s’est enfuie dans le bois de Boulogne, est tombée évanouie dans une allée ; on l’a transportée dans une pharmacie, un médecin l’a accompagnée en fiacre. Elle a droit à un peu de migraine et à ne pas aller dîner en ville. Mais quoi ! Il paraît que ce dîner a une importance extraordinaire. Si Thérèse n’y assiste pas, le mariage de sa fille Rose est rompu. Et celle-ci vient elle-même supplier sa mère de ne pas la désespérer, de faire un petit effort, d’aller s’habiller. Depuis qu’elle est rentrée chez elle, Thérèse a été reprise par l’atmosphère familiale, elle a été touchée par la douceur de son mari, par la tristesse de sa belle-mère, et voici maintenant que le chagrin de sa fille l’émeut aux larmes. C’est le réveil de l’instinct maternel. Donc Thérèse se pare pour ce dîner solennel, et lorsque, en grande toilette, elle traverse de nouveau son salon, elle y rencontre, qui ? le prince Jean. La surprise des deux côtés est égale : « Comment ! vous n’êtes pas mort ! — Comment ! c’est mon deuil que vous portez si décolleté ! » Voilà enfin l’épreuve décisive qui va remettre les choses dans l’ordre et après laquelle chacun rentrera dans la voie qui lui est naturelle : Thérèse retournera à ses devoirs d’épouse et de mère, le prince Jean ira dans les Balkans oublier et régner.

Nous pouvons maintenant préciser ce qui constitue le système dramatique dont le Réveil est un spécimen tout à fait significatif, et, en quelque sorte, le type. Ce qui nous frappe d’abord, c’est combien d’événemens s’y pressent en peu de temps. On se plaignait jadis que l’action d’une tragédie fût un peu à l’étroit dans l’espace de vingt-quatre heures. C’est en moins d’un jour et demi que surgissent, s’enchaînent et se dénouent dans le Réveil tant d’incidens, d’ailleurs si peu ordinaires ! En moins d’un jour et demi, le roi dépossédé apprend le succès des manœuvres de ses partisans, met son fils au courant de la situation et des obligations qu’elle lui impose, découvre et déjoue l’intrigue amoureuse du jeune prince, improvise le drame de la maison de Passy entre sept heures vingt du soir et huit heures, Thérèse de Mégée, dont la journée a été déjà si remplie, si fatigante et si énervante, trouve le temps d’avoir avec son mari un entretien tout intime, avec sa fille un concert de sanglots, avec sa belle-mère une scène aigre-douce, avec son amant une sorte de duel d’ironie, et, sa toilette faite, d’arriver encore à point pour se mettre à table I En vérité, elle n’a pas eu une minute à perdre.

Non seulement les événemens sont nombreux et pressés, mais c’est de leur combinaison que résulte tout le drame. Nous sommes sans cesse obligés de faire à l’auteur toute sorte de concessions et d’admettre les arrangemens arbitraires auxquels s’est plu sa fantaisie, et sans lesquels l’action elle-même du drame deviendrait impossible. Car supposons un seul instant que la révolution soit moins imminente dans les Balkans et que les conspirateurs puissent attendre, c’est toute la pièce qui tombe : Thérèse a le temps de devenir la maîtresse du prince Jean, et il y a fort à parier que ses sentimens vertueux, s’ils se réveillent un jour, se réveilleront trop tard. Supposez que le prince Jean n’ait pas commis l’énorme maladresse et, pour tout dire, l’invraisemblable faute d’attirer la jeune femme dans une maison qui appartient à son père, c’est tout le second acte qui devient impossible. Il faut de toute nécessité que cette petite maison soit une maison de conspirateurs, que le roi de Sylvanie y entre à sa guise, et y commande en maître. Il faut que ce soit une maison à deux fins : ce double emploi et cette destination double sont le tout de l’affaire. Une autre adresse de rendez-vous, une autre disposition des lieux, et toute la pièce est changée. Et nous ne sommes pas au bout de ce jeu des rencontres et des coïncidences. Il faut encore admettre que le jour où le prince Jean doit partir pour les Balkans se trouve être précisément celui où Thérèse doit accompagner sa fille à un dîner qui décidera de son avenir. Et il faut non moins nécessairement que, dans cette maison mal gardée, le prince Jean se trouve dans le salon de Mme de Mégée, juste à l’instant où celle-ci y paraîtra dans son attirail de mondaine. Comme on le voit, c’est d’un certain agencement des circonstances qu’est fait ici tout le dramatique. Tragédie, si l’on veut et si telle raison que ce soit empêche qu’on n’emploie le mot de mélodrame, le Réveil est, dans toute la force du terme, une tragédie de situations.

Cette importance donnée aux situations ne peut manquer de diminuer d’autant la portée morale de l’œuvre. On se demande à quoi tend un si grand effort, et en vue de quel but laborieusement poursuivi l’auteur a construit un échafaudage si imposant. Se peut-il qu’il n’ait voulu, en partant de si loin, qu’aboutir à la rencontre finale de Thérèse et de Jean ? S’est-il donné tant de mal pour arranger les choses, uniquement afin que Jean eût en quelque manière la vision de ce qui se passerait après sa mort, et fût témoin de la façon dont Thérèse porterait son deuil ? La révélation que lui apporte cette minute peut-elle être vraiment l’objet vers lequel tendait toute la pièce ? Mais nous avons bien de la peine à comprendre le sens de révélation que le prince Jean attache à cette rencontre. Parce qu’il a convié la jeune femme à un rendez-vous, si malencontreusement choisi et si mal abrité contre les surprises fâcheuses, exige-t-il donc que celle-ci s’enferme dans quelque couvent pour y pleurer sa vertu miraculeusement conservée ? Parce qu’il a disparu, par une mort réelle ou fictive, de cette existence où il a tant fait pour apporter le trouble, pense-t-il que Thérèse ne soit plus la même femme qu’elle était auparavant, et tenue aux mille obligations de l’existence familiale, sociale, mondaine ? Parce qu’on va dîner en ville et qu’on a revêtu la toilette de circonstance, ou même parce qu’on échange à table des propos obligeans et qu’on y montre un visage souriant, cela prouve-t-il qu’on n’ait pas le désespoir dans le cœur ? Ah ! le naïf petit prince ! Et comme il lui manque d’avoir lu les livres de M. Paul Hervieu, où éclate justement, dans un si saisissant relief, le contraste entre les apparences de l’altitude mondaine et la réalité de la vie intérieure ! Achetez l’Armature, prince, et lisez Peints par eux-mêmes !

Ou bien devons-nous, comme semble l’indiquer le titre de la pièce, penser que l’auteur a voulu nous faire assister au dénouement d’une crise morale, au « réveil « des sentimens de devoir et de famille dans une âme où ils avaient un instant sommeillé ? Mais ce réveil n’a de valeur psychologique et morale que s’il est. le résultat d’un travail intime, d’un progrès de sentimens ; il perd toute signification, s’il a été causé uniquement par une brusque commotion nerveuse. Après le quart d’heure passé au rendez-vous de Passy, Thérèse revient à jamais guérie de l’adultère et de ses joies : avouez qu’on le serait à moins ! Et comme on comprend l’excellente impression que lui fait le retour à la maison conjugale ! C’est l’impression de soulagement qui succède, après le danger, aux affres de la peur. Voici au moins une maison où elle est sûre qu’il n’y a pas de sicaires embusqués derrière les portes. Voici un salon où elle peut se reposer sans émoi : on n’assassine pas dans la pièce à côté. Ce mari avec qui elle cause, c’est un homme de tout repos et pour ou contre qui personne ne conspire. Cette belle-mère, cette fille, ces amis ne songent qu’à lui faire une vie plus entourée, une existence plus complète et plus calme. Ah ! la saine atmosphère ! Comme on y respire à l’aise ! L’épanouissement de l’âme y commence par la sensation d’un bien-être physique.

Par suite encore de cette prédominance des situations, les êtres disparaissent ici devant les choses et les caractères ne s’aperçoivent plus dans l’ombre des événemens. Chacun des personnages n’est indiqué que d’un trait sommaire. Un rôle dont on eût aimé à trouver une étude un peu poussée, est sans doute celui de Thérèse. Mais c’est à peine s’il est esquissé, d’une façon volontairement indécise et vague. Qui est cette femme et par quels traits se distingue-t-elle de n’importe quelle autre héroïne de théâtre ? Est-ce l’imagination, est-ce la sensibilité qui domine chez elle et qui risque de la perdre ? En quoi consiste la crise qui vient de se déclarer dans son existence, et comment a-t-elle été préparée ? Comment se fait-il qu’une femme dont la conduite a été jusqu’alors irréprochable, qui est arrivée à la maturité, qui sent autour d’elle les liens de tant de devoirs, se trouve soudain si près de la faute ? Quelles déceptions, quelles révoltes, quelles souffrances l’ont amenée au bord de l’abîme ? Nous n’en savons rien et nous sommes libres de suppléer, comme il nous plaît, à toutes les indications que nous a refusées l’auteur. C’est qu’en effet celui-ci n’a pas cherché à faire un drame de psychologie, et que, dans les circonstances telles qu’elles sont groupées, il importe à peine que l’héroïne ait telle nature ou telle autre. Faut-il parler du roi des Balkans ? Nous ne savons devant lui si nous devons trembler ou nous sentir en confiance. Ce galant homme que nous avons vu tout à l’heure si respectueusement tendre avec une vieille dame pour qui il a brûlé de feux ardens et chastes, se peut-il qu’il ait commis toutes les atrocités dont on l’accuse ? Que pense de lui M. Paul Hervieu ? Et que pense-t-il du prince Jean ? Avait-il prévu l’impression presque pénible que nous cause la débilité de ce prince pusillanime ? On lui parle de son nom, de sa race, des traditions et des principes qui s’incarnent maintenant en lui, des espérances d’un peuple, des sacrifices qu’un tas de braves gens ont acceptés pour l’aider à reprendre son rang, du bien qu’il peut faire, et enfin de l’énorme responsabilité dont le voici chargé. Lui, il ne veut rien savoir, sinon qu’il y a, dans une maison où il est reçu en ami, une matrone dont il escompte la chute. Rien de plus pitoyable que l’argumentation où ce malheureux, tout en accumulant les sophismes, nous laisse si bien deviner l’unique intérêt dont il soit touché et qui est celui de son plaisir. Nous en venons à concevoir une espèce de sympathie pour son ogre de père. Et sa pleutrerie fait ressortir tout ce qu’il y a quand même de noble dans la conception intransigeante de l’attachement aux traditions du passé et aux devoirs d’une fonction héréditaire. Le mari, la fille, la belle-mère de Mme de Mégée, sont pareillement sans caractère.. Encore une fois, il en doit être ainsi dans ces sortes de pièces : on n’a que faire d’introduire l’analyse des sentimens et des passions dans des situations par elles-mêmes si pathétiques. Et c’est une condition même du genre que les êtres humains y soient réduits au rôle d’instrumens dont joue à son gré le hasard.

Est-il besoin de dire après cela que le Réveil est une pièce des plus intéressantes, et qui pourra figurer en bonne place dans le théâtre de M. Paul Hervieu ? Nous y retrouvons d’abord cette belle conscience littéraire qui fait que M. Hervieu ne s’arrête pas à mi-chemin, mais poursuit au contraire, avec une logique impitoyable et ennemie des concessions, un principe d’art. Quand on voudra faire comprendre par un exemple ce qu’est le pathétique de situation, et l’opposer au pathétique de sentimens, on n’aura qu’à citer le Réveil et à l’opposer à la Course du Flambeau. — Nous y reconnaissons ensuite cette conception de la vie qui fait l’unité intérieure de l’œuvre de M. Hervieu, une conception dure, amère, atroce et pareille à un effroyable cauchemar. Une fois de plus, M. Hervieu s’est mis en devoir de dissiper ces mirages dont nous aimons à nous enchanter, pour ne nous plus laisser apercevoir que la réalité désolante. Nous soupirons après l’amour et nous en attendons toute sorte de félicités ; elle aussi, Thérèse de Mégée, après avoir résisté longtemps aux tentations, au troublant murmure qui s’élève sur les pas de toute femme désirable, se résout à répondre à l’appel de l’amour : elle conservera de cette expérience unique un souvenir qui sera celui des heures les plus horribles qu’elle ait vécues. Nous croyons fermement que, par delà la mort, nous continuerons de vivre dans la mémoire et par le regret de ceux qui nous ont aimés. La vérité est que nous pouvons disparaître, sans que rien soit changé dans le train des choses, et rien dans la vie même de ceux à qui nous croyions être le plus indispensables : notre trace est déjà effacée sur le chemin où nous allions, voyageurs inutiles. Ce qu’il y a de plus naturel dans l’ordre des sentimens, c’est la tendresse des pères et des enfans : écoutez donc ce fils et ce père s’invectiver l’un l’autre, et les termes de mépris, de colère, de haine se heurter dans ce dialogue familial. Nous admirons la fidélité aux principes traditionnels : voyez-la personnifiée par ce despote aveugle, cruel, sanguinaire, auquel ses sujets ont infligé ce surnom : le Prince Rouge. Nous imaginons qu’il y a une pitié généreuse, un respect de la vie humaine à la base des théories humanitaires où s’attendrit l’âme des extrêmes civilisés : écoutez quel secours opportun elles prêtent aux défaillances d’un dégénéré soucieux avant tout de se dérober à un devoir. Nous nous sommes habitués à faire de la volonté la faculté essentielle, directrice de la vie et maîtresse de la destinée : le fait est que nous sommes les jouets de l’accidentel et que tout dépend de l’occasion. C’est de toutes ces déceptions, de toutes ces vanités, de toutes ces ironies qu’est faite la trame de notre existence. — Et combien n’est-il pas curieux encore de suivre, dans le Réveil, le progrès qui s’accomplit dans la pensée de M. Paul Hervieu et dans sa philosophie pratique. Longtemps il n’avait pas dépassé les constatations décourageantes où se plaisait son humeur d’observateur misanthrope. Il s’était borné à démasquer les hypocrisies, à déconcerter les conventions, à étaler devant nous les ruines des plus chères entre nos illusions. Mais cependant, pour que l’humanité dure, pour qu’elle continue d’agir et d’espérer, il faut qu’il y ait en elle un principe de vie, un élément solide et durable, quelque chose qui subsiste malgré la déroute de tous les rêves et l’évanouissement de toutes les chimères. M. Hervieu arrive à le comprendre. Et la conclusion de ses deux dernières pièces, ébauchée dans le Dédale, précisée dans le Réveil, est un acte de foi dans le bienfait de la famille.

L’interprétation du Réveil a été pour M. Mounet-Sully l’occasion d’un de ses plus beaux triomphes. Il a été de tous points admirable dans le rôle du vieux roi. Ce qui est ici la marque du grand artiste, c’est la sobriété avec laquelle il a joué ce rôle, et c’est le caractère de noblesse simple qu’il a su y imprimer. Il a compris merveilleusement que la moindre faute de goût pouvait tout gâter : il a fait preuve d’une sûreté et d’une délicatesse de tact qui ont décuplé l’effet de son jeu. La pièce lui doit beaucoup.

Mme Bartet a été digne d’elle-même dans toute la partie de comédie du rôle de Thérèse ; et encore faut-il lui savoir gré de l’effort qu’elle fait pour supporter la partie du rôle qui est si en dehors de ses moyens : il est trop clair que les effets violens du second acte sont en parfaite contradiction avec le talent sobre et mesuré de l’exquise comédienne.

M. Paul Mounet dessine une excellente silhouette de bravo, à réjouir Dumas père. M. Lebargy est nerveux, inquiet, neurasthénique à souhait dans le rôle du prince Jean. M. Mayer a bien de la peine à sauver le rôle gêné et ingrat du mari ; mais il y arrive et c’est à son grand honneur. Mme Pierson est parfaite de mesure et de justesse. Et une ingénue, Mlle Bergé, a fait un début plein de promesses.


La comédie moderne s’occupe beaucoup de la jeunesse des hommes qui ne sont plus jeunes. C’est le sujet auquel M. Jules Lemaitre était revenu dans la Massière, après l’avoir déjà étudié dans l’Age difficile. Et c’est celui dont M. André Picard a fait une comédie prodigieusement inégale, ou, pour mieux dire, un acte de fine comédie presque excellent et deux actes de drame larmoyant tout à fait insipides. La facilité du dialogue, la bonne humeur, la grâce d’une ironie flottante nous avaient ravis dans l’acte d’exposition de Jeunesse. Voici Roger Dautran qui, de député, vient de passer sénateur, c’est-à-dire père conscrit et par conséquent père noble. Or il ne consent pas à vieillir. Il est de ceux qui ne veulent pas avoir leur âge. Il nous explique avec une délicieuse ingénuité sa philosophie d’égoïste et de viveur : ce n’est pas un méchant homme et c’est même à sa manière un bon mari ; tant qu’il a pu vaquer allègrement à ses plaisirs et passer de la maîtresse d’hier à celle de demain, il a été un époux attentionné et un homme d’intérieur ; mais il vieillit, les femmes sont moins empressées auprès de lui, aucune maîtresse ne l’attend : du coup, son foyer lui devient insupportable. Comment l’y retenir, se demande sa femme éplorée ? Comment ramener à elle ce mari volage ? Le moyen le plus absurde sera celui auquel elle ira tout droit. Depuis quelque temps ses yeux s’affaiblissant, peut-être parce qu’ils ont beaucoup pleuré, elle cherche une lectrice. Justement se présente une toute jeune fille, aux airs de gavroche. Mauricette, fille d’artiste, qui a grandi dans un milieu de bohème et traîné dans les ateliers, a tout l’air de ce qu’elle est : une personne très mal élevée. Elle émaille sa conversation de termes d’argot ; elle a des façons de se présenter dans un salon avec une familiarité toute montmartroise qui sont des plus significatives ; il n’y a pas une maîtresse de maison, un peu scrupuleuse, qui soit prête à accueillir Mauricette. Surtout il n’y pas une femme qui, ayant vu s’allumer dans les yeux de son mari une certaine petite flamme, devant l’engageante verdeur de ce fruit parisien, ne s’empresse de mettre Mauricette hors de chez elle. Mme Dautran s’empresse d’accueillir la jeune fille, de l’installer entre elle et son mari. A coup sûr, elle se croit extrêmement habile, en profitant de ce moyen qui s’offre à elle de mettre un peu de gaieté dans son intérieur. Qu’importe que son mari reste pour Mauricette ? l’essentiel est qu’il reste. Et c’est ce qu’il y a de follement imprudent et de violemment paradoxal dans ce procédé de sauvetage si aventureux, qui a réjoui notre scepticisme de vieux Parisiens.

Le mérite de cette exposition réside d’abord dans la légèreté de touche dont l’auteur y fait preuve : M. Picard a su rendre supportable le personnage de ce Dautran, qui n’est en fait que le type si désobligeant du viveur vieilli. Il est encore dans l’art avec lequel l’auteur a sans cesse trouvé le trait significatif, le moyen de traduction matérielle qui nous met sous les yeux une situation et rend une idée sensible. Mais ce n’est là qu’une exposition. La pièce va commencer, et, par malheur, l’auteur n’a tiré de la situation ainsi posée que des effets prévus et un drame de sentimentalité convenue. Est-il besoin de dire que Dautran devient amoureux de Mauricette, qu’un scandale va éclater, que Mauricette quitte à temps la maison, et qu’elle a la chance de trouver un brave garçon qui l’épouse ? Tout finira bien : Dautran s’assagira, Mauricette fera le bonheur de son digne mari. Pas une minute nous ne sommes intéressés par cette fable où nous ne sentons à aucun instant l’accent de la vérité. Jeunesse est la promesse d’un talent qui vaut, semble-t-il, par la fantaisie spirituelle et l’observation ironique, plus que par le don du drame et de l’émotion.

C’est M. Tarride qui joue le rôle de Dautran. Il y met sa rondeur, sa bonhomie habituelles. Il est très convenablement secondé par M. Janvier, Mmes Marthe Régnier, Dux, Rebecca Félix.


Il est bien fâcheux que M. François de Curel, qui a de si beaux dons d’écrivain, se laisse aller de plus en plus à un dédain transcendant des exigences de la scène. Ses pièces ne sont plus qu’une conversation sous un lustre. Et il lui est si indifférent de se faire comprendre de son public, que chacun pourra interpréter à son gré l’œuvre nouvelle, enveloppée, obscure, que vient de représenter le Théâtre-Antoine, le Coup d’aile. Je renonce à en expliquer la fable, qui d’ailleurs ne semble avoir que le plus lointain rapport avec la question philosophique que M. de Curel a eu la singulière idée de porter au théâtre. Le personnage principal, un certain Michel Prinson est un ancien officier d’Afrique dont la carrière a été brisée par un épouvantable scandale. Il a subi le mirage de la vie coloniale ; il a voulu se créer dans la brousse une sorte de royauté indépendante ; il a tiré sur les compagnons d’armes envoyés pour le mettre à la raison ; tout le monde croit qu’il a été massacré par ses propres camarades. Le fait est qu’il a échappé, et mène depuis lors une existence de paria. Toutefois une nostalgie le ramène sans cesse vers les choses militaires, et à la vue de ce drapeau sur lequel il a tiré, il est pris d’une espèce de frémissement.

Qu’est-ce donc pour lui que le drapeau ? Qu’est-ce pour nous ? Et y a-t-il différentes manières d’en interpréter la religion ? C’est ici, croyons-nous, qu’il faut aller chercher la signification de la pièce. M. de Curel oppose à Michel Prinson un brave homme de colonel qui n’est nullement beau parleur et qui se contente de faire, sans tant réfléchir, son métier, en obscur soldat du devoir. Pour celui-ci le drapeau symbolise la patrie ; pour le soldat réfractaire, ce n’était que le symbole de la gloire. Et la gloire est décevante. Et le devoir est simple et ne fait pas de phrases. Il y a dans l’amour de la gloire une sorte d’égoïsme, un désir de paraître qui peut dégénérer en cabotinage. Le patriotisme est fait de dévouement et d’abnégation... Si tel est le sens de l’œuvre de M. de Curel, nous ne saurions qu’y applaudir ; et nous regrettons seulement qu’il se dégage si mal, dans un dialogue si confus, au milieu de complications si énigmatiques et si décevantes.

Ce qui ne contribue pas médiocrement à rendre à peu près intelligible l’œuvre interprétée au Théâtre-Antoine, c’est qu’on perd une bonne partie de ce que disent les acteurs, à commencer par M. Antoine.


RENE DOUMIC.