Revue dramatique - 14 janvier 1891

Revue dramatique - 14 janvier 1891
Revue des Deux Mondes3e période, tome 103 (p. 459-466).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre du Gymnase : L’Obstacle, pièce en 4 actes, de M. Alphonse Daudet. — Comédie-Française : Une conversion, comédie en 1 acte, de M. de Courcy. — M. Got dans Tartufe.

La loi de l’hérédité physiologique est-elle absolue et implacable ? À cette question, que la science moderne a posée et que la littérature, roman ou théâtre, aborde à son tour, Ibsen, dans son terrible drame des Revenans, a répondu oui. M. Daudet réplique non. Cette fois, ce n’est pas du Nord que nous vient, non pas la lumière, mais la pitié, cette fameuse pitié, la grande vertu jusqu’ici des âmes polaires. Un des nôtres a compati plus profondément que le poète norvégien à la misère humaine, il l’a consolée et rassurée ; au lieu de la perte certaine, il a montré le salut possible, probable même ; cette étreinte de la folie, et, comme disait George Sand, cette main chaude de colère, qui s’était posée sur le front d’un père, il l’a détournée du front de l’enfant.

Le drame commence à Nice, où le jeune marquis Didier d’Alein et Madeleine de Rémondy sont venus passer le temps de leurs fiançailles : l’un avec sa mère et son ancien précepteur, demeuré son ami, Hornus; l’autre, orpheline, avec son tuteur, le conseiller de Castillan, et la sœur de celui-ci. Mme Estelle, fille de quarante ans et de peu de cervelle. Mais, à quelques jours du mariage, M. de Castillan reprend brusquement sa parole et brise net : il vient d’apprendre que le marquis d’Alein, le père de Didier, était mort fou après quinze ans d’une affreuse maladie.

C’est la vérité; mais de cette vérité la marquise n’a jamais voulu faire à son fils la confidence douloureuse et qui pouvait, qui pourrait encore être fatale. Aussi ne dira-t-on rien à Didier ; on ne lui parle pas de rompre, mais de remettre le mariage, et, pour gagner du temps, on couvre d’un prétexte insignifiant la véritable et terrible cause.

Au second acte, la marquise et Didier sont revenus chez eux, avec le fidèle Hornus. Le jeune homme a tout préparé, tout embelli dans cette demeure où il espère encore que viendra bientôt la bien-aimée. Une autre vient, hélas! la cousine Estelle, sotte et cruelle messagère de malheur. Elle rapporte à Didier la bague de Madeleine, qui ne veut plus se marier, qui n’aime plus. Atterré d’abord, le jeune homme se redresse, s’emporte, et naturellement les yeux prévenus de la vieille fille ne voient qu’un accès de folie dans cet accès de désespoir. Demeuré seul avec sa mère, Didier l’interroge éperdument. Elle savait tout et ne lui a rien dit. La cause ! la cause ! Elle ne peut ignorer la cause d’un revirement qui, chez Madeleine au moins, ne saurait être une trahison. Car Estelle a menti; il est impossible que Madeleine n’aime plus son Didier, qu’elle se reprenne après s’être sinon donnée, du moins promise de tout cœur. Y a-t-il donc une tache sur nous ? demande le jeune homme frémissant; porterais-je le poids d’une honte héréditaire ? Et la mère, torturée, le rassure et sauve de ses soupçons l’honneur intact de leur nom.

Ce qu’on cache à Didier, Madeleine le lui dira sans doute. La jeune fille s’est retirée dans le couvent où elle a été élevée; c’est là qu’il ira l’interroger ; si elle ne l’aime plus, c’est à elle, mais à elle seule de le lui dire. Elle le lui dit en effet, à la fin du troisième acte, mais si bas, avec un tel effort, qu’il peut à peine l’en croire. Certaines paroles d’Hornus lui reviennent à la mémoire : Madeleine est riche; si M. de Castillan a brisé le mariage, c’est qu’il veut lui-même épouser sa pupille. Voilà ce que devine Didier, ce dont il accuse hautement M. de Castillan. Mais celui-ci, pour toute réponse, lui jette la révélation fatale : « Monsieur, on ne se bat pas avec des hommes comme vous ; on les douche et on les enferme. Vous tenez de votre père ; vous êtes fou. »

Enfin, Didier connaît l’obstacle; il le franchira. L’étude, patiente et scrupuleuse comme une enquête, de la maladie paternelle, les livres et les médecins consultés, toutes les données de la science écartent de son front la menace incertaine d’une hérédité problématique. Il ne se sent pas moins sûr de son esprit que de son cœur; il épousera Madeleine, que sa majorité vient d’affranchir. De la pièce de M. Daudet on a dit tout bas, par déférence, mais on a dit : pièce mal faite. Imparfaite eût suffi; imparfaite pour plus d’une raison : par défaut d’équilibre d’abord. Incertaine en sa seconde moitié, l’œuvre n’est pas tout à fait d’aplomb sur ses quatre actes; elle boite un peu comme sur des pieds inégaux. L’action, très pathétique au second acte, languit au troisième et se dérobe au dénoûment.

Les personnages aussi manquent de concordance les uns avec les autres et parfois avec eux-mêmes. Il en est d’inutiles, j’irai jusqu’à dire de fâcheux; il en est d’inconséquens; les uns vont plus loin, les autres, ailleurs qu’il ne faudrait. Inutile, une jeune personne que nous voyons d’abord, fiancée comme Madeleine, mais évaporée et bavarde, pour la retrouver au troisième acte, assagie, attristée par une déception d’amour et prête à prendre le voile. Au premier acte, une scène entre les deux jeunes filles nous avait plu par un charme de jeunesse et de gaîté ; il était superflu de lui donner, par pure symétrie, un pendant mélancolique. Quant à certain garde-chasse Sautecœur, dont a pu se passer notre récit, il est non-seulement en dehors de l’action, mais contre l’idée de la pièce. C’est un héréditaire, lui aussi, fils de braconnier, braconnier lui-même, que, dans l’espoir de l’amender, Didier a pris à son service. Pourquoi nous le montrer incorrigible, celui-là, et rendant au marquis, par nostalgie de la maraude, des insignes qui le brûlent comme un fer rouge? L’exemple du serviteur affaiblit, infirme presque celui du maître, qu’il aurait dû au contraire et qu’il aurait pu confirmer. Si M. Daudet ne voulait pas sauver tout le monde, s’il entendait faire la part du feu et laisser une victime à l’atavisme, cette concession pouvait tourner encore au profit de sa thèse. En quelques mots, il suffisait d’expliquer l’inévitable retour d’un braconnier au braconnage par l’absence ou la faiblesse dans une âme instinctive et grossière, de la conscience, de la volonté, de l’éducation, de toutes les puissances morales qui peuvent défendre et faire triompher une âme supérieure de la fatalité héréditaire.

D’autres caractères encore s’égarent parfois ou s’exagèrent. Le rôle d’Estelle, surtout, a été poussé par l’auteur et l’artiste trop près du mauvais goût et de la caricature. Mlle de Castillan, venant annoncer à Didier la rupture du mariage, recule trop loin les bornes de la bêtise, je dirais volontiers de la stupidité. Nulle main, surtout la main d’une femme, fût-ce d’une vieille fille, n’irriterait de telle sorte une aussi saignante blessure. « Chez nous, dit la grosse Estelle, en riant de son rire insupportable et en rendant à Didier la bague des fiançailles, chez nous on n’achète jamais ces choses-là qu’à condition. » Le trait, le dernier de la scène, est de trop ; cette oie en avait dit assez pour provoquer plus tôt le cri du jeune homme à sa mère : « Emmène-la, ou je vais la tuer ! » Les figures mêmes de Madeleine, de Didier et de la marquise, les plus intéressantes et les mieux tracées, ne sont pas à l’abri de tout reproche. La scène entre les deux fiancés, au couvent, malgré la poésie qui l’enveloppe, malgré les roses et les cantiques d’un cloître qui rappelle un peu celui du Domino noir, cette scène, écrite du meilleur style et plus d’une fois touchante, ne nous a pourtant satisfait qu’à demi. « Je ne vous aime plus, » balbutie Madeleine; mais de ces lèvres, même contraintes et tremblantes, comment peut tomber un si cruel mensonge? Quelle jeune fille, je le demande à celles qui peut-être nous lisent, n’aurait dit plutôt à Didier : On ne veut plus que je vous aime ! »

Plus encore que Madeleine, Didier nous a désorienté. Au début du quatrième acte, après la révélation fatale, nous l’avons vu agité, nerveux. Les livres, les médecins qu’il consultait semblaient d’abord ne lui répondre que par des menaces ; la mère elle-même croyait que le mal commençait son œuvre et que l’idée fixe avait déjà saisi l’enfant. Elle se trompait, et nous avec elle, et c’est Didier qui nous trompait. Tout d’un coup il nous désabuse, mais d’un coup trop brusque et qui nous déconcerte. Nous ne comprenons pas comment, encore moins pourquoi ce visage tourmenté s’apaise, pourquoi ces yeux que hantait déjà l’affreuse vision s’illuminent d’espérance et de joie. Il y a là dans l’âme du jeune homme une volte-face inintelligible, et qu’il eût fallu d’autant mieux préparer d’abord ou justifier ensuite, qu’elle décide du dénoûment, qu’elle est ce dénoûment lui-même.

Enfin, dans le beau rôle de la mère, il reste encore un point faible (ou fort, car il a été très discuté), au moins un point douteux: c’est la scène où la marquise d’Alein, pour arracher Didier à la menace de la folie, pour chasser de son cerveau l’idée funeste qu’il est le fils d’un fou, va presque jusqu’à lui laisser entendre que ce fou n’était pas son père, et qu’elle, sa mère, a failli. Le moyen est pathétique, d’autant plus que le complice choisi par la marquise et présent à la tentative hardie est le vieil Hornus, qui jadis a secrètement aimé la mère de son élève. Ce mouvement, c’est là ce qui l’excuse et peut-être le sauve, amène chez Didier un contre-coup émouvant, une belle protestation de piété filiale sur laquelle a compté l’auteur avec raison; mais pourtant c’est là trop d’audace; l’effort est au-dessus, au-dessous plutôt, d’une mère. Dans le chef-d’œuvre dramatique de M. Daudet, l’Arlésienne, une autre mère allait, pour sauver son enfant, jusqu’à lui laisser épouser une coquine ; elle n’eût pas été plus loin. Et puis, comme tout à l’heure à toutes les fiancées, faut-il en appeler ici à tous les fils? En est-il un qui, à la place de Didier, mis entre les deux terribles héritages, préférerait celui de la faute, et de la faute maternelle, à celui du malheur? Voilà bien des critiques, n’est-ce pas; mais critiques de détail, de métier aussi, qui laissent debout la pièce sympathique, intéressante, émouvante de M. Daudet. Un souffle de tendresse, de jeunesse et de passion l’anime tout entière et quelquefois, au second acte par exemple, la porte sur les sommets. Quand cette écervelée d’Estelle, qui n’est pas méchante au fond, dit naïvement à Didier, qu’elle vient de frapper au cœur : « Je vous ai fait de la peine, » avec quelle indignation et quelle éloquence le jeune homme se récrie devant ce pauvre petit mot appliqué à son immense douleur! Mais surtout, après la fuite de la vieille fille, épouvantée d’avoir déchaîné cet orage, entre la mère et le fils quelle scène magnifique s’engage! Didier interroge la marquise; il la presse de lui avouer quelle honte, quelle malédiction pèse sur eux. «Mon père? demande-t-il avec angoisse. — Ton père était un honnête homme, je le jure. » Et au cri de soulagement que pousse l’enfant, la mère répond, ou plutôt elle se répond à elle-même, à elle seule, par cet adorable cri de fierté et de reconnaissance maternelle : « Il ne m’a rien demandé, à moi! Pas même effleurée d’un soupçon. » Le mot, d’un seul éclair, illumine ces deux âmes aussi pures l’une que l’autre. Toute la scène d’ailleurs est à la même hauteur, et l’on voudrait pouvoir la citer en entier. Retenons-en un mot encore, aussi délicat que l’autre est éclatant. Au bas de sa photographie, donnée à son fiancé, Madeleine avait écrit : « A Didier, pour la vie. » De ce portrait qu’on vient lui reprendre, le pauvre garçon invoque désespérément le témoignage, qu’il ne peut croire menteur; il en relit la dédicace, et comme s’il ne suffisait pas de ses yeux obscurcis par les larmes pour rassurer son angoisse d’amour : « Lis maintenant, dit-il à sa mère, lis tout haut pour que j’entende. »

Voilà les scènes capitales de l’Obstacle; voilà par quelles beautés tour à tour délicates et puissantes, jamais vulgaires et toujours honnêtes, l’œuvre, qui peut ne pas être d’un dramaturge consommé, est encore du grand poète, du grand artiste et du grand écrivain que vous savez. Ah ! Petit Chose, Petit Chose, depuis votre enfance exquise, bien des sentimens, bien des passions ont traversé votre âme. Vous avez connu l’ironie, la malice, l’amertume parfois et peut-être la haine. Mais vous avez vieilli, souffert, et la souffrance et l’âge ont désarmé vos rigueurs et mouillé de larmes tous vos sourires. Au lieu de railler, vous compatissez maintenant; vous écoutez de nouveau, comme dit le rêveur allemand, chanter l’oiseau de vos jeunes années; vous avez retrouvé votre tendresse première, votre cœur d’autrefois, votre cœur pitoyable et bon, celui dont vous chérissiez jadis Désirée Delobelle, le pauvre Jack, le petit roi Madou, enfin et surtout peut-être la vieille maman Jansoulet. Plus encore que des autres femmes, vous serez aimé de toutes les mères, parce que nul ne les a aimées comme vous.

Le fait est qu’elle hantait notre mémoire, tandis que nous écoutions la marquise d’Alein, cette admirable, cette antique figure de Rose Marnaï. A l’honnête langage, un peu sentencieux et fleuri, du brave Hornus, il ne manquait rien que l’accent de Provence avec je ne sais quelle grandeur de la Bible ou d’Homère, pour qu’il fût digne du vieux pâtre Balthazar, Le précepteur et le berger n’ont-ils pas souffert du même mal, silencieux et stoïques tous deux? La nature enfin est pareille dans le chef-d’œuvre de M. Daudet et dans sa dernière œuvre, où l’on trouve encore des coins de paysage embaumés. Autour de Didier enfant, quand il lisait Virgile, Hornus nous conte que les abeilles d’or tourbillonnaient et semblaient s’échapper du vieux livre ; sur le cloître où s’est réfugiée Madeleine, sur le parc du jeune marquis d’Alein, menacé lui aussi dans sa raison et ses amours, le ciel est aussi bleu que sur la pauvre cour de ferme où se meurent les beaux vingt ans de Frédéri.

Remercions M. Daudet de s’être rappelé et de nous avoir rappelé l’Arlésienne, admirable drame autrefois méconnu, mais aujourd’hui, j’espère, à jamais glorifié ; note unique dans le théâtre contemporain et dont l’écho nous a enchanté. Remercions encore l’auteur de l’Obstacle de n’avoir pas traité en pièce à thèse, dans le sens fâcheux du mot, cette pièce où cependant une thèse aussi grave est effleurée. Je dis effleurée seulement, et de ce chef on a critiqué M. Daudet. Par cela seul qu’il a reporté deux ans après la naissance du fils l’explosion de la folie paternelle et qu’il a donné pour cause à cette folie non pas une prédisposition organique, mais un accident fortuit, il a, dit-on, tranché le nœud qu’il avait promis de dénouer. — Non, M. Daudet n’a pas, selon nous, éludé la question; il l’a seulement réduite et pour ainsi dire éloignée ; il y a vu un élément de drame et non pas un sujet de raisonnement et de démonstration. Plus de rigueur pathologique nous eût jetés dans la science pure, dans un calcul de probabilités médicales; serré entre des conditions plus strictes, la pièce ne passait plus, elle étouffait.

Que si d’ailleurs M. Daudet l’avait voulu, il pouvait prendre les choses d’une autre manière, voire de deux autres. Il pouvait à son choix, supposant toujours alors chez le feu marquis d’Alein la folie spontanée et antérieure à la naissance de Didier, il pouvait, dis-je, ou sauver le jeune homme ou le perdre, et donner ainsi la victoire, une victoire plus éclatante, j’en conviens, et plus décisive, à la liberté ou à l’atavisme. Ibsen, nous le disions au début, a montré dans ses Revenans un exemple de cette hérédité inéluctable, qui pourrait bien n’être elle-même, sous une forme compatible avec la science moderne, que le revenant du fatum antique. M. Daudet a choisi pour ainsi dire une solution mitigée. Il a mis les deux principes, les deux forces aux prises, mais il a adouci les conditions du combat.

M. Daudet enfin, dans ces quatre actes, ne disserte pas un instant; jamais il ne fait le savant, encore moins le pédant. Il n’a garde d’étaler une facile et vaine érudition d’aliéniste. Il a pu écrire son drame et tous peuvent l’entendre sans la moindre notion technique des maladies cérébrales. Les jeunes réalistes, naturalistes, matérialistes, physiologistes de l’heure présente et du Théâtre-Libre auraient sans doute fait le contraire. Ils auraient penché aussi vers un autre dénoûment. Ils auraient parié pour le désespoir ; M. Daudet a tenu pour l’espérance. Il n’a pas conclu comme pouvaient s’y attendre quelques-uns de ceux qui se réclament de lui, se disent tout haut ses disciples ou ses égaux et tout bas ses maîtres. Il a protesté contre la fatalité qui nous épouvante, au nom de la volonté et de la liberté qui nous rassurent. Il a opté pour la raison et selon la raison, car il est raisonnable d’espérer que Didier d’Alein ne deviendra pas fou, et cela est consolant aussi. Et puis, comme dit Hornus à M. de Castillan, en parlant de Didier : « Vous avez peur de l’hérédité, de son hérédité. Mais lui, qui le garantit de la vôtre? » Et il poursuit: « Que deviendrait-on si l’on scrutait ainsi le passé de tous et le lointain des générations ? » Il avait raison, le vieux sage, et nous rappelait un vers de l’Espoir en Dieu :


Vous les voulez trop purs, les heureux que vous faites !


Si le mariage, comme le disent quelques personnes mariées, est le ciel sur la terre, qu’il ne les veuille pas plus purs que le ciel de là-haut, les heureux qu’il fera, ou bien il n’en fera jamais.

L’Obstacle est bien joué : par M. Lafontaine, avec l’onction, la sensibilité romanesque et un peu chevrotante qui sied au personnage; par Mme Pasca, de tout point excellente et dont le talent nous a semblé aussi ferme, aussi sobre, aussi dramatique et moins nerveux qu’il y a deux ou trois ans; par M. Raphaël Duflos enfin, dont nous n’espérions ni cette émotion, ni cette tendresse. Mme Sizos pèche par un peu de maniérisme, et M"° Desclauzas, dans un rôle dangereux, par l’excès de ses qualités comiques.

La Comédie-Française, avant la grosse partie de cet hiver, qui se jouera dans quelques jours, en a gagné une petite, grâce à un aimable proverbe en un acte de M. de Courcy : une Conversion. Quoi qu’en ait dit l’auteur du Caprice, le père des proverbes en un acte, ce ne sont pas toujours les jeunes curés qui font les meilleurs sermons. Il frise la cinquantaine, le beau Raoul de Briche, qui sermonne la petite Mme de Champnollin, la femme d’un de ses bons amis. M. de Champnollin délaisse sa femme, qui s’ennuie et se distrait au bal, au théâtre; plaisirs innocens encore, mais dangereux au gré de l’amitié inquiète de Raoul. Voilà pourquoi Raoul prêche ; mais il prêche d’étrange sorte : d’abord contre un certain M. de Latour, puis insensiblement pour lui-même. Tout ce que Mme de Champnollin devait refuser de M. de Latour, et surtout lui refuser, devient possible et permis avec M. de Briche. Comme bien vous pensez, la jeune femme entend à demi-mot la leçon; elle invite son garde du corps à dîner en tête-à-tête, à la mener au théâtre en loge grillée. Mais, au dernier moment, elle se dérobe et prend le train du soir pour aller rejoindre son mari, ne laissant sur la table qu’un billet moqueur avec lequel de Briche allume philosophiquement son cigare. Le sermon a profité, quoique le curé ne fût plus tout jeune, peut-être parce qu’il ne l’était plus.

Ce badinage, qui n’est ni sans agrément, ni sans esprit, a réussi. Mme Barretta et M. Febvre le disent fort bien. M. Febvre le joue mieux encore. Il est charmant dans la scène muette, un peu longue, mais, grâce à lui, très plaisante, qui termine la pièce, et Mlle Ludwig, la soubrette, lui donne là quelques silencieuses mais spirituelles répliques.

« Et Tartufe? » Eh bien! un grand comédien de plus vient de s’y essayer et d’y échouer à demi. A demi seulement, car si l’illustre doyen de la Comédie-Française a donné au personnage les allures plus qu’équivoques, je dirais, si j’osais, un peu répugnantes, d’un vieux sacristain libidineux, il a dit le rôle avec une largeur singulière, même pour lui. Cette ampleur, cette puissance, cette clarté de diction, n’ont que trop manqué aux autres interprètes du chef-d’œuvre, du moins à plusieurs d’entre eux, qui ne sont ni Mlle Reichenberg, ni M. Silvain, ni même Mlle Marsy, ni surtout M. Coquelin, exquis dans le petit rôle de Loyal.


CAMILLE BELLAIGUE.