Revue dramatique - 14 janvier 1886

Revue dramatique - 14 janvier 1886
Revue des Deux Mondes3e période, tome 73 (p. 455-466).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : Sapho, pièce en cinq actes, tirée du roman de M. Alphonse Daudet, par MM. Alphonse Daudet et Adolphe Belot. — Porte Saint-Martin : Marion Delorme. — Comédie-Française : Socrate et sa Femme, comédie en un acte, en vers, de M. Th. de Banville.


Oui, je l’entends bien, on fait la critique de Sapho, dans les salons, comme jadis la critique de l’École des femmes: la pudeur mondaine a ses doléances qui, à travers les siècles, ne changent guère. Avalât l'épreuve, elle s’inquiète; ensuite, elle n’a garde de se rassurer. « Je viens de voir, pour mes péchés, cette méchante rapsodie... Je suis encore en défaillance du mal de cœur que cela m’a donné:.. » ainsi gémissent les Climènes du jour. Sans doute, il se trouve encore d'honnêtes femmes pour leur répondre : « Je ne sais pas de quel tempérament nous sommes, ma cousine et moi; nous fûmes avant-hier à la même pièce, et nous en revînmes toutes deux saines et gaillardes. » Mais ce peu de délicatesse les étonne toujours : « Peut-on, ayant de la vertu, trouver de l’agrément dans une pièce qui tient sans cesse la pudeur en alarme et salit à tout moment l’imagination?.. Croyez-moi, ma chère, corrigez de bonne foi votre jugement, et pour votre honneur n’allez point dire par le monde que cette comédie vous ait plu. « Il se peut, d’ailleurs, que, parmi ces dégoûtées, beaucoup le soient tout de bon, sinon par innocence, du moins par satiété d’esprit : les innocentes, à qui la seule vue d’une telle héroïne cause une surprise et une douleur, sont rares, j’imagine, dans la salle du Gymnase: mais beaucoup de personnes, même instruites des misères et des hontes humaines, peuvent soutenir, justement, qu'elles en sont assez instruites; que le spectacle du vice, à la longue, est aussi monotone que celui de la vertu, que l’horizon en est aussi étroit et qu'il est temps d’en sortir. Voyez les affiches : Sapho, Georgette, Marion Delorme, Carmen! Il n’est si mauvaise compagnie dont, à la fin, on ne se lasse. — d’accord; il sera même bon, à ce compte-là, de jeter au feu ou de mettre au pilon la Dame aux camélias, Frédéric et Bernerette, Manon Lescaut.

J'entends, d’autre part, que beaucoup de gens se targuent de s’ennuyer à Sapho par certaines raisons, par lesquelles ils s’ennuieraient tout aussi bien, quoique plus modestement, à Bérénice, au Misanthrope. Nulle action, nul intérêt, disent-ils : une liaison qui se forme au premier acte, une rupture au second, au troisième, au quatrième; et quel dénoûment? Une rupture encore, et peut-être la moins décisive de toutes : l’héroïne s’esquive pour ne pas suivre le héros, et voilà tout; ce n’est qu'un escamotage; le drame cesse, il ne finit pas; il pourrait s’arrêter en-deçà, il peut continuer au-delà : il n’a pas de clôture. — l’ingénu Racine, qui écrivait, en manière de préface : « Nous n’avons rien de plus touchant, dans tous les poètes, que la séparation d’Énée et de Didon dans Virgile. Et qui doute que ce qui a pu fournir assez de matière pour tout un chant d’un poème héroïque... ne puisse suffire pour le sujet d’une tragédie?.. » — « Ce qui lui plut davantage » dans ce sujet, il en convenait, c’est qu'il « le trouva extrêmement simple » : aussi se garda-t-il de le compliquer. Titus, au deuxième acte, nous fait confidence de sa rupture prochaine avec Bérénice; au troisième, elle en reçoit l’annonce; au quatrième, ils s’en expliquent ensemble; au cinquième, ils la consomment. Titus, comme Gaussin, a hésité, sans que plus d’événemens se dressent devant lui :


J'avance des malheurs que je puis reculer.


Bérénice pousse la même plainte que Sapho, sans avoir rencontré plus d'accidens :


Hélas! je me suis crue aimée;
Au plaisir de vous voir mon âme accoutumée
Ne vit plus que pour vous...
Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous?..


Et ces mers, que Gaussin peut retraverser pour venir rejoindre Sapho, rien n’empêche, dans l’histoire, que Bérénice ne les repasse pour retrouver Titus. L’affaire du Misanthrope n’est pas meilleure. Alceste, au premier acte, arrive chez Célimène pour la sommer de choisir entre lui et ses rivaux ; au deuxième, il lui par le net :


Et je sens qu'il faudra que nous rompions ensemble:

au troisième, il va chercher des preuves à l’appui de ce dessein ; au quatrième, il signifie sa volonté :


Il n’est point de retour, et je romps avec elle;

et aussitôt, cependant, il rebrousse vers elle et reprend sa chaîne :


Rendez-moi, s’il se peut, ce billet innocent;


au cinquième, il faut donc une dernière rupture, et laquelle? et pourquoi est-ce la dernière ?


Oui, je veux bien, perfide, oublier vos forfaits;
J'en saurai, dans mon âme, excuser tous les traits,
Et me les couvrirai du nom d’une faiblesse
Où le vice du temps porte votre jeunesse,
Pourvu que votre cœur veuille donner les mains
Au dessein que j’ai fait de fuir tous les humains.
Et que dans mon désert, où j’ai fait vœu de vivre.
Vous soyez sans tarder résolue à me suivre...
— Moi, renoncer au monde avant que de vieillir,
Et dans votre désert aller m’ensevelir !


Est-ce Gaussin et Sapho qui parlent en vers? Ou n’est-ce point Alceste qui a sa nomination en poche, et Célimène qui refuse d’aller occuper avec lui son vice-consulat? On revient de tous les déserts, de tous les vice-consulats du monde. Les cavaliers, dans ce quadrille, auraient pu quitter plus tôt leurs dames; mais puisque les auteurs n'ont pas pris soin de les tuer, ni même de les marier devant le public, l’un à Éliante, l’autre à Irone, ils pourront toujours, si le cœur leur en dit, rentrer dans la danse.

Pour moi, je l’avoue, dussé-je perdre quelques chances d’un beau mariage et quelques invitations à dîner dans de bonnes maisons, — Sapho ne me choque pas ; dussé-je passer pour contrariant, je confesse que je l’ai vue deux fois et que, sans y trouver une action plus compliquée ni une fin plus matériellement certaine que celle de Bérénice ou du Misanthrope, j’y ai, par deux fois, trouvé mon plaisir.

Je supporte, s’il faut le déclarer, la vue d’une fille galante, c’est-à-dire qui se donne facilement, plus facilement hélas! qu'elle n’a coutume de se reprendre et ne se reprend surtout cette fois-ci ; mais toujours sincère, toujours désintéressée, à ma connaissance, et à présent plus que jamais, et qui, pendant cette durée de cinq actes, ne change pas d’amant devant mes yeux. Je supporte la vue d’un homme, dont la pire vilenie est d’être jaloux et de se rengager dans son amour, d'abord malgré cette jalousie, ensuite par cette jalousie elle-même, aussi bien que par d’autres sentimens plus avouables, comme la complaisance à une habitude, ou plus nobles, comme la pitié ; je ne suis point assez naïf pour me cabrer et rétiver devant cet amas de causes : n'ai-je pas franchi naguère la psychologie plus effrayante de la Visite de noces ? Enfin, je n’ai pas l’oreille déchirée par une pièce dont le mot le plus dur, et qui fait saillie sur le reste est : « sales bêtes ! » — jeté par la bouche d’une courtisane, alors qu'un orage de passions fait bouillonner et jaillir en trombe tout le fond populacier de son âme. Sorti de là, « sales bêtes ! » me blesse beaucoup moins que certains discours, plus polis en eux-mêmes, prêtés par des dramaturges qu'on n'incrimine pas à de grandes dames, à d’honnêtes femmes, à de pures jeunes filles. Et, si l’on me pousse à bout, je dirai que mon principal grief contre l’auteur, en ce qui touche la morale, c’est qu'il lui a fait une trop belle part ; c’est qu'il l’a trop mise en action et même en paroles ; c’est qu'il a trop montré, trop dénoncé, au risque d’être moins complètement vraisemblable et plus pénible, les suites fâcheuses de certaines fautes, et qu'il en a trop relégué les douceurs dans les entr’actes : — un programme des menus agrémens d’une liaison, exposé par l’héroïne à la fin du premier acte, et un déjeuner en plein air, mangé de bon cœur, en bonne intelligence, par les deux amans, au commencement du second, n’est-ce pas tout ce que cette longue aventure laisse voir d’attrayant ? Tout le reste est repoussant, à bonne intention, comme les cinq dernières planches de la Vie d’une courtisane d’Hogarth, comme sa Vie d’un libertin ; à meilleur droit que les Courtisanes de Palissot, la pièce admettrait ce sous-titre : l’École des mœurs. Voilà ce que je serais tenté de reprocher à M. Daudet, et si je résiste à mon envie, c’est qu'à voir les scrupules ameutés contre Sapho, j’estime qu'il a prudemment agi en ne leur donnant pas plus de prise. La première condition, pour un ouvrage de théâtre, est qu'il soit toléré jusqu'au bout par le public ; sans doute, l’auteur a sagement fait en prenant cette précaution d’être édifiant.

Donc une fille galante et un homme faible, tels que je viens de les signaler, ne m’offusquent pas nécessairement par l’infamie évidente de leur caractère, à ce point que je ne puisse les voir ni les entendre : est-il besoin de protester que je serais tout aussi bien disposé pour une héroïne chaste et pour un héros vertueux ? Ceux-ci même auraient cet avantage, à présent, d’une qualité plus rare sur la scène : ils rafraîchiraient mon attention ; qu'ils paraissent, ils seront les bienvenus. En les attendant, et à leur défaut, je puis accueillir une vierge folle, une de plus, et son compagnon ; d’ailleurs, s’ils sont l’un et l’autre vivans, ils seront assez neufs : est-il un être animé qui trouve son pareil dans ce monde ? Enfin, si la simplicité de l’action laisse plus de facilités à l’auteur pour animer ses personnages, bénie soit-elle ! Apercevrais-je, comme je le fais, ces nuances de sentiment qui sont les couleurs mêmes de la vie, chez Titus et Bérénice, chez Alceste et Célimène, s’ils étaient harcelés par les événemens et serrés dans l'engrenage de quelque machine théâtrale?

Voilà comme il faut le prendre, et non pas, par un excès contraire à celui des gens de mauvaise volonté, crier avec une poignée de fanatiques, hurleurs de je ne sais quel évangile, que Sapho est un chef-d'œuvre, et le chef-d'œuvre d’un art nouveau. Ces maladroits en leur jargon, proclament que jamais « un si large morceau d’humanité » ne fut porté sur les planches, et qu'une dramaturgie s’y révèle, qui est manifestement celle de l’avenir. Ce que fut le Cid pour la première grande époque, et Henri III et sa Cour ou Hernani pour l’âge moyen du théâtre français, Sapho le serait pour une ère moderne. Il ne me paraît pas que Sapho soit une si grande merveille, ni si révolutionnaire. C’est plutôt, et fort heureusement, une pièce construite avec plus ou moins d’habileté selon la vieille manière, qui, en ce qu'elle a d’essentiel, demeure la seule bonne, la seule, à travers les temps, qui doive rester efficacement classique. Des sentimens qui suivent leur cours naturel, qui n’ont que leur pente propre et leurs ressauts nécessaires, depuis le point où ils méritent un nom jusqu'au point où ils se perdent; la crise de deux âmes abandonnées à leur progrès, sans artifice étranger qui les détourne et les presse, voilà, si je ne me trompe, la matière de l’ouvrage et sa forme : quelle autre espèce de forme serait plus convenable à cette matière ? Et quelle autre qualité de matière pouvait se tirer du roman de M. Daudet ? Aucune, Dieu merci !

Ah ! ce roman I Le voilà, le chef-d'œuvre ! Et pourquoi, je vous prie, a-t-il une place à part dans la littérature contemporaine, pourquoi gardera-t-il la faveur des hommes et retiendra-t-il, comme il nous retient, quiconque l’approchera sans préjugés, alors que des ouvrages écrits peut-être avec autant d’art, et qui présentent des héros plus agréables et plus nobles, auront péri ? Par quel attachement s’est-il assuré de nous, par quelle « vertu singulière et presque magnétique ? » Aussi bien, c’est le charme subtil d’un autre chef-d'œuvre, Adolphe, de Benjamin Constant, que Gustave Planche essayait de définir ainsi. Adolphe, comme Sapho, est l’histoire de deux amans qui ne peuvent être heureux ni l’un sans l’autre ni ensemble, et le drame de Sapho, c’est le drame d’Adolphe, répandu de la tête et du cœur dans toutes les veines et jusque dans ces derniers filets nerveux qui sont les organes les plus secrets des sens. Sapho, comme Adolphe, est un récit tout « simple et d’une moralité douloureuse, » et qui « donne lieu à une sorte d’examen de conscience... Les applications et les souvenirs abondent; » plus d’un d’entre nous « est tenté d’y reconnaître son portrait ou celui de ses intimes.» « Je doute qu'il y ait dans notre langue trois poèmes aussi vrais que celui-là, » disait, pour conclure, le critique d’Adolphe : hé ! que dirait-il de celui-ci? La vérité de ce roman, voilà son caractère ; mais encore faut-il voir tout ce que ce mot de vérité enveloppe.

Sapho est une étude plus minutieuse et pénétrante que toute autre, d'un de ces « faux ménages » parisiens, que M. Pailleron a passés en revue naguère avec un esprit si vif et caracolant. Appliqué à connaître ce cas, M. Alphonse Daudet, qui a de patiens et Ans yeux de myope, en a tout vu et tout compris. Mais la parfaite intelligence, chez qui regarde notre pauvre espèce, ne va pas sans la profonde pitié. C’est pourquoi ce livre, exempt de toute sensiblerie badaude ou mensongère, est humain dans la double et doublement belle acception de ce mot : il est véridique et charitable. Il expose une des aventures principales de la vie d’une fille galante, la principale de la vie d’un homme faible ; il n’est ni trompeur ni dupe ; il n’a ni exaltation d’avocat ni faiblesse de complice; encore moins a-t-il la cruauté d’un réquisitoire : et pourtant il n’est pas impassible. Il n’est coupable d’aucune faiblesse, d’aucune trahison envers la morale ni la société ; il ne met pas non plus un zèle barbare à leur service : il est sincère tout uniment; ayant toute justesse, il a toute justice ; œuvre de bonne foi, — oui, vraiment bonne ! — voilà Sapho; œuvre de clairvoyance, œuvre d'équité, qui ne fut pas seulement construite par l’habileté d’un artiste, mais imprégnée, animée par la sympathie d’un poète. Quel sentiment plus contagieux pour le lecteur que cette tendresse nécessaire, perpétuelle, toujours impartiale et discrète de l’auteur pour ses héros ; quel sentiment plus rare dans tous les temps et surtout dans le nôtre ? Il parfume ce roman comme un baume de longue vie, qui le fera durer, frais et frémissant, à travers les siècles.

Fanny Legrand, dite Sapho, n’est pas mauvaise ni méchante, mais indolente et pervertie, née d’un sol empoisonné, grandie dans un air pernicieux. Elle a toujours aimé la beauté, le talent ; elle les a mal aimés, n’étant réglée par aucune morale ; c’est l’honnêteté aujourd'hui, autant que la beauté, qu'elle aime dans la personne de Jean Gaussin ; elle l’aime encore mal ; et, cette fois encore, c’est par ce qu'elle a de plus noble en elle, par son effort toujours déçu vers ce qui vaut mieux qu'elle-même, que Fanny Legrand, dite Sapho, est condamnée à souffrir, Jean Gaussin, de son côté, n’est pas lié à elle seulement par l’ignominieuse lâcheté des sens, mais par cet amour spécial que l’honnête homme peut donner à une courtisane, qui n’est fait que pour une part de la vile jalousie du passé, — pour tout le reste, de pitié devant la vie entière de cette créature, d’équité devant sa bonne volonté présente, d’effroi devant ce long avenir qui commencera pour elle à l’heure même de l’abandon. Cette commisération est avouable ; et c’est par elle, plus que par son vice, que Gaussin, lui aussi, doit pâtir. Voilà ce que ne savent pas voir ou ne veulent pas voir les gens distraits ou grossiers qui n’aperçoivent que les parties basses de ces deux âmes : et ceux-là, qu'ils eussent lu le roman avec répugnance ou bien avec un injurieux plaisir, ceux-là pouvaient s’étonner qu'on le transportât sur la scène, car l’habitude d’une sensation ne peut guère s’y exposer. Voilà pourtant ce que M. Daudet avait vu et montré avec cette impartialité qui jamais ne se dessèche pour devenir indifférence; — et voilà précisément pourquoi Fanny Legrand et Jean Gaussin, au gré de la psychologie, — et je dis de la plus vieille, de l’éternelle, de la seule, — peuvent être pris comme personnages de théâtre. Non-seulement ils sont naturels tous les deux et animés des sentimens les plus humains, mais le mélange des sentimens, chez l'un et chez l’autre, est de telle sorte qu'il doit émouvoir le spectateur. La meilleure manière de l’intéresser, on le sait depuis longtemps, c'est de « trouver un milieu entre deux extrémités par le choix d’un homme qui ne soit ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant et qui, par une faute ou faiblesse humaine, tombe dans un malheur qu'il ne mérite pas... » Au fait, qui parle ainsi? Corneille, interprète d’Aristote.

A présent, vais-je avancer que l’exécution de la pièce est parfaite; que M. Daudet, après un chef-d'œuvre romanesque, a tourné le même sujet en chef-d'œuvre dramatique ? Jurerai-je que, secondé par M. Belot, il a versé dans ce nouveau moule toute la substance qui remplissait le premier? Non, assurément. Du moins, alors qu'il ne se contentait pas de découper le livre et de mettre le récit en dialogue, il n’a pas trahi son œuvre dans un intérêt de commerce. Pouvait-il, sur les planches, nous donner Sapho tout entière? Au moins, il en donne l’essentiel. Du premier mot jusqu'au dernier, la pièce est une curieuse illustration du roman, faite avec dextérité, avec délicatesse; en maint endroit, cette illustration, même détachée du texte original, suffirait à nous captiver. Les personnages, auxquels le livre est un certificat de vie, paraissent encore vivans, peints comme ils sont en raccourci, éclairés par la rampe. Même le changement qui pouvait nous inquiéter le plus, le rajeunissement de l’héroïne, est presque inoffensif : Sapho ne devient pas, parce qu'elle a dix ans de moins, une fraîche amoureuse d'opéra-comique; les dégradantes expériences qu'elle a faites de la passion, elle a dû les presser entre sa seizième et sa vingt-cinquième année, au lieu de les espacer jusqu'à la trente-cinquième, voilà tout. Elle offre un spectacle moins pénible aux yeux, elle reste moralement à peu près la même : huit années d’une telle existence, hélas! suffisent pour mûrir et pourrir à point une pauvre âme.

Voyez-la, au premier acte, qui se glisse dans la chambre studieuse de Jean, à peine l’oncle Césaire et la tante Divonne partis. Ces braves gens, pour installer leur neveu, lui ont fait visite avec Irène, la fiancée de réserve introduite dans la pièce à la place de Mlle Bouchereau. Par la porte entr’ouverte, voici la volupté qui se coule, furtive, humble, complaisante, avec cette familiarité qui simule doucement les façons de la famille. Oui, c’est bien Sapho, ancien modèle, ancienne maîtresse de sculpteur et de poète, fille du peuple, polie et affinée par les mains de ces artistes, qui souvent les a blessées et souvent a souffert par elles, et qui veut se caresser, à présent, à des mains plus naïves. Son allure est élégante, et ses manières câlines ; et pourtant la dureté acquise, l’atrocité rancunière de son cœur se révèle et sonne dans son rire, alors qu’elle lit à haute voix et commente la lettre de l’amant qu’elle vient de quitter. Malheur à l’ingénu adolescent qui se laisse engluer, à son tour, par ses offres de vie commune ! Malheur à elle-même, qui signe en aveugle un nouveau marché à terme avec la douleur ; car elle est bien Sapho, la Sapho que nous connaissons : il est trop tard pour que ce ne soit pas un double mal qu’elle aime et soit aimée.

De même, au deuxième acte, nous retrouvons l’atmosphère où cet amour malsain doit fleurir. Avec une singulière adresse, l’auteur a reconstitué ici, chargée de toute sa végétation, la zone sociale où se développait son roman. Il amène, sans effort ni subterfuge, dans cette guinguette de banlieue le grand sculpteur Caoudal, toujours ravagé par le feu des sens ; Déchelette, le voyageur, et la petite Alice Doré, la prostituée naïve, dont la silhouette devient plus précise et demeure aussi touchante que dans le livre ; et Rosario Sanchez, l’écuyère impérieuse, toujours aussi terrible, quoique plus décente, et Potter, l’illustre musicien, réduit par elle en servitude et presque changé en bête, et La Borderie, le poète vicieux et sec, attelé par surcroît à son char. L’entretien de ces personnages, égayé par les allées et venues d’une drôlette petite bonne, est le commentaire dramatique du drame ; il en décide la première péripétie : tandis que Fanny Legrand, venue au bras de Jean Gaussin, — et si heureuse d’être à son bras ! — est allée visiter une maisonnette à louer, Jean Gaussin apprend par la causerie des convives que Fanny Legrand et Sapho ne font qu’une seule femme, et quelle femme ! Celle-là même pour qui l’un de ses derniers amans, un graveur, a fait de faux billets : une échappée de la cour d’assises ! Désespéré, il part ; elle revient et c’est alors qu’elle injurie les destructeurs de sa présente chimère : — « Sales bêtes ! » — Mais l’amour de Jean est encore trop affamé pour quitter définitivement la table parce que de vilaines mains ont touché à son plat : il reparaît et le couple se reforme, répétant ainsi, dans cette danse des mal vivans, la figure que font Rosario et Potter, et tant d’autres, devinés à travers les évocations de Déchelette et de Caoudal. Bizarre et puissante peinture, à classer, auprès d’un célèbre tableau de mœurs populaires, sous ce titre : l’Assommoir de la bourgeoisie !

Ensuite vient le Faux Ménage, tableau d’intérieur ; composé, celui-ci, non pas seulement par un habile metteur en scène, mais par un dramaturge. Dans cette maisonnette où les honnêtes gens ne viennent guère, — entre une servante dont il subit la camaraderie et un enfant inconnu, recueilli par Sapho, voleur par instinct et déjà par habitude, — Jean éprouve un malaise chronique, traversé bientôt, grâce à la jalousie, par des souffrances aiguës. D’où tombe-t-il, cet enfant? Il remue les souvenirs d’un passé fangeux. Mis en humeur de tout savoir, de se torturer, de se rassasier de douleur, Gaussin lit, une à une, les vieilles lettres de tous les amans de Sapho ; il en exige, avec des cris de honte et de rage, le sacrifice; une à une, elle les brûle, ces lettres, presque toutes signées de noms fameux, et qui étaient le dossier de sa gloire aussi bien que de son infamie; agenouillée près de lui, elle les jette au feu jusqu'à la dernière, celle du graveur condamné pour elle : n’est-ce pas une lâcheté? Tant pis : il la demande, lui, l’honnête homme; elle l’accorde comme une preuve d’amour: tant il est vrai que, dans une telle situation, le plus noble des deux s’avilit, et que l’autre, pour lui complaire, risque de ne trouver encore que de viles actions! — Une bonne œuvre, cependant, Sapho en a fait une : ce garçonnet qu'elle a recueilli est le fils du graveur. Après un répit occupé par la visite des Hettéma, ce couple ignominieux et ridicule, et du père de Sapho, le cocher de fiacre (M. Hettéma dit à Jean : «Ah! vous êtes en famille! ») voici que Déchelette, en passant, révèle à Jean, par mégarde, cette malencontreuse bonne action, et que la jalousie du jeune homme est à nouveau déchaînée. Une scène éclate, moins poignante que celle où flambent les lettres, mais plus violente, aussi riche en traits de caractère, de passion et de mœurs, Jean veut partir, retourner dans sa famille; Sapho soupçonne qu'on l’y rappelle pour le marier; dans sa fureur, l’ancienne ordure amassée au fond de son âme lui remonte aux lèvres; elle rend insulte pour insulte; elle crible de boue ces honnêtes gens, qu'elle voit dressés devant elle comme des ennemis, qu'elle ne connaît pas, qu'elle suppose pareils à tout ce qu'elle connaît, qu'elle déteste et qu'elle méprise. Et la suprême invective que l’ancien modèle jette dans le dos de son amant, mis en fuite par cette bordée, l’avez-vous entendue ? « Bourgeois ! » lui crie-t-elle.

Voilà, dans un même acte, à peine séparés par une pause, deux duos qui ne sont pas pour dilater le cœur et dont le second s’achève en charivari ; mais ne sont-ils pas imaginés par un maître en l’art de faire vibrer les cordes humaines, et ne sont-ils pas écrits comme il convient pour le théâtre? Une seule fausse note, encore est-ce dans l’accompagnement : c’est l’intervention du père de Sapho qui me fâche, de ce cocher eu houppelande et chapeau de cuir. Elle me paraît la seule faute contre la vraisemblance des personnes dans cet ouvrage, comme certaine allégorie de Jean, au quatrième acte, certaine fable qui pourrait s’intituler : la Femme, le Singe et le Chat, me paraît la seule faute contre la vraisemblance du discours. n’allons pas, pour cette erreur, qui justement n’est qu'une invraisemblance, crier, comme quelques timides, aux horreurs du réalisme, à 1 invasion, au sac ! Il y aurait beau jour, à ce compte, que la scène serait envahie et saccagée : dans la pièce de Palissot, savez-vous comment Gernance, l’ami de Lisimon, — des noms rassurans et qui ne sonnent pas la nouvelle école, — est éclairé sur la condition de Rosalie, la Courtisane, dont il veut faire sa femme ? On va quérir un fiacre pour mener les fiancés au bal ; le cocher paraît : c’est le frère de Rosalie !

Je ne fais pas difficulté de convenir que le quatrième acte me plaît moins. Dans ce paysage de Provence où le héros s’est réfugié, ses propos et ceux de Césaire, de Divonne et surtout d’Irène sont d’un genre voisin de l’opéra-comique. Il est vrai que, vers le milieu de l’acte, le récit du suicide de la petite Doré, fait par Déchelette, mieux ménagé encore que dans le roman, fait couler des larmes, et que l’excellent mot de l’oncle Césaire fait éclater le rire : après avoir parlementé avec Sapho, qui relance Gaussin jusqu'ici, le bonhomme, attendri par elle, gagné à sa cause, s’écrie, avec son joyeux accent : « c’est une sainte ! » Mais Sapho reparaît en face de Jean; et ce nouveau duo, malgré son pathétique, malgré ses vicissitudes naturelles de compassion, de colère et de tristesse chez l’un, d’humilité, de fureur, d’amour et de désespoir chez l’autre; malgré les cris, les sanglots, les convulsions de femme qui le terminent, ce duo me laisse froid; il me fatigue, à l’heure qu'il est, comme s’il était une répétition du dernier; pour un empire, je ne le bisserais pas.

Le dernier acte, en revanche, ne m’est pas déplaisant. j’aime assez la mélancolie de cette maisonnette presque démeublée, dont les vitres laissent voir le jardinet couvert de neige; la résignation de Sapho, qui se prépare, n’espérant plus rien de mieux, à rejoindre son graveur; le retour charitable de Jean, et surtout la fin. Fatigué du voyage, Jean s'est endormi, peut-être un peu vite, sur le canapé où le graveur a passé la nuit. « Écris-lui qu’il ne t'attende pas, et que tu pars avec moi, » a-t-il commandé à Sapho ; et, à demi rêvant, il murmure : « Écris la lettre. — Je l’écris, » répond-elle... Mais c’est à Jean, au contraire, qu'elle destine ce dernier adieu : elle a trop aimé, la pauvre ! Elle veut, à présent, être aimée à son tour. Le prix de sa jeunesse prodiguée, elle va le demander au seul homme dont elle puisse l’attendre, au misérable, voué à la passion, qui s’est déshonoré pour elle. Un baiser sur le front de Jean, un geste au porteur qui vient chercher les malles: « Enlevez! » Et Sapho, d’un pied furtif, quitte la scène ; et la toile tombe, dans le silence, sur Jean Gaussin endormi. La simplicité de cette fin est ingénieuse, elle est élégante, elle est rare.

Les rôles accessoires de Sapho sont bien tenus par Mme Darlaud, Netty, Grivot, Desclauzas et par MM. Landrol, Raynard, Lagrange. M. Damala représente Gaussin : il ne semblait pas désigné pour ce personnage. Il a certainement appris quelque chose depuis le Maître de forges; il n’a d’autre ressource maintenant que d’apprendre beaucoup: ne faut-il pas à un novice plusieurs années de salle d’armes pour retrouver sur le terrain autant d’avantages qu'il en avait lorsqu'il ignorait complètement l’escrime? En revanche, Mme Jane Hading, qui fait Sapho, n’a plus qu'à oublier et à faire oublier qu'elle sait toutes les roueries de son art : elle est une comédienne parfaite, mais qui se laisse toujours voir comédienne.

M. Daudet, en somme, a remporté une difficile et honorable victoire. Il a exprimé des mœurs et des sentimens par des mots de nature et par de simples gestes, si bien que sa pièce, pour une grande partie, est comme une mosaïque de synthèses ; il a filé un drame, dont le mouvement s’accélère vers le milieu, selon une seule ligne purement tracée, à peine onduleuse : les gens qui ne goûtent rien de tout cela, j’ai peur qu'ils ne goûtent sincèrement ni les analyses longuement déduites du théâtre classique ni la simplicité de son action. Nos sentimens diffèrent des leurs. L’humanité, voilà le fonds éternel que nous aimons; qu'on l’exploite par l’analyse ou par la synthèse, nous sommes contens ; la vieille dramaturgie, en ce qu'elle a d’essentiel, demeure notre préférée : sur l’un et l’autre point, l’auteur de Sapho nous donne, après tant d’offenses que les contemporains nous ont faites, des satisfactions qu'il serait injuste de ne pas reconnaître. Et si, d’aventure, il se trompe sur l’intérêt de sa gloire, s’il s’afflige de ne pas nous entendre, avec ses plus zélés partisans, le proclamer le fondateur d’un théâtre nouveau, qu'il se console ! Ceux qu'on veut affubler de cet honneur ne le portent pas loin : une triste reprise de Marion Delorme, à la Porte-Saint-Martin, en fournit à propos la preuve. Je m’expliquerai là-dessus, prochainement, avec ce respect qu'on doit aux belles œuvres mortes.

J'ai dit que la Comédie-Française avait représenté enfin Socrate et sa Femme, de M. Théodore de Banville. Cette brève comédie en vers, légère esquisse de mœurs antiques, tableau de genre, s’entend, peint par un maître parisien, — à mi-chemin, pour l’exactitude historique, entre les dialogues de Platon ou les Mémorables de Xénophon et le Démocrite de Regnard ou la Ciguë de M. Augier, — cette précieuse petite pièce fut écrite peu d’années après la guerre de 1870, et reçue alors par le comité. Un différend sur l’interprétation, élevé entre l’administrateur général et l’auteur, l’avait fait ajourner. Elle obtient à présent un succès quasi féerique. Elle est datée par une tirade : Socrate, par la bouche de M. Coquelin, y fait l’oraison funèbre d'Henri Regnault, tué à Buzenval... Aujourd'hui que nous avons repris notre sang-froid et gardé notre état de vaincus, j’avoue que ces vaines allusions me causent un malaise. Le silence me paraît plus digne. Ces vers sont beaux, j'en conviens, et M. Coquelin semble heureux de cette occasion d’élever noblement la voix; n’importe, ce discours me gêne.

Cette réserve faite, je n’en ferai qu'une ensuite : la trop grande richesse de la rime, — n’est-ce pas un beau défaut? — occupe trop l'oreille dans une pièce de théâtre; elle risque même de la tromper. Si j’entends parler de « la nymphe qu'amuse — un faune, » et pour peu que l’actrice ait marqué la fin du vers, je crois d’abord qu'il s’agit d'une nymphe camuse, et je ne suis tiré d’erreur qu'à la fin du vers suivant, lorsque je trouve justement cette épithète à la rime. D’ailleurs, Hugo lui-même n’a-t-il pas déclaré, dans cette préface de Cromwell qui reste l’évangile des romantiques et comme leur loi révélée, que « le vers au théâtre doit dépouiller tout amour-propre, toute exigence, toute coquetterie ? »

Après ces chicanes, j’ai hâte de me mettre à l’unisson des panégyristes : la fable imaginée par l’auteur est simple et plaisante; son vers est agile, souple et joliment sonore; son langage coloré, diapré même; il tinte, il est teinté. Ce petit ouvrage est le digne caprice de M. de Banville, prince des orfèvres et des verriers, expert à ciseler subtilement une aiguière où se jouent des demi-dieux et de malicieuses mortelles, à souffler purement une bulle qu'irise un rayon de soleil captif.

M. Coquelin, par la sobriété de sa mimique et les nuances de sa diction, est le Socrate idéal ; Mme Jeanne Samary, qui fait Xanthippe, n’est-elle pas une Parisienne trop réelle ? j’ai lu dernièrement, sur l’enseigne d’une taverne qui se donne pour un cénacle littéraire : « Cet édifice fut élevé, Freycinet et Allain-Targé étant archontes... Passant, sois moderne ! » Mme Jeanne Samary est moderne selon le conseil de ce cabaretier helléniste : elle étonne et détonne un peu dans la maison de Molière; que dire, dans la maison de Socrate!


LOUIS GANDERAX.