Revue dramatique - 14 février 1923
- Gymnase : Les Vignes du Seigneur, comédie en trois actes de MM. Robert de Flers et Francis de Croisset. — Vaudeville : La Couturière de Lunéville, pièce en quatre actes de M. Alfred Savoir.
MM. Robert de Flers et Francis de Croisset tiennent un franc succès. Les Vignes du Seigneur, que, pour ma part, je préfère au Retour, dont on n’a pas oublié l’éclatante carrière, offrent l’exemple d’une de ces complètes réussites qui font au théâtre les succès immédiats et durables. Ce sont trois actes pleins de belle humeur, de fantaisie, d’esprit parisien, et qui valent encore par la supériorité de l’agencement et l’impeccable habileté de l’exécution. Des personnages d’une drôlerie irrésistible, des mots qui éclatent en fusées, une verve qui vous entraîne, un mouvement qui vous emporte. Avis à ceux que hantent les soucis ou que guette le spleen.
Nous sommes dans un de ces milieux qui confinent à la bourgeoisie, voisinent avec le monde, et restent en marge. Cette classe incertaine s’appelait, au temps jadis, le demi-monde. Elle a, depuis lors, souvent changé de nom ; mais elle n’a pas changé de programme. De toutes ses forces elle aspire au mariage. Le mariage ! C’est pour elle la terre promise où, même aujourd’hui, elle n’entre que par surprise. Mme Bourgeon, qui a deux filles, n’a jamais été mariée. Son aînée, Gisèle, ne l’est pas davantage, quoiqu’elle vive depuis sept ans avec le comte Hubert Martin. Aussi cette bonne mère met-elle une légitime ardeur à tirer pour sa cadette, Yvonne, les plans d’un mariage, qui serait un vrai mariage. Yvonne arrive aujourd’hui même d’Angleterre, où elle a été parfaitement élevée. La voici qui a fait le voyage, comme le fait, en l’an de grâce 1923, une jeune fille à la page : en avion. Elle a eu pour compagnon de vol un jeune anglais, Jack, son camarade de tennis et de golf, très bon, très fort, très sport. Et tous deux à bord se sont pris de querelle avec un passager que Jack aimerait bien à retrouver, afin de le boxer. Le même jour on attend l’heureux mortel dont Mme Bourgeon a fait choix, pour lui confier l’avenir d’Yvonne. C’est un ami de son quasi-gendre et qui répond au nom d’Henri Lévrier. J’ai à peine besoin de vous dire qu’Henri Lévrier est le passager d’avion qui a si fort déplu à Yvonne.
Cet Henri Lévrier est, dans l’ordinaire de la vie, un gentil garçon, contre lequel il n’y a qu’une objection : au départ pour un grand voyage qu’il vient de faire aux Indes, il avait la réputation d’un ivrogne fieffé. On le dit guéri : l’est-il en effet ? Gisèle est chargée de le mettre à l’épreuve. Nous apprenons alors, et Gisèle apprend avec nous, le secret d’Henri : il était amoureux et il est timide ; il aimait Gisèle, sans oser le lui dire ; lorsque Gisèle s’est mariée, ou tout comme, il a noyé son chagrin dans le vin... Ah ! si Gisèle avait su !... Mais puisque maintenant elle sait, et puisqu’il est juste qu’elle récompense Henri de sa longue attente, celui-ci n’a plus aucunes raisons de boire. Seulement, pour qu’il échappe aux manigances matrimoniales de Mme Bourgeon, il faut lui conserver jalousement cette réputation de pochard qui fait de lui le gendre impossible. Et ainsi s’arrange la vie, comme dans un vrai ménage. Hubert est trompé, et trompé par son meilleur ami : il serait marié réellement, qu’il ne pourrait espérer mieux.
Les deux amis sont d’ailleurs de plaisants bonshommes. Hubert, sot et avantageux, se fait à lui-même les compliments que les autres oublient de lui faire : « Voilà, murmure-t-il en aparté, un mot dont je ne suis pas mécontent ! » Quant à Henri, c’est l’amant discret et prudent, qui pousse jusqu’à l’extrême du raffinement, et jusqu’à exaspération delà femme aimée, les précautions d’ailleurs inutiles : langage convenu, faux télégrammes, etc. Toujours par crainte d’être suivi, il prend, pour aller retrouver Gisèle, un chemin parfaitement impraticable ; il glisse, manque de se noyer ; on lui administre un erre de wisky, suivi de plusieurs autres ; et le voilà, mais au vrai cette fois, dans les vignes du Seigneur.
C’est la scène principale, et je ne dirai pas celle pour laquelle toute la pièce a été faite, mais celle qui est au centre de la pièce. La vérité est dans le vin : elle est aussi dans le wisky. Henri Lévrier a le wisky tendre. Il est pris soudain pour son ami Hubert d’une de ces tendresses de pochard qu’on sait larmoyantes et expansives. Un irrésistible besoin le saisit de se confier à Hubert et de tout lui avouer. Il l’a fait... ce que vous savez. Le mot cher à Molière éclate sur ses lèvres, s’y étale avec ampleur, s’y prolonge avec insistance. Vertu d’un mot ! Chaque fois que revient le mot qui déridait nos pères, c’est une tempête de rires dans la salle. El c’est sur ce déchaînement de gaîté que s’achève le second acte.
Vous croirez sans peine qu’au dernier acte tout s’arrange et précisément grâce à ce qui aurait dû tout gâter. Hubert est un sot ; mais c’est un sot qui a de la délicatesse : il se réconcilie avec Henri. Et ce dernier incident le décide à épouser Gisèle : il y a une logique de théâtre qui n’est pas absolument la logique de la vie. Jack, dont tout le monde avait cru jusqu’ici qu’il ne comprenait pas le français, se met à le baragouiner. C’est pour révéler à Henri Lévrier qu’il est aimé d’Yvonne et lui conseiller de l’épouser. Ses deux filles mariées ! Le rêve étoilé de Mme Bourgeon ! La digne dame y entre majestueusement, aux applaudissements répétés de toute la salle.
Comme c’est l’habitude des pièces très bien venues, la pièce de MM. de Flers et de Croisset est très bien jouée. Mme Cheirel est, dans le rôle de Mme Bourgeon, d’un comique tumultueux qui emplit la scène. Le jeu de M. Victor Boucher vaut, au contraire, par sa sobriété, par la sûreté de chaque geste et de chaque intonation. M. Lefaur a composé un type de sottise prétentieuse si exact, qu’on ne peut s’empêcher d’y mettre des noms de contemporains. Mme Ellen Andrée est très amusante dans le rôle d’une vieille dame un peu en enfance, et Mlle Betty Daussmond est très séduisante en Gisèle. M. Luguet dans le rôle du jeune Anglais est Anglais de la te te aux pieds. Un bien joli succès de jeunesse et de grâce a été pour Mlle Blanche Montel qui faisait ses débuts dans le rôle d’Yvonne.
La Couturière de Lunéville est une des pièces les plus originales et les plus ingénieuses que nous ayons vues depuis longtemps. Si souvent la pièce qu’on nous donne pour nouvelle, n’est que du vieux neuf ! Même cercle de sentiments convenus, mêmes situations ressassées à l’infini, mêmes types fabriqués tout exprès pour la scène, mêmes plaisanteries qui font le tour des théâtres parisiens, comme les figurants qui reparaissent dans les parades du cirque. Tant de fois on sent que l’auteur a fait sa pièce sans autre idée que de faire une pièce ! M. Alfred Savoir a eu une idée de pièce, — idée de moraliste et idée d’homme de théâtre.
Est-ce toujours pour ce qu’il y a de meilleur en elle que nous aimons une femme ? Tendresse, bonté, fidélité, de quelle ardente supplication nous les implorons ! Et nous promettons en retour un amour éternel. Mais telles sont les contradictions du cœur : c’est quand il n’a plus à douter, ni à redouter, que noire amour se lasse. Celle que nous savons toute à nous, c’est de tout ce qui devrait nous la rendre chère qu’elle nous devient moins désirable. De combien d’honnêtes femmes n’est-ce pas la douloureuse histoire ? Les plus avisées, qui ont flairé le danger, le conjurent ou l’éloignent en se composant une personnalité d’emprunt. Elles jouent un rôle : ce n’est pas sans une intime souffrance. Quel chagrin de ne pouvoir être elles-mêmes et de ne retenir un amour prêt à s’échapper, qu’en le détournant vers un être dont elles ont pris l’apparence, mais qui n’est pas elles ! Angoissant dilemme qu’il n’y ait pas d’amour sans la sincérité, et que la sincérité soit l’écueil de l’amour.
Cette vue, qui domine l’éternelle comédie, sous quelle forme la traduire au théâtre ? On l’imagine sans peine devenant le sujet d’une pièce psychologique toute en analyse, en conversations plutôt qu’en action, et où il ne se passerait rien, cependant que s’y débiteraient de subtils propos. Et ce ne serait déjà pas si méprisable ! Mais c’est tout autrement qu’a procédé M. Alfred Savoir. Parti d’une idée abstraite, il a trouvé, pour l’extérioriser et la mettre sous nos yeux, un moyen qui est essentiellement « du théâtre. » Dans cette trouvaille réside l’originalité de sa pièce.
Le premier acte, extrêmement brillant, spirituel, mouvant, nous laissera sous l’impression d’une énigme. Un cabinet particulier dans un restaurant de nuit. Il y avait bal à l’Opéra. De sa loge, une femme inconnue, et des plus élégantes, a fait signe à Pierre Rollon. Celui-ci, doux fêtard, a accepté l’aventure, et les voilà sur le canapé classique devant l’obligatoire seau à champagne. Elle, mystérieuse, lointaine avec son accent étranger et l’ironie de son rire, très maîtresse d’elle-même. Lui, bon enfant, pas très fort et surtout pas la tête très forte. Peu à peu gagné par la griserie de sa bonne fortune, et de la griserie glissant à l’ivresse, il se raconte. Il a été officier, a donné sa démission, est maintenant quelque chose comme banquier. Questionné par sa partenaire, il lui fait, avec le même laisser-aller, l’historique de sa vie sentimentale : amours de garnison, liaison à Lunéville... « Avec la femme de votre commandant... » Tiens ! Comment sait-elle cela ? Au fait, il lui semble qu’il ne la voit pas pour la première fois. Un souvenir va-t-il lui remonter à l’esprit ? Mais son cerveau commence à s’embrumer... Pourtant il voudrait savoir qui est cette femme. Un porte-carte, tombé à terre, lui révèle son nom : Irène Salvago, l’étoile de cinéma. Elle, à son tour, par un écho de journal, apprend que Pierre doit se marier le lendemain. Il gravira demain, à midi, les marches de la Madeleine qu’on aperçoit par la fenêtre du restaurant. Formalité sans importance à ses yeux, non pas à ceux d’Irène. Soudain celle-ci change d’attitude : elle a pris son parti, elle brusque les choses. D’un verre de vodka elle achève Pierre, qui tombe assommé dans un lourd sommeil. Puis, ordre à son chauffeur d’emporter cette loque humaine et de ne s’arrêter qu’à Lunéville, où il la déposera devant le bureau de tabac. — Cet acte est charmant de gaieté et de légèreté. La silhouette s’y dessine, à petites touches, d’un parisien falot : animula vagula. Et le désir est entré en nous d’apprendre le mot de l’énigme.
Au début du second acte, le mystère continue. Depuis six mois qu’il est lié avec Irène, Pierre n’a pas réussi à devenir son amant. Mais il a très bien réussi à se ruiner. Il a manqué son mariage ; il s’est brouillé avec son associé ; il est complètement à la côte. Il lui reste à quitter Paris et s’en aller vivre à la campagne avec sa vieille mère... A cette minute précise, et pour la première fois, Irène, qu’il croyait ne plus jamais revoir, vient chez lui. Caprice de femme : elle se donnera ce soir. Elle envoie Pierre chez le restaurateur voisin chercher ce qu’il faut pour une dînette d’amoureux et soudain, rejetant son manteau, changeant sa coiffure, elle redevient, sous nos yeux, celle qu’il y a seize ans Pierre rencontrait à Lunéville, Anna Tripied, couturière. Seize ans de plus, sans doute, mais le même accoutrement, les mêmes manières d’ouvrière provinciale. Stupeur de Pierre, quand il revient avec ses victuailles. Où est passée Irène ? D’où sort l’intruse qui a pris sa place ? Mais chez cet aimable fantoche les étonnements durent peu : une femme part, une femme arrive et c’est la vie. Le difficile pour Anna est de se faire reconnaître : leur courte liaison, la rupture, autrefois, à Lunéville... c’est si loin et ç’a été si banal ! Quant à expliquer pourquoi elle est revenue ce soir, rien de plus simple. Elle a fait des économies : cent mille francs. Alors, elle a pensé à Pierre, qui est banquier, pour qu’il les lui place. Pierre prend les cent mille francs, — le salut pour lui ! — comme il a toujours pris, bon ou mauvais, ce que lui apporte le hasard, sans scrupules et sans embarras ; et il garde Anna, comme il eût gardé Irène : la vie est un songe.
Le lendemain, départ d’Anna, retour d’Irène. La femme de luxe a besoin de cent mille francs pour s’acheter un bijou. Pierre est un homme sans défense : il donne à Irène les cent mille francs d’Anna.
A peine Irène est-elle partie, revient Anna : Irène, Anna... Anna, Irène... l’une chasse l’autre. Que si les deux femmes ne paraissent jamais ensemble, c’est pour la meilleure des raisons. Une fois de plus, Anna se fait humble et dévouée : Pierre, touché par tant de fidélité, jure de renoncer à cette Irène de perdition... A l’instant même, un mot d’Irène l’invite à la rejoindre chez elle. S’il y retourne, Anna est décidée à lui dire un éternel adieu... Ainsi Pierre est ballotté entre ces deux femmes, — qui n’en font qu’une.
Dernier acte. Chez Irène où, connaissant notre Pierre, nous n’avons jamais douté de sa venue. Au tour d’Irène d’exiger qu’il renonce à Anna. Elle lui dicte la même letlre.de rupture qu’elle a reçue de lui jadis à Lunéville. Tout de même, c’en est trop. Pierre se révolte. Comme tous les faibles, c’est un impulsif.il tire sur Irène. Et l’heureux coup de pistolet ne lue personne, si ce n’est le fantôme qui s’est joué de ce dormeur éveillé en lui cachant le vrai visage de la maîtresse tendre et fidèle.
Irène, c’est tout le factice et le convenu dont une femme peut se parer : richesse, luxe, murmure de la renommée et ce prestige que prête la notoriété. El c’est aussi tout le mauvais de la femme coquetterie, égoïsme, ruse, perversité. Anna, c’est tout ce qui fait de la femme un être d’abnégation et de dévouement, et qui met dans la tendresse de celles mêmes qui ne sont qu’amantes quelque chose de maternel. Ces deux natures qu’une femme porte en soi, l’auteur en a fait deux êtres qui nous apparaissent à tour de rôle. Ainsi il a rendu sensible aux yeux le tourment d’une femme qui veut être aimée pour son être réel, non pour une image fabriquée où elle-même ne se reconnaît pas. Le drame eût-il pu être plus poignant, si le personnage de l’homme eût été moins flou et son caractère moins inexistant ? Ne gâtons pas notre plaisir, et applaudissons sans réserve une œuvre qui reste, même après Marivaux, d’une invention si originale et d’une si heureuse nouveauté,
Mme Simone joue en grande comédienne le double rôle d’Irène-Anna. Comme elle change de costume en un tournemain, elle passe avec une souplesse merveilleuse des grâces énigmatiques de la cosmopolite Salvago, à la gentillesse simplette de la petite provinciale de chez nous. Peut-être pousse-t-elle un peu trop au comique son second personnage ; mais nous sommes au théâtre, où il faut souligner les contrastes. Elle a un partenaire digne d’elle en M. Jules Berry qui, surtout au premier acte, joue avec une rare finesse le rôle de Pierre. M. Joffre est excellent en maître d’hôtel philosophe.
RENE DOUMIC.