Revue dramatique - 14 février 1914

Revue dramatique - 14 février 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 19 (p. 935-946).
REVUE DRAMATIQUE


THEATRE DE L’AMBIGU : La Danse devant le miroir, pièce en 3 actes, de M. François de Curel. — THEATRE-ANTOINE : Un Grand Bourgeois, pièce en 3 actes, de M. Emile Fabre. — GYMNASE : Les Cinq messieurs de Francfort, pièce en 3 actes, de M. Rœszler, traduction de MM. Lugné-Poë et Elias.


Il y a longtemps que M. François de Curel n’avait rien fait représenter. Tous les lettrés le regrettaient. Dans la littérature dramatique de ces vingt-cinq dernières années, il n’y a pas d’œuvre plus originale et souvent plus intéressante que la sienne. Je me souviens de l’effet que produisirent ses premières pièces. C’était aux beaux temps du Théâtre-Libre. Il n’y avait guère de rapports entre l’esthétique du lieu et celle de l’Envers d’une sainte ou des Fossiles, qui en était même exactement le contraire. Le Théâtre-Libre avait été inventé pour installer sur la scène la réalité la plus plate, la plus vulgaire et la plus quotidienne ; c’était le triomphe du réalisme, la glorification du trivialisme ; décor, dialogue, jeu des acteurs, tout était à l’avenant : on sortait de là avec une âme de parfait concierge. A quoi songeait-il de nous donner soudain ce théâtre étrange, déconcertant, qui ne ressemblait à rien de ce qu’on avait entendu là et ailleurs, et dont le premier caractère était de jeter le défi à toute réalité ? C’était romanesque et romantique, éloquent, déclamatoire, brillant, brillante, puissant, violent, profond, échevelé. L’admiration de quelques-uns alla tout de suite au délire ; nul ne resta indifférent. On avait eu ce sursaut, cette émotion, ce coup au cœur que donne la révélation d’un art très personnel. Les pièces qui suivirent, l’Invitée, le Repas du Lion, la Nouvelle Idole, tinrent toutes les promesses de leurs aînées et établirent sur des bases larges et solides la renommée de M. de Curel. Je ne crois pas qu’aucune d’elles, — et je le dis, sauf erreur, — ait eu un grand nombre de représentations. Mais c’est le sort commun des pièces qui s’adressent aux délicats et passent un peu au-dessus de la foule.

M. de Curel est d’abord et incontestablement un homme de théâtre. On lui a souvent objecté que ses sujets étaient des sujets de romans plutôt que de pièces de théâtre et qu’il eût mieux fait de les traiter sous forme de romans. On ignore qu’il avait commencé jadis par écrire des romans, et que ces romans diffus et obscurs étaient parfaitement illisibles ; il a bien fait de renoncer à un genre qui ne lui convenait pas : il a besoin de la discipline du théâtre, qui le force à condenser sa pensée, à ramasser ses effets. Il excelle, dès le début d’une pièce, à poser la situation, nettement, vigoureusement : il sait lancer le drame à toute allure. Il n’hésite pas à pousser une situation jusqu’au bout. Il a des scènes d’une hardiesse surprenante où tout de suite il empoigne son auditeur et, sans souci de ses résistances, le mène où il veut. Il a le goût des idées, et je ne crois pas qu’il ait jamais écrit une pièce pour écrire une pièce, mais chaque fois il a cru qu’il avait quelque chose à dire. Il s’est attaqué aux problèmes les plus ardus de la philosophie, et, la philosophie ne lui suffisant pas, il y a ajouté la sociologie. Dans la Nouvelle Idole il a secoué énergiquement ce moderne fantôme à effrayer les gens : la Science. Dans le Repas du lion, il a mis à la scène non pas un socialiste, ni des socialistes, mais le Socialisme. Il prend volontiers pour personnage principal un être de raison, une entité. Dans la Fille Sauvage, son héroïne c’était l’Humanité, à moins que ce ne fût la Civilisation. Dans l’audacieux raccourci d’une soirée il faisait tenir toute l’histoire de l’humanité, depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours. Tout à la fois il exposait l’œuvre de la civilisation et il lui faisait son procès. Trop est trop ; c’est le défaut chez M. de Curel qu’il ne fait pas bien le départ entre l’originalité et la singularité et ne sait pas s’arrêter au point au-delà duquel un public même lettré, même délicat, même raffiné, se lasse et se décourage. Autant que les questions de philosophie générale, les problèmes d’une psychologie aiguë le tentent. Dans l’Envers d’une sainte, il mettait à la scène une femme qui, s’étant enfermée dans un couvent, y avait enfermé avec elle sa jalousie et l’avait conservée intacte pendant des années, n’ayant pas eu ce divertissement de la vie mondaine qui chaque jour use un peu nos passions et, comme un fleuve qui ronge le rivage, emporte un peu de notre sensibilité, de notre personnalité, un peu de nous. C’est, sans contestation possible, un des plus pénétrans « essais de psychologie » qu’il y ait dans le théâtre contemporain. Quelques années plus tard, M. de Curel faisait représenter l’Amour brode sur une scène pourtant habituée aux subtilités de l’analyse, puisque c’était la Comédie-Française, où on n’a pas cessé de jouer, — quoiqu’on les joue trop rarement pour le ravissement du public, — Marivaux et Musset. Ce marivaudage exaspéré mit en déroute les meilleures volontés : je m’en souviens, j’y étais. Au bout de quelques scènes, il nous devint parfaitement impossible de suivre ces personnages quintessenciés dans leur course folle au fin du fin.

Et M. François de Curel est encore un poète. Peut-être est-il surtout un poète, un poète qui écrit en prose pour la scène : et c’est même, à mon avis, cette association qui explique la plupart des mérites et des défaillances de ce théâtre tour à tour ou tout à la fois magnifique et décevant. Poète, M. de Curel a de ces larges, amples, éclatantes images qui se déroulent et s’organisent en symboles : ainsi, dans les Fossiles, ces deux comparaisons, qui se font antithèse, de l’aristocratie avec une forêt aux cimes orgueilleuses et de la démocratie avec une mer aux vagues toutes pareilles. Et il a, dans le dialogue, à chaque instant, des phrases harmonieuses et pleines de sens qui font penser et qui font rêver. On est à cent lieues de la conversation courante ; pas un instant on n’a l’impression de la réalité ; mais on goûte cette langue savoureuse et drue, on fait effort pour suivre le travail d’une pensée qui n’est jamais indifférente. Tel est le cas, vraiment très particulier, de ce théâtre : les jours même où on croit que l’auteur s’est trompé, on convient qu’il s’est trompé comme lui seul pouvait le faire, et que c’est encore une belle et noble erreur et qui laisse loin derrière elle la réussite de beaucoup d’autres.

Certes la Danse devant le miroir n’est pas une pièce de théâtre selon la formule, pas plus que ne l’était le Chèvrefeuille de M. d’Annunzio : quoique les deux œuvres n’aient entre elles aucune espèce de rapport, c’est pourtant un même genre de plaisir qu’on y peut trouver. C’est ici une pièce à deux personnages, l’un et l’autre épris et même éperdus d’analyse morale. Cela se passe où il vous plaira, entre qui vous voudrez, en dehors des pays et des temps. C’est une leçon de psychologie dialoguée. Il faut l’entendre dans les mêmes dispositions où on serait pour assister au cours d’un maître très subtil, exigeant, pour qu’on le comprenne, cet effort d’attention et cette gymnastique d’intelligence qui avive le plaisir, et surprenant son auditoire par les ressources d’une invention psychologique sans cesse renouvelée et fertile en trouvailles imprévues.

Une chambre de jeune fille. Régine, qui vient de se lever, a passé la nuit à pleurer : elle se tamponne encore les yeux avec son mouchoir. Sa cousine, Louise, femme de trente-cinq ans, entre, un journal à la main. De toute évidence, elle voudrait en lire tout haut un écho sensationnel. Mais Régine ne lui en laisse pas le temps et, à grand flot de paroles, lui conte l’aventure qui a provoqué le flot de ses larmes. Elle aime Paul Bréan, ou elle l’aimait, comme ne l’ignore pas sa cousine. Depuis des mois, ayant reconnue des signes certains que le jeune homme partage ses sentimens, elle attend la déclaration, l’aveu, la parole décisive qui les liera l’un à l’autre. Combien de fois a-t-elle senti que cette parole était sur les lèvres de Paul ! Et pourtant, il ne l’a jamais prononcée. Hier enfin, lisant dans les yeux de cet amoureux, pensif et muet, une suprême détresse, elle a résolu de brusquer les choses ; et le soir elle est allée le trouver chez lui, prête à tout ce qu’il faudrait pour empêcher que l’homme aimé eût du chagrin. Or qu’a-t-elle trouvé en arrivant ? Une femme entre les bras de Paul, et dans une simplicité d’appareil qui ne laissait place à aucun doute ! Elle s’est sauvée, l’âme en révolte, indignée, écœurée… C’est alors que Louise, profitant d’un instant de silence, peut enfin lire l’entrefilet de journal : on annonce aux faits-divers que M. Paul Bréan s’est jeté cette nuit dans la Seine, et qu’il a d’ailleurs été repêché par de braves mariniers.

Quelques instans après, arrive Bréan lui-même. Il est un peu pâle, un peu défait et, si j’ose dire, vanné, comme il arrive lorsqu’on vient de passer une nuit agitée. Mais, en somme, il ne s’en porte pas plus mal : sa noyade n’a été qu’une baignade. Régine lui fait un médiocre accueil, où il entre de la jalousie, car il s’est tué pour une autre, et du mépris, car il s’est manqué ! Elle croit, en effet, que Paul s’est tué pour la jeune personne qu’elle a surprise entre ses bras. Erreur et candeur ! lui répond le noyé. Puisqu’elle était dans la posture où vous l’avez vue, je n’avais donc aucune raison de me tuer pour elle. Ainsi raisonne, et raisonne très bien, cet échappé des eaux de la Seine. Et il explique la présence de cette bonne fille auprès de lui par des considérations auxquelles une jeune fille bien élevée peut très bien n’avoir pas pensé. « Vous n’avez pas appris que l’amour, après nous avoir emportés dans le ciel, glorieux et purs comme des anges, nous précipite soudain sur le sol, changés en fauves exaspérés, et que dans ce délire où l’animal succède au dieu, nous trouvons une âpre et triste volupté à traîner dans la fange le dieu qui n’a pas su rester maître de nous. » On voit tout de suite que les personnages de M. de Curel ne parlent pas le langage de tout le monde. Mais c’est leur langage : ils se comprennent. Régine comprend que Paul l’aime, et que, résolu à se tuer, il a occupé comme il a pu sa dernière soirée. Elle a probablement lu Rolla, et se souvient que Jacques Rolla, ayant dissipé en deux ans un joli patrimoine, a passé sa dernière nuit avec une fille de joie : ce qui vaut à Voltaire une sévère remontrance. Puisque Paul l’aime et qu’il est ruiné, eh bien ! qu’il l’épouse et qu’il travaille ! Mais travailler, c’est ce que Paul n’accepte à aucun prix : le travail n’entre pas dans ses plans d’existence. Il peut épouser une femme riche, et Régine est riche, très riche. Oui, mais c’est précisément parce qu’elle est très riche qu’il ne peut l’épouser. C’est une impasse, comment en sortir ?

Il y aurait un moyen, suggère Régine. Supposons que je sois flétrie, déshonorée. Je serais venue me réfugier auprès de vous. Vous m’auriez recueillie, sauvée. Voilà une attitude chevaleresque et qui arrangerait tout. Nous serions deux parias, l’humanité tout entière nous repousserait et nous nous unirions à la face de l’humanité tout entière : voilà qui ne serait pas banal et qui offrirait à deux âmes romantiques une perspective de jouissances infinies et rares. Eh bien, mais ! sa visite d’hier soir est en effet quelque chose d’assez compromettant. Si cela venait à se savoir, Régine serait perdue de réputation. Paul voit bien qu’il lui rend service en l’épousant… Et Paul en convient. Il épousera. Il le promet. Mais il le promet d’une drôle de manière et d’un air bizarre. Il a un ricanement sarcastique. Il a des mots étranges : « Le tour est joué… Ne faites donc pas l’innocente… Vous m’avez pris pour dupe. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Régine reste atterrée. Elle se demande : Que signifie ce brusque changement d’attitude ? Quelle idée saugrenue lui a passé par l’esprit ? Qu’est-ce qu’il a pu croire ?

Ce qu’il a cru ? La cousine Louise l’explique tout de suite. Paul croit que Régine est enceinte, qu’il lui faut, et d’urgence, un auteur responsable et que c’est la raison, l’impérieuse raison de sa visite précipitée d’hier soir… Du tout, riposte Régine, et tu n’y comprends rien. Paul Bréan a de la noblesse dans l’âme : il éprouve des scrupules à faire un mariage disproportionné, et il veut se faire prier. — Il faut le mettre à l’épreuve. Régine lui dira qu’en effet elle a été séduite. Ou plutôt, parce que cette confidence est tout de même un peu scabreuse, la cousine Louise la fera à sa place. On verra comment se comporte Paul et ce qu’il convient de décider.

Voilà donc les deux protagonistes que le drame va mettre aux prises. N’avais-je pas raison de vous dire qu’ils ressemblent peu aux êtres que nous avons coutume de rencontrer dans la vie et surtout à ceux que nous avons plaisir à y rencontrer ? Qui sont-ils ? A quel monde appartiennent-ils ? A quel milieu social et moral ? Lui, nous le connaissons à peu près. C’est le propre-à-rien du beau monde, le beau ténébreux, le viveur triste, le fêtard mélancolique, le décavé à idées noires, le suicidé qui se manque et se fait de son suicide manqué un moyen de séduction. Mais elle ? Une jeune fille, nous dit-on. Où et comment vit-elle ? A-t-elle encore ses parens ? La cousine Louise est-elle son unique et facile chaperon ? Est-ce un type de la jeune fille d’aujourd’hui, émancipée, américanisée et qui ne laisse plus guère à faire à la jeune fille de demain ? L’auteur ne nous en dit rien. Cela se passe dans le bleu, ou plutôt dans le noir. Car le point de départ est des plus pénibles, des plus fâcheux et des plus désobligeans. Je songe moins encore ici à la visite nocturne de la jeune fille, qu’à l’hypothèse dont s’est tout de suite avisé Paul, comme de la plus simple, de la plus plausible, de la plus admissible qui soit au monde. Un jeune homme aime une jeune fille ; et quand cette jeune fille lui avoue qu’elle l’aime et qu’elle souhaite de l’épouser, aussitôt il imagine qu’elle est enceinte et qu’elle veut faire contresigner une paternité accidentelle ! Dans quelles âmes de boue peut avoir surgi une aussi ignominieuse supposition ? Et quel thème à discussion pour les deux actes qu’il nous reste à entendre !

Donc la cousine Louise se rend chez Paul pour lui faire la commission dont Régine l’a chargée. Elle le trouve étendu sur un sofa et en train de broyer du noir. C’est assez la posture qui convient à ce jeune homme qui n’est pas du tout un homme d’action. Devant la douleur qu’il éprouve à entendre le récit mensonger de la jeune femme, celle-ci, qui a bien raison, s’empresse de le détromper : Régine est pure. Vous vous attendez que Paul va bondir de joie et courir se jeter aux pieds de celle que rien ne l’empêche plus de prendre pour femme. Nullement. C’est le contraire qui arrive. Et désormais ce sera toujours ainsi. Il arrivera toujours le contraire de ce qui devrait arriver. Ce sera le rythme même de l’action et la cadence du dialogue. Dès que l’obstacle auquel ils se heurtaient aura disparu, ces étranges dialogueurs, au bleu de se réjouir, se désoleront. Dès qu’ils seront délivrés d’une inquiétude, aussitôt ils en imagineront une autre pour s’y replonger. L’incident ou le mot libérateur sera justement celui qui les précipitera dans un nouvel océan d’incertitude d’où ils n’émergeront que pour s’y abîmer de nouveau. Ce sera ainsi un perpétuel va-et-vient, un jeu de bascule, une oscillation de balançons une allée et venue de montagnes russes, un incessant mouvement de flux et de reflux, un roulis de reviremens, un tangage de contradictions qui causera au spectateur un insupportable malaise.

Puisque Régine est pure, Paul ne veut plus l’épouser. Il est probablement, depuis qu’il y a des hommes et qui se fiancent, le premier fiancé qui refuse d’épouser sa fiancée parce qu’elle n’a pas fauté. Tout ce que la cousine Louise obtient de lui, c’est qu’il fera semblant de croire que Régine est enceinte et qu’il joue auprès d’elle le rôle de sauveur. Ce sont des gens qui ont besoin de jouer tout le temps un rôle, et un rôle qui change d’acte en acte et de scène en scène, ce qui ne laisse pas de nuire beaucoup à l’unité de leur personnage. La bonne cousine Louise, égarée parmi ces incorrigibles comédiens, en fait la juste remarque. « Enfans trompeurs et sincères, tous deux vous déclamez des rôles. Mais d’où vient qu’à tout bout de champ vous vous évadez du programme ? Quel personnage invisible traverse la scène et vous fournit des répliques si belles que, si vous avez l’audace de les prendre, le reste de la pièce ne paraît plus qu’une farce grossière ? Oui, décidément, deux comédiens, mais avec un mystérieux associé. Votre amour, un vaudeville avec l’idéal pour souffleur. » Elle non plus, la complaisante cousine Louise, elle ne parle pas un langage très simple. La préciosité est une contagion dont on se défend mal dans une telle compagnie. Mais nous lui savons gré de partager un agacement qui commence à nous gagner. Ces enfans, plus trompeurs que sincères, qui est-ce qu’ils trompent ici ? Où commence, où finit leur sincérité ? On s’embrouille dans ce cabotinage.

Paul s’en va, Régine entre : « Il sait ta faute et consent à t’épouser, lui dit sa cousine. — Ah ! fait la jeune fille, il sait que je suis coupable, et il m’épouse ! Le pleutre ! — Mais non, reprend la cousine interloquée, je lui ai dit la vérité, non pas le mensonge dont nous étions convenus, mais la vérité vraie… — Ah ! repart aussitôt la jeune fille, il me sait innocente, et il m’épouse ! Le misérable ! » C’est à désespérer… La cousine commence à n’y rien comprendre, et nous, qui ne sommes pas de la famille, il y a longtemps que nous avons cessé d’y voir clair. Voici que maintenant Régine machine un autre stratagème. Elle va démentir sa cousine, affirmer que celle-ci mentait quand elle disait la vérité et disait la vérité quand elle mentait. Ainsi fait-elle. Dans une nouvelle entrevue avec Paul, elle recommence à parler de sa grossesse, cette fois en insistant, appuyant sur les détails physiologiques, calculant les mots, étalant tout le manège d’un accouchement clandestin. Tant et si bien que Paul lui crie : « Vous êtes ignoble ! » et que, ravie de cette exclamation, elle soupire, à part elle, en extase : « Il m’aime ! » Un aveu d’amour peut s’exprimer de bien des manières, et il est toujours délicieux à un cœur de femme. On pourrait croire que sachant enfin ce qu’elle veut savoir, et puisqu’elle est aimée de celui qu’elle aime, Régine va mettre un terme à ce jeu lassant et énervant, rassurer le jeune homme et finir la comédie. Mais alors elle ne serait plus elle-même, et, rentrant dans le bon sens et la raison, elle n’aurait plus de raison d’être.

Au troisième acte, le jour du mariage. Es sont depuis un mois à la campagne, dans une propriété de Normandie. Ils se font des scènes tous les jours, s’en désespèrent et s’en réjouissent, s’en désolent et ne peuvent s’en passer ; amoureux de plus en plus romantiques, ils ont besoin d’une atmosphère d’orage et soupirent après les orages désirés. Paul a juré qu’il épouserait et se tuerait incontinent. Régine a trouvé dans sa chambre un revolver posé auprès d’une enveloppe dont elle a lu la suscription : « A ma femme. » Donc il se tuera. Et elle a trouvé, dans le courrier, une carte postale d’un hôtelier répondant à une demande d’appartement pour lune de miel. Donc il ne se tuera pas. J’abrège. La cérémonie nuptiale a eu lieu. Régine a dit à son mari toute la vérité, — enfin ! — rien que la vérité, une vérité où il n’y a plus de mensonge. Enfin ils sont sûrs d’eux-mêmes ! Ils s’aiment, il n’y a plus place pour le doute, pour le soupçon, pour l’inquiétude. Alors Paul Bréan se tue. Et cette fois il ne se manque pas. Et pour la première fois il fait ce qu’il devait faire. Cette absurdité est d’une parfaite logique. Du moment que ces deux êtres n’ont plus à se torturer l’un l’autre, ils n’ont plus rien à faire ici-bas : ils n’ont qu’à disparaître… Ainsi les premières clartés du jour dissipent les ombres de la nuit : les fantômes du cauchemar s’évanouissent.

Qu’est-ce que l’auteur a voulu dire ? Car il est inadmissible qu’un écrivain de cette valeur se soit proposé uniquement de soumettre nos nerfs à une rude épreuve et de les porter à leur maximum de tension. Il y a une idée dans la Danse devant le miroir, une idée ingénieuse et profonde, et même une idée claire : ne feignons pas de ne pas l’apercevoir. Les deux héros de M. de Curel sont les héros et les victimes de la recherche psychologique. L’un et l’autre, elle surtout, ils sont les crucifiés de l’analyse morale. Elle a voulu savoir ce que pense et ce que sent vraiment, peut-être à l’insu de lui-même, celui qui prétend l’aimer. C’est à la poursuite de cette découverte qu’elle s’est acharnée, affolée, comme d’autres l’ont fait avant elle et qui y ont échoué pareillement. Car c’est une vieille histoire et les anciens en avaient fait le mythe délicieux et amer de Psyché : « Louise. L’âme ressemble à une forêt qui, de loin, forme un bloc verdoyant et superbe : essaie d’y pénétrer et les ronces t’arrêtent, les lianes t’entravent, les épines te déchirent, tu vas, tu viens dans le dédale des sentiers boueux. Tu es perdue ! — Régine. Il faut donc se tenir à distance ? — Louise. Oui, certes, lorsqu’il s’agit de l’âme du bien-aimé. A la rigueur, on déchiffre ses parens, son confesseur, un bonhomme quelconque, mais espérer connaître son amoureux, c’est folie ! Dans les rafales des tempêtes se poursuivent encore les ombres des amans qui se sont en vain cherchés pendant la vie. Malheur à celui que la passion conduit à explorer une âme ! Moi-même, plus d’une fois, j’en ai fait la dure expérience, et, pas mal de siècles avant ma naissance, Psyché l’avait faite aussi. » Il faut se résoudre à ignorer certaines choses. Il faut se résigner à ne pas tout comprendre. Un peu de simplicité ! Un peu de confiance ! Un peu d’aveuglement volontaire… D’où vient que cette recherche de la vérité soit plus difficile en amour ou plus dangereuse que dans tout autre sentiment ? C’est que celui qui veut se faire aimer cherche à se faire voir sous le jour le plus favorable et prend une physionomie d’emprunt ; celui qui aime n’aperçoit l’objet de sa passion qu’à travers le mirage de cette passion : c’est un double cabotinage… Mais cela va recommencer. Il est sage de nous en tenir là.

M. François de Curel est un écrivain admirablement doué pour le théâtre et qui passe son temps à ne pas nous donner les pièces que nous attendons de lui et qu’il est si capable d’écrire. Mais il ne veut pas admettre que chaque genre ait ses règles, ou ses exigences, ou ses limites, ou ses conditions, et qu’il faille en tenir compte. Il prétend ne relever que de lui seul et non du public. Il ignore tout ce qui n’est pas sa fantaisie personnelle. C’est son erreur et que nous avons peine à lui pardonner, en songeant à ce qu’il en coûte à lui-même et à nous. L’art a ses lois impersonnelles, durables, fondées en raison, dont nul ne s’est jamais affranchi sans dommage, et dont les plus grands écrivains, en s’y soumettant, ont reconnu la bienfaisance.

Mme Simone est pour le rôle compliqué et irritant de Régine une interprète excellente. Mme M égard prête à celui de la bonne cousine Louise la douceur inutilement apaisante qui convient. Et M. Garry fait de louables efforts pour donner au personnage de Paul Bréan, deux fois suicidé, une attitude supportable. Mais ce n’est pas commode. Et il faut avouer que la tâche est rude de prêter une apparence de vie à des personnages si violemment irréels.


Bourgeois, mes frères, j’espère pour vous que vous êtes de petits bourgeois, tout petits, encore plus petits. Et c’est la grâce que je vous souhaite. Car depuis que j’ai vu la pièce de M. Emile Fabre, je sais ce que c’est qu’un grand bourgeois : c’est à faire frémir. M. Matignon a quarante millions. Remarquez bien ce chiffre : il est rassurant. Car si la grande bourgeoisie ne commence qu’au quarantième million, c’est donc qu’il y a encore de la place en France pour beaucoup de braves gens. Le multimillionnaire Matignon a des gisemens de minerais en Algérie, et, pour les mettre en valeur, sollicite du gouvernement une concession de chemins de fer. Il y a toujours, dans les pièces de M. Fabre, des questions d’affaires, d’argent et déchiffres, qui sont là pour accuser le lien avec la réalité. N’insistons pas ; car les affaires sont les affaires, mais elles ne sont pas le théâtre. Ce qui nous intéresse, même dans ce milieu d’affaires, c’est le drame intime. Matignon a un fils et une fille. Pour ce fils toutes les complaisances et toute la fortune. Pour cette fille, Frédérique, rien que des rebuffades et pas de dot. Frédérique aime le jeune Thallier. Donc son père la promet à Élie Spark, qu’elle n’aime pas, qui est vieux, qui est laid, qui est Anglais, qui est dans les affaires, au lieu d’être jeune, joli et ingénieur. Mais Matignon a engagé sa parole, il a formulé sa volonté : j’ai dit !

Le second acte nous montrera, avec un luxe de détails, et des plus circonstanciés, ce que c’est qu’un intérieur de grande bourgeoisie au XXe siècle. Mme Matignon ayant accepté de plaider auprès de Matignon la cause de Frédérique, nous allons faire connaissance avec le passé de cette dame : c’est un plongeon que nous faisons dans la boue. D’abord, Frédérique n’est pas la fille de Matignon : Matignon le sait, et c’est ce qui explique qu’il n’ait pas un cœur de père pour cette fille qui n’est pas sa fille. Mais cette première faute de Mme Matignon n’est rien auprès de l’ignominie où elle vient de glisser : elle est devenue la maîtresse d’un jeune souteneur pour qui elle a vendu ses bijoux et remplacé par des perles fausses et des pierres en imitation ses joyaux de famille. Tels sont les dérèglemens des grandes bourgeoises. La vie que mènent les femmes de la grande bourgeoisie est une vie de bâtons de chaise. Que si Mme Matignon continue de faire de l’opposition aux décisions de son mari, Matignon entamera un procès en divorce, et ce sera un joli scandale. C’est ce qu’on appelle du chantage. Les grands bourgeois pratiquent le chantage en famille. Frédérique entre à cet instant, surprend l’attitude gênée de ses parens, devine à l’embarras de sa mère qu’il y a un secret, que c’est le secret de sa vie et qu’on le lui cache. Ici commence une scène qui s’annonçait comme très belle. Vingt années durant, cette jeune fille a courbé la tête, subi l’injustice, accepté d’être, elle l’innocente, traitée en coupable. L’heure est venue pour elle de réclamer ce qui lui est dû, c’est-à-dire la vérité, quelle qu’elle soit. Devant l’énergie et la noblesse de sa révolte, le père s’expliquera, ou s’excusera, ouvrira ses bras à sa fille ou dira pourquoi. Mais la scène, après un début de belle allure où nous avions senti passer un souffle d’humanité, tourne court. Frédérique annonce qu’elle entrera au couvent. Et Matignon accepte ce sacrifice. Car les grands bourgeois sont aujourd’hui ce qu’étaient autrefois les gentilshommes et reprennent à leur compte toutes les erreurs qui ont amené la Révolution : le couvent leur est un excellent moyen de garder toute la fortune pour le fils, héritier du nom.

Matignon, dans sa complaisance pour Matignon fils, a compté sans Matignon père de Matignon. Ce grand-père Matignon a été communard. Enfin voici un honnête homme dans la pièce ! Par une série de combinaisons, un peu compliquées pour nos simples intelligences mais auxquelles résiste sa solide caboche, il déjoue les calculs de Matignon père, dérange les plans de Matignon fils, et marie, avec celui qu’elle aime, sa petite-fille, — qui d’ailleurs n’est pas sa petite-fille et n’a dans ses veines pas une goutte de son sang. Ce vieux communard relève d’apoplexie et est toujours à l’instant d’y retomber, en sorte que nous craignons de minute en minute qu’il n’ait pas le temps d’accomplir son œuvre libératrice. Enfin il y arrive et tout s’arrange. Mais nous sentons bien que ce dénouement à la Capus est une concession que fait l’auteur à notre sensibilité, et cela nous donne beaucoup à penser. Tout finit bien dans cette famille grandement bourgeoise ; mais c’est parce que nous sommes au théâtre ; dans la réalité, les grands bourgeois vont jusqu’au bout de leurs ténébreux desseins, parce qu’ils n’ont pas tous, pour les rappeler au devoir, un brave homme de père qui a été dans la Commune.

La nouvelle pièce de M. Emile Fabre n’est certes pas dépourvue de qualités. Elle a de la vigueur ; elle en a avec affectation, avec excès. Elle a doubles muscles. On y retrouve cette manière âpre qui a fait le très légitime succès des œuvres précédentes de M. Fabre. Je crois néanmoins que dans celle-ci il a passé la mesure. La vie est plus complexe, l’observation veut plus de nuances. Encore une fois, je ne conteste pas la vigueur de l’écrivain ; mais c’est celle de l’homme qui frappe vigoureusement sur une tête de Turc.

Matignon, c’est Gémier, raide, sec, cassant, glacial. Matignon, grand-père, c’est Mosnier, toute rondeur et toute bonhomie. Mlle Sylvie a dessiné avec beaucoup d’art la physionomie de l’infortunée et non résignée Frédérique.


Dans Francfort autrefois vivaient cinq messieurs qui avaient fait dans une maison de la Judengasse de belles affaires de banque. Leurs affaires s’étant étendues, ils avaient fondé des succursales à l’étranger et étaient allés s’établir dans les diverses capitales de l’Europe. Le jour où l’aîné de ces messieurs, le chef de famille et de banque, Salomon, leur donne rendez-vous dans la vieille maison familiale où vit toujours l’aïeule, ils ne doutent pas que ce ne soit pour une nouvelle d’importance. Ils ont bien deviné : c’est pour leur annoncer qu’ils sont nommés barons. Comme les cadets de Gasgogne, ils sont tous barons. Un bonheur ne vient jamais seul. Le grand-duc a besoin d’argent. Salomon se propose de lui en prêter, à condition qu’il épousera, lui grand-duc, la fille et nièce de ces messieurs de Francfort. Le grand-duc trouve la proposition un peu insolente ; mais n’ayant d’ailleurs pas d’autre moyen de sortir de l’embarras où sont les finances du vieux duché, il vient à la Judengasse demander la main de la jeune fille… qui refuse. Les prestiges de la naissance ne l’éblouissent pas et elle leur préfère de bonnes réalités sonnantes et trébuchantes. C’est une jeune fille sérieuse. Cette histoire d’argent et d’amour, ce joyeux conte de fées où brillent et tintent gaiement les écus, est mis à la scène avec une bonhomie et une lenteur qui reposent d’autres spectacles moins rassis, moins innocens, moins familiaux, et ces qualités de tout repos en ont fait le succès chez nous comme à l’étranger.

M. Guitry et M. Lugné Poë sont l’un et l’autre du comique le plus différent et le plus divertissant. La pièce est montée avec goût. Décors, costumes, accent, tout s’harmonise en un ensemble pittoresque et savoureux.


RENE DOUMIC.