Revue dramatique - 14 février 1912

Revue dramatique - 14 février 1912
Revue des Deux Mondes6e période, tome 7 (p. 913-923).
REVUE DRAMATIQUE


GYMNASE : L’Assaut, pièce en trois actes de M. Henry Bernstein. — THEATRE-ANTOINE : Les Petits, pièce en trois actes de M. Népoty.


L’an dernier, à l’issue de la saison dramatique, j’ai cru devoir réclamer ici-même contre la « brutalité » qui semblait devenue la caractéristique de notre théâtre. J’indiquais les dangers que cette tendance faisait courir à l’art lui-même, sachant qu’on a peu de chances de se faire écouter, quand on ne parle qu’au nom de la morale et de la décence. Et, puisque les auteurs déclarent volontiers ne relever que du public, je signalais dans le public une lassitude, un dégoût des spectacles vulgaires et pénibles, un désir d’être moins continuellement humilié par le genre de plaisirs dont le régalaient plusieurs de ses fournisseurs attitrés. Je ne m’étais pas trompé. Un mouvement de réaction commence à se dessiner. Les auteurs ont compris, du moins peut-on l’espérer, qu’ils étaient allés jusqu’à l’extrême limite, c’est-à-dire qu’ils l’avaient dépassée. L’un de ceux dont l’œuvre nous avait fourni quelques-uns de nos plus frappans exemples, M. Henry Bernstein, vient de faire un effort manifeste, non pour changer, mais pour modifier sa manière dans la mesure du possible. L’Assaut témoigne d’intentions, dont la critique a tenu grand compte à l’auteur et dont il n’est que juste de le féliciter très sincèrement.

C’est encore une pièce politique, ou du moins une pièce qui a pour principal personnage un homme politique. Il y a ainsi des courans ou des modes au théâtre. Les écrivains ne se donnent pas le mot ; on les accuse de se copier les uns les autres, mais on a tort ; la vérité est qu’ils subissent une même influence, celle du milieu et du moment. Chez les romantiques on était artiste et bâtard, dans le théâtre de Scribe on était colonel, et dans celui d’Augier bourgeois parvenu. Nous avons eu tout un lot d’explorateurs irrésistibles et de contremaîtres géniaux. L’heure théâtrale est aux politiciens. Rien de plus naturel. Ils sont nos maîtres. La presse leur fait une publicité qui dépasse celle même des artistes du chant et de la danse. La chronique scandaleuse, qui est le fond de nos conversations, est abondamment défrayée par leurs faits et gestes. Le théâtre les guette. C’est du reste leur métier d’être en représentation et de jouer un rôle. Et, des tréteaux de la politique à ceux de la scène, la transition se fait le plus simplement du monde.

Depuis la Vie publique de M. Émile Fabre, jusqu’aux Favorites de M. Capus, nous avons eu tout un cycle de comédies nous montrant le politicien dans l’exercice de ses fonctions. Une autre catégorie de pièces nous le présente dans son intérieur, dans sa vie de famille, dans son domestique : ce sont, comme on aurait dit vers 1840, « Nos honorables chez eux. » Le modèle du genre a été donné, la saison dernière, par M. Paul Bourget dans son Tribun. Ce beau drame est trop récent, et surtout il était de trop fière allure, pour que le souvenir ne s’en impose pas au spectateur. En écoutant l’Assaut, on est d’autant plus frappé de certaines analogies que les deux pièces ont pour le premier rôle même interprète. C’est M. Guitry qui est dans le Tribun le ministre d’aujourd’hui, et dans l’Assaut le ministre de demain. Or, il n’y a pas deux façons d’imaginer le passage aux affaires de M. Guitry. Son ministère ne peut être, lui aussi, qu’un grand ministère ; étranger aux compromissions misérables, aux marchandages, et aux luttes mesquines des partis, il réalise la plus chimérique des utopies : l’union de tous les braves gens. C’est le gouvernement fort et pourtant libéral, autoritaire sans être oppressif, qu’au surplus nous connaissons pour l’avoir rencontré dans toutes les déclarations ministérielles. Une politique intègre, énergique et surtout généreuse, est la seule politique qu’on puisse prêter à M. Guitry. C’est aussi bien la politique de Mérital, le protagoniste de l’Assaut. À vrai dire, il n’est pas encore au pouvoir. Il est seulement le chef d’un parti actif et grandissant auquel appartient l’avenir. Ce parti, qu’il a inventé, il le baptise devant nous : ce sera le « parti social. » Ce vieux vocable, qui déjà faisait sourire sous la Monarchie de Juillet, lui plaît parce qu’il vient de Lamartine. La politique telle que la conçoit cet excellent homme, sous la troisième République, confine à la poésie. Je vous dis qu’aux prochaines élections nous voterons tous pour Guitry.

Encore une mode du théâtre actuel : le goût des jeunes filles pour les quinquagénaires. Si Arnolphe revenait au monde, il verrait de nouveau Agnès se détourner de lui, mais pour une raison fort imprévue : elle le trouverait trop jeune de dix ans. Ce qui rend bien agréable aujourd’hui la situation de l’homme mûr et au-delà, c’est qu’on lui épargne les ennuis de ce rôle de soupirant où il pourrait sembler un peu ridicule. On lui fait les avances : il accepte, il daigne, il connaît la joie délicate de se faire prier. On sait de reste que les orateurs comme les comédiens, et généralement tous ceux à qui l’applaudissement public confère une auréole, passent pour avoir de grands succès auprès des femmes. Avec sa situation et à son âge, comment Mérital ne serait-il pas aimé ? Il l’est de la jeune Renée de Rouit, amie de sa fille, qui villégiature chez eux à Dinard. J’ai omis de vous dire que Mérital est veuf, qu’il vit en famille avec ses fils, dont l’aîné Daniel est député, lui aussi, et sa fille Georgette. C’est un intérieur d’une honnêteté exemplaire et, contrairement à ce qui se passe ordinairement dans les pièces de M. Bernstein, dans celles de ses confrères et ailleurs, toutes les femmes que nous y rencontrerons, ou dont il y sera question, sont irréprochables.

La scène entre Renée et Mérital est très habilement menée. Mérital a formé le projet d’un mariage entre la jeune fille et son fils Daniel. Celui-ci est un charmant garçon, du plus brillant avenir et d’un présent déjà très acceptable. D’où vient la résistance de Renée ? C’est qu’elle ne veut se marier que par amour. Et c’est qu’elle aime quelqu’un : « Monsieur Mérital, voulez-vous m’épouser ? » Il faut dire à l’honneur de Mérital qu’il fait une belle défense : Renée ne peut l’aimer et, lui, il ne l’aime pas ; il a pour elle une affection profonde, mais toute paternelle ; et si parfois il la suit du regard avec une insistance où elle a pu se tromper, c’est qu’elle lui rappelle l’épouse disparue et toujours pleurée. A la netteté et à la décision de son langage, nous pourrions croire, si nous n’étions pas au théâtre et en l’année 1912, qu’en effet Mérital est trop possédé par ses souvenirs ou trop absorbé par la formation du parti social, pour s’être épris de Renée. Et peut-être lui-même l’a-t-il cru jusqu’à ce jour. Mais Renée, avec son instinct de femme, a été plus clairvoyante. Peu à peu, sous nos yeux, se fait le revirement. Mérital ne se défend plus d’avouer un amour, auquel d’ailleurs il ne veut pas céder. Renée a vingt-cinq ans ; il est, ou il va être un vieillard ; un mariage, dans de telles conditions, serait une espèce de crime… Les propos échangés sont donc ici d’une justesse et d’une convenance parfaites. Tout de même, et on le comprend de reste, la conversation a, en soi, quelque chose de désobligeant. Pourquoi donc l’auteur a-t-il imaginé cette intrigue sentimentale, celle-là plutôt que toute autre, et pourquoi, en la plaçant au début de la pièce, lui a-t-il donné cette importance ? Il n’est pas possible qu’un dramaturge aussi expert que M. Bernstein l’ait fait sans dessein et sans une espèce de nécessité. Nous verrons bien.

Voici maintenant poindre et se dessiner le drame. Un sénateur, du nom de Frépeau, rallié à la politique de Mérital et directeur d’un grand journal qui est comme l’organe officiel du « parti social, » arrive affairé, mystérieux et ému. Dans une feuille de chantage, le Stentor, vient de paraître un article de diffamation signé Marc Lebel. On y raconte tout au long une vieille et scandaleuse histoire dont Mérital serait le triste héros. Jadis, clerc d’avoué à Grenoble, il aurait volé son patron, qui l’aurait chassé en dédaignant de le poursuivre en justice. Ne pas relever l’accusation, pour Mérital ce serait avouer. D’ailleurs Frépeau a déjà, le matin même, annoncé à ses lecteurs que la pleine lumière serait faite… Et à mesure que parle ce personnage onctueux et cauteleux, peu à peu découvrant son jeu, nous devinons une de ces traîtrises si fréquentes dans la vie politique. Frépeau aspire à remplacer Mérital comme chef de parti : c’est lui qui a placé sous ses pas cette pelure d’orange. Histoire exhumée, ou racontar fabriqué de toutes pièces ? Nous ne savons pas encore. Mais Basile connaissait le monde politique de son temps et de tous les temps ; et il a dit : « Calomniez ! calomniez ! Il en reste toujours quelque chose. »

La visite de Frépeau a duré que quelques instans, juste ce qu’il fallait pour ficher dans le dos de l’adversaire la lame empoisonnée. A ses enfans qui le questionnent, Mérital annonce que l’heure décisive a sonné pour lui, cette heure dont, à mesure que grandissait sa fortune politique, il sentait l’approche inévitable. C’est ici la « théorie » de l’Assaut, l’idée mère qu’aujourd’hui encore on aime à résumer dans un couplet de facture, comme au temps des « pêches à quinze sous » et du « vibrion. » L’homme qui se distingue par son talent et son audace, commence par recueillir des encouragemens, et les appuis ne lui manquent pas. Il est une force et on espère s’en servir. Mais qu’il ait l’indiscrétion de dépasser un certain niveau ; que cette force devienne une menace ; aussitôt il verra se coaliser les jalousies, les rancunes, les égoïsmes, les intérêts. Cette armée obscure, anonyme et disciplinée lui donnera l’assaut. Alors il faudra vaincre ou succomber. Il en est ainsi dans la vie politique, et, à quelques différences près, partout ailleurs. Seulement, quand on sort victorieux de la crise, on peut aller très loin. L’assaut contre Mérital est commencé ; mais cet homme est très méchant : il va se défendre. Nous qui voyons la carrure du lutteur, nous ne sommes pas très inquiets sur l’issue de la lutte… Désormais, nous sommes en plein drame. Ce premier acte nous y a menés par la voie la plus directe. Il est d’une clarté et d’une netteté tout à fait remarquables, sans une défaillance, sans un trou. Et les deux scènes essentielles qui le composent sont du métier le plus savant.

Lorsque la toile se relève, c’est le jour du procès que Mérital a dû intenter au maître chanteur Marc Lebel. Les choses semblent prendre une mauvaise tournure. L’accusation a été, en sous-main, encouragée par le gouvernement. A Tours, où se plaide le procès, la population est hostile au député ; elle manifeste sous ses fenêtres ; il faut faire charger la cavalerie : cela marque toujours assez mal. L’inquiétude gagne les enfans eux-mêmes de Mérital ; et l’attitude singulière de leur père n’est pas pour les rassurer. Il s’enferme dans un sombre mutisme. Ils n’osent le questionner sur certaines coïncidences qui, bien sûr, ne les font point douter de son honorabilité, mais qui pourraient influer sur la décision des juges. Bref, pour changer la face des choses, il faut un coup de théâtre. M. Bernstein nous le fait désirer, espérer, et nous avons d’ailleurs pleine confiance qu’il nous le servira à point nommé.

C’est ici une des scènes principales de l’ouvrage et dont le succès, escompté par l’auteur, a été le plus vif. Mérital n’a pas eu besoin de beaucoup de perspicacité pour comprendre que le papelard Frépeau a lui seul imaginé et combiné l’affaire. C’est donc lui qu’il faut atteindre pour détruire toute la machination. Il l’a fait venir à cet effet, et non sans peine, car un tel adversaire, dans un tel moment, a tout intérêt à se dérober. Le temps presse ; donc il va droit au but et lui tient à peu près ce discours. « C’est vous, Frépeau, qui avez soudoyé Marc Lebel : vous allez maintenant donner à votre homme de paille des instructions contraires, lui intimer l’ordre d’abandonner l’accusation et de s’effondrer en justice. Si vous hésitez, je vous lancerai dans les jambes l’affaire du canal de Corinthe, sur laquelle je suis pleinement renseigné et formidablement armé. » En effet, tous les Corinthiens ont été démasqués, sauf un. Or, ce fameux et mystérieux X, qui a touché le joli chèque de cinq cent mille francs, n’est autre que Frépeau, comme il appert des papiers que Mérital a réussi à se procurer. Que le drôle se le tienne pour dit et qu’il s’exécute, s’il ne veut être exécuté !

La scène était d’un effet sûr, mais trop sûr, trop prévu et d’une coupe trop banale. Nous connaissons, pour l’avoir vue trop souvent à l’Ambigu, la scène vengeresse où le personnage sympathique démasque le traître. Celui-ci vainement essaie de s’échapper : il est pris au piège. Il grimace et se tortille. Peine perdue ! Il est maté. Et tous les braves cœurs du paradis se réjouissent. J’ajoute qu’il y a dans tout cela bien de l’invraisemblance. Que Frépeau ait touché dans le Panama, — au point de vue du pot-de-vin, un isthme en vaut un autre, — ce n’est pas cela qui est invraisemblable, mais bien que Mérital l’ait ignoré jusque-là et découvert au moment opportun. Dirai-je enfin que pour être ému par le spectacle d’une lutte, il faut s’intéresser à l’un des lutteurs et prendre parti pour lui ? Que Frépeau « bouffe » Mérital, suivant l’expression dont se sert celui-ci et qui est probablement du langage parlementaire, ou que Mérital « bouffe » Frépeau, qu’est-ce que vous voulez que cela me fasse ? Frépeau est un malhonnête homme, un chéquard avéré, et l’ironie serait trop forte qu’il se posât en justicier. Mais Mérital a dans son passé une vilaine histoire, et un moment vient toujours où la boue remonte : tant pis pour ceux qui n’ont pas eu de suffisans soins de propreté.

Car nous ne doutons pas que Mérital ait commis jadis l’action fâcheuse dont on l’accuse. Il ne nous reste qu’à en recevoir l’aveu de lui-même. M. Bernstein s’est avisé d’un moyen fort ingénieux pour le lui arracher. Mérital, après la conversation qu’il vient d’avoir avec Frépeau, annonce à Renée la certitude où il est maintenant d’un acquittement. Mais cette certitude, la jeune fille l’a toujours eue. Comment un soupçon l’eût-il effleurée ? Elle a en Mérital une foi que les enfans eux-mêmes n’ont pas eue en leur père. Telle est la vertu de l’amour. C’est à cette confiance absolue que Mérital juge nécessaire de répondre par une même confiance. Ou plutôt, ce n’est pas ici affaire de raisonnement, mais de sentiment. Une irrésistible impulsion le pousse. Cette candeur appelle cette franchise… Voilà sans doute pourquoi M. Bernstein a voulu que Mérital fût aimé d’une jeune fille. Il fallait, pour réduire l’obstination de cette âme fermée, l’amour le plus pur, le plus ignorant des laideurs de la vie. Le coup est rude pour Renée. Apprendre, de la bouche même de Mérital, qu’il a fait jadis cette action basse et honteuse : voler — lui est une déception d’autant plus atroce qu’elle avait placé plus haut son idéal. La pièce avance, menée toujours avec la même dextérité ; le drame s’achemine vers son dénouement, conduit toujours avec la même sûreté ; et, chose bizarre, à mesure que nous entrons davantage dans le vif de l’action, nous sentons l’intérêt faiblir ; même, nous nous apercevons, dès le commencement du dernier acte, qu’il est épuisé. C’est d’abord que nous n’avons plus aucune surprise à attendre. Et je ne fais pas de l’intérêt de surprise plus de cas qu’il ne faut ; mais ce genre d’intérêt est essentiel à l’art de M. Bernstein. Nous voyons que le procès tourne à la confusion de Marc Lebel, qui est condamné à deux ans de prison, et à la gloire de Mérital qui est porté en triomphe : que le contraire nous eût étonnés ! Nous apprenons ensuite que Mérital épousera Renée. Ce sont ses enfans eux-mêmes qui lui conseillent et qui bénissent ce mariage. Voilà de bons enfans ; toutefois, on ne voit pas clairement quel lien existe entre le gain du procès et la conclusion de ce mariage absurde. Mais ensuite et surtout, ce que nous reprochons à cet acte, qui se traîne en redites, c’est qu’en revenant sur le passé, et sous prétexte de l’expliquer, il le banalise, il l’affadit, et, en introduisant l’incohérence et la contradiction dans une pièce jusque-là d’un dessin si serré, il en diminue singulièrement l’effet. La plus grande partie de l’acte y est consacrée à un long monologue où Mérital fait, pour l’édification de Renée, un récit larmoyant de son ancienne faute. Il excuse, excuse ; il atténue, atténue, atténue. Il a volé autrefois, il y a de cela très longtemps, quatre mille francs, quatre pauvres petits mille francs, et dans quelles circonstances ! Il avait la misère au foyer ; il venait de voir sa femme, à peine relevée de couches, laver elle-même les carreaux de la cuisine. Il a volé parce qu’il était bon époux et bon père. C’est le vol attendrissant et moral. Ce n’est pas tout : il a expié. Les pires souffrances ne lui ont pas été épargnées. Il y a certaine anecdote d’un soir où, détournant la tête, il a demandé l’aumône à deux femmes du monde, qui est d’un pathétique à fendre l’âme. Et ce n’est pas tout encore : il a remboursé. Il a rendu l’argent au volé qui lui a rendu son estime : serons-nous plus impitoyables au pécheur repenti et qui s’est racheté ? Hésiterons-nous enfin à l’absoudre, quand nous le voyons se condamner lui-même ? Car il renonce à la vie politique. Le « parti social » n’a pas de chance, depuis Lamartine. Renée non plus. Ce qu’elle aimait en Mérital, c’était l’homme public, l’orateur acclamé, le politicien à succès ; le succès s’en va, les cinquante-trois ans restent.

Nous touchons ici au défaut essentiel de cet art tout en surface. Le mécanisme y est d’une rare perfection. Mais ne nous avisons pas de regarder à l’intérieur. Est-ce en effet l’étude d’un caractère que nous y cherchons ? Nous serions, semble-t-il, en droit de le faire, puisque le principal personnage, toujours en scène, est, à lui seul, toute la pièce, qui tout entière évolue autour de lui. Mais qui est Marital ? Nous sommes tentés de nous faire de lui quelque idée, d’après des exemples empruntés à la réalité. Depuis quarante ans de vie parlementaire, — et on sent bien que je ne songe à médire de personne, — son cas a dû se présenter beaucoup plus d’une fois. Parmi les hommes politiques qui ont eu des ennuis, les uns, qui étaient des faibles et des médiocres, se sont abîmés : ils ont disparu de la scène. D’autres ont tenu le coup, rattrapé le pouvoir, et, par un savoureux mélange d’énergie et de cynisme, conquis cette espèce d’admiration qu’on ne refuse pas aux types de forbans un peu réussis. Mérital appartient-il à cette intéressante espèce, comme nous induisent à le croire les quelques indications qu’on nous fournit sur sa psychologie ? Mais alors, est-ce d’un tel homme qu’on peut attendre et l’aveu du second acte et le récit du troisième ? Après qu’il vient de mettre Frépeau à la raison, quand il est redevenu maître de la situation, comment admettre qu’alors justement il songe à la retraite ? Patience ! nous dit-on. Sa démission n’est pas encore donnée, et il y a dix-huit mois jusqu’aux prochaines élections. Mais nous n’avons pas à discuter sur le lendemain de la pièce. Nous jugeons de l’homme par sa conduite présente. Cela nous étonne qu’ayant commencé en Hercule ou en frère Marseille du parlementarisme, il finisse en neurasthénique.

Ou voulons-nous, luisant l’os, en tirer la substantifique moelle, c’est-à-dire l’étude morale ? A coup sûr, le sujet comportait une étude, très belle ou du moins très poignante, et dont l’idée nous est sans cesse suggérée. C’est celle des conséquences lointaines par où se continue chacune de nos actions, celle de la solidarité qui existe entre tous les momens d’une même vie. J’ai commis une faute, un jour. Sous quelles influences, dans quelle crise, à quelle minute d’aberration ? Peu importe. Depuis lors, j’ai tout fait pour la racheter. J’ai accumulé les sacrifices et les héroïsmes. J’ai réuni en moi l’honnêteté de dix justes. Et pourtant, le poids de la faute expiée continue de peser sur moi ; la tare ancienne subsiste ; toutes les eaux de la purification ont passé sur la tâche et ne l’ont pas lavée. Car on peut réparer un dommage matériel : on ne répare pas le préjudice moral qu’on s’est fait à soi-même. C’est au ciel que les péchés se remettent et s’effacent : en notre pauvre monde, ils continuent de nous tenir à la gorge. Dure loi, si vous voulez, mais c’est la loi. Est-elle d’ailleurs aussi dure qu’aime à l’insinuer notre actuelle veulerie ? En fait, elle exprime une réalité profonde : c’est que certaines défaillances, qu’on nous donne pour purement accidentelles, ne le sont pas. Elles révèlent au contraire un vice de la nature, une infirmité secrète. S’il y a des gens qui sont incapables, en aucun cas et sous aucun prétexte, de s’approprier le bien d’autrui, — et, Dieu merci ! il n’en manque pas, — il est de toute justice qu’on leur réserve, et à eux seuls, le qualificatif d’honnêtes gens. L’individualisme d’aujourd’hui va déjà bien loin dans l’indulgence, quand il nous absout des fautes de nos parens. Va-t-on maintenant nous innocenter des erreurs de conduite qui nous sont personnelles et prétendre qu’à l’âge d’homme nous n’avions pas encore fait nos dents de sagesse ? Il faut pourtant que quelque différence sépare ceux qui ont volé et ceux qui n’ont pas volé… Mais l’auteur de l’Assaut n’a pas abordé de front cette théorie de l’impossible rachat. Il a négligé de présenter dans son ampleur ce débat de l’illusoire pardon et de la justice immanente. Sa pièce ne nous offre que le développement d’une situation, exploitée par un excellent manœuvrier de théâtre, auquel il a manqué cette fois encore d’en faire sortir un peu de vérité humaine.

L’Assaut est excellemment joué, par M. Guitry d’abord, dont le jeu, plus sobre que dans ses dernières créations, n’en a acquis que plus de prise sur le public ; ensuite par M. Signoret, qui a composé à la perfection le personnage de Frépeau : on ne saurait y mettre plus de finesse, de nuances savantes, et de sous-entendus. Le contraste que font les deux artistes, l’opposition des deux manières, est pour le spectateur un plaisir de dilettante. Mlle Lély a beaucoup de grâce et d’émotion dans le rôle de Renée.


Au Théâtre-Antoine, une pièce, non sans mérite, de M. Népoty, les Petits, fait songer au drame bourgeois du XVIIIe siècle, à une comédie de La Chaussée moins larmoyante, à une pièce de Diderot moins déclamatoire. C’est un intérieur qu’on ouvre devant nous. C’est un conflit de famille que nous voyons surgir d’une situation qui n’a rien d’extraordinaire ni même de rare. Deux veufs se sont remariés ; ils ont amené chacun leurs enfans ; on vit ensemble : c’est l’enfer en famille. M. Népoty ne prétend pas qu’il en soit toujours ainsi. Il ne conclut pas au malheur quasiment fatal de toutes les secondes unions. Ni généralisation, ni thèse ; mais de l’observation, parfois aiguë.

Donc Jeanne Burdan veuve, qui a deux fils, Richard et Georges, a épousé M. Villaret, pareillement veuf et père de deux enfans, Hubert et Fanny. Et ils ont eu une fille, Jeannette, qui a maintenant cinq ans et qui est entre les Montaigu-Villaret et les Capulet-Burdan le trait d’union. Mais j’anticipe. Car, au premier acte, la paix règne dans la propriété de campagne où tout ce monde villégiature. Même on y est en joie. On attend le retour d’un hôte désiré : c’est Richard Burdan. Celui-ci, qui avait dix-sept ans lors du remariage de sa mère, dans un accès de désespoir, est parti pour les colonies. Au loin, son ressentiment s’est apaisé. Il revient pour reprendre sa place dans la maison où il a été élevé. On s’apprête à lui faire fête, non pourtant sans un peu d’appréhension et d’angoisse. Songez que sa mère n’a pas osé lui faire part de la naissance de la petite Jeannette ; ce qui est un postulat bien difficile à nous faire accepter et d’ailleurs n’aura aucune influence sur la suite des événemens. Comment va-t-il accueillir cette augmentation de famille ? Il l’accueille plus volontiers qu’on n’aurait pu croire. Dès qu’il aperçoit la fillette, il a l’intuition qu’une demi-sœur lui est poussée. La voix du sang est une vérité, même dans l’ordre collatéral. Ce colonial arrive farci des intentions les plus conciliantes. C’est d’excellent augure.

Hélas ! l’orage ne va pas tarder à éclater. Nous allons le voir menacer, s’enfler et enfin se déchaîner tout au long du second acte. Les détails, en apparence les plus insignifîans, viennent à chaque instant troubler une paix mensongère. Dans cette famille où un autre a pris la place du chef disparu, les idées ne sont plus les mêmes, les vieux amis de la maison ont cédé la place à d’autres qui jadis n’y auraient pas été reçus. Comme toujours, la question de l’éducation met le feu aux poudres. Le jeune Georges, qui a quinze ans, sera-t-il placé dans une école libre ou dans un établissement de l’État ? Discussions, disputes, finalement gifles et mêlée générale.

Les enfans ennemis ont entraîné dans leur querelle leurs parens respectifs. Père et mère ont pris, chacun de son côté, parti pour leur progéniture et se sont séparés. Tel est le résultat auquel aboutit le retour de Richard. Ce garçon est l’homme intraitable, intransigeant, absolu… dans ses jugemens sur autrui. Mais la vie a d’ironiques démentis. Épris jadis d’une jeune fille qui, pendant son absence, s’est mariée, il la retrouve veuve. Il brûle de l’épouser. Il lui tient exactement les mêmes propos que M. Villaret a dû tenir jadis à Jeanne Burdan pour obtenir qu’elle consentît à se remarier. Alors… Alors le mieux est de replâtrer l’union familiale et de vivre tellement quellement dans le relatif des sentimens humains.

Ce spectacle de divisions intestines, de disputes continuelles, de luttes sans issue est assez pénible, et d’ailleurs fatigant par sa monotonie. Pendant une bonne moitié de la pièce, la même scène se répète, un grand nombre de fois, avec la seule différence d’un crescendo dans la violence. Qu’aurait-il fallu pour la rendre moins dure, et plus vraiment émouvante ? Nous faire mieux comprendre, et partant aimer un peu plus, celui dont le rôle détermine toute l’action et qui est le jeune Richard Burdan. C’est vrai qu’avant son arrivée tout allait fort convenablement. M. Villaret donnait à l’ex-Mme Burdan un bonheur qu’elle n’avait pas connu du temps de son coureur de premier mari. Il était un beau-père remarquablement débonnaire, supportant la présence du jeune Georges, un de ces enfans charmans, dont les impertinences ravissent le public, et auxquels on aurait tant de plaisir à administrer une magistrale fessée. Richard revenu, tout change. Pourquoi ? Peut-être parce qu’il est un de ces êtres de discorde dont la seule présence déchaîne la guerre. Alors nous aurions plaint une famille victime tout entière du triste caractère d’un seul, ce qui n’est pas rare. Ou peut-être parce qu’avec une âme particulièrement tendre, ayant conservé au père que la mort lui a pris un culte enthousiaste et pieux, il soutire trop et ne peut se résigner. À cette détresse intime nous n’aurions pas refusé notre sympathie, et c’aurait été pour un écrivain psychologue la matière d’une étude âpre et délicate. Mais l’âme de Richard Burdan nous reste étrangère. Est-ce un insociable ? Est-ce un malheureux ? De là une obscurité qui règne sur toute la pièce et empêche que nous y prenions complètement plaisir.

Les deux rôles principaux, ceux de Villaret et de Richard, ont trouvé en MM. Gémier et Capellani des interprètes excellens. Mais est-il besoin de dire que Mlle Eve Lavallière, sous les traits du collégien Georges, a été la joie de la soirée ?


RENE DOUMIC.