Revue dramatique - 14 février 1907

Revue dramatique - 14 février 1907
Revue des Deux Mondes5e période, tome 37 (p. 925-936).
REVUE DRAMATIQUE


Comédie-Française : Electre, tragédie en deux parties, en vers, adaptée de Sophocle, par M. Alfred Poizat. — Théâtre-Antoine : Anna Karénine, pièce en cinq actes et sept tableaux, d’après le roman de Tolstoï, par M. Edmond Guiraud. — Théâtre Sarah-Bernhardt : Les Bouffons, pièce en quatre actes, en vers, par M. Miguel Zamacoïs. — Athénée : Sa sœur, comédie en trois actes, par M. Tristan Bernard.


Le moulage pris sur une statue antique par un bon praticien ne nous laisse pas indifférens. Ce n’est qu’une copie, celle d’une œuvre détachée de l’ensemble dont elle faisait partie, enlevée à la place où elle devait figurer, transportée dans une atmosphère et dans un milieu pour lequel elle n’était pas faite. Mais il suffit que les lignes essentielles du chef-d’œuvre aient subsisté : nous en recevons encore une grande impression. Il en est ainsi pour ces adaptations de tragédies grecques, que la Comédie-Française considère à juste titre comme faisant partie de son répertoire. Celles qu’on nous donne aujourd’hui sont aussi fidèles qu’il est possible, et très près d’être de véritables traductions. Nous portons en toutes choses le même souci d’exactitude. Nous ne sommes plus du tout d’avis qu’il faille jeter des fleurs sur les colosses de l’antiquité, et, par exemple, pour nous rendre Electre plus sympathique, nouer une intrigue d’amour entre elle et le fils d’Égisthe. C’est à peine si l’adaptateur se permet, ici ou là, d’élaguer quelques détails, de supprimer quelques traits qui sembleraient obscurs : tout son effort est de rendre exactement le caractère, la physionomie, la saveur de la pièce antique. Il veut être fondé à nous dire : « Applaudissez, Athéniens, c’est du Sophocle ! » Nous lui savons gré de cette discrétion et de cette piété. Ce mérite est excellemment celui de l’Electre que vient de faire jouer M. Alfred Poizat. L’auteur a suivi pas à pas son modèle. Il a prêté aux personnages de Sophocle un langage aisé et noble. Ses vers ne sont pas gâtés par le lyrisme à outrance que nous devons aux romantiques et qui serait ici deux fois une faute de goût. Ils sont faciles, colorés sans surcharge et sans empâtement ; quelques-uns sont remarquables d’éclat ou d’harmonie. On ne pouvait mieux présenter à des spectateurs modernes la pièce du vieux tragique. Et le fait est que ceux-ci l’ont acclamée.

Car il ne suffit pas de dire qu’on l’a écoutée sans ennui. Et, à ce propos, comment ne pas noter l’espèce de déni de justice dont les mieux intentionnés d’entre les critiques se rendent coupables en pareille matière ? Chaque fois qu’ils rédigent le bulletin d’une de ces représentations d’œuvres anciennes, ils cherchent consciencieusement dans leur vocabulaire tous les synonymes au mot : respect. Ils portent témoignage pour les égards avec lesquels un public qui sait vivre accueille ces vénérables survivans d’espèces disparues. On dirait, à les entendre, que ce public prête une attention de bienséance à ces propos d’ancêtres qui ne peuvent plus nous toucher. Cela est si loin de nous ! Les conditions de vie, les façons de penser, les procédés de l’art, tout a tellement changé ! Nous pouvons encore admirer ces œuvres consacrées, mais le moyen d’en être émus ?... Ce système d’appréciation est des plus faux. Le plaisir que nous a causé la représentation d’Electre n’a pas été essentiellement différent de celui que nous procure une pièce moderne. Nous avons été pris par les entrailles. Nous nous sommes associés aux sentimens qu’éprouvent les personnages, nous avons partagé leurs inquiétudes, nous nous sommes désolés ou réjouis avec eux. Un exemple le prouvera surabondamment. Le point central de l’action est ici la « reconnaissance » d’Electre et d’Oreste. Electre, — depuis si longtemps ! — prépare un vengeur à son père. Elle fait élever au loin Oreste, entretient avec lui une secrète correspondance : tout doit aboutir à l’instant où le frère et la sœur enfin réunis pourront combiner leurs efforts et accomplir l’œuvre longuement méditée. Cette reconnaissance, si attendue et prévue qu’elle pût être, a remué la salle tout entière ; à l’angoisse a succédé la satisfaction ; un frisson de contentement a couru parmi nous ; les applaudissemens ont éclaté avec une belle spontanéité. Avouons donc que ces vieux chefs-d’œuvre n’ont pas cessé de nous causer le plaisir même que nous demandons au théâtre ; écartons cette prévention admirative qui les relègue dans des sphères supérieures et inaccessibles ! Pensons moins à les respecter et laissons-nous aller plus librement à les chérir ! Leur action directe sur un public d’aujourd’hui est un fait : il n’est pas sans intérêt de l’expliquer et d’en indiquer les causes.

Electre peut d’autant mieux nous servir d’exemple qu’elle n’est pas, dans le répertoire antique, l’une des pièces les mieux appropriées à notre goût moderne. Elle n’a, pour nous plaire, ni l’énormité du drame eschyléen, ni le romanesque du théâtre d’Euripide. Elle n’est même pas, entre les pièces de Sophocle, celle que nous préférons. On n’y trouve pas cette progression dans l’horreur qui fait pour nous le succès d’Œdipe-Roi. On n’y rencontre pas, comme dans Antigone ou dans Œdipe à Colone, une de ces touchantes figures qui restent pour nous la personnification de la piété filiale et de l’esprit de sacrifice. Au contraire, le rôle d’une Electre, d’un Oreste est pour révolter notre conscience. Oreste, revenu à Argos pour commettre un parricide, n’a pas un instant d’hésitation, pas un scrupule, pas un frémissement. Souvenons-nous d’Hamlet ! Placé dans une situation analogue, le héros shakspearien est aussitôt en proie au trouble d’une conscience bouleversée : la face du monde est pour lui changée ; il se pose avec angoisse le problème de notre destinée ; il discute avec lui-même, il ergote au lieu d’agir, il devient fou. Souvenons-nous de l’Electre moderne qui s’appelle Colomba ! Elle aussi, la jeune fille corse, se consacre, sans faiblesse et sans remords, à son œuvre de vengeance. Mais, sous chacun de ses gestes et dans chacune de ses paroles, nous devinons l’ironie de l’auteur qui se plaît à nous effrayer et à nous scandaliser ; l’impersonnalité de Mérimée n’est qu’apparente : à vrai dire, il souligne le caractère atroce de cette aimable furie et s’amuse, en disciple docile de romantique, à fabriquer un monstre. Pas un mot dans l’auteur grec ne laisse soupçonner qu’il désapprouve la conduite de ses héros. C’est bien à l’aventure de deux parricides que nous allons nous intéresser : pas une atténuation à cette cruauté, pas un répit dans ce drame continûment tendu et dur. Qu’en dépit de notre sensibilité, — et chacun sait si nous sommes des personnes sensibles ! — nous puissions, non seulement supporter ces horreurs, mais y prêter une attention complaisante, voilà quelle est ici la merveille, et c’est par quoi éclate la puissance de l’illusion créée par l’art.

D’abord, la pièce est admirablement construite, et c’est un plaisir, celui même du théâtre, de voir une action marcher à son terme avec cette sûreté infaillible. Oreste a machiné tout un plan pour rentrer, sans être reconnu, dans le palais de son père, et tromper la vigilance inquiète de ses ennemis. Ce plan va s’exécuter devant nous, point par point. Nous sommes dans le secret de la ruse. Nous n’aurons, à aucun moment, la gêne de l’incertitude, et nous applaudirons bien plutôt au succès progressif d’un scénario dont chaque effet a été savamment combiné. Oreste se fait passer pour mort, et qui refuserait d’admirer la fertilité d’imagination dont fait preuve le gouverneur, en racontant un accident dont il invente à mesure les détails tout à fait vraisemblables ? La nouvelle de cette mort présumée a pour résultat de porter à l’extrême la fureur enfin satisfaite de Clytemnestre et la détresse d’Électre. Comment la jeune fille croirait-elle encore à l’existence de ce frère tant aimé, quand elle tient dans ses mains l’urne pleine de ses cendres ? C’est ici la fameuse invocation, un de ces passages où l’art grec, à force de simplicité et d’émotion intense, atteint si aisément au sublime. En fait, les tragiques grecs étaient un peu embarrassés pour amener la reconnaissance du frère et de la sœur. Une boucle de cheveux, un signe extérieur, une « croix de ma mère, » ils sentaient bien que c’était là un pauvre moyen. Mais nous ne songeons guère à discuter. Au point d’émotion où nous sommes arrivés, nous n’avons plus aucune envie de faire les difficiles. Nous admettons d’autant plus volontiers cette reconnaissance, que nous la souhaitons de toutes nos forces. Désormais, l’aspect de la pièce est changé. Elle ne peut plus que courir au dénouement, à ce double meurtre, prévu depuis les premières scènes, vers lequel nous n’avons cessé de nous acheminer et que la logique théâtrale réclamait.

Notez que Sophocle écrit à une époque entièrement dégagée de la barbarie de mœurs, que suppose la donnée de ces drames atroces. Mais il n’a pas le choix : le sujet de ses pièces lui est imposé. Lui aussi, il est obligé de faire accepter l’idée d’un double meurtre à des spectateurs qui ne sont nullement sanguinaires. Pour cela, il a soin de ne pas laisser leur esprit s’égarer. Pas un mot qui puisse leur suggérer un doute sur la légitimité de cette tuerie finale. Personne dans la pièce qui ne considère ce meurtre comme nécessaire. Non seulement Electre, Oreste, le gouverneur, l’appellent de tous leurs vœux et y travaillent de tout leur effort, mais ceux qui vont en être victimes n’ont pas douté un instant qu’il ne fût suspendu sur leur tête. Clytemnestre n’a pas osé se débarrasser d’Electre, parce qu’elle a pensé que ce nouveau crime serait d’un mauvais effet ; mais elle la redoute, et elle tient Oreste en exil. Égisthe, dès qu’il découvre le cadavre de sa complice, sait qu’il n’a plus qu’à mourir. La douce Chrysothémis elle-même, si elle ne s’est pas jusqu’alors associée aux projets de vengeance de sa sœur, ce n’est pas du tout qu’elle les juge impies, mais c’est qu’elle les croit inexécutables et ne se sent ni assez de force, ni assez de courage pour ces résolutions extrêmes. Nous nous imprégnons, à notre insu, de cette atmosphère. Nous ne songeons pas à discuter un principe si universellement admis. Nous sommes, pour un soir, les partisans de la loi du talion.

C’est encore une loi du théâtre, que nous nous y rangions toujours du côté de ceux, quels qu’ils soient, qu’on nous montre comme les opprimés et les souffrans. Electre est le personnage sur qui le poète a concentré notre attention. Or Electre est malheureuse. Elle souffre dans sa piété filiale, parce qu’elle a été témoin de l’assassinat de son père et que l’horrible vision ne cesse de hanter sa mémoire. Elle souffre dans sa conscience religieuse et morale, parce qu’elle sait qu’il y a des devoirs envers les morts, et que, ces devoirs n’ayant pas été remplis, l’ombre désolée d’Agamemnon erre et réclame en vain l’aide des vivans. Elle souffre dans sa dignité de princesse royale, car elle a sous les yeux le triomphe insolent de l’usurpateur. Enfin elle pleure sur elle-même, sur ses maux de toutes sortes et presque sur sa détresse matérielle. Car elle est réduite dans le palais de son père à une condition servile : elle a faim, elle a froid. Un moment vient où, croyant son frère mort, elle éprouve cette sensation, unique en horreur, celle de se sentir seule au monde, abandonnée de tous, sans appui, sans espoir. Toute notre pitié se déclare pour elle et nous applaudirons au châtiment de ses bourreaux.

Ajoutez un suprême attrait. L’étude du cœur humain nous apparaît ici dans sa fraîcheur toute neuve, avec le charme incomparable des premières découvertes. Dans le théâtre de Sophocle, en effet, le fantôme de l’antique Destin n’efface pas à tel point les personnages humains, que nous ne puissions y reconnaître les lois éternelles de notre condition. Sophocle a relégué au second plan la fatalité : elle forme en quelque sorte le décor et la toile de fond ; le devant de la scène est occupé parle jeu des passions et des caractères. L’amour coupable, l’erreur sensuelle est à l’origine de cet enchaînement de crimes. Que Clytemnestre ne prétende pas être la mère outragée qui a vengé le sacrifice de sa fille, Iphigénie ; ce n’est là qu’un prétexte : sa passion adultère l’a rendue complice du meurtre de son mari ! Electre n’est pas davantage l’instrument aveugle de la fatalité. Au contraire, elle est pleinement consciente de sa résolution. Elle a pesé les motifs, elle a vu, avec la clarté de l’évidence, où est son devoir, et c’est pourquoi elle y marche d’un pas si ferme, en ligne si droite. Elle est une volonté qui agit. L’unité de son caractère est d’ailleurs faite d’élémens complexes. Le poète y distingue différens mobiles, la piété, mais aussi l’orgueil, la réflexion, mais aussi la colère et l’emportement. Si énergique qu’elle soit, Electre a ses instans de défaillance. Et si rude qu’elle nous apparaisse, elle est capable de tendresse. Quand elle croit avoir, à jamais, perdu Oreste, celui qu’elle pleure en lui ce n’est pas seulement le vengeur disparu, c’est aussi le frère qu’elle s’était habituée à aimer de loin. Quand elle le retrouve et qu’elle tombe dans ses bras, pendant une minute elle se souvient qu’elle est femme et faite pour la douceur des émotions. La psychologie est déjà en possession de son objet et de ses moyens ; comme elle sait démêler chez un même individu la diversité des mobiles, elle sait noter la différence irréductible des natures : elle se plait à opposer Chrysothémis et Electre, pour montrer comment deux caractères dissemblables se comportent en présence d’une même situation. Il y aura toujours, et dans toutes les affaires humaines, un parti de la résistance et un parti de l’agenouillement. Aussi bien, l’opinion du vieux poète, sur le train des choses, n’est pas si éloignée de la nôtre. Chacune de nos fautes se continue par une longue série de conséquences ; chacun de nos actes a d’infinies répercussions ; nos erreurs en provoquent d’autres, qui s’enchaînent d’une façon à la fois inextricable et nécessaire ; nos idées, pour se changer en actions, passent à travers nos sentimens et prennent la teinte de notre caractère... Ce tableau de la vie semblait, aux Athéniens d’il y a vingt-quatre siècles, peint d’après nature ; il n’a pas cessé aujourd’hui d’être ressemblant.

Electre est présentée avec beaucoup de goût à la Comédie-Française, dans un décor d’une tonalité délicieuse. L’interprétation en est en partie satisfaisante. L’élégant M. Albert Lambert est d’une médiocrité correcte dans le rôle d’Oreste. Le consciencieux M. Silvain a été fort applaudi pour la façon volontairement hésitante dont il a débité le récit du gouverneur. L’intrépide Mme Dudlay a eu de beaux momens dans le rôle de Clytemnestre. La nonchalante Mme Lara interprète avec une fâcheuse mollesse celui de Chrysothémis, pourtant si gracieux ! Le grand succès a été pour Mme Silvain, C’est une Electre remarquable et discutable. Elle apporte à la composition du rôle beaucoup de soin ; elle y déploie de la force ; elle en déploie trop ; elle exagère ses effets. En ramenant certaines intonations à un diapason plus juste, en modérant le geste et les attitudes, Mme Silvain donnerait à son jeu le style et le caractère vraiment tragique qui y font parfois défaut. Et j’avoue n’avoir presque rien entendu de la partie lyrique chantonnée sur un vague « trémolo à l’orchestre. «

On joue en ce moment au Théâtre-Antoine une pièce intitulée Anna Karénine et dont les personnages portent en effet des noms empruntés à un fameux roman de Tolstoï. C’est un bon mélodrame, et même je n’en connais guère qui se conforment plus exactement à la poétique du genre.

Dans une série de tableaux, dont la succession n’était pas nécessaire, des personnages, qui nous restent totalement inconnus, passent par des émotions violentes, cependant que le sort frappe sur eux, à coups précipités et surtout redoublés. C’est d’abord une fête intime : un brillant officier, Wronsky, rencontre une jeune femme, Anna Karénine ; et nous voyons qu’il est tout de suite très ému et qu’il brûle d’abandonner pour elle sa fiancée. — Le second tableau, celui des courses, vaut uniquement par la mise en scène. Des personnes montées sur des chaises suivent les péripéties de la course, et, par une mimique expressive, nous en traduisent les émotions. C’est M. Gémier, à moins que ce ne soit M. Antoine, qui a porté à la perfection cet art de gesticuler en scène. Il n’est pas sans valeur, mais il a plus de rapport avec la figuration, la pantomime ou le ballet, qu’avec la littérature. A peine est-ce si, parmi tant de vociférations, nous distinguons quelques propos suivis : entre autres, une déclaration de Wronsky à Anna Karénine, qui lutte encore et voudrait nier qu’elle aime. Mais au moment où Wronsky tombe sur la piste, un de ces cris lui échappe, dont un mari lui-même, fùt-il ministre d’État, ne saurait méconnaître la signification. — Une scène d’explications est devenue nécessaire entre Karénine et sa femme. Elle a lieu ; nous aurions même apprécié certaines parties de dialogue qui ne manquent ni de vigueur ni de sobriété, si l’effet n’en avait été modifié par l’emploi de deux « trucs, » où triomphe l’invention du bon faiseur de mélodrame. D’abord le truc du télégramme. On apporte à Karénine un télégramme, et cet homme ingénieux feint d’y lire la nouvelle de la mort de Wronsky. Par malheur, la dépêche tombe entre les mains d’Anna qui peut en lire le véritable texte ; il y est dit, au contraire, que Wronsky, remis de sa chute, se porte comme un charme. Anna, devant cette preuve de duplicité, en conçoit pour son mari un profond mépris. elle se résout aussitôt à quitter le domicile conjugal. Mais alors, nouvelle ruse de ce Karénine qui a décidément plus d’un tour dans son sac. Il fait intervenir leur enfant, le petit Serge, qui, par la fenêtre ouverte, appelle : « Maman ! maman ! » L’épouse irritée pouvait partir ; la mère attendrie ne le peut pas. — Tout de même, et à la suite d’événemens que nous ignorons, Anna est partie, puisque nous la trouvons, au tableau suivant, installée à Venise avec Wronsky. Elle ne s’y amuse guère et son amant s’y ennuie tout de bon. — Donc ils reviennent à Saint-Pétersbourg. Anna est torturée d’un désir, celui de revoir son enfant. Elle le reverra, et tout un tableau sera consacré à une sorte de pantomime sentimentale. L’acte suivant nous transporte à la campagne. Nous constatons que peu à peu Wronsky est devenu indifférent, qu’il se détache de sa maîtresse, que pour celle-ci la vie se fait chaque jour plus insupportable. Nous apprenons aussi que la terrasse de la maison donne sur la voie du chemin de fer. Et nous avons assez la pratique du théâtre, pour ne pas ignorer qu’un auteur dramatique, lorsqu’il loge ses personnages tout près d’une voie de chemin de fer, a sans doute pour cela de bonnes raisons. — C’est pourquoi, lorsque, au dernier tableau, Anna se jette sous les roues du train en marche, nous frissonnons sans doute, mais nous ne sommes pas étonnés outre mesure, et il nous reste assez de liberté d’esprit pour remarquer que ce truc est supérieurement réglé.

Cependant une inquiétude naît et grandit en nous. Une amoureuse quelconque, un amant bellâtre, un mari croquemitaine, les apitoiemens d’une mère sur son enfant et d’un enfant sur sa mère, un suicide de fait-divers, se peut-il que ce soit là cette Anna Karénine, en qui nous étions habitués à voir un des chefs-d’œuvre du roman contemporain ? Se peut-il que le livre contînt cette quintessence de banalité, et comment avons-nous pu être dupes de la comédie qui se joue entre ces fantoches ? Nous reprenons les deux volumes de texte compact, nous relisons lentement, comme il convient, les pages toutes chargées de menus détails et de traits qui semblent d’abord insignifians. Peu à peu le charme opère, nous rentrons dans ce milieu dont nous arrivons bientôt à faire partie, nous renouons connaissance avec ces êtres que nous sentons, en dépit des différences de race, si semblables à nous-mêmes, et avec qui nous sommes de plain-pied. Nous admirons cette exactitude dans l’imitation de la vie, cette fidélité à observer le système de dépendances entre plusieurs événemens qui est la loi même de notre existence sociale. Nous nous réjouissons que le romancier ait tenu compte de la lente évolution que supposent ceux mêmes de nos sentimens dont l’éclosion nous semble foudroyante. Les épisodes de cette histoire de passion ne se succèdent pas rapides et pressés comme les coups de tonnerre dans un jour d’orage. Mais du temps s’écoule ; des situations se prolongent ; il y a place pour des accalmies, pour des instans de répit, où l’on dirait que la destinée essaie de désarmer et qu’elle voudrait nous pardonner.

Parmi les acteurs principaux du drame, aucun dont le caractère ait été tracé d’avance d’après une convention et une formule ne varietur. Anna Karénine n’est pas plus la femme incomprise du roman romantique, qu’elle n’est la malade du roman naturaliste. Elle avait une nature d’honnête femme. Mais, pour son malheur, une grande passion, une de ces passions dont, au dire d’Alexandre Dumas fils, il n’y a pas un exemple sur dix mille cas, a fondu sur elle. Nous l’avons vue se débattre contre une force supérieure, et subir l’envahissement qui l’a paralysée. Wronsky n’est pas seulement, quoiqu’il le soit dans une certaine mesure, le séducteur irrésistible et le bourreau des cœurs : il fait à son amour toute sorte de sacrifices. Karénine est maladroit, il est de ceux qui s’ingénient à déplaire ; mais d’ailleurs il est capable d’abnégation, de générosité, d’héroïsme. Surtout il s’en faut que le dramatique du récit consiste dans la production de certains incidens extérieurs. Il est d’une tout autre sorte. Notre vie intérieure a ses brusques révélations, résultant elles-mêmes de tout un travail qui s’est fait en nous, malgré nous et à notre insu. Quand nous prenons tout à coup conscience de ces modifications profondes, qui se sont accomplies lentement et sûrement, nous en sommes effrayés. Ce sont là de ces drames intimes qui passent de beaucoup en angoisse tout ce que peut enfermer de plus poignant un fait matériel. Anna, dont l’âme est changée par un sentiment nouveau, aperçoit son mari sur le quai de la gare : « Ah ! mon Dieu, se demande-t-elle, pourquoi ses oreilles sont-elles devenues si longues ? » Après des semaines passées dans la fragile sécurité d’un amour heureux, tout à coup une question, à laquelle mille nuances imperceptibles l’acheminaient, se formule à son esprit, et, songeant à Wronsky, elle s’interroge : « S’il allait ne plus m’aimer ? » Ces épisodes de la vie morale notée avec un soin patient et minutieux, donnent à ceux de la réalité extérieure leur vrai caractère. Le suicide d’Anna Karénine n’est plus le fait brutal et bête, autour duquel s’ameute la curiosité des badauds : il est le dernier stade d’une évolution logique et il en est le symbole concret. Que ce soit sous les roues d’un train de marchandises ou autrement, nous savions qu’Anna devait périr : ce n’est pas cet accident final, c’est tout ce qui l’a précédé et rendu nécessaire qui est tragique. Anna est aux prises avec une situation sans issue : elle meurt de l’impossibilité de vivre... Il n’y a pas de roman moins romanesque que celui-ci ; il n’y en pas qui mérite davantage d’être appelé une « déposition de témoin sur la vie. »

On dira que le roman de Tolstoï reste lui-même et n’a pas à souffrir du voisinage d’un drame qui en est si librement imité. On fera remarquer que l’auteur dramatique a prévu l’objection et y a répondu par avance : sa pièce est une œuvre nouvelle plutôt qu’une adaptation du roman russe. Il n’en est pas moins pénible pour nous de voir défigurer une œuvre qui a le caractère de la chose achevée. M. Edmond Guiraud est certainement un homme de talent et doué pour le théâtre. Il ne devait pas être embarrassé pour inventer une intrigue, où il y aurait eu une femme coupable, un mari odieux et ridicule, un enfant abandonné, et qui se serait terminée par un suicide. Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de donner à ses personnages les noms consacrés d’Anna, de Wronsky et de Karénine ?

Anna Karénine est très honorablement interprété par une troupe d’ensemble. Mlle Mégard réussit surtout dans les passages de pathétique un peu gros. Il faut tirer hors de pair M. Gémier qui a joué avec une véritable maîtrise la grande scène du second acte.


M. Miguel Zamacoïs a mis en vers et découpé en actes un fort joli conte bleu. Dans le château de la Misère, où elle vit aux côtés de son père, vieux gentilhomme ruiné et berné, Solange de Mautpré s’ennuie. Pour la divertir, on introduit auprès d’elle des bouffons. L’un d’eux, le bouffon Jacasse, spirituel comme un bossu, mais bossu pour rire, est, en fait, un jeune gentilhomme immensément riche, épris de Solange et qui veut s’en faire aimer. Tout finit par un mariage. Cette histoire à dormir debout a charmé tous ceux qui l’ont entendue. On a aimé le pittoresque d’un décor dont on ne sait s’il nous transporte davantage dans le temps de la Renaissance ou dans le royaume de la fantaisie. On a salué au passage, avec plaisir, de vieilles connaissances ; on a souligné d’applaudissemens les rodomontades du matamore, et de rires ironiques sa finale déconfiture. On s’est diverti à des pantalonnades variées. Surtout on a goûté infiniment la musique de très agréables vers d’amour. Et à quoi bon, par des critiques trop aisées, gâter le plaisir de M. Zamacoïs et inquiéter celui de ses auditeurs ?

Je voudrais seulement, à ce propos, signaler une erreur qui est en train de passer à l’état de dogme. Tout le monde est d’avis aujourd’hui qu’il nous faut un théâtre en vers. Le principe est excellent. Encore est-il bon de savoir ce qu’on entend par le « théâtre en vers. » Je crains que le succès de Cyrano de Bergerac n’ait troublé bien des têtes. Il est convenu qu’une pièce en vers doit nous faire rire, qu’elle contiendra des épisodes de bouffonnerie et que cette bouffonnerie sera aussi énorme que possible. Cyrano avait un nez dont les dimensions inspiraient au poète une tirade demeurée fameuse. Jacasse a une bosse, et il est inévitable qu’il en célèbre avec truculence les avantages. Il y avait un bravache dans les Romanesques ; nous avons un matamore dans les Bouffons. Et les lazzis ne s’y comptent pas. Une pièce en vers doit être sentimentale ; il faut de toute nécessité qu’un amour pur y soupire, et, pour s’exprimer, appelle à son aide la brise et le bleu du ciel. Cela est innocent, ingénu, et à l’usage de la jeunesse. Je sais bien que la tradition est déjà ancienne. Le romantisme nous a habitués à considérer que les vers sont faits pour être le langage magnifique ou charmant de l’absurdité ; ils n’avaient pourtant pas mal servi naguère à exprimer les mouvemens les plus profonds de notre cœur ou les aspirations les plus hautes de notre âme. En faisant perdre au théâtre en vers tout sérieux, on lui enlève sa raison d’être. Peu à peu on en vient à penser que ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le versifie. On estime qu’il faut des pièces en vers... pour les enfans. Nous supplions les poètes, qui se sentent une vocation d’auteurs dramatiques, de ne pas se persuader qu’une pièce en vers doive être nécessairement une féerie.

Mme Sarah Bernhardt a été une fois de plus admirable, dans le rôle de Jacasse. Elle est étonnante de jeunesse, de grâce, d’espièglerie et de tendresse. Et on se rend bien compte, en l’entendant soupirer et moduler certains passages, qu’elle est seule aujourd’hui pour porter à cette perfection l’art de dire les vers. elle est d’ailleurs, à elle seule, toute la pièce.


Avec la nouvelle comédie de M. Tristan Bernard, nous restons dans le domaine de la fantaisie. Sa sœur appartient au cycle des pièces du théâtre de Madame, genre charmant, qui d’époque en époque se renouvelle, auquel chaque période peut apporter sa note de modernité et chaque auteur sa marque originale. Comme Mademoiselle Josette ma femme triomphe au Gymnase, Sa sœur fera les beaux soirs de l’Athénée. Dans les deux cas, on nous fait assister au voyage extraordinaire d’une ingénue à travers les excentricités de la vie contemporaine. Persuadée que sa sœur, Lucie, est désespérée du départ de son fiancé. Mme Jeannine Lehugon s’est juré de ramener l’infidèle auprès de son aînée. Elle le disputera à l’ancienne maîtresse qui sûrement vient de le reconquérir. Et la voilà donc à Trouville, s’installant au milieu des personnes interlopes qui composent le meilleur de la société des villes d’eaux.

M. Tristan Bernard est, comme on sait, un très fin humoriste et un délicat observateur de nos mœurs. Dans cette intrigue innocente et folle, il a fait tenir de jolis coins d’analyse et de menues scènes d’aujourd’hui. C’est par là que son ouvrage, si mince qu’il soit, n’est pas indigne du nom de comédie. M. Tristan Bernard est, par exemple, un peintre étonnamment averti de cette maladie morale qui s’appelle : la timidité. Une jeune fille n’ose pas dire à son père qu’un mariage projeté pour elle lui déplaît, et en arrive ainsi jusqu’au jour des fiançailles. Un jeune homme amoureux n’ose pas se déclarer, parce que le son de sa propre voix lui fait peur. Une jeune fille n’ose pas exprimer sa tendresse à sa sœur, parce qu’elle est glacée par la timidité de celle-ci. Et telle est cette famille de timides ! Comme dans un album de croquis, nous voyons défiler devant nous des silhouettes enlevées d’un trait juste : parasites, femmes de théâtre, etc. On passe, par des nuances imperceptibles, de la fantaisie à la réalité, et de l’invention abracadabrante à l’observation juste. Cela est d’un art très délicat. Sa sœur est une très heureuse suite à l’inénarrable Triplepatte. Et il faut louer les auteurs de l’Athénée de rappeler, fût-ce même à ceux de la Comédie-Française, qu’on peut amuser les gens d’aujourd’hui, sans tomber dans la niaiserie et dans la grossièreté.

Mlle Goldstein tient avec beaucoup d’agrément le rôle de l’ingénue. M. Bullier est plein de rondeur et de bonhomie sous les traits du bon parasite Fister. Toute la pièce est enlevée dans un joli mouvement de gaieté légère.


RENE DOUMIC.