Revue dramatique - 14 février 1905

Revue dramatique - 14 février 1905
Revue des Deux Mondes5e période, tome 25 (p. 922-933).
REVUE DRAMATIQUE

RENAISSANCE : La Massière, pièce en quatre actes, par M. Jules Lemaître. — GYMNASE : Le Bercail, pièce en trois actes, par M. Henri Bernstein. — COMEDIE-FRANÇAISE : La Conversion d’Alceste, à-propos en un acte en vers, par M. Courteline. — THEATRE SARAH-BERNHARDT : Reprise d’Angelo, drame en cinq actes en prose de Victor Hugo.


C’est une joie pour tous les lettrés de renouer connaissance avec M. Jules Lemaître auteur dramatique. On se fût difficilement résigné à admettre que la brillante série, inaugurée jadis par Révoltée, le Député Leveau, Mariage blanc, fût close à jamais. Ces comédies, chères aux délicats, sont parmi les plus originales qu’il y ait dans le théâtre contemporain : elles y ont mis une note qui, sans elles, y manquerait presque complètement. Ce sont les pièces d’un moraliste très avisé, analyste des sentimens plus encore que peintre des mœurs, et qui, à l’exemple des classiques dont il a été nourri, met la scène dans le cœur de ses personnages. Quand M. Jules Lemaître, à l’instar des professionnels, s’applique à peindre l’aspect trépidant de notre vie moderne et à noter les dernières manifestations du parisianisme, il n’y réussit pas sensiblement plus mal que d’autres. Mais quand il cherche tout uniment à nous dire ce qui se passe dans la conscience de braves gens d’aujourd’hui, honnêtes et faibles, il est incomparable. Les cas de conscience un peu subtils, les situations morales un peu délicates l’attirent, et il met à les traiter toute la souplesse d’un art aux apparences nonchalantes. Il arrive que le mouvement de ces comédies ne soit pas très vif, que les moyens employés y soient d’une simplicité excessive et que les entrées et les sorties des personnages ne soient pas ménagées avec une rouerie suffisante ; mais on ne fait guère attention à ces défaillances de l’homme de métier, tant on est séduit par la finesse de la notation psychologique, par la justesse du sentiment et celle non moins grande de l’expression ; car c’est un grand charme de trouver des gens qui pensent juste et qui sachent dire ce qu’ils pensent. Et, après tout, on préfère au maniement assez facile des ficelles scéniques, le jeu changeant des nuances morales. La Massière est de la meilleure veine de M. Lemaitre. C’est une comédie de demi-teinte, souvent exquise, où nous goûtons cet infini plaisir d’entendre dialoguer des personnages qui sont bien nos contemporains, et qui pourtant sont des êtres de conscience scrupuleuse, débattant enfermes choisis des problèmes délicats.

On a souvent mis à la scène le personnage du vieillard amoureux. C’est un personnage de comédie ; l’erreur de Corneille et de Victor Hugo est de ne pas s’en être aperçus. Encore n’est-ce pas nécessairement un grotesque. Et, à condition qu’on ne fasse pas sa vieillesse trop chenue, et qu’on ne lui prête pas des propos trop avantageux, son cas peut être intéressant et appeler, à défaut de sympathie, une sorte de pitié. Après un certain âge, en effet, on n’est plus guère exposé à l’amour coup de foudre : on ne court pas grands risques de recevoir le soudain et violent coup au cœur, où il n’est pas possible de se méprendre et qui est sûrement de l’amour. Mais pour un danger auquel on échappe, on n’est pas quitte avec le danger. L’ennemi ne vous assaille plus de haute lutte et front découvert ; mais il s’insinue et il se déguise. On éprouve pour une jeune fille une tendresse qu’on ne s’avoue pas d’abord à soi-même, mais qu’ensuite on ne songe pas à s’interdire, puisque c’est, à n’en pas douter, un sentiment tout paternel, une tendresse de père à fille, et que la différence des âges est un sûr garant de son honnêteté. La pitié se met de la partie : on se fait presque un devoir de protéger un être faible et qui n’a de secours à attendre que de vous. On est sensible à des marques de reconnaissance, et on ne voit pas qu’on cherche à y surprendre l’aveu d’une affection partagée. A mesure qu’on est davantage envahi par la passion grandissante et quand on commence à voir clair dans son propre cœur, on s’irrite, on en veut à ceux qui y ont su lire plus tôt que vous. On en vient à les braver, à défier l’opinion, à crier tout haut son secret, à se donner le change à soi-même, à tenir son erreur pour un droit, sa faiblesse pour une vertu. Béni soit alors l’incident qui vous arrache à votre folie, au moment même où elle vous menait grand train vers l’abîme !…

Tel est le cas que M. Jules Lemaître nous expose en nous contant l’histoire du peintre Marèze. Celui-ci est un grand artiste, et c’est un vieux brave. A cinquante ans passés, s’étant toujours tenu en dehors des coteries, il arrive enfin à la réputation, à l’aisance : c’est le prix d’une carrière de labeur et de probité. Ce sauvage n’est d’ailleurs pas un bohème. Il est marié à une femme qu’il aime d’une affection solide, après l’avoir jadis aimée d’amour ; il a un grand garçon de fils, un peu braque, ainsi qu’il convient à cet âge, d’ailleurs tout à fait gentil, bien doué et qui promet de faire un bon peintre. Marèze dirige un atelier de jeunes filles, et il éprouve, à se trouver dans ce milieu féminin, un plaisir innocent, bien sûr, mais tout de même légèrement suspect. Encore, le danger n’est-il pas qu’il y ait autour de Marèze tant de jeunes filles, mais c’est que, parmi elles toutes, il arrive à n’en voir qu’une seule. Cette élève de prédilection est la « massière » de l’atelier, Juliette Dupuy. En qualité de massière, c’est elle qui a le plus d’occasions de parler au maître, de l’aller voir ; et, puisque ses fonctions mêmes font d’elle la représentante et l’avocate de l’atelier, quoi de plus naturel que l’espèce de familiarité créée par des rapports quotidiens ? C’est une honnête fille, intelligente, laborieuse, très supérieure en talent à ses camarades, et qui, bien dirigée, pourra devenir vraiment une artiste : il est tout simple que le maître s’intéresse à elle. Il s’enquiert de sa famille, de ses ressources, d’autres choses aussi ; et c’est même la nature de certaines des questions qu’il lui pose, qui commence à nous donner l’éveil. H s’inquiète de savoir si on a, chez les Dupuy, de quoi payer le terme, et encore si la jeune fille est sage… Cela n’est plus du ressort de l’enseignement des beaux-arts.

Tout le premier acte brillant et léger sert à indiquer le sujet, à poser les personnages et à dessiner le milieu. On voit sans trop de peine pourquoi l’auteur a fait de son personnage un peintre et choisi un milieu d’artistes ; ce n’est pas seulement parce qu’il a pu trouver l’idée de sa pièce dans quelque anecdote empruntée à la chronique du monde des arts ; mais c’est que ce milieu était très favorable à réclusion du sentiment que nous allons voir se développer dans le cœur du vieux maître. En effet, de professeur à élève s’établit une intimité à laquelle on ne peut, sans pruderie, trouver à redire. L’intérêt porté par le maître à une disciple particulièrement douée, la confiance de celle-ci dans un guide qu’elle a choisi, pour avoir depuis longtemps admiré ses œuvres, peuvent faire d’abord illusion. Et sous le couvert de sentimens si légitimes, d’autres naissent et grandissent dont on ne s’est pas méfié.

Toutefois, je crains que M. Jules Lemaître, en s’attardant avec trop de complaisance à nous mettre sous les yeux, dans son premier acte, un amusant tableau de l’intérieur d’un atelier, ne nous ait pour un temps engagé sur une fausse piste. Nous pouvons croire que son intention est de faire une peinture de la vie d’artiste ; et le titre même qu’il donne à sa pièce : la Massière, est pour accuser cette impression. Or Marèze pourrait être, presque aussi bien, un littérateur qu’un peintre ; il pourrait être un commerçant s’intéressant à une employée d’élite ; il pourrait même être un rentier tuteur d’une pupille qu’il protégerait d’un peu trop près. La pièce oscillera ainsi, dans toute sa première partie, entre la peinture du monde des artistes, et l’étude d’un cas de conscience très humain et tout à fait indépendant de l’entourage social. Au début de l’acte suivant, nous apprenons que Marèze se présente à l’Institut, et M. Jules Lemaitre nous initie, avec une malice renseignée, aux compétitions académiques, aux manèges des candidats et au double jeu de leurs futurs confrères. Tout cela est amusant, mais d’ailleurs fait hors-d’œuvre. Et tout à l’heure, quand le drame intime sera vraiment engagé, tous les rappels de la vie d’artiste nous paraîtront si inutiles ! Ainsi la visite que trois petites perruches de l’atelier font au maître pour admirer, avant le public, le tableau qu’il envoie au Salon ; ainsi l’invasion finale de ces demoiselles de l’atelier venant, au grand complet, féliciter Marèze pour son élection à l’Institut. C’est la bordure qui parfois empiète sur le sujet.

Cependant Mme Marèze, que certains indices ont alarmée, s’inquiète de voir s’installer chez son mari un sentiment dont elle comprend mieux que lui la véritable nature. Elle s’efforce d’éclairer sa conscience, de le mettre en garde contre lui-même, d’éloigner la jeune fille. Désormais commence, entre ce mari et cette femme, un drame, en partie muet, qui est l’essentiel même de la pièce. On a beaucoup critiqué ce rôle de Mme Marèze ; on a déclaré qu’il était ennuyeux et mal venu. Je serais volontiers de l’avis opposé, et je crois bien que c’est ici la plus heureuse trouvaille de l’auteur. Certes le rôle est difficile ; c’est, comme on dit, un rôle ingrat : le personnage qui est chargé d’être le représentant de la morale, de parler sans cesse le langage du bon sens, de la saine raison, de la sagesse et du devoir, n’est pas celui pour qui se montent les imaginations. Mais notez que toute la psychologie du bonhomme Marèze ne s’éclaire pour nous que grâce à l’intervention de Mme Marèze. C’est aux inquiétudes de celle-ci que nous mesurons le progrès du danger que recherche Marèze. C’est elle qui, avec une perspicacité née de sa propre tendresse, devine et nous révèle les moindres émotions d’une âme où une longue intimité lui a appris à lire. Le personnage de Marèze fait pour nous tout l’intérêt de la pièce ; mais il est inséparable de celui de Mme Marèze. Au surplus, Mme Marèze ne tient pas seulement le rôle du chœur antique : c’est une femme qui défend son bien ; c’est un être vivant, concret et complexe. Elle éprouve, à l’égard de ce mari qui côtoie l’infidélité, autant de pitié pour le moins que de colère ; c’est pour elle-même, et c’est pour lui qu’elle veut le sauver ; elle souffre, elle s’irrite, elle reproche, elle ne déclame pas ; elle manœuvre dans une situation difficile avec des alternatives de maladresse passionnée, et d’habileté instinctive. C’est l’honnête femme, sentant, parlant, exactement comme peut le faire une honnête femme. Et elle ne se contente pas de raisonner, elle agit. C’est même, dans toute la pièce, le seul personnage qui agisse, et c’est elle qui va, par son intervention, désigner Juliette à l’amour de son fils.

En effet, un jour que Juliette est venue dans l’atelier de Marèze, en l’absence de celui-ci, elle y rencontre le fils du peintre, Jacques ; une conversation s’engage entre les deux jeunes gens ; et ils découvrent, avec une espèce de ravissement, qu’ils ont toute sorte d’idées en commun. Mme Marèze les surprend, et indignée de trouver encore une fois dans l’atelier de son mari cette massière de malheur, elle interpelle violemment la jeune fille. Frappé de l’injustice maternelle, qui contraste d’ailleurs avec l’habituelle placidité de Mme Marèze, Jacques se sent tout de suite attiré vers Juliette par la sympathie qu’on a pour une victime. C’est le premier germe d’un amour qui va désormais rapprocher les deux jeunes gens. Il ne sera pas nécessaire qu’il se passe beaucoup de semaines : Jacques a bientôt décidé d’épouser Juliette Dupuy, et il s’ouvre d’abord de ce beau projet à sa mère.

On a prétendu que Mme Marèze devrait accueillir d’enthousiasme l’idée de ce mariage qui lui apporte le moyen radical de guérir Marèze et de couper net son absurde aventure sentimentale. Et c’est bien ainsi qu’elle eût fait, si elle eût été le personnage abstrait qu’on a voulu voir en elle. Mais les craintes de la femme qui défend son bonheur conjugal n’ont tué en elle ni la sollicitude de la mère qui veille sur la dignité de la famille, ni les scrupules et les aspirations de la bourgeoise. Son premier mouvement est pour refuser d’admettre que son fils puisse épouser celle dont son mari a eu l’esprit trop occupé ; c’est sa délicatesse qui se révolte. Et comme elle ne peut invoquer un tel motif, elle en trouve tout de suite un autre qui a bien sa valeur. Cette fille d’aubergistes, qui a connu avec Marèze des années difficiles, qui a vu lentement s’édifier sa fortune, qui est parvenue à une situation cossue et qui en jouit sans vergogne, ne veut pas pour son fils d’une union qui ferait déchoir la famille. Un garçon, gentil de sa personne, qui a du talent, de l’aisance, et un beau nom, épouser une fille de rien ! Quelle folie, au prix où sont aujourd’hui les maris ! Pour empêcher cette folie, l’idée lui vient d’utiliser ce qui tout à l’heure la désolait si fort : la sympathie romanesque de Marèze pour Juliette. Elle est assez fine pour ne pas douter que Marèze ne repousse l’idée d’un mariage de son fils avec Juliette. Seulement, ce qu’elle n’avait pas prévu, c’est la violence qu’il y mettrait et qui va faire éclater la force encore insoupçonnée d’un sentiment qui gronde en passion.

C’est ici le point culminant du drame. Le père et le fils sont en présence, cependant que la mère assiste à leur étrange entretien. Ou plutôt, Mme Marèze et Jacques écoutent avec une stupeur, qu’ils s’efforcent de faire respectueuse les déclamations de ce vieil homme qui ne craint pas de se poser en rival de son fils, et de reprocher à celui-ci qu’il lui vole un amour auquel il avait droit. La scène est d’une grande hardiesse et si poignante qu’on ne songe pas à remarquer ce qu’elle a au fond de pénible.

Il reste à dénouer une situation si tendue ; et on sait que la grande difficulté au théâtre est toujours de conclure. M. Jules Lemaître avait excellemment montré comment un père peut devenir le rival de son fils ; il lui fallait trouver un moyen pour que cette rivalité prit fin. Il a cherché trop loin. Il a procédé de façon compliquée et détournée. Il suppose que Mme Marèze fait venir Juliette Dupuy, l’interroge et apprend de sa bouche toute sorte de choses qui l’étonnent et l’édifient : c’est à savoir que Juliette est vraiment une honnête fille, qu’elle n’a pas plus cherché à gagner l’amour du fils qu’à surprendre la confiance du père, et qu’elle est prête à quitter Paris, à s’éloigner d’une famille dont elle a si involontairement troublé le calme et dramatisé la paisible atmosphère. Et peu à peu Mme Marèze se range à l’idée de faire de Juliette sa belle-fille : c’est elle qui va y amener Marèze et le convertir sous nos yeux. Cette conversion ainsi présentée nous paraît peu vraisemblable. Et elle nous laisse pour l’avenir des inquiétudes. Puisqu’on nous donne Marèze pour un honnête homme, n’eût-il pas été plus conforme à son caractère qu’il trouvât en lui-même le ressort de sa conversion ? L’incident qui lui a révélé la profondeur de son mal, pouvait lui fournir en même temps le moyen de le déraciner. Tant qu’il avait été seulement en butte à la jalousie et aux reproches de sa femme, Marèze pouvait se faire illusion. Il s’appliquait le bénéfice de cette morale indulgente qui fait qu’un homme ne se croit pas très coupable pour avoir remarqué une autre femme que la sienne. Au surplus, il pouvait croire qu’il ne manquait à aucun devoir strict, et qu’il ne violait aucune loi sociale ou naturelle. Mais le jour où il se trouve en présence de son fils, tout change. Sa chimère lui apparaît, non pas seulement absurde, mais coupable. C’est un brusque réveil, c’est un soudain retour à la santé. Et le vieillard, guéri de sa courte folie, reprend son rôle de chef de famille en imposant à sa femme, comme à son fils et à sa nouvelle fille, ce mariage qui va rendre au foyer le bonheur et la dignité. Ce dénouement ou quelque autre analogue nous eût mieux satisfaits que celui auquel s’est arrêté M. Lemaitre.

Nous avons fait connaître, au cours de l’analyse, les personnages de Marèze et de sa femme ; ce sont eux qui occupent le premier plan, et ils sont, l’un et l’autre, présentés avec une sûreté de main presque égale. Ceux de Juliette et de Jacques Marèze ne sont, en quelque manière, que des rôles secondaires ; c’est à leur occasion que se dessinent les figures maîtresses ; ils ne nous intéressent pas par eux-mêmes. Encore ne fallait-il pas leur prêter une physionomie trop conventionnelle. M. Lemaitre a évité cet écueil, du moins pour le rôle de Jacques Marèze : il a dessiné un type charmant d’artiste jeune, enthousiaste, qui a, pour le moment, tout un lot d’idées abracadabrantes, qui y croit dur comme fer, et qui en reviendra. Juliette est trop parfaite, trop intéressante, trop résignée. C’est la « jeune fille pauvre » des romans et des comédies sentimentales.

Une pièce toute d’analyse, de nuances morales, et dont le sujet, qui risquait de devenir scabreux, est sauvé à force d’honnêteté, de sincérité et de candeur ; voilà la Massière. Le dialogue vaut par la simplicité, par le naturel, par la mesure. C’est la délicatesse de touche et la discrétion qui font de cette comédie un charmant ouvrage. Si tel en est bien le caractère, il faut reconnaître qu’il est souvent faussé par l’interprétation du principal rôle. On a reproché à M. Guitry d’avoir donné à Marèze quelques années de trop. Si c’était là son unique erreur ! Mais il a alourdi le rôle, il en force les effets, il le tourne au comique et au comique gros. Il fait de Marèze un vieux lion qui rugit sous les taquineries. Un homme agacé par une femme jalouse, et à qui on rend la maison insupportable par de continuelles scènes de ménage, tel est le Marèze qu’il nous présente, et qui fait rire toute la salle, cela est vrai, mais d’un rire un peu épais.

Mme Judic joue avec autorité le rôle de Mme Marèze ; je ne sais si elle n’en accentue pas le côté raisonneur ; et peut-être n’était-il pas nécessaire de tenir si uniformément dans les teintes crises le rôle de cette femme qui souffre. Mlle Brandès, tour à tour charmante et émouvante, est la perfection même dans le rôle de la Massière. M. Maury est excellent de jeunesse, de vivacité, de tenue, dans le rôle de Jacques Marèze. Et M. Boisselot n’a qu’un bout de rôle, celui d’un vieux roublard de membre de l’Institut : il y est délicieux.


Des trois actes dont se compose la comédie de M. Henry Bernstein, le Bercail, le premier était un acte d’exposition assez bien venu. Une jeune femme, Éveline, nous est donnée pour le type, suffisamment renouvelé, de la femme incomprise. Férue de littérature, dupe des théories qui courent les romans de ces dernières années, et décidée à faire valoir son droit au bonheur, elle quitte son mari, un brave homme de bourgeois, pour suivre l’écrivain Jacques Foucher. Le trio était présenté avec assez de relief, et l’auteur avait trouvé des traits justes pour nous peindre l’honnêteté paisible du mari, le détraquement de la femme, l’égoïsme forcené de l’amant. A partir du second acte, la pièce va à l’aventure. Ce second acte est destiné à nous montrer quel enfer est devenue la vie pour Éveline, depuis qu’elle est la maîtresse de Jacques Foucher. Celui-ci est toujours absent, attendu qu’il tient ses grandes assises sur le « boulevard, » et qu’il ne rentre chez lui que pour y recevoir des personnes de la plus mauvaise compagnie. Cet intérieur d’artiste est peint d’après l’idée qu’on pouvait se faire de la vie d’artiste, au fond des provinces les plus reculées, dans le temps des diligences : j’entends dire que les romanciers à succès, au XXe siècle, ont tout à fait rompu avec ces habitudes de vie échevelée. Au troisième acte, nous voyons qu’Éveline, utilisant ses talens de diseuse et de comédienne de salon, s’est engagée dans une troupe qui parcourt la province : elle est en représentations à Lyon, qui se trouve être précisément la ville où son mari s’est retiré avec leur enfant. Un soir de Noël, elle pénètre dans la maison, s’attarde à apporter des bonbons à ce fils, pour qui elle s’est prise d’une soudaine tendresse, se rencontre avec son mari ; et, comme celui-ci n’a pas cessé de l’aimer, il la reprend.

Cette comédie, trop peu originale, a pour principal intérêt de mettre à la scène une situation qui nous a été présentée, presque simultanément, dans trois de nos principaux théâtres : celle de la femme qui déserte le foyer conjugal. Car il faut noter ce trait de nos mœurs : ce n’est plus à nous autres hommes que pèse la monotonie de la vie conjugale. Nous sommes devenus des maris de tout repos ; au contraire nos femmes s’agitent, s’énervent, elles ont d’impérieux besoins de déplacement. La déserteuse de M. Brieux ne reprenait pas sa place à ce foyer, attendu qu’une autre y avait été installée. Et voilà l’inconvénient du divorce ! Mais dans Maman Colibri et dans le Bercail, tout finit bien. La femme coupable, après une fugue plus ou moins longue, et, quand elle a épuisé jusqu’à la lie la coupe d’un triste adultère, songe qu’après tout, ce qu’elle a de mieux à faire est de rentrer au bercail. Elle y rentre, comme on rentre d’une villégiature. Nul ne s’en étonne, ni sur la scène, ni dans la salle. On ne croit pas même qu’il soit nécessaire d’invoquer pour la circonstance les grandes théories du pardon, qui furent à la mode il y a une dizaine d’années. Nous avons simplifié tout cela. On se quitte, on se reprend ; on s’en va, on revient. On n’est pas fâché, au surplus, de savoir qu’il y a quelque part un intérieur où on peut se rejoindre, de temps à autre, rencontrer des figures de connaissance et se conter ses aventures de voyage. C’est une conception nouvelle et très moderne. C’est la famille remplacée par la pension de famille.

Mme Simone Le Bargy a donné, à force d’intelligence et de nervosité, une apparence de vie au personnage d’Éveline. M. Tarride est excellent de naturel dans celui du mari ; et M. Grand a trouvé dans celui du poète Jacques Foucher un rôle tout à fait à sa mesure.


C’est mieux qu’un à-propos, c’est une petite comédie des plus ingénieuses que nous a donnée M. Courteline dans sa Conversion d’Alceste jouée à la Comédie-Française pour l’anniversaire de Molière. L’auteur imagine que le héros de Molière s’est converti. Bien lui en a pris ! Et la complaisance va lui être plus funeste que ne l’avait été toute sa misanthropie. Oronte lui revient lire un sonnet, plus mauvais cent fois, plus alambiqué et plus prétentieux que le sonnet de Philis. Alceste a l’imprudence de régaler le liseur de quelques complimens. C’est pour s’entendre bientôt traiter d’âne et de fourbe :

Parbleu ! mon cas est neuf et vaut d’être conté.
On me lit un premier sonnet ; je le condamne.
Le poète entre en rage et je suis traité d’âne.
Il m’en lit un second. J’y donne mon bravo.
L’auteur entre en fureur ; je suis âne à nouveau !
Donc âne si je blâme, âne encor si j’encense !
Je voudrais pourtant bien qu’on me donnât licence
De trouver qu’un sonnet est bon ou ne l’est pas
Sans être ânifié dans chacun des deux cas !

Puis vient l’affaire de son procès ; et cette fois il le gagne. Aussitôt voici surgir M. Loyal, avec une note de frais si extravagante, que ce procès gagné va le ruiner plus que n’aurait pu faire un procès perdu. Il a cessé de quereller Célimène et d’en être jaloux ; il l’a épousée ; et voici en quels termes cette belle apprécie son époux :

Au temps où me faisant sa cour
Alceste à mes genoux rugissait son amour,
Ce troubadour transi, doublé de belluaire,
Eut parfois l’art et l’heur de ne pas me déplaire.
Outre qu’à franc parler la peur qu’il m’inspirait
N’était pas, à mes yeux, sans charme et sans attrait,
A sentir sous mon pied cette bête matée
Se débattre à la fois soumise et révoltée…
Vainquant avec péril et dès lors avec gloire
Je goûtais à son prix l’orgueil de la victoire.
D’accord. Mais aujourd’hui qu’il montre humanisé
Les talens d’agrément d’un ours apprivoisé
Apte à la contredanse et souple à la voltige
Ce qu’il acquiert en grâce il le perd en prestige.

Au surplus Alceste est un mari confiant… et trompé. Si vous voulez savoir le nom de l’amant, qu’il vous suffise de vous souvenir qu’Alceste avait un ami et qui s’appelait Philinte.

Le mérite de ce genre de compositions est celui d’un pastiche bien fait. M. Courteline s’est approprié la langue, le vers de Molière et plus d’une fois ce dialogue savoureux et cette versification pleine de réminiscences ont fait courir un frisson de contentement dans un public de dilettantes. Il a d’ailleurs, plus ou moins volontairement, conservé au personnage d’Alceste la demi-obscurité et le coin d’énigme qu’y a mis Molière. Car on a beaucoup discuté, depuis les romantiques, sur la question de savoir si Alceste ne serait pas un « héros, » le porte-parole du poète, chargé par celui-ci de dire son fait à l’humanité. Cette interprétation est sans doute fausse pour une bonne part. Alceste, pour Molière, est un ridicule ; c’est un fâcheux ; et le comique de son rôle vient de la disproportion entre les objets de sa colère et cette colère même. L’Alceste que nous présente M. Courteline peut bien avoir essayé de se réconcilier avec le genre humain ; il était d’avance condamné à échouer dans cet essai loyal. Il est gêné dans son nouveau rôle : il manque de préparation ; et il s’y comporte avec plus de maladresse que dans l’ancien. Il ignore l’art de renvoyer content un poète, prêt à prendre, pour le plus sincère des complimens, quelques mots de banale politesse. Il est surpris qu’un procès entraîne des frais, comme s’il eût ignoré jusque-là les usages et la procédure de son pays. Il épouse une coquette, installe auprès d’elle son meilleur ami, et s’étonne des conséquences. Cet Alceste est incorrigible, et le fond de son humeur est décidément une espèce d’incapacité à s’adapter aux conditions élémentaires de la vie sociale.

M. Mayer a été excellent de distinction, de chaleur, de style, dans le rôle d’Alceste. Il y a remporté un grand et légitime succès. Autour de lui Mme Lara, MM. Croué, Dessonnes, Brunot ont complété un ensemble des plus sortables.


Il faut grandement remercier Mme Sarah Bernhardt d’avoir monté Angelo tyran de Padoue. Car sans elle nous n’avions guère de chance de voir à la scène ce vieux mélodrame, dont on dirait que c’est le plus mauvais qu’ait écrit Victor Hugo, si l’on ne craignait de faire tort à Lucrèce Borgia et à Marie Tudor. L’impression générale a été celle d’un ennui morne. Et pourtant que de bonne volonté déployée par l’auteur, que d’application ! Tout y est : la croix de ma mère, la clef mystérieuse, le narcotique, le poison, les épées, et les corridors secrets, les portes dérobées, toute l’architecture, tout le vestiaire, toute la pharmacie spéciale à ce genre de pièces. Chaque personnage y figure dans son rôle convenu : le tyran féroce et imbécile, le Jeune premier proscrit et fatal, le traître démoniaque, la comédienne sublime en opposition avec Mesdames les grandes dames. Et les travestissemens, et les déguisemens, et les chasses-croisés ! Ici personne qui soit ce qu’on le croit être. Rodolfo est Ezzelino, l’aventurier est un prince, l’idiot est un esprit, l’homme qui dort est un chat qui guette. Et les phrases à effet ! « Oh ! le conseil des Dix, parlons-en bas !… Savez-vous ce que c’est qu’une mère… Savez-vous ce que c’est que Venise ? Venise, je vais vous le dire… Ce que c’est que ceci, Madame ? c’est une comédienne… Vous avez devant vous une heure !… Il faut que cette femme meure, c’est une nécessité. » Ou encore, cette réflexion qui traduit si bien l’opinion secrète du public : « Que de paroles inutiles, mon Dieu ! »

On se demande comment il se fait qu’avec tout cet attirail, Victor Hugo soit arrivé à un si mince résultat. Comment se peut-il qu’il n’ait réussi ni à nous effrayer, ni surtout à nous amuser ? On songe à ce qu’aurait pu faire avec une telle matière l’auteur de la Tour de Nesle. C’est qu’il a manqué à Victor Hugo cette grande qualité : la bonhomie. Alexandre Dumas fils aimait à raconter qu’un jour, comme il était allé rendre visite à son père, on lui interdit la porte du cabinet de travail où écrivait Dumas. Le fils docile s’arrête au seuil de ce sanctuaire ; mais au bout de quelques minutes, entendant de formidables éclats de rire, il pousse la porte. Quelle ne fut pas sa stupéfaction de trouver en effet son père tout seul, devant sa table ? « Comment ! ces rires… — Ah ! mon cher, ce que j’écris est si amusant ! » Victor Hugo ne s’est pas amusé en écrivant Angelo. Il a exécuté cette pièce, par devoir, comme un pensum. Il en a pris la fable au sérieux et les déclamations au tragique. Et la pièce une fois mise à la scène, il s’est efforcé d’y découvrir une philosophie. C’est ce qu’il expose dans sa préface. Nous y apprenons qu’Angelo contient un grand enseignement et que c’est une pièce destinée à éclairer l’humanité. Victor Hugo a pris le jeu des portes et fenêtres des mélodrames pour un système de politique, les déguisemens de ses personnages pour de l’histoire et les coups de gueule de ses comédiennes pour de la psychologie. Effort doublement malheureux d’un grand poète pour s’abaisser aux inventions des plus vulgaires dramaturges, et d’un dramaturge inférieur pour se hausser aux conceptions d’un penseur.

Mme Sarah Bernhardt a été infiniment remarquable dans le rôle de la Tisbe, au premier acte surtout, où elle a trouvé des attitudes et des intonations d’une exquise coquetterie. Dans le reste de la pièce, elle a mis tout le pathétique, toute la violence, toute l’émotion souhaitables. Et si l’ensemble de l’interprétation est assez médiocre, il faut tirer hors de pair M. de Max, le seul comédien qu’on pût trouver aujourd’hui pour jouer le rôle d’Homodei avec conviction.


RENE DOUMIC.