Revue dramatique - 14 février 1902

Revue dramatique - 14 février 1902
Revue des Deux Mondes5e période, tome 7 (p. 925-936).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Le Marquis de Priola, comédie en trois actes, par M. Henri Lavedan. — GYMNASE : Le Détour, comédie en trois actes, par M. Adrien Bernstein. — VAUDEVILLE : La Passerelle, comédie en trois actes, par Mme Fred. Gresac et M. Francis de Croisset.


Peindre un caractère au théâtre, c’est refaire un portrait, déjà vingt fois exécuté par d’autres, et qui restera toujours à recommencer. Car la nature humaine n’est guère variée dans ses traits essentiels, mais ceux-ci ne cessent de se modifier légèrement sous l’action du milieu social ; le cadre a changé, le portrait ne s’y adapte plus, il faut les remettre d’accord. Aucun travail n’exige plus de véritable invention et d’originalité. Aussi fallait-il quelque hardiesse à M. Lavedan pour tenter de remettre à la scène le caractère de don Juan : à tout prendre, il y a réussi. Le Marquis de Priola est une comédie vigoureuse et incomplète, brillante et dure, saisissante et pénible, et à laquelle on peut faire toute sorte d’objections, mais dont on ne peut contester le mérite. C’est une œuvre digne du talent de son auteur. Enfin ! Il y a assez longtemps que nous l’attendions. Depuis le Prince d’Aurec, M. Lavedan n’avait guère fait que gâcher et compromettre en de fâcheuses aventures des dons remarquables. Cette fois, il a ramassé les ressources diverses et en apparence contradictoires de son talent et il les a combinées en vue d’écrire une pièce qui eût vraiment la marque de son esprit.

Car le talent de M. Lavedan nous déconcerte d’abord par une sorte de surprenante dualité. Il y a deux Lavedan, dont l’un semble la contre-partie de l’autre. L’un, peintre de mœurs qui n’est curieux que des mauvaises mœurs, ne s’intéresse qu’aux formes variées de notre corruption, ne se lasse pas de nous en remettre les images sous les yeux, en multiplie à plaisir les exhibitions effrontées, sans doute parce qu’il faut montrer la réalité telle quelle est, mais aussi, apparemment, parce que ce genre de peintures a pour lui de l’attrait : ce Lavedan-là a mis au théâtre quelques-unes des scènes les plus vives qu’on y eût encore vues et reculé un peu plus loin qu’on n’avait fait les bornes du cynisme. L’autre, moraliste éperdument moral et bourgeois à tour de bras, est le représentant de toutes les saints doctrines, le conservateur de tous les bons principes, l’avocat de la famille, le héraut du devoir, le poète ému de l’innocence : ce Lavedan-là a mis au théâtre quelques-unes des tirades les plus vertueuses, quelques-unes des déclamations les plus outrageusement honnêtes, quelques-unes des fables les plus fades qu’on y eût encore entendues. Lorsque, d’une œuvre à l’autre, ces deux écrivains alternent et que, du Nouveau Jeu à Leurs sœurs ou du Vieux marcheur à Catherine, nous nous trouvons en présence tantôt de l’un et tantôt de l’autre, nous nous demandons : lequel des deux est le vrai ? Lorsque, dans un même ouvrage, comme dans Viveurs, nous les rencontrons tous les deux et tour à tour, nous les renvoyons dos à dos. Il nous faut un peu de réflexion et quelque effort pour admettre que ces deux hommes puissent n’en faire qu’un, et pour nous aviser que, dans les œuvres mêmes où le peintre de scènes galantes semble seul s’être donné carrière, le moraliste n’était pas complètement absent. Tel est pourtant le cas de M. Lavedan : tout attiré qu’il soit vers l’étude de certaines formes de la vie, il n’est pas séduit par elles : il n’a ni indulgence ni sympathie pour les personnages qu’il nous présente ; il est bien loin de trouver leur corruption délicieuse et exquise leur déliquescence. A mesure qu’il pénètre davantage dans leur intimité, il aperçoit mieux la platitude de leurs sentimens, la pauvreté de leurs idées, leur détresse intellectuelle, leur misère morale, la vulgarité de leurs élégances, l’ennui de leurs plaisirs, la niaiserie de leurs passe-temps, le vide de leurs existences désolées ; leur âme n’est que sottise, laideur et vilenie ; et il arrive que cette sottise soit méchante, que ces imbéciles deviennent dangereux : ils sont abominables. Cette attitude que prend M. Lavedan vis-à-vis de ses modèles contraste avec celle de la plupart des peintres de la vie que les étrangers appellent parisienne. Ceux-là sont amusés par le spectacle qu’ils peignent ; lui, il en est irrité. Ils sont des dilettantes et des ironistes ; lui, par les procédés qu’il emploie, par l’âpreté du ton et la cruauté de certains traits, est un satirique.

D’après cela, il est aisé de deviner dans quelles dispositions l’auteur du Marquis de Priola devait aborder l’étude du Don Juan moderne : il le connaît à merveille pour l’avoir maintes fois rencontré dans le monde spécial où il fait figure de héros, et il le déteste. Nous allons avoir un Don Juan peint en pied par un peintre familier avec son modèle, et qui le hait et qui le méprise. C’est l’originalité de cette création. Don Juan présenté par un écrivain qui non seulement ne l’aime pas, mais qui n’a même pour lui aucune espèce d’admiration, voilà ce qui est nouveau.

On s’entend assez bien quand on parle du donjuanisme, et on peut aisément énumérer les traits qui entrent dans sa définition. Don Juan est aimé de toutes les femmes. Pourquoi ? On ne sait. Quand même, ainsi qu’il arrive souvent, il manque à Don Juan tout ce qu’on a coutume d’appeler beauté, grâce, charme, il se fait aimer ; il réussit où d’autres échoueraient qui semblaient mieux faits pour plaire. Il est vraiment irrésistible, et sa puissance de séduction est incontestable. A quoi tient-elle ? La nature, qui a ses raisons que la raison ignore, et qui va obscurément à ses fins, en a décidé ainsi. Il paraît : on lui cède. Plus tard, et une fois sa réputation établie, son prestige s’explique aisément et le mystère cesse d’en être un. Le succès va au succès ; et une femme ne paraît-elle pas d’autant plus désirable qu’elle est désirée par plus de gens ? D’ailleurs, auprès de Don Juan, une femme sait qu’elle est en danger : cela ressemble fort à être perdue.

Don Juan aime toutes les femmes ; après tout, il se peut que ce soit son principal moyen de séduction et que là se trouve le mot de l’énigme. L’amour est chez lui à l’état d’instinct ; c’est la recherche du plaisir sensuel. La sensation s’émousse par l’habitude, s’avive par le changement ; aussi l’inconstance est-elle un des traits inhérens à ce caractère. Tout succès d’amour n’est qu’un épisode de la lutte éternelle des sexes, succès pour l’homme et défaite pour la femme ; aussi Don Juan veut qu’on lui résiste et n’apprécie que les victoires disputées, car chez l’homme l’instinct de l’amour ne se sépare pas de l’instinct de conquête. Au moment, d’ailleurs, où il entreprend une nouvelle conquête amoureuse, Don Juan est sincère, et dupe de l’illusion. Il croit aimer pour la première fois, et pour toujours. A l’idée de la maîtresse qu’il n’a pas encore possédée il immole le souvenir de toutes les autres ; il donnerait sa vie pour la minute de plaisir qu’il attend ; s’il faut, en effet, exposer sa vie, il n’hésite pas : il va, au mépris de tous les périls, où l’appelle sa destinée. Je mirage de la jouissance espérée le fascine, lui l’ail méconnaître tout ce qui n’est pas elle, comme fait pour le joueur l’appât du gain ou pour le soldat la lueur entrevue de la gloire.

L’amour est égoïste, et Don Juan ne songe qu’à lui-même. Bien entendu ! Quand, à propos de l’amour, on parle de dévouement, de bonté, d’oubli de soi, c’est qu’on y fait entrer toute sorte de notions qui n’y étaient pas contenues. Au surplus, comme l’enfant gâté dont sa mère fait un ingrat, Don Juan est l’enfant gâté de toutes les femmes. On prend aisément le pli d’être adoré ; et à force de voir toutes ces adorations qui viennent à vous, on conclut qu’elles vous sont dues. On se met à part du reste des hommes, on devient une espèce d’idole ; et ce ne sont pas seulement des hommages et des prières que les dévots offrent à l’idole, mais ce sont aussi des soupirs et des plaintes ; larmes et sanglots sont parmi les plus chères offrandes : tout culte a ses victimes. Don Juan ne s’étonne, ni ne s’émeut, s’il apprend qu’on souffre par sa faute et pour lui : il est des ruines inévitables, et celles qu’il sème ne lui semblent pas un obstacle qui doive l’arrêter dans la poursuite exclusive de son bien. Ajoutez que le goût du plaisir entraîne fréquemment une certaine dureté de cœur : c’est ici le domaine de l’instinct, qui est aussi celui de la férocité. Il faut donc que Don Juan soit égoïste, et il se peut qu’à l’occasion, il devienne méchant.

Don Juan suit l’impulsion naturelle ; or la société n’existe qu’à-condition de s’opposer à la nature. Religion et morale ont pour objet de contraindre et de dompter l’instinct ; par suite il faut que Don Juan devienne leur ennemi, qu’il se pose en adversaire de la loi de Dieu et de celles des hommes. Ou bien, il est un croyant, comme dans Tirso de Molina : et il fait le brave, il cherche à s’étourdir pour oublier la menace de la vengeance divine qu’il sent peser sur lui. Ou bien il est un incrédule, comme dans Molière ; il se fabrique une philosophie à sa convenance et trouve dans le libertinage de la pensée un utile auxiliaire au libertinage des mœurs. Tout se tient dans une société organisée, et l’oubli d’un devoir entraine celui de tous les autres : l’alliée est amené à se conduire en mauvais fils et en mauvais maître, comme il s’est conduit en mauvais époux. Ainsi l’homme de plaisir s’achève en impie et en scélérat.

Aimé de toutes les femmes, amant universel, égoïste, impie, tel est le type de Don Juan dans toute l’étendue de sa définition et, pour ainsi dire, au complet. C’est celui qu’a mis en scène le XVIIe siècle. Chez lui, tous les traits du caractère sont des conséquences de ce goût du plaisir auquel il subordonne tout le reste ; voilà le point à noter, et cette remarque nous aide à comprendre en quoi consiste la perversion du type à laquelle nous fera assister le XVIIIe siècle. Désormais Don Juan s’attachera passionnément non plus au plaisir lui-même, mais à ce qui jadis n’était pour lui que le moyen de se le procurer. Perversion pareille à celle de l’avare qui, au lieu d’aimer dans l’argent les satisfactions qu’il sert à acheter, en arrive à aimer l’argent pour lui-même : comme l’avare qui meurt déguenillé et sordide sur son tas d’or, Don Juan vit sans amour dans son libertinage. La conquête, qui jadis n’était pour lui qu’un aiguillon de l’amour, lui devient une satisfaction qui se suffit à elle-même : il conquiert pour conquérir, pour dominer, pour humilier. Il change, il trahit, pour la vanité d’être infidèle. Et ces souffrances dont il ne se faisait pas scrupule jadis d’être l’occasion, il veut en être la cause ; il les provoque, parce qu’elles sont devenues le meilleur de sa joie : il goûte le plaisir des larmes d’autrui. Froid, sec, inhumain, il est l’orgueilleux ou le roué, Lovelace ou Valmont.

Reste le Don Juan des romantiques. Avec eux, le type est non plus perverti, mais faussé. Ils en font un chercheur d’idéal, un symbole de l’humanité qui, au prix d’expériences toujours renouvelées, toujours déçues, poursuit son rêve et s’élève sans cesse. Et, comme ce que cherche Don Juan est la plus matérielle des réalités, comme d’ailleurs il est dans sa destinée qu’à chaque expérience il descende un peu plus bas, l’interprétation romantique n’est donc qu’un contresens. Il suffit de s’entendre et de convenir qu’on prendra les mots au rebours de leur acception.

Chacun de ces types est en étroit accord avec l’époque où il s’encadre, dépendant des formes sociales, de l’état des mœurs, de celui des croyances et des idées. Voici maintenant Don Juan tel que l’ont façonné les conditions de notre vie. C’est un homme d’aujourd’hui ; il porte le frac et le smoking ; mais, en perdant l’épée qu’il portait au côté, ce flot de rubans qui nouaient ses souliers et la plume au chapeau qui lui faisait une manière de panache, il a beaucoup perdu : il a perdu toute l’élégance extérieure qui masquait la vilenie foncière du personnage.

Le « grand seigneur » de jadis pouvait puiser dans le préjugé du rang cette idée que sa naissance relevait au-dessus de certains devoirs et qu’il y aurait même eu pour lui de l’indignité à se plier à la morale de ceux qui n’étaient pas « nés. » Il conservait dans sa dépravation quelque allure, et son impertinence avait de la hauteur. A tout le moins, il était soucieux, en toutes choses, de ne pas se conduire comme un laquais. Le marquis de Priola appartient à une époque où un titre de noblesse ne correspond plus à aucune réalité. Voulez-vous juger de son élégance ? Voyez-le dans la scène des almanachs, Tune des deux ou trois scènes supérieurement traitées de la pièce de M. Lavedan. Ce bourreau des cœurs a fait venir chez lui, dans la salle des exécutions, une jeune femme. Il commence par l’exciter en lui montrant des gravures obscènes. Après quoi, au moment où l’amoureuse va s’abandonner, il lui fait une grimace de singe et la congédie. Il y a, pour désigner ce génie de procédés, des termes spéciaux dans l’argot des barrières. Ce sont, dans leur inconvenance, les seuls qui conviennent. Car le décor ne fait rien à l’affaire et peu importe qu’on ait un titre de marquis, quand on a la conduite d’un goujat.

Don Juan était brave ; le sentiment de l’honneur lui tenait lieu de conscience ; il lui restait quelque moyen de rattraper sa propre estime, sinon la nôtre. Dans la société où le type nous apparaît pour la première fois, société romanesque, chevaleresque, où il y avait de l’imprévu, où les caractères n’étaient pas amollis, où les mœurs n’avaient pas perdu toute leur rudesse, la carrière du séducteur avait quelque chose de la carrière des aventures. Elle représentait une série d’enlèvemens, de duels, de surprises, de coups donnés ou reçus. On risquait la vengeance, non seulement d’un mari, mais d’un père, d’un frère, d’un parent engagé d’honneur à ne pas laisser impunie l’insulte faite à la famille. Nous vivons dans un temps où, — par bonheur, — de tels désagrémens ne sont plus à craindre. On n’a plus le droit d’être son propre justicier : le divorce a tout de suite fait de réparer les accrocs donnés à la foi conjugale ; une législation de tout repos protège le suborneur. Dans notre société policée, régularisée, assagie, que risque le séducteur ? Il risque le commissaire de police, le tribunal correctionnel, et seize francs d’amende.

L’impiété elle-même avait jadis un air de défi, l’incrédulité était légère : M. Homais, en passant par là, a beaucoup changé les choses. Le scepticisme était une bravade : il est tombé à la qualité de denrée de consommation courante. Les aphorismes dont nous voyons s’éblouir et s’épouvanter le philosophe Priola, où n’ont-ils pas traîné ? Dans quelles vagues gazettes n’ont-ils pas été ressassés, et quel « penseur » de collège n’en a régalé les jouvenceaux de son âge ?

Arrivons à ce qui, chez M. de Priola, est caractéristique, Je crains qu’en lui attribuant des origines exotiques, l’auteur ne nous ait déroutés. Ce bellâtre cosmopolite est en fait un proche parent du prince d’Aurec. Il appartient à ce même monde de gentilshommes oisifs, de viveurs, de gens de cercle et de sport dont M. Lavedan s’est fait l’historiographe. Par une sorte d’atavisme, ou peut-être parce qu’au fond il vaut mieux que son entourage, il a des goûts de grandeur et de domination. En d’autres temps, il eût été général d’armée, diplomate, ministre, prince de l’Église, il se serait poussé dans les charges et dans les honneurs. Aujourd’hui, toutes les carrières lui sont fermées. L’horizon lui est limité de toutes parts. Il est inhabile à toutes les besognes par où désormais un homme peut s’élever à de grandes situations. Il ne peut exercer sa domination sur les hommes ; mais il peut dominer les femmes. Il ne peut avoir des dignités ; il peut avoir des maîtresses. C’est l’unique moyen qui lui reste pour affirmer sa supériorité : il en use. Il se doit à lui-même d’en user : c’est le devoir et c’est la consigne. En s’y conformant, il n’obéit pas à une exigence de ses sens : son tempérament est médiocre ; quoique des rencontres du genre de celle qu’il a eue avec Mme de Valleroy n’aient pas dû, suivant le mot de la dame, beaucoup le « fatiguer, » il est « à la côte » avant la cinquantaine. Le plaisir n’est dans l’affaire que pour fort peu de chose : il n’aime pas ses maîtresses ; il leur joue une comédie d’amour, dont lui-même il n’est pas dupe. Est-il méchant ? Il met trop d’insistance à nous en convaincre, pour que nous ne soyons pas tentés d’en douter. Est-il sceptique ? Tout son scepticisme craque devant une ingratitude. Ni sensuel, ni roué, cet homme, qui est tout cerveau, obéit à une idée. Il est l’esclave d’une convention. Il s’est tracé un programme et s’en répète à lui-même les articles afin de se donner du courage. Il dépend de l’opinion. Il ne tient à avoir des maîtresses qu’afin qu’on sache qu’il en a : c’est sa manière à lui d’entendre l’honneur. Il n’opère que sous les yeux de la galerie ; le tête-à-tête n’a pour lui de douceurs que par-devant témoins ; il y a des compères cachés derrière la porte. Ils publieront le dernier exploit du marquis ; il en rejaillira sur lui de la considération. Il pourra demain se présenter aux gens de son monde. « Qu’est-ce qu’on en dira au cercle ? » se demande je ne sais plus quel personnage de comédie. Le marquis de Priola fait de même. C’est le Don Juan par respect humain et par théorie ; ce n’est pas seulement le Don Juan par profession, c’est le Don Juan par devoir.

Le type ainsi conçu est curieux, il est neuf, il est vrai. Comme, jadis, en écrivant Monsieur Alphonse, Dumas s’accusait d’avoir déshonoré un nom de baptême, M. Lavedan peut se vanter d’avoir dépoétisé un type littéraire. D’une main très sûre, il a écarté les vains prestiges et montré dans sa nudité, c’est-à-dire dans sa laideur, celui qu’une littérature morbide a longtemps célébré : le dilettante, l’artiste, le chercheur de sensations. Il a fait tomber le masque du héros de roman : le pleutre est apparu… Seulement cette conception entraînait de graves inconvéniens et des obstacles dont M. Lavedan n’a pas triomphé. Le personnage, auquel il ne laisse aucune excuse et aucune élégance, est monotone et monotone dans la laideur. Nous passons la soirée dans la compagnie d’un vilain monsieur ; et ce vilain monsieur lire à soi toute l’attention : il est toute la pièce. Trop est trop. Cet étalage de cynisme, cette pédanterie dans la perversité, sont d’un petit-maitre qui serait un cuistre. Le spectacle, continûment pénible, est souvent désobligeant., Tout ne pouvait pourtant pas se passer en tirades et professions de foi : il fallait mettre en scène le donjuanisme du marquis. De là certaines scènes, parmi lesquelles la scène des almanachs est la mieux venue, et la plus révoltante. Elle est d’une crudité qui dépasse tout ce qu’on avait osé jusqu’ici à la Comédie-Française et, je pense, ce que devrait se permettre un auteur homme de goût. Le public est ici le plus coupable : il laisse tout passer comme lettre à la poste ; il a définitivement abdiqué.

Je sais bien que, pour soulager notre conscience, M. Lavedan a opposé, au satanisme du père, les généreuses révoltes du fils. Le malheur veut que le rôle soit tout à fait conventionnel et que nous ne croyions pas un instant à son existence. Ce bon jeune homme a été tiré du lot de bons jeunes gens dont Augier et Dumas ont fourni le répertoire : il ne vient pas de la vie réelle. Dans la réalité, nous prévoyons à coup sûr ce que serait devenu un garçon élevé comme l’a été le fils du marquis de Priola, et jeté à vingt ans en pleine vie facile, muni de l’argent et des conseils que ne lui marchande pas l’auteur de ses jours. Qu’il ait, dans la pièce de M. Lavedan, résisté à de telles tentations, c’est un pur effet du hasard, ou plutôt c’est une fiction de l’auteur.

Il est exact encore que le marquis de Priola est puni au dénouement. La paralysie joue ici le rôle de la statue du Commandeur. C’est le châtiment naturel substitué au châtiment surnaturel, et la physiologie faisant fonction de morale. Mais toute la portée de ce dénouement tombe devant cette simple remarque que beaucoup de viveurs sont récompensés par une verte vieillesse, et que ceux qu’on traîne dans de petites voitures n’ont pas tous été des Don Juan. Ce châtiment n’est ni fatal, ni même topique. Mais il fournissait à l’auteur une façon commode de se tirer d’affaire. En confiant à la médecine le soin de punir le vice, M. Lavedan s’épargne la peine de donner à son étude une conclusion : c’est une manière de se dérober. Il eût fallu trouver autre chose, et cela en restant dans l’ordre des idées et des sentimens. A la perversion morale qu’est le donjuanisme, il fallait trouver un châtiment qui vint de ses conséquences morales. Don Juan fait la chasse au plaisir, et le plaisir, justement parce qu’il le poursuit, lui échappe. Don Juan est assoiffé d’amour ; et le véritable amour, celui qui n’est plus seulement une sensation animale, mais une émotion marquée d’un caractère d’humanité, l’amour qu’ont chanté les poètes, celui que connaissent les simples et les purs, il en enviera, sans pouvoir la posséder jamais, la plénitude de bonheur. Voilà l’intime misère par laquelle Don Juan est puni, le jour où il s’aperçoit qu’il a fait un métier de dupe et que, de toutes ses victimes, il est encore la plus pitoyable.

Je passe, sans y insister, sur certains défauts dans la conduite de la pièce, car ils sautent aux yeux et tout le monde les a relevés. Il y a des personnages inutiles. Il y en a même dont la présence ne sert qu’à nous jeter sur une fausse piste. Au premier acte, paraît un certain M. Le Chesne, qui a épousé la femme divorcée du marquis de Priola. Ce vieux monsieur respectable nous raconte des choses bien extraordinaires : il passe ses nuits à gémir à la porte de sa femme, en inondant de ses larmes un portrait. Nous ne pouvons croire qu’on l’ail amené en scène uniquement pour nous bailler de pareilles sornettes ; mais nous remarquons qu’il se frappe la poitrine pour nous faire constater qu’il est commandeur : nous nous imaginons que ce commandeur va être « le Commandeur » et qu’il servira à amener le dénouement. Le lait est qu’il ne reparaîtra plus. Il y a dans l’action des brusqueries, de subites volte-face : au milieu du second acte, lorsque éclate la révolte du jeune homme, la scène est fort belle, mais elle est tout à fait imprévue ; nous ne savons sur quelle herbe a marché ce jeune homme et ce qui le fâche si fort.

Les moyens dramatiques employés par M. Lavedan sont souvent d’une banalité et d’un vieux jeu qui étonnent : ainsi l’épisode du portrait de sa mère, trouvé par le jeune homme dans la cassette où Priola garde ses lettres et reliques d’amour ; ainsi le truc qui consiste à cacher les gens dans la pièce voisine. Il y a des défaillances de métier, de composition dramatique, d’agencement des scènes. A pratiquer un genre dont la loi est le décousu, à écrire des dialogues parisiens qu’on n’a pas la peine de relier entre eux, à travailler pour des scènes où l’artificiel est une nécessité, M. Lavedan a pris des habitudes de négligence. Mais, d’ailleurs, plusieurs scènes, prises en elles-mêmes, ont de la puissance : la trame du dialogue est serrée ; le style est spirituel et mordant ; les mots portent. C’est à l’homme de théâtre que s’adressent presque toutes les réserves : la pièce fait honneur à l’observateur, au moraliste, à l’écrivain.

Si la soirée est bonne pour l’auteur, elle ne l’est guère pour la Comédie-Française. La façon dont a été monté le Marquis de Priola est des plus médiocres. La mise en scène laisse beaucoup à désirer, notamment au premier acte. L’interprétation est très faible.

Faisons une exception pour Mme Bartet. Elle a été délicieuse, non pas comme à son ordinaire, mais autrement encore. Elle n’a guère qu’une scène, celle du second acte : elle l’a jouée à ravir. Il est impossible de la composer avec plus d’art, de la nuancer avec plus de finesse. Il faut avoir entendu Mme Bartet prononcer un certain « Bigre ! » Et il faut entendre de quel ton elle prend congé du marquis. Celui-ci ayant conclu qu’elle restera pour lui une amie : « Et une bonne, je vous en réponds ! » réplique cette amie. Dans ces quelques mots, l’artiste a su faire tenir tout un infini de dépit et de rancune.

Disons encore que M. Coquelin cadet est amusant dans un rôle de bon pitre. Ce sera la part largement faite à l’éloge. Les rôles de femmes sont tenus comme ils pourraient l’être en province. M. Dessonnes est un jeune premier qui ne manque pas de chaleur, mais qui manque totalement d’expérience. Au surplus, c’est à M. Le Bargy qu’il faut faire la principale querelle.

M. Le Bargy est un artiste de beaucoup de talent. Il a des qualités décomposition, une intelligence, une distinction, un mordant qui sont des dons de premier ordre. L’estime que nous en faisons nous oblige à lui dire qu’il est en train de se fourvoyer et de faire fausse route. Dans le rôle du roi Christian de Struensée, il avait fait preuve d’une puissance qui a été une révélation pour le public et probablement aussi pour l’artiste. Depuis lors, il semble qu’il ait voulu se développer en ce sens, retrouver et prolonger des effets qui lui avaient une fois réussi. C’est l’impression que nous avions eue déjà en l’écoutant dans le rôle du marquis de Nesle de l’Enigme. Mais le rôle de Christian durait cinq minutes ; celui du marquis de Nesle dure une heure ; celui du marquis de Priola en dure trois. M. Le Bargy, depuis le milieu du second acte, commence à crier, et il ne cesse plus. Il crie, déclame, halette. C’est un long accès de frénésie. La voix lui manque : on ne l’entend pas. Qu’il sache bien qu’on ne l’entend pas ! Des mots, des phrases entières ne parviennent pas à l’oreille des spectateurs les mieux placés. On fait un effort d’attention des plus pénibles. L’acteur se donne visiblement un mal de tous les diables ; c’est son affaire ; mais, nous aussi, il nous fatigue. Dans ce jeu, il n’est plus question de nuances et de valeurs : tout est mis sur le même plan. L’erreur de M. Le Bargy rejaillit sur l’ensemble de l’interprétation : car il faut bien que les autres comédiens suivent et se mettent au diapason. M. Le Bargy est en train de forcer sa nature. Il se fait applaudir, hélas ! C’est un genre d’applaudissement qui devrait l’effrayer pour l’avenir de son talent.


Le Détour est une jolie comédie dans un genre aimablement vieillot, doucement conventionnel et agréablement sentimental. Une jeune fille, qui a le malheur d’être la fille d’une grue et qui a bonne envie de devenir une honnête femme, peut-elle y réussir ? Cette question a été maintes fois soulevée au théâtre. Les auteurs ont coutume de répondre par la négative. M. Bernstein n’a pas éprouvé le besoin d’innover. Au premier acte du Détour, nous voyons Jacqueline entourée de messieurs qui lui font des propositions déshonnêtes. Un certain Rousseau, plus amoureux ou plus naïf que les autres, offre les justes noces. Au second acte, Jacqueline est devenue Mme Rousseau, et elle habite avec son mari chez ses beaux-parens. On nous donne ces beaux-parens pour des puritains d’une rigidité insupportable. Nous, dans la salle, nous les trouvons charmans. Comment ! Voilà des gens qui disent à leur belle-fille : « Depuis le jour où vous êtes entrée chez nous, vous êtes une Rousseau ; vous faites partie de la famille : le passé, nous l’ignorons : nous entendons que les autres l’ignorent comme nous et qu’on vous fasse honneur. » Et ils font comme ils l’ont dit : ce sont des gens qui vont jusqu’au bout de leurs engagemens. Cela vaut bien qu’on leur pardonne un peu de lourdeur et de maladresse : ce à quoi Jacqueline n’aurait pas manqué, si elle avait eu un peu plus de cette finesse de nature et de cette résolution vertueuse qu’on lui prête. Au troisième acte, Jacqueline se querelle avec son mari, revoit sa mère et s’esquive vers Cythère avec un des bons noceurs que nous avions vus tourner autour d’elle au premier acte. Le mariage n’aura été pour Jacqueline qu’un « détour. » Elle va maintenant rentrer dans la grande voie de la vie facile. Pleurons sur le sort de Jacqueline ! — Cette histoire nous est contée avec beaucoup de bonne grâce par un écrivain qui a de l’habileté, de l’adresse, de la légèreté de main, et qui n’a aucune prétention à bouleverser l’art dramatique.

Le rôle de Jacqueline servait de début à Mme Simone Le Bargy. Elle s’y est montrée charmante. C’est une comédienne experte, très sure d’elle-même, qui a de la grâce, de l’émotion, un talent menu et des plus agréables.


La Passerelle est une comédie ingénieuse et leste. La donnée en est une sorte de transposition de celle du Chandelier. Le Code, qui a pour les divorcés toutes les complaisances, rend à l’épouse divorcée ce service de lui interdire d’épouser son complice. Hélène a été pincée en flagrant délit avec Roger. Impossible d’épouser Roger. Un avoué, habile homme, leur suggère ce moyen : Roger va épouser une jeune fille quelconque. Ce sera un mariage pour rire, bientôt dissous par un nouveau divorce et qui aura servi de « passerelle » pour arriver à l’union des deux complices. Roger épouse en effet une nièce de l’avoué, qui se trouve être une jeune fille pauvre, jolie et rusée. Qu’arrivera- t-il ? On l’a tout de suite deviné. Le « chandelier » se fera aimer. Le mariage blanc sera un vrai mariage. Les deux époux se trouveront très bien sur la passerelle. Hélène sera dupe et victime. — Ce sujet, bien posé au premier acte, est développé en deux actes assez amusans et encore plus égrillards. Je crois que la pièce, un peu lente, aurait gagné à être poussée à la bouffonnerie.

La Passerelle servait de rentrée à Réjane et a été pour la spirituelle comédienne l’occasion d’un triomphe.


RENE DOUMIC.