Revue dramatique - 14 février 1888

Revue dramatique - 14 février 1888
Revue des Deux Mondes3e période, tome 85 (p. 937-944).
REVUE DRAMATIQUE

Théâtre des Variétés : Décoré, comédie en 3 actes, de M. Henri Meilhac.


« Ce n’est qu’une farce, » disent les gens qui font la petite bouche plutôt que de rire, ou qui s’obligent à cette grimace après avoir ri. Hé! quand même Décoré ne serait qu’une farce!.. depuis quel décret la farce, en France, est-elle méprisable? Le plus grand poète comique de ce pays, où la gaîté compte parmi les vertus nationales, Molière, n’a pas dédaigné ce genre : il était l’auteur du Misanthrope, quand il écrivit le Médecin malgré lui; l’auteur du Misanthrope et du Tartufe, quand il écrivit George Dandin, Monsieur de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, et enfin, — après un intervalle où prennent place les Femmes savantes, — cette bouffonnerie suprême, le Malade imaginaire. Précisément, Sainte-Beuve (un juge assez délicat, je pense!) a touché ce point, de plusieurs coups de plume assez nets : « Molière, jusqu’à sa mort, fut en progrès continuel dans la poésie du comique... Il faut admirer ce surcroît toujours montant et bouillonnant de verve comique, très folle, très riche, très inépuisable... Monsieur de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, attestent au plus haut point ce comique jaillissant et imprévu qui, à sa manière, rivalise en fantaisie avec le Songe d’une nuit d’été et la Tempête... Molière s’y complut et s’y exalta comme éperdument... » Sainte-Beuve, devant ce lyrisme particulier, où Molière « se jetait d’ironie à la fois et de gaîté de cœur, » ne prend pas des airs de rabat-joie; il laisse au pédant Schlegel, qui n’est pas tenu de sentir à la française, les fonctions de trouble-fête ; il préfère donner au grand homme un éloge de plus pour s’être abandonné ainsi, étant l’observateur, le moraliste qu’il était, à son inspiration burlesque ; il le félicite de s’être élevé, par des degrés magnifiques, «jusqu’à la fantaisie du rire dans toute sa pompe et au gai sabbat le plus délirant. »

M. Henri Meilhac n’a pas fait le Misanthrope ni le Tartufe; mais il a fait, pour commencer, avant qu’il eût rencontré M. Ludovic Halévy, le Petit-Fils de Mascarille et la Vertu de Célimène, sans compter l’Autographe; depuis, avec l’auteur de la Famille Cardinal et de l’Abbé Constantin, il n’a pas fait seulement la Petite Marquise et les Sonnettes, la Boule et la Cigale, mais encore Fanny Lear et Froufrou : voilà, sans doute, assez de preuves qu’il sait travailler dans un genre plus «noble» que celui du Palais-Royal et des Variétés; au demeurant, on ne dit pas qu’il ait donné la dernière. Mais quoi ! il n’a pas la prétention d’être un plus grand personnage que Molière : il ne s’interdit pas ces « fusées, » qui ne sont que les jets d’une belle humeur lâchée avec bonhomie. Décoré, en ce sens, est le plus abondant, le plus vif, le plus étincelant des feux d’artifice : un bouquet de lumineux esprit, sortant d’un fonds de jeunesse admirable, s’élevant avec force, avec légèreté, fleurissant le ciel parisien de pétillantes étoiles. À ce joli épanouissement, tout le public bat des mains : tant mieux! Ce n’est pas pour Décoré seulement que nous devons aimer, estimer M. Meilhac ; mais puisque, dans ce moment où l’on se rappelle toutes les raisons que l’on a de l’estimer et de l’aimer, Décoré, par un joyeux hasard, fait son apparition, vive Décoré !... Laissons Lysidas établir que « ces sortes de comédies ne sont pas proprement des comédies, et qu’il y a une grande différence de toutes ces bagatelles à la beauté des pièces sérieuses... Cependant tout le monde donne là-dedans aujourd’hui ; on ne court plus qu’à cela, et l’on voit une solitude effroyable aux grands ouvrages lorsque des sottises ont tout Paris... »

C’est à propos de l’École des femmes que se lamentait ce connaisseur: — déjà ! Quels grognemens dut-il pousser à l’aspect de Monsieur de Pourceaugnac, du Malade imaginaire, du Bourgeois gentilhomme! Il eut le chagrin de les voir, car Lysidas a la vie dure : il est éternel. Il peut encore se récrier aujourd’hui, à moins qu’en vieillissant il ne soit devenu philosophe. En ce cas, il se résignerait, du moins; il regarderait avec indulgence l’allégresse universelle, et, sans peut-être en prendre sa part, il en prendrait son parti : « Pourquoi m’étonner, se dirait-il, qu’on accoure vers un ouvrage où flambe si librement la fantaisie? C’est justement cette flambée qui attire les hommes : ils vont s’y réjouir les yeux et s’y réchauffer. Sinon, hier, mardi-gras, à la Comédie-Française, il fallait remplacer Monsieur de Pourceaugnac, non pas par le Misanthrope, mais par une bonne lecture de l’Éthique de Spinoza!.. J’ai peut-être eu tort, autrefois, quand tout Paris applaudit l’Ecole des femmes, de dire que le cœur m’en saignait et que cela était honteux pour la France... Car je l’ai dit! Ce qui devrait nous faire saigner le cœur, si le naturel de notre nation pouvait s’épuiser jamais, ce serait une disette d’imagination comique; et ce qui serait honteux pour la France, à la veille de cette catastrophe, serait que la gaîté d’un auteur ne trouvât dans le public ni écho ni récompense. » — Grâce à Dieu ! nous n’en sommes pas là : si bien que M. Meilhac sache rire, il ne rit pas le dernier !

Après Sainte-Beuve, citerai-je l’autorité d’un critique moins complaisant? Voici un docteur de la loi, le plus intègre, jusqu’à notre génération, des successeurs de Gustave Planche; on ne connaît guère de goût plus pur, d’esprit plus élevé que le sien; il se permet, seulement, d’être indépendant, « exempt de sots dédains, » comme il veut que soient les auteurs eux-mêmes. Eh bien ! à cette place, il y a vingt-huit ans, M. Emile Montégut signalait aux amateurs une des premières petites pièces de M. Meilhac; et ce grave témoin ne craignait pas d’écrire: « Si la grande comédie a chance de revivre, elle sortira de la farce parisienne ; car il y a de nos jours, qu’on ne s’y trompe pas, une farce parisienne, comme il y eut au XVIIe siècle une farce italienne... Vous trouvez que cette origine n’est pas assez noble pour la comédie ; mais vous oubliez que le théâtre de Molière n’en a pas eu d’autre : la comédie ne se pique pas d’être noble, même lorsqu’elle est grande; elle se pique d’être humaine, et cela lui suffit. » — Encore moins, lorsqu’elle est moyenne, se pique-t-elle d’être noble ! Elle ne saurait pourtant se dispenser d’être humaine sans perdre le nom de comédie ou même celui de farce, et mériter celui de vaudeville : — on sait que le vaudeville n’est qu’un jeu arbitraire d’événemens et quelque chose comme un ballet de fantoches.

Il y a, dans Décoré, un homme qui sort de la rivière et laisse ses habits s’égoutter sur la scène; un prince nègre en villégiature chez nous; un lion échappé qui rugit à la cantonade; et, cet homme ayant sauvé ce nègre des familiarités de ce lion, un sous-préfet demande et obtient pour lui la croix de la Légion d’honneur, en quelques secondes, par téléphone. — Ainsi, dans Monsieur de Pourceaugnac, il y a des matassins prêts à inonder les planches ; dans le Bourgeois gentilhomme, une cérémonie turque; dans le Malade imaginaire, lorsqu’on persuade au héros de se faire médecin à la minute et sans quitter sa maison, comme il s’étonne, son frère réplique : «Je connais une faculté de mes amies qui viendra tout à l’heure... » D’autres personnages, à leur tour, interrogent ce frère : « Que voulez-vous dire, et qu’entendez-vous par cette faculté de vos amies?.. Quel est donc votre dessein? » Il répond simplement : « De nous divertir un peu ce soir. » C’est aussi la réponse que ferait Molière lui-même aux indiscrets; on sait que son dessein a réussi ! — Mais sous chacun de ces titres. Monsieur de Pourceaugnac, le Bourgeois gentilhomme, le Malade imaginaire, la comédie reste humaine. Dans cette débauche de plaisanteries, dans l’ivresse de ces bacchanales, le poète ne cesse pas d’être l’observateur de nos misères intimes; ou plutôt, la cause même de son hilarité bruyante, c’est que le ridicule de ces misères lui apparaît violemment, comme) dans une vision. — Le chef de ces matassins est un apothicaire, en qui domine l’esprit de métier; il recommande un médecin : « Voilà déjà trois de mes enfans, dit-il, dont il m’a fait l’honneur de conduire la maladie, qui sont morts en quatre jours, et qui, entre les mains d’un autre, auraient langui plus de trois mois... Il ne me reste plus que deux enfans;.. il les traite et gouverne à sa fantaisie.» — Entiché de noblesse, M. Jourdain ne veut point pour son gendre de l’honnête garçon qui aime sa fille et qui est aimé d’elle ; « Vous n’êtes point gentilhomme, vous n’aurez pas ma fille ! » Et s’il faut, pour assurer le bonheur de Lucile, faire circonvenir son père par un «muphti » et plusieurs «dervis,» c’est que ce merveilleux bourgeois, plutôt que de la donner à Cléonte, la donnerait au fils du Grand-Turc ! — L’amour paternel, chez Argan, offre la même pureté, le même désintéressement. Pour complaire à sa femme qui le soigne, ou plutôt qui soigne sa manie, Argan fait venir un notaire : « Ma femme m’avait bien dit, monsieur, que vous étiez fort habile et fort honnête homme. Comment puis-je faire, s’il vous plaît, pour lui donner mon bien et en frustrer mes enfans? » Ce n’est qu’en devenant médecin lui-même qu’il renonce à contraindre Angélique d’accepter un Diafoirus pour mari : « c’est pour moi, disait-il, que je lui donne ce médecin, et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père.

L’ironie de M. Meilhac n’est pas si féroce : elle amène pourtant des créatures vivantes à faire la confession naïve de leurs travers. Cette fois encore, ce ne sont pas des poupées qui gesticulent devant nous : avec ce prince nègre, voici des Parisiens, nos semblables, nos frères ; avec ce lion, voici des hommes. Et si l’auteur lâche ce lion aux trousses de ce nègre dans les couloirs d’un hôtel français, n’allez pas croire que ce soit pour rien, par un caprice absurde. Il donne ainsi au héros une occasion de montrer son caractère; et plus singulière, plus éclatante est l’occasion, plus le trait de caractère frappera l’héroïne : comment ne pas admirer, ne pas aimer un galant qui charge un lion à coups de parapluie? Si l’honneur du mari, — qui chasse pendant ce temps-là un gibier moins farouche, — ne périt pas dans cette aventure, on pourra dire qu’il l’a échappé belle ! Donc le rugissement de ce lion, qui n’est pas même un lion, — le spectateur s’en doute, — le bruit de ce verre de lampe dans lequel souffle un machiniste, ce bruit aussi bouffon que celui d’une trompe de carnaval, est proprement le signal d’une crise dans la destinée de deux hommes et d’une femme.

Trois personnages, en effet, trois personnages essentiels, pas un de plus, et une action fort simple, qui a un commencement, un milieu et une fin, voilà tous les moyens de M. Meilhac : — rapprochement de la femme, mal gardée par le mari, et du galant; — Tentation; — retour de la femme au mari, — voilà toute l’histoire. Mais ces personnages sont animés et neufs : mêlés de bien et de mal, ils appartiennent vraiment à l’espèce humaine, et ce bien et ce mal sont de telle sorte et dosés de telle façon que chacun présente une physionomie individuelle ; chacun est une figure de ce pays-ci et de ce temps.

Bonjour Colineau, bourgeois de Paris, bourgeois de la haute bourgeoisie, je te reconnais sans t’avoir jamais vu ! Tu es homme de travail, mais de travail facile et homme de plaisir; grand agronome résidant à la ville, tu es riche; tu serais décoré depuis longtemps, si tu n’avais décliné cet honneur : — Tu préfères l’héritage d’un oncle, qui a vainement sollicité la croix sous tous les régimes. — Tu as mené la vie de garçon en fils de famille, tu approches de la quarantaine, et tu es marié depuis quatre ans. Assez bon diable, en somme, et pas méchant mari; mais par indolence, par fatuité, par distraction (je veux dire par trop d’attention aux jolies occasions qui passent), tu es trop sûr de la vertu de ta femme et tu ne l’aimes qu’avec négligence. — Sa vertu ! elle n’en a guère ; mais elle a moins de vice encore, et point du tout de passion. Peu de sens moral, seulement, et des nerfs facilement émus; aucuns principes, mais une fidélité à peu près garantie par la loi du moindre effort. Vous aussi, vous voyez que je vous reconnais, petite femme raisonneuse plus que raisonnable, mais remuante plutôt qu’allante, amusante amie, médiocre épouse, décevante maîtresse, Henriette Colineau ! — Et toi donc, Edouard d’Andrésy, cher camarade! Tu as été au collège avec Colineau, c’est possible, mais avec moi, j’en sûr; ou, si ce n’est toi, c’est ton frère. Tu es un brave garçon,.. mais tu es garçon et tu es brave! Étant garçon, tu poursuis les femmes; étant brave, tu les fascines par cet honorable prestige. Tu es candide et chevaleresque, mais ta candeur et ta chevalerie ne t’empêchent pas de convoiter le plus cher bien de ton ami, au contraire : ce ne sont que des forces pour l’attaquer.

Elle prétend se défendre, la petite Mme Colineau; surtout, j’imagine, elle prend plaisir à inquiéter son mari en lui dénonçant le danger. Les entreprises des galans, jusqu’ici, l’ont laissée parfaitement indifférente : «Oui, répond Colineau avec assurance, tu es froide.» Mais, à présent!.. « Tu aimes quelqu’un? reprend-il. — Je ne dis pas que j’aime;., mettons que je suis sur le point... — Ah ! tu m’as fait peur... » Et il se remet de cette alarme : voilà sa délicatesse! Il faut dire qu’il est tout occupé, en ce moment, d’une escapade qu’il médite. Une certaine comtesse Corinti repart ce soir pour Rome et doit s’arrêter quelques heures à Mâcon. Jolie et maintes fois compromise à Paris avant son mariage, elle y est revenue plus jolie encore, et les mauvaises langues prétendent qu’elle y a cherché vainement la bagatelle de 2,000 louis que son couturier lui réclame : le généreux Colineau rêve de l’accompagner jusqu’à Mâcon. Une visite qu’elle lui fait encourage son espoir: — notons que l’entretien, qui serait facilement grossier, est d’un bout à l’autre exquis. — Succède un autre duo : Henriette, Edouard. Elle s’indigne, mais faiblement, de son impertinence: n’a-t-il pas eu l’audace de lui proposer un petit voyage en tête-à-tête? Lui, de son côté, use de tous les sophismes, de toutes les protestations à moitié hypocrites, à moitié sincères, qui sont l’ordinaire plaidoyer des amoureux, « Quand vous avez osé, fait-elle, me demander de venir à Harfleur, c’est comme si vous m’aviez dit... — Oh! non! » s’écrie-t-il. Sans doute, elle n’est pas dupe de ce distingue; mais le moyen d’en vouloir à un homme dont elle entend dire du bien partout! Oui, tout à l’heure encore, chez sa couturière, on a raconté qu’il avait empêché un chien d’être écrasé : il avait sauté au nez des chevaux! Et voici que, par une inspiration singulièrement opportune, Colineau lui-même, pour être libre d’aller à Mâcon, envoie sa femme à la campagne, sur la ligne du Havre : il prétend qu’elle y fasse une retraite, qu’elle y calme ses nerfs et s’y fortifie contre la tentation. A la même heure, un train emporte Colineau avec la comtesse vers Mâcon, un autre emporte Edouard et Henriette, — mi-résistante, mi-consentante, — vers Harfleur. N’est-ce pas là, en raccourci, une peinture des dissensions d’un ménage? Ces deux trains qui s’éloignent l’un de l’autre, n’est-ce pas une figure, une figure proprement dramatique, de son désarroi? Ce premier acte, on en conviendra, est une pimpante exposition de comédie.

Comment donner une idée du second? C’est là que se reconnaît une fois de plus la vérité de cette parole de Sainte-Beuve : « Le génie de l’ironique et mordante gaîté a son lyrique aussi, ses purs ébats, son rire étincelant, redoublé,.. inextinguible! » . On y voit, dans ce deuxième acte, par une série d’expériences qu’un sage a follement inventées, à quoi tient l’amour, l’amour adultère, — un bien grand mot et un bien gros mot pour un sentiment si faible et si frivole, — la prétendue passion d’une jeune bourgeoise élégante, qui a plus d’imagination que de sensualité, plus d’esprit que de cœur. Premier épisode (considérez que ces épisodes ne sont pas des ornemens, mais les élémens essentiels de l’action, les expériences mêmes dont je parle) : en arrivant à Harfleur, en venant de la gare à l’hôtel, Edouard s’est jeté à l’eau pour en retirer un homme qui se noyait. Il a cru plaire à sa compagne en se montrant digne d’elle : ah ! bien, oui!.. Colère de Mme Colineau : ayant l’honneur de l’accompagner, devait-il s’occuper de cet inconnu? A-t-il pensé à ce qu’elle serait devenue, elle, dans cette ville, à cette heure, s’il était resté au fond de l’eau? Il n’est qu’un égoïste ! — Deuxième épisode : un garçon de l’hôtel a reconnu Henriette, il a cru qu’Edouard était son mari; on les a inscrits sous ce nom : M. et Mme Colineau !.. Edouard ne pouvait garder ses vêtemens mouillés; il reparaît, affublé d’une défroque de l’aubergiste : joli costume pour affronter une femme mécontente ! A première vue, elle s’écrie: « Qu’est-ce que c’est que ça? » Elle murmure : « Il est horrible! » Et aussitôt la dispute éclate : « Pourquoi m’avoir amenée dans cet hôtel où ce garçon devait me connaître ? — Mais je ne pouvais prévoir... — Il fallait prévoir! » Et avec une verve admirable, elle fait le procès du galant, de cet homme qui est venu troubler la paix d’un ménage, dénoncer les ridicules du mari, dire à la femme : « Pauvre femme! qui vous croyez heureuse;..» qui a fait miroiter à ses yeux un autre bonheur, et qui ne se soucie guère, à présent, si elle est perdue... Eh bien! il aurait toujours fallu rompre; elle veut rompre tout de suite, « avant au lieu d’après... » Elle veut repartir. Lui, alors, réplique avec une verve pareille : « Eh bien ! à la bonne heure ! je vous remercie de vous être montrée à moi telle que vous êtes ! » Et il lui déclare que sa conduite n’est pas celle d’une honnête femme!.. Il va remettre ses habits, il revient, «Il est bien mieux ainsi, » fait-elle; et déjà elle se radoucit, lorsque... Troisième épisode ! Un lion échappé de la ménagerie voisine parcourt l’hôtel et poursuit un prince nègre, arrivé hier de Sénégambie pour s’amuser en France. Brandissant son parapluie, Edouard s’élance à la rencontre du fauve. Il rentre vainqueur, à peu de frais : l’animal débonnaire n’a blessé que sa redingote et lui a léché le visage. N’importe, il a été brave, il a été heureux :.. transportée d’admiration, ravie en extase, Henriette faiblit encore, elle va s’abandonner, quand soudain... Quatrième épisode ! Irruption du sous-préfet, qui a obtenu la croix pour le sauveur du prince, pour « le brave Colineau! » Les amoureux n’ont que le temps de retourner à Paris pour intercepter le décret : que dirait Colineau s’il apprenait tout cela par l’Officiel!

Après cette farce délectable, un acte entier de comédie, le dernier, pourrait emprunter à George Dandin son sous-titre : le Mari confondu. A la même heure que sa femme, Colineau, lui aussi, revient de son expédition amoureuse; il n’a pas eu tant de traverses : il est coupable et triomphant. Va-t-il découvrir l’équipée d’Henriette? Se voyant menacée, par un coup de génie elle prend l’offensive : elle improvise, comme un grand capitaine sur le champ de bataille, un stratagème si effronté qu’il paraît ingénu. La réussite en est prompte : c’est Colineau qui avoue sa faute! La confession du mari à la femme, en présence du galant qu’il invoque pour défenseur, est un morceau digne du théâtre classique... Tu l’as mérité, cette fois, George Dandin ! Et tu ne sauras jamais que ta femme, si l’intention vaut le fait, fut aussi coupable que toi! Non, tu ne le sauras pas, car la surprise même de cette croix, qui manque de s’accrocher sur ta poitrine, on te l’explique ingénieusement. Et à quoi bon te révéler la vérité? Voilà ta femme remise dans le chemin du devoir, qui est le plus uni et le plus commode ; elle n’en sortira plus, elle « n’en aurait plus la force... Vous avez entendu dire, n’est-ce pas, que les gens qui s’étaient manques ne recommençaient presque jamais!.. »

Ainsi, — sans commentaire et sans prédication, grand Dieu ! — Cette comédie ou cette farce (je ne tiens pas aux mots) se trouve édifiante en même temps qu’amusante. Par le spectacle seul des caractères en action, — Tous conformes aux mœurs du jour, — par ce spectacle burlesque, elle est aussi probante, aussi bonne conseillère que les plus « grands ouvrages » et que les pièces les plus «sérieuses.» — Mlle Réjane, comédienne exquise, énergique autant que fine; M. José Dupuis, dont la naïveté bouffonne atteint à des hauteurs lyriques; M. Baron, qui joint un grotesque épique à la vraisemblance moderne, ces excellens artistes mériteraient un prix Montyon pour avoir contribué au succès d’un ouvrage si « utile aux mœurs !)i — Voilà ce qu’on nomme « bagatelles et sottises! » Mais ce n’est pas d’aujourd’hui, ce n’est pas non plus dans le seul temps de Molière qu’il se trouve des gens chagrins pour maudire la vogue de ces sottises-là ; et les « sots » qui les font ne s’en portent pas plus mal ! Il y a, chez nous, en quelques recoins du public, une tradition ininterrompue de mauvaise et pédante humeur, contre laquelle, grâce au bon sens national, les hommes d’un talent véritable ont toujours eu le dernier mot.

Je sais un auteur, entre Molière et nous, que beaucoup de ses contemporains daignaient louer à peine pour «la multitude, la variété, la gentillesse de ses ouvrages. « Il est vrai qu’au lieu de s’élever au « style particulier » des grands auteurs, qui n’écrivent « presque jamais comme on parle.., c’est la nature, c’est le ton de la conversation qu’il essayait de prendre. » Lui-même a fait cet aveu : « Presque aucune de mes pièces n’a bien pris d’abord. » Une seule, d’ailleurs, parmi celles qui devaient plaire ensuite, une des moindres, un acte, eut l’honneur de paraître pour la première fois sur la scène de la Comédie-Française : pour théâtre ordinaire, ce fabricant de babioles avait celui des Italiens, un « petit théâtre » du temps. — Il s’appelait Marivaux.


LOUIS GANDERAX.