Revue dramatique - 14 février 1887

Revue dramatique - 14 février 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 79 (p. 950-959).
REVUE DRAMATIQUE

Gymnase : la Comtesse Sarah, drame en cinq actes, de M. George Ohnet. — Comédie-Française : le Cercle ou la Soirée à la mode; l’Anglais ou le Fou raisonnable. — De 1 h. à 5 h., comédie en un acte, de M. Abraham Dreyfus (Boussod et Valadon, éditeurs).

Non, il n’est pas trop tard pour parler de la Comtesse Sarah; peut-être même il est trop tôt. Le soir de la première représentation, comme le public, avant d’applaudir, gardait une rigoureuse réserve, un ami de l’auteur s’informa si cette lenteur d’enthousiasme n’était pas un mauvais signe. Quelqu’un, par cette réponse, modéra son inquiétude : « Pour un drame de M. Ohnet, à présent, la première ne signifie rien ; tout dépend de la deux-centième. »

C’était l’avis d’un sage. Dans six mois, la pièce plaira-t-elle ? voilà la question. Si d’ailleurs il paraît que cette époque critique, en l’état des affaires, soit trop éloignée, disons trois au lieu de six : l’ouvrage est assuré de vivre jusque-là. Chaque jour, dans un salon ou bien à table, j’entends quelque amateur juger la Comtesse Sarah, la juger vite et sans bonté ; les interlocuteurs, naturellement, ne veulent pas se montrer moins difficiles; mais parmi ces visages animés, dansée brouhaha hostile ou même féroce, je vois une figure immobile et muette, une figure de femme, dont les yeux disent clairement à un mari : « Tu iras demain louer une loge. » Il y a même des maris qui vont au Gymnase d’eux-mêmes et pour eux-mêmes. Il y en a, de ces gens déterminés, inébranlables dans leur foi, assez pour une centaine de chambrées. Cette clientèle servie, on verra si la vogue se déclare ou si, au contraire, le succès tombe. Et c’est alors, parmi des spectateurs indépendans, que je voudrais regarder la Comtesse Sarah.

C’est que le cas de M. Ohnet fournira un curieux chapitre à l’historien de nos mœurs littéraires : les tribulations d’un dramaturge heureux. En 1882, ce jeune homme fait jouer Serge Panine. Oui, c’est un jeune homme, et même « un jeune. » Il a produit déjà, étant laborieux, un drame assez énergique, Regina Sarpi et un autre plus tempéré, Marthe : l’un avec M. Denayrouse, l’autre tout seul. Il a obtenu les succès permis à son âge. Sa troisième pièce étant refusée par les directeurs, il en a fait un roman, et ce livre a été honnêtement couronné par l’Académie française ; il s’est vendu à vingt éditions : et le voilà remis en drame. C’est un ouvrage bien construit, et dont le ressort principal est un caractère. M. Ohnet sort d’apprentissage :


Sa bienvenue au jour lui rit dans tous les yeux...


Deux ans se passent, et d’un second roman, M. Ohoet tire cette comédie pathétique : le Maître de forges. C’est le duel de deux âmes, suscitées l’une contre l’autre par un malentendu, et qui se réconcilient à la fin : cette matière est assez noble. Une scène capitale, au deuxième acte, est conduite avec sûreté, avec force. Derechef le nom de l’auteur est applaudi. On fait encore bonne mine à sa victoire ; on laisse passer cette jeune fortune; mais où va-t-elle? Elle va, elle va, rien ne peut plus l’arrêter. Est-ce la cinq-centième représentation ou la millième, dont le chiffre flamboie au fronton du Gymnase ? Et la province et l’étranger imitent l’engouement de Paris ! Chaste et affriolant, s’il est considéré par un certain biais, le sujet de cette pièce, en tous pays, satisfait la vertu et amuse l’imagination. Toute l’Europe, tout l’univers a les yeux fixés sur cette porte, derrière laquelle pourrait se consommer un mariage. Cependant, ce n’est pas vingt éditions du roman, mais deux cent cinquante, qui se répandent par le monde, sans faire tort à des traductions innombrables. Et Serge Panine, profitant de cette faveur, va jusqu’à cent cinquante. Et l’on pressent que ces œuvres prochaines, la Comtesse Sarah, Lise Fleuron la Grande Marnière, les Dames de Croix-Mort, ne sauront pas mieux se restreindre ; l’avenir est gros, l’horizon est noir de romans de M. Ohnet... Ah ! le pauvre homme !

Oui, je le plains ; car enfin ces ouvrages sont ce qu’ils sont, — Ce qu’ils seraient s’ils n’étaient que médiocrement achalandés, ou même pas du tout : en bonne justice, il n’est responsable que d’eux et non de leur succès. Mais ce bruit a forcé l’attention de quelques délicats. Ils sont peu touchés, ces gens-ci, de certains mérites, qui se trouvent ceux de M. Ohnet, et qui sont aussi, pour un dramaturge, les mérites nécessaires : si quelque chose leur plaît, dans une comédie ou dans un drame, tenez pour certain que c’est le superflu. « c’est un métier que de faire un livre, » — Et surtout une pièce, — « comme de faire une pendule: » ils en conviennent avec La Bruyère; mais ce métier, ils l’estiment peu; ils ne regardent pas si la machine est bien ajustée, si la pendule marche, mais si les rouages en sont fins et le décor joli. L’ordre et le mouvement du récit ou de l’action, à leur gré, sont des qualités indifférentes : ils n’aiment que les caractères et le style. Or M. Ohnet, qui sait composer et mener une fable, ne se pique pas d’inventer son langage, et ses héros, plus souvent que des caractères, sont des types. Ce peu de rareté de l’expression, aussi bien que des personnages, écœure nos raffinés ; pour le public, cependant, qui n’aime guère que rien l’étonne, c’est encore une chance de lui plaire. Voilà comment l’œuvre est acclamée ; voilà comment ce tapage, qui donne l’éveil à nos gens, leur paraît un scandale. Un de ces dégoûtés est-il critique de profession, et chargé, comme tel, de contribuer à la police des lettres ? Il craint que M. Ohnet ne s’arroge une part de renommée qui ne serait pas la sienne ; il siffle un signal d’alarme. Et, si le siffleur est un virtuose, les voisins l’écoutent, ils l’applaudissent ; et bientôt, pour s’applaudir, ils sifflent à l’unisson. Pour un qui a le droit de sentir comme il sent et le devoir d’exprimer son sentiment, dix se lèvent, qui prétendent sentir de même et qui usurpent ce devoir. Peu à peu, le chef lui-même, animé par l’exercice, redouble de verve ; les autres, alors, font rage. En vérité, jamais malfaiteur ne fut dénoncé, traqué avec plus d’éclat : c’est flatteur, au moins, de mettre sur pied tant de gendarmes volontaires ! M. Ohnet, à présent, n’est plus un jeune auteur, ni même un auteur, il est hors la loi, hors l’humanité. Il est l’ennemi, le monstre, qu’on imagine menaçant M. Feuillet et M. Cherbuliez aussi bien que MM.de Goncourt, M. Zola et M. Daudet, M. Paul Bourget et M. Guy de Maupassant : quel honneur ! Il fait tête, lui seul, aux défenseurs zélés de tous ces écrivains : ah ! que son aspect est formidable ! Ce n’est pas à un simple chat, suspect de convoiter un peu plus que sa pitance, qu’on aurait attaché un pareil grelot, que dis-je ? un carillon ! c’est pis que la bête du Gévaudan ! c’est la bête de l’Apocalypse. La fin du monde littéraire est proche. Et comment durerait-il ? M. Ohnet accapare non-seulement toute la gloire, mais les moyens les plus sûrs de s’en procurer, qui sont de concevoir vulgairement et d’écrire mal. Voyez ! Est-il quelqu’un d’autre à qui l’on reproche ces avantages ? Mais non : apparemment, il jouit d’un monopole ; c’est décourageant ! Aussi bien, tous ceux qui crient haro sur cet Ohnet se croient exempts de péché ; parce qu’ils imitent la sévérité d’un puriste, ils se croient purs ; et j’aperçois ce jugement, charbonné sur les murailles : M. Ohnet né se pas l’hortograf !..

Ce charivari émeut beaucoup de personnes, et de celles-là qui, par leurs bravos, ont compromis notre auteur. Volontiers, aujourd’hui, elles redemanderaient leur argent, sous le prétexte que le Maître de forges a cessé de leur plaire. C’est avoir profité que de savoir s’y déplaire : elles veulent donc avoir profité ; elles ressentent des scrupules. Au moins sont-elles embarrassées pour retomber dans un plaisir pareil : elles boudent contre leur goût et se défendent contre la tentation. Il y en a plus encore, je le crois, qui tiennent bon ; qui ne doutent pas d’elles-mêmes ni de leur idole ; qui n’entendent pas les méchans avis, ou qui les attribuent au démon. Mais les spectateurs qui se laissent intimider sont justement des premiers qui voient l’œuvre nouvelle; c’est les plus frottés aux gens de lettres ou prétendues gens de lettres, et c’est précisément au spectacle, et dans les premières représentations, qu’ils s’y frottent. J’assiste à leurs angoisses. Des malins sont là qui les guettent, et les officieux de ces malins : quiconque aura ri ou pleuré, on imprimera lundi prochain qu’il est un sot ; et il n’attendra pas jusque-là pour l’entendre dire. Ne bougeons pas! c’est le calme de la Terreur. Aussi que demain, ou dans un mois, ou dans six (cela ne peut manquer d’arriver), au milieu d’une pièce de Pierre ou de Paul, apparaisse un de ces lieux communs qu’on reproche à M. Ohnet, mais dont les hommes réunis, de bonne foi, font leurs délices, ah ! quelle joie de se dégourdir! On trépignera d’enthousiasme avec sécurité; on se pâmera impunément. Mais patience ! Pas de ces ébats, ce soir : la pièce, que ces acteurs ont le courage de représenter devant nous, est de M. George Ohnet.

Eh bien ! vraiment, si l’auteur du Maître de forges a été trop heureux, l’expiation est aussi trop cruelle; et il est inhumain et peu philosophe de gêner à ce point le public dans ses divertissemens. dramaturge, ô spectateurs, la paix soit avec vous ! M. George Ohnet, à mes yeux, n’a rien de fantastique; il ne menace pas de dévorer M. Zola, ni même M. Anatole France; il n’est qu’un homme, et qui fait des pièces, comme c’est le droit du premier venu de s’y essayer, et qui a l’art d’y réussir mieux que le premier venu ; il n’a que cinq ans de plus, aujourd’hui, qu’en 1882 ; et, en cinq années, la Comtesse Sarah n’est que son troisième drame. La toile se lève ; je veux jouir du spectacle.

Voici le général de Canalheilles : un gentilhomme, un soldat, un mari à cheveux blancs; haute mine, air vénérable et chevaleresque. Voici sa femme, la Comtesse : jeune, trop jeune, bohémienne de naissance, fille adoptive d’une lady irlandaise, mariée devant nous, par le hasard d’une rencontre en Italie, à ce vieux Français ; cheveux ardens, âme ardente. Voici l’aide-de-camp, Séverac, célibataire, beau ténébreux : «Séverac,» vient de «sévère,» et sa désinence sonne sec; un tel visage avec un tel nom condamne un homme à être aimé malgré lui. Voici la nièce du général, une jeune fille, une orpheline, Blanche de Cygne; elle a été créée, apparemment, « par un décret nominatif de l’Éternel,» pour être un symbole de candeur. Hé donc! Voilà quatre types. Nous en avons connu des exemplaires particuliers dans beaucoup de romans, et notamment chez M. Feuillet ; ici, chacun de ces représentans d’un ordre le représente tout entier. Chacune de ces figures a un air de généralité, chacune manifeste une force élémentaire. Au théâtre, est-ce un tort? Sur une scène minuscule, dans un défilé d’ombres chinoises, la semaine dernière, j’ai vu passer la silhouette de Murat, panache en l’air, sabre au vent ; à cette apparition muette, tous les cœurs ont battu : on avait reconnu ce cavalier. Combien le général de Canalheilles est plus facile à reconnaître ! Tout le monde l’a vu quelque part, à moins que ce ne soit partout ; et l’on a plaisir à le saluer. Et son aide-de-camp, sa femme, sa nièce, ne sont des étrangers pour personne. Réunis, par la seule définition de chacun d’eux, ils déterminent le drame. Sarah et Blanche, c’est l’âme rousse et l’âme blonde, face à face et en lutte ; l’âme rousse, qui n’est qu’une âme brune[1], dorée au feu des sorcières bohèmes ; et l’âme blonde qui, même incarnée dans une actrice brune, reste blonde pour les yeux de l’esprit. L’auteur le déclare lui-même : c’est « le Vésuve et la Yungfrau ; » c’est « le mauvais ange et le bon ; » ils vont se disputer une proie. Cette proie, c’est le cœur d’un jeune homme ; ce jeune homme ne va pas sans un vieillard, à qui le mauvais ange appartient ; paire douloureuse d’amis : l’un souffrira d’être ingrat, et l’autre de connaître cette ingratitude ; la conscience de l’un et de l’autre sera un lieu de combat. Quoi de plus simple, et de plus intéressant, au moins pour des yeux naïfs, qu’un pareil quadrille ? Une telle pièce me paraît le drame romanesque par excellence : je ne serais pas surpris ni fâché qu’elle demeurât l’unique spectacle populaire.

Jusque dans le détail, les données de l’ouvrage sont des données éprouvées ; et leurs premiers développemens sont ceux que l’expérience commande : l’auteur a donc choisi, pour toucher la plupart, ce qu’il y a de meilleur ; et les habiles ne doivent que sourire en le voyant justifier leurs prévisions. Pour que le conflit de sentimens fût plus atroce dans les âmes du vieillard et du jeune homme, il était bon qu’ils fussent liés par un échange de services et par une sorte de compagnonnage ou de parenté militaire. Ainsi le général de Campvallon[2] s’était fait sauver la vie, en Afrique, par le père de Louis de Camors ; et Louis de Camors, en retour, avait pris le général pour protecteur. Ainsi, un peu plus tard, Philippe de Boisvilliers[3] avait soustrait aux balles des Prussiens le marquis de Talyas ; et le marquis, pour récompense, lui avait obtenu le ruban rouge. De même, le général de Canalheilles a été sauvé par le père de Séverac, et en Afrique, justement ; et Séverac doit au général non-seulement ses aiguillettes, mais le quatrième galon de son képi. Séverac, à ce compte, est presque un fils pour Canalheilles : si celui-ci épouse une Phèdre, il sera facilement Thésée, celui-là sera Hippolyte ; et l’on sait que, dans ce temps-ci, les Hippolytes font moins de résistance que sous le règne de Diane ou bien au siècle de Port-Royal. Il est de tradition, d’ailleurs, que de telles amours s’annoncent d’abord par une antipathie réciproque : la comtesse Sarah et Séverac ne manquent pas à l’usage. Le mari a coutume de reprocher à sa femme et à son aide-de-camp la froideur qu’ils se témoignent, et de leur ménager une entrevue, et de les laisser en tête-à-tête : voilà nos personnages en règle. L’explication suit son cours ordinaire : « Non, je ne vous hais pas. — Alors, soyez mon ami. — Je vous respecte. » A un moment donné, Séverac commence à parler de sa mère: quand un homme jeune, sur le théâtre, seul avec une jeune femme, lui parle de sa mère, on sait ce que cela veut dire : si la personne est mariée, ce bon fils est bien coupable. En effet, Sarah et Séverac tombent dans les bras l’un de l’autre.

Tombent-ils, ou penchent-ils seulement? M. Ohnet, romancier, ne m’avait laissé aucun doute là-dessus; M. Ohnet, dramaturge, est plus réservé: il y a du monde dans la salle; et il faut qu’il y en ait demain, et que cet adultère soit aussi décent, pour les regards des jeunes filles, que les noces du Maître de forges. Cependant quelque chose m’inquiète: on ne voit pas assez comment Séverac aime Sarah; ou plutôt (car elle le charme sans doute par un sortilège qui ne saurait se rendre visible), on ne voit pas qu’il l’aime assez. Plus violemment il serait épris, plus il serait déchiré par la passion et par l’honneur et tout ce drame en deviendrait plus émouvant. Mais, à la fin du second acte, notre héros cède à l’héroïne ; au commencement du troisième, c’est à une autre déjà qu’il parle de sa mère. Par un mouvement contraire, l’héroïne du Maître de forges, à la fin du second acte, haïssait le héros ; elle l’aimait au commencement du troisième. Voilà des entr’actes trop pleins de psychologie.

Ce troisième acte, pourtant, est l’honneur de l’ouvrage : c’est là que l’auteur, pour ses personnages connus, a imaginé une crise originale, et d’un genre proprement scénique. Naguère, c’est Mme de Campvallon elle-même, c’est Mme de Talyras, qui, pour échapper aux soupçons de leurs maris, fiançaient Camors à Mlle de Tècle et Philippe à sa cousine Jeanne : leur jalousie avait k temps de naître ensuite et de grandir au cours du roman. Pressé ici par les nécessités du théâtre, M. Ohnet invente une combinaison : un bravo pour le dramaturge!

Aimé de Sarah, épris de Blanche, Séverac doit partir demain pour l’Algérie. Tout à l’heure il a dit adieu au général et à ses hôtes. Il revient, comme un voleur de nuit, au suprême rendez-vous que Sarah l’a contraint d’accepter. Blanche surprend ce duo ; elle l’écoute dans l’ombre. Soudain paraît le général, amené par son ami Meilot, un bourru bienfaisant, une brute ornée des galons de colonel : les deux camarades étaient sur pied, guettant la fille de Merlot, une ingénue bourgeoise, et certain notaire. Me Frossard, qui lui fait la cour pour le bon motif et tient l’emploi de jeune premier comique, bousculé par ce père peu noble. Ils ne trouvent pas ce qu’ils cherchaient; ils trouvent ce qu’ils ne cherchaient pas. Alors Blanche sort de sa cachette; elle déclare, pour sauver le bonheur de son oncle, et l’honneur de sa tante, et la vie de l’aide-de-camp, elle déclare qu’elle-même, Sarah et Séverac tenaient là un conciliabule innocent. L’objet de ce conciliabule? C’est le notaire, par une soudaine illumination, qui l’imagine et le dénonce. Il veillait sur son ami Séverac; il avait deviné, le premier, l’amour mutuel de Blanche et du commandant; il saisit l’occasion de délivrer celui-ci, d’exaucer celle-là, de sauver toute la maison : il jure qu’on délibérait sur l’opportunité d’une demande en mariage. Ni Blanche ni Séverac ne le démentent. Le général, contenant un soupçon furieux, dit à sa femme : « c’est ma nièce, un jour, qui a mis votre main dans la mienne; mettez sa main, aujourd’hui, dans celle de Séverac. » Sarah, frémissante de dépit, sous l’œil de son époux, exécute cet ordre; et le général, à part soi, murmure : « Ils mentent tous ! »

Il est tendu avec habileté, avec énergie, ce traquenard où l’auteur prend les principaux personnages de sa pièce : ni M. Sardou ni M. D’Ennery ne sauraient mieux faire. Et considérez, s’il vous plaît, ce que n’est pas seulement un tour d’adresse ou de force. On connaît l’histoire de ce professeur de philosophie qui, avant de prouver l’existence de Dieu, mettait sur la tablette de sa chaire autant de haricots que le programme officiel annonçait de preuves : après chacune, il repoussait un haricot vers l’angle de la tablette; et, à la fin, sûr de n’avoir rien oublié, il concluait : « Tous les haricots sont dans le coin ; donc Dieu existe. » A vrai dire, cependant, si Dieu existait, ce n’est pas parce que tous les haricots étaient dans le coin. Ici, de même, si nous sommes émus, ce n’est pas parce que tous ces personnages, par des moyens plus ou moins savans, sont réunis en scène : leur présence n’est qu’un signe de la vertu dramatique de l’ouvrage. Chacun d’eux éprouve des sentimens personnels, et chacun ressent, à divers degrés, ceux des autres ; chacun s’éclaire d’une lumière propre et des reflets de tous ses voisins. J’ai indiqué déjà plusieurs nuances de ce tableau ; quelques-unes encore : à l’heure où il déchoit de son estime, où elle le connaît pour traître et ingrat, c’est justement à cette heure que Blanche est fiancée à l’homme qu’elle aime; et lui, qui l’aime également, sait que, justement à cette heure, elle le trouve indigne d’elle. Sarah est prise de vertige entre deux abîmes de douleur : elle voit que son amant lui est infidèle, et qu’il est en danger ; il faut qu’elle le livre à l’amour d’une rivale, ou à la vengeance de son mari. Voilà un soprano, un ténor, un contralto, qui ont assez de raisons de chanter : joignez à leurs voix celle du mari, un baryton, celle de Frossard, un ténorino, qui fait des arpèges d’une partie à l’autre, et celle de Merlot, une basse qui grogne convenablement, — voilà le sextuor : il est assez pathétique. Même ce premier soir, bous le feu des railleurs à l’affût, ou est tout près de bisser ce finale. Le quatrième acte, à vrai dire, est quelque peu incohérent; mais dans ce désordre, — j’en demande pardon aux censeurs, — je distingue des germes de psychologie. Sarah feint de croire que Blanche s’est sacrifiée en acceptant ce mariage ; elle lui propose de le rompre; Blanche lui répond de la bonne manière : « Vous mentez en prétendant chercher mon intérêt; vous ne poursuivez que celui de votre passion. » Mais Sarah, aussitôt : « Et vous-même? A nous sauver tous, ne trouvez-vous pas votre avantage? » Alors cette conscience délicate s’inquiète : ce point me paraît touché subtilement. Comme, d’ailleurs, le caractère de l’ouvrage est le romanesque, la pauvrette se laisse emporter par son zèle : pourvu que Sarah renonce à Séverac, elle s’engage à le quitter elle-même, dans une heure, après la cérémonie nuptiale. Et Séverac, on le sait, se prêterait à cet accommodement, pourvu que sa femme lui promît de bien soigner sa mère. Mais, tandis que le mariage est célébré, Sarah, par une inspiration étrange, avoue son crime au général. Ce représentant de l’armée de terre lui pardonne avec la magnanimité d’un marin de M. Dumas : serait-il sorti de l’infanterie de marine? Après ce pardon, autre coup de théâtre, assurément préférable : « Je le tuerai ! » s’écrie Canalheilles. Sa femme l’arrête : « Elle l’aime! » Elle, c’est Blanche, la nièce, presque la fille, du vieillard offensé ; en fera-t-il une veuve? Il est pris entre sa rancune d’époux et son amour quasi paternel. Et c’est sa femme, la rivale vaincue de Blanche, qui, au lieu de le pousser à leur commune vengeance, le désarme : ce trait encore n’est pas mal trouvé. Mari et femme, après cela, nagent de conserve dans le sublime : le confesseur, pour pénitence, ordonne à la coupable de rendre à Blanche sa parole ; elle s’y résout avec ivresse. Le bon ange, avec l’agrément du mauvais, emporte sa proie en paradis : que M. et Mme Séverac soient heureux !

Ils le sont, en effet, à la cantonade : nous en recevons l’assurance au dernier acte, et c’est le meilleur effet de cet épilogue, — pour l’appeler de son vrai nom, — qui ne laisse pas d’être enfantin. Au bord d’un lac d’Irlande, Sarah intercepte un billet de Blanche, annonçant au général un petit-neveu ou une petite-nièce. Après le mariage, la maternité ! c’est de l’indiscrétion ! L’âme blonde triomphe à l’excès ; l’âme rousse, déjà languissante, s’incline vers les eaux du lac et s’y laisse tomber pour éteindre ses feux. Le général survient, avec Merlot, avec Frossard, devenu gendre de Merlot et adoré de son beau-père ; la compagnie retrouve le voile de Sarah parmi les roseaux, et ne recherche rien de plus : tout cela est bien qui finit mal, puisque cette fin est l’abolition du méchant principe, à l’heure même où est garantie la perpétuité du bon. — Avais-je tort d’insinuer que cet ouvrage est un conflit de forces primitives; qu’il acquiert, pour des yeux philosophes, la valeur symbolique d’une moralité, qu’il satisfait pleinement l’imagination populaire ? Il la divertit, il l’émeut par le spectacle de sentimens célestes et de passions diaboliques; il la rassure par la vision d’une équité dernière, le tout à la façon d’un roman ; — Et il offre, en son milieu, une crise inventée par un dramaturge ! On peut nous offrir sans doute des régals plus rares : mais pourquoi, au banquet du public, M. Ohnet n’apporterait-il pas ce morceau ? Et ne convient-il pas que les raffinés s’abstiennent des banquets, s’ils ne peuvent s’empêcher, voulant propager leurs dégoûts, de cracher dans les plats?

Je n’ai celé aucun mérite, aucun défaut de ce drame; j’ai fait à peu près comme la troupe du Gymnase : ni ma critique ni son interprétation ne sont prestigieuses. Mme Jane Hading figure la comtesse Sarah : elle la figure joliment, est-il besoin de le dire? Si seulement elle pouvait avoir moins de talent ! J’ose à présent murmurer ce vœu, parce qu’il ne me paraît plus chimérique : Mme Jane Hading est déjà plus simple, en quelques passages, que dans Sapho et dans le Prince Zilah ; elle se tracasse encore trop. Qu’elle se contente d’être elle-même, et qu’elle le soit avec abandon. M. Lafontaine joue le général; on connaît ses allures : c’est un vieux coursier. M. Romain, qui fait l’aide-de-camp, est plutôt un percheron. L’un caracole avec solennité; l’autre est un peu froid et lourd. Mlle Brück, pour représenter Blanche de Cygne, m’a paru trop terrestre : sa diction même, naguère assez aérienne (à la Comédie-Française, elle rappelait le chaut de Mlle Sarah Bernhardt), ne devient-elle pas limoneuse? Je ne m’étonnerais pas d’y voir M. Noblet, à la Comédie-Française : dans ce rôle de Frossard, personnage moins vivant que remuant, il est habile et agile.

Aussi bien, dans peu d’années, sur quelle scène, autre que celie4à qui porte son nom, la comédie se jouera-t-elle encore? Et, même là, je vois qu’on est inquiet sur le recrutement de la troupe. Les comédiens nouveaux, mais surtout les comédiennes, où sont-elles! « En vérité, quand on en cherche, on est effrayé de sa solitude ; » ainsi par le une héroïne de Musset, qui cherche pourtant un oiseau moins rare : plus facilement qu’une comédienne, un trouve encore « un homme de cœur ! » j’ai sous les yeux un récent mémoire; l’auteur est quelqu’un de la maison, j’entends de la maison de Molière. Il s’est rappelé que le décret de Moscou, en réglant l’étude de la déclamation, désignait les écoliers par ce titre : Élèves du Théâtre-Français. Napoléon voulait que cet illustre corps, étant comme la garde de l’art dramatique, eût, en effet, ses pupilles. On demande aujourd’hui que l’école de déclamation soit détachée du Conservatoire de musique, à l’ombre duquel, peu à peu, elle périt, et qu’elle soit rattachée à la Comédie-Française. On souhaite aussi qu’un « théâtre d’application » soit fondé où ces jeunes gens, après avoir appris la théorie, feraient l’exercice. Des auteurs, des critiques, des comédiens, je dis des plus huppés, ont apostille ces projets. Nous avons, à l’heure qu’il est, par une chance extraordinaire, un ministre des beaux-arts en état de citer Aristophane : puisse-t-il écouter ces vœux !

Si ce « théâtre d’application » eût existé, c’est là sans doute que M. Claretie eût remonté, pour les curieux, la petite « comédie épisodique » de Poinsinet, le Cercle ou la Soirée à la mode. Cette pièce dénuée d’intrigue est un joli tableau : au léger monument, comme dirait Moreau le Jeune, du costume physique et moral de la (in du XVIIIe siècle. Pour le physique, oui justement, c’est un Moreau le Jeune que Mlle Pierson, sous le nom d’Araminte, nous représente avec grâce et magnificence; ou peut-être un Augustin de Saint-Aubin. Pour le moral, il paraît bien que cet opuscule, daté de 1764, conserve à la postérité l’humeur et le langage des salons de l’époque. Plusieurs contemporains, naturellement, nous ont averti de nous en défier. D’après Bachaumont. Mlle de Rochefort se serait écriée, non sans justice : « L’auteur n’a vu le monde qu’à la porte. » Palissot, faisant le renchéri, déclare qu’un homme qui parlerait à une femme aussi librement que ce médecin à cette jeune fille : « Bonjour, ma belle poulette! » serait jeté dehors comme un goujat. Ainsi protestaient les hérauts du bel air, cent vingt-trois ans avant Francillon. Mais Grimm, dont le témoignage est acceptable, écrivait avec bonhomie : « c’est un tableau assez frappant des sociétés de Paris. Le ton de tous ces gens-là n’est pas trop mauvais, et c’est le principal mérite des pièces de ce genre[4]. » En 1887, le public de la Comédie-Française, peu familier avec Poinsinet, attendait sans doute un autre mérite ; jusqu’à la fin, il s’est tenu sur la réserve; à la fin, il a paru désappointé. Il s’est récréé, ensuite, aux faciles quiproquos de l’Anglais ou le Fou raisonnable, un vaudeville de Patrat, emprunté au répertoire courant de l’Odéon. M. Coquelin cadet, ou plutôt Coquelin tout court, notre seul Coquelin, y est excellent : c’est un petit-fils du fossoyeur d’Hamlet, habillé en gentleman par Boilly.

Pour achever la galerie, je signalerai encore un tableau, — Encore une « comédie épisodique : » elle est datée d’hier, celle-ci; qu’on la représente demain, elle sera plus applaudie que celle de Poinsinet. De 1 h. à 3 h., — ou la consultation d’un médecin à la mode, — C’est le dernier petit ouvrage de M. Abraham Dreyfus. Il n’a pas seulement sur la Soirée à la mode l’avantage d’être plus récent, il a celui d’être une pièce. Et, de même, toutes les précédentes saynètes de M. Dreyfus, toutes celles qu’il donne modestement, réunies en un volume[5], pour des « comédies de société, » ont sur la plupart des œuvres ainsi qualifiées cet avantage, que, pouvant se jouer « en société, » elles sont pourtant des comédies.


LOUIS GANDERAX.

  1. Voir notre revue dramatique du 1er  février 1882 : Serge Panine.
  2. Monsieur de Camors.
  3. Les Amours de Philippe.
  4. Cité par M. Auguste Vitu, dans une étude sur Poinsinet qui précède le Cercle, nouvelle édition ; Ollendorff.
  5. Jouons la comédie; Calmann Lévy.