Revue dramatique - 14 décembre 1916

REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Reprise du Chandelier. — PORTE-SAINT-MARTIN : L’Amazone, pièce en trois actes de M. Henry Bataille.


C’est ici même, dans la livraison du 1er novembre 1835, que parut le Chandelier. Musset avait vingt-cinq ans, et c’était, depuis dix-huit mois, la cinquième pièce de cette merveilleuse série des Comédies et Proverbes, honneur de la Revue qui l’a publiée, l’un des bijoux de notre littérature dramatique. De toutes ces pièces et de celles qui allaient suivre, aucune n’a été écrite pour la scène et chacune est un chef-d’œuvre ; et si chacune est un chef-d’œuvre, c’est — en partie — parce qu’elle n’a pas été écrite pour la scène. Je m’en rapporte à l’opinion d’un homme de théâtre, à vrai dire un peu parent de Musset. M. Maurice Donnay a écrit : « Musset ne songe pas au public, ni à la critique, ni aux directeurs, ni au Comité de lecture : il est libre. S’il veut, dans Fantasio, décrire un tableau hollandais, il ne craint pas qu’un directeur lui dise : « C’est très joli, mais cela fait longueur et cela n’a aucun rapport avec l’action ; » ce tableau, il le met là, parce que ça lui plaît. Se faire plaisir à lui-même, c’est sa seule loi, son unique règle. Rien dans ce théâtre n’a un caractère d’obligation, et c’est une des raisons de son charme. Il ne pense pas non plus à tel ou tel acteur, à telle ou telle actrice dont il s’agit d’utiliser les qualités ou les défauts. Jeune premier, grand premier rôle, second comique, financier, rôle à manteau, jeune première, grande coquette, première ou seconde ingénue comique, cela n’a aucune signification pour lui. Il fait avant tout les personnages de sa comédie, des amans et des grotesques. Il ne songe pas non plus à la recette, ce qui avilit toujours l’art ; il ne s’occupe pas de tenir toute la soirée ; si son sujet ne comporte qu’un ou deux actes, il n’en écrit pas trois ou quatre. Il n’est pas obligé d’enfermer son imagination, son invention et l’action dans le même décor. Il a à sa disposition autant de décors qu’il le désire ; il n’a qu’à écrire, en tête d’une scène, une place, un jardin, une autre partie du jardin, une fontaine, un oratoire… Et cette comédie qui va ainsi de décor en décor, c’est comme un bel insecte qui va de fleur en fleur, s’enfonce dans leur calice où il reste plus ou moins longtemps selon la provision de pollen qu’il peut faire. » On ne saurait mieux dire et définir avec plus de finesse, — et d’autorité, — les raisons qui rendent cher aux lettrés ce genre de théâtre écrit pour être lu par eux : la tradition doit s’en continuer dans cette Revue même qui en fut le premier cadre et la scène originale.

Après cela, il est vrai que ces pièces, qui n’étaient pas destinées à la représentation, ont été représentées : elles le seront sans doute aussi longtemps qu’il y aura un théâtre français, et toujours avec autant de succès : elles font partie du répertoire, au même titre que celles de Marivaux auxquelles on les a si souvent comparées. C’est donc que les conventions dont l’auteur s’est affranchi ne sont pas aussi nécessaires que le croient beaucoup de professionnels. Il y a des règles au théâtre, et c’est un métier de faire une pièce, comme de faire une pendule ; mais ces règles et ce métier se réduisent à quelques observations de bon sens : tel était du moins l’avis de Molière. Ce théâtre, dédaigneux de tout ce qui n’est pas l’humaine vérité, est éminemment « du théâtre. »

Pour le faire passer à la scène il a suffi de quelques raccords insignifians. On a toute liberté pour cette mise en scène : encore faut-il qu’elle ne soit pas une trahison, qui dénature la pièce et la rende à peu près inintelligible. Or c’est le cas pour le Chandelier, tel qu’on le joue actuellement à la Comédie-Française. On le joue dans un cadre du XVIIIe siècle. Jacqueline porte une robe à paniers. Elle est en paniers dès le petit matin, et, quand elle descend au jardin, à l’heure où les clercs arrivent à l’étude, elle emplit de l’ampleur de ses paniers toute la largeur de la scène. C’est une femme qui ne quitte ses paniers à aucune heure du jour, comme les rois de théâtre se promènent avec leur couronne. Clavaroche est en garde française, à moins que ce ne soit en dragon de Villars. L’intérieur de maître André a des richesses de château historique. Maître André et son clerc sont tout parés de dentelles. Ajoutez que le rôle de Fortunio est joué en travesti, comme c’est la coutume dans les théâtres de chant et qu’en effet une bonne part du succès de l’actrice est dans la façon, tout à fait délicieuse, dont elle chante la chanson, — j’allais dire : la romance — du second acte, En vérité, on ne monterait pas autrement un opéra-comique de Sedaine avec musique de Monsigny.

L’anachronisme est flagrant. En maints endroits, le texte s’insurge et proteste contre cette insolente erreur de date : est-il même besoin de le faire remarquer ? Le rôle du « chandelier, » tel que le définit Clavaroche, consiste à « porter un châle ou un parapluie ; » la mode du châle date de Corinne et de la « danse du schall », le parapluie est Louis-Philippe. « La dame, dit encore ce Clavaroche, lui abandonne le bout de ses doigts en valsant ;… « la valse est une importation allemande, qui a remplacé les vieilles danses françaises, au temps où nos élégans avaient jugé bon de s’appeler dandys, d’un nom anglais, le dandy Musset souhaitait qu’une duchesse en France sût valser aussi bien qu’un bouvier allemand. Clavaroche est officier de dragons et porte un pantalon rouge. Pour ce qui est de Fortunio et de son costume, aucun doute, aucune hésitation n’est possible. « Pauvre garçon ! lui dit son collègue Guillaume, tu ne connais pas nos belles dames de province. Nous autres avec nos habits noirs, nous ne sommes que du fretin, bon tout au plus pour les couturières. Elles ne tâtent que du pantalon rouge… » Il n’y a pas à dire, Fortunio porte un « habit noir, » et cette mise sévère convient fort bien au troisième clerc d’une étude de province. « Prenez garde à vous, Madelon, ces anges-là font déchoir les filles ! » prononce Jacqueline, qui sans doute a retenu d’Eloa ces façons de parler fort mystiques. Fortunio passe pour faire la cour aux grisettes, et nous savons exactement à quelle date apparaît ce type falot dans l’histoire de la galanterie. La grisette était la vertu même ; c’était trop beau, cela ne pouvait pas durer. Aussi quand disparut la dernière grisette, ce fut, dans les romans et dans les journaux, un flot d’encre trempée de larmes. Et enfin maître André, en signe de joie et de réconciliation, a l’idée de rapporter dans sa poche un petit Napoléon en sucre. Cette idée ne lui serait jamais venue, sous Louis XVI… Bref, l’époque où s’encadre le Chandelier est déterminée aussi exactement qu’il est possible C’est l’époque du châle et de la valse, des grisettes et des demi-solde. C’est la société des premiers romans de Balzac, ou, pour prendre les choses plus simplement encore, c’est celle où vivait l’auteur en 1835, et qu’il peignait d’après nature en regardant autour de lui.

Ce qu’il y a de plus grave dans ce travestissement XVIIIe siècle — et c’est pourquoi j’y insiste, c’est qu’il entraîne un perpétuel contresens sentimental. Il évoque une atmosphère de sentimens et de mœurs avec laquelle les sentimens des personnages et les mœurs de la pièce sont en contradiction violente. Le rôle de Fortunio ne se comprend plus, si on l’imagine dans le milieu qui fut celui de Chérubin. Car Fortunio c’est Chérubin, mais un Chérubin attendri, attristé, pénétré de mélancolie moderne, exalté par la déclamation romantique. Entre les deux personnages il y a toute une révolution littéraire et morale : d’un mot, il y a la Révolution. Hardi comme un page et vif comme un émerillon, Chérubin, une lueur dans les yeux, une chanson aux lèvres, s’élance de toute son ardeur intacte vers cette unique joie de la vie qui est l’amour. Fortunio, grand liseur de romans, a lu Werther. L’amour lui apparaît tout enveloppé de brumes et déjà d’une ombre qui est celle de la mort ; mourir est un mot qui revient dans ses déclarations à la manière d’un refrain ou d’un ornement de style : « Dieu sait que ma douleur est vraie et que je vous aime à en mourir. » Un grand amour est pour lui surtout une grande souffrance et se reconnaît aux larmes qu’il fait verser, « J’aime, je souffre, » ce sont pour lui termes synonymes. « Seigneur mon Dieu ! (c’était l’habitude alors de mêler Dieu à ce genre d’affaires) je n’ai que des larmes. Les larmes prouvent-elles qu’on aime ?… Ce qui m’a jeté à vos pieds c’est une douleur, qui m’écrase, que je combats depuis deux ans. » Il a lu Shakspeare ; il y a un monologue de Fortunio, comme il y a un monologue d’Hamlet : l’amoureux de Jacqueline se penche sur l’énigme du cœur de la femme, comme sur le seul mystère qui importe dans la création. « Non, une femme ne saurait être une statue malfaisante, à la fois vivante et glacée. » Hamlet disait plus simplement : Fragilité, ton nom est femme. Toute la rêverie moderne est entrée dans l’âme de Fortunio : « Je sortais d’une salle obscure d’où je suivais depuis deux ans vos promenades dans une allée, j’étais un pauvre dernier clerc qui s’ingérait de pleurer en silence… » C’est, déjà, le ver de terre amoureux d’une étoile. A la manière des lyriques du XIXe siècle, le clerc de maître André associe aux émotions de l’amour la nature tout entière. « Vous alliez dire à la nature entière, à ces jardins, à ces prairies de me sourire comme vous… » En résumé, Fortunio est Musset : ce n’est pas du tout la même chose que d’être Beaumarchais.

Je m’empresse d’ailleurs de reconnaître que l’anachronisme dont je me plains n’est pas une invention récente et qu’on ne saurait l’imputer à la direction actuelle de la Comédie-Française. Il date des premières représentations du Chandelier, au Théâtre-Historique d’abord puis au Théâtre-Français, et donc du vivant de Musset. Seulement il avait été alors introduit à dessein et par mesure de prudence, et c’est bien comme un déguisement qu’il avait été imposé, à la pièce. Le Chandelier était, à l’époque, jugé trop hardi et même scandaleux : il fut parfaitement interdit, après quarante représentations il est vrai, par le ministre d’alors qui était Léon Faucher. Reculer l’action dans le passé et justement dans la société facile du XVIIIe siècle, c’était en atténuer « l’immoralité. » Mais ce scrupule n’existe plus aujourd’hui. Le Chandelier a cessé de faire scandale. Aussi serions-nous sans excuse de ne pas restituer à l’œuvre de Musset son cadre et son atmosphère vraie. L’épreuve a d’ailleurs été faite. M. René Benoist, l’homme de ce temps qui sait le mieux les choses du théâtre, me rappelle que, dans une représentation organisée par Mme Marie Samary, le rôle de Fortunio, tenu par le fils d’un de nos plus spirituels auteurs dramatiques, fut joué en « habit noir. » Le succès fut très vif. La Comédie-Française nous doit, pour une future reprise, ce rajeunissement de la mise en scène du Chandelier et ce retour à la vérité.

Elle nous le doit parce que le Chandelier est dans l’œuvre de Musset une pièce d’un caractère exceptionnel et à laquelle il convient de conserver, — sans le souligner et sans le forcer, — son caractère particulier, qui est une sorte de réalisme. Il diffère par-là de ces deux autres chefs-d’œuvre qui sont les Caprices de Marianne et On ne badine pas avec l’amour. C’est de M. Paul Bourget que je tiens la définition que je crois la meilleure du théâtre de Musset, celle qui explique le mieux ce mélange incomparable de grâce et de profondeur. A son avis, la grande originalité de Musset est d’avoir placé, dans le cadre le plus irréel, les personnages les plus réels. C’est cela même. Le pays de convention, l’époque indéterminée, la fantaisie du dialogue, un je ne sais quoi d’impalpable et d’aérien qui court à travers la poésie de cette prose, voilà l’irréel ; mais la claire vision des erreurs et des fatalités de notre nature, voilà le réel. Ce contraste entre le cadre et le fond de l’étude a d’abord de la saveur et du piquant ; il permet ensuite à l’analyse de ne rien craindre et d’aller jusqu’au bout d’elle-même. Dans cette atmosphère de rêve on peut tout entendre, et la vérité passe à la faveur du conte bleu. Une ville d’Italie, Marianne les yeux baissés sur le missel qu’elle tient de ses longs doigts, Octave sous la pergola buvant du lacryma-christi, Cœlio disposant les musiciens pour la sérénade, et les conversations de Décaméron et le dialogue en concetti, c’est la fantaisie ; mais le furieux malentendu : — « Je ne vous aime pas, Marianne, c’était Cœlio qui vous aimait ; » — c’est l’histoire de beaucoup d’hommes et de beaucoup de femmes dans tous les pays et dans tous les temps. Le parc autour d’un château d’autrefois, les vieux arbres et la fontaine, le chœur des paysans, Dame Pluche et Bridaine, c’est le décor pour un conte de ma mère l’Oye ; mais entre Camille et Perdican se livre un de ces cruels jeux de l’amour, pareils à un combat meurtrier. Il en est à peu près de même dans Fantasio, dans Barberine, dans Il ne faut jurer de rien. La même définition convient à ces pièces irréelles et vraies. Elle s’applique moins exactement au Chandelier. Ici la part de la fantaisie est moindre et la réalité est moins enveloppée. Certes Musset a jeté comme toujours l’esprit et la gaieté à pleines mains ; la marche de la pièce est libre et souple ; le dialogue a des ailes, et il y a dans le rôle de Fortunio tant de poésie que toute la pièce en est illuminée. Il reste que le Chandelier est, dans le théâtre de Musset, une comédie moins rêvée que les autres, moins différente de ce que nous avons coutume d’appeler une comédie, et qui s’insère d’elle-même à sa place dans la suite de notre comédie classique, bourgeoise et gauloise.

On sait que le souvenir d’une aventure personnelle servit à Musset de point de départ. Il était à peine hors de page : je veux dire qu’il venait de quitter le collège. L’enfant s’était fait adolescent, son regard s’était affermi, son air s’était enhardi : « La première femme qui s’aperçut de ces changemens était une personne de beau coup d’esprit, excellente musicienne, railleuse, coquette et atteinte d’une maladie de poitrine incurable. Pour aller la voir à la campagne où elle l’engageait sans cesse à venir par des billets d’un laconisme prudent, Alfred manquait au rendez-vous de sa muse et traversait la plaine aride de Saint-Denis. Comme il voyait bien que cette femme ne le regardait plus des mêmes yeux qu’autrefois, et que pourtant elle affectait de le vouloir toujours traiter en enfant, ce manège l’étonna. Il lui fallut du temps pour reconnaître qu’on abusait de son innocence et qu’on lui faisait jouer le rôle de Fortunio. La dame était pourvue d’un Clavaroche, mais elle n’avait pas le cœur de Jacqueline. Elle resta insensible aux tendres reproches du jeune homme dont elle s’était moquée de la manière la plus cruelle. » En transportant ce souvenir dans le domaine de la fiction, Musset l’a à peine transporté. Il s’est tenu tout près de la réalité, qui n’est pas ici fort relevée. Il n’a guère changé ni la condition des personnages qui sont d’assez petites gens, ni le caractère de l’aventure qui est assez vulgaire, ni même le « cœur de Jacqueline. »

Paul de Musset, qui nous conte cette anecdote, ajoute que nous lui devons le Chandelier, « l’un des meilleurs fruits de l’esprit français depuis le siècle de Molière. » Pour une fois, le bon frère s’est montré bon critique. La filiation avec notre comédie traditionnelle est certaine. Maître André est, à la lettre, un mari de Molière. La première scène, celle de l’interrogatoire de Jacqueline, est d’un comique large et gras, qui sonne comme le rire d’autrefois, et contraste avec la note plus grêle du persiflage habituel à Musset. L’esprit français, tel qu’il s’épanouit dans la comédie de Molière, est celui de nos vieux fabliaux. Il consiste essentiellement à s’égayer des bons tours que joue la malice féminine à la crédulité d’un mari ou à la sottise d’un amant. C’est bien l’esprit du Chandelier, et c’est à ce point de vue qu’il faut se placer pour apprécier les personnages de la pièce.

Jacqueline… ah ! que c’est une erreur d’en faire un rôle à paniers et de le jouer en grande coquette ! Cette petite bourgeoise de province, femme de notaire, qui trompe son mari avec le premier militaire qui passe, son amant avec le clerc de son notaire de mari, ce n’est ni une grande coquette, ni une grande amoureuse, et elle n’y prétend guère, et de là vient que son rôle soit toute simplicité et toute vérité. Jolie à ravir, elle s’est mariée, pour se marier, à un homme beaucoup plus âgé qu’elle et qui avait du bien : c’est Agnès épousant Arnolphe, c’est Rosine épousant Bartholo. Pas un instant elle n’a songé à lui être fidèle et Clavaroche n’a eu qu’à se présenter. Aime-t-elle ce premier amant ? Oui, sans doute, comme elle peut aimer et comme lui-même mérite d’être aimé. Car ce Clavaroche n’est ni un lourdaud, ni un grotesque, et c’est une faute de pousser le rôle au comique. Il a une fatuité de bel homme et nulle sentimentalité : c’est ce que veut dire Fortunio quand il lui reproche sa « sotte vanité. » Mais d’ailleurs il est élégant, de fière tournure et d’allures conquérantes. Il domine entièrement Jacqueline et lui fait faire tout ce qu’il veut. Il plaît aux femmes par sa hardiesse qu’avive une pointe de cynisme, et Jacqueline est terriblement femme. Lorsque Clavaroche lui explique à quoi sert un « chandelier, » elle ne peut s’empêcher de rire : tous les manèges qui ont rapport à l’amour l’intéressent et l’amusent. Elle ne fait d’objections qu’à peine et pour la forme, et tout de suite elle entre dans le jeu. Sur quelques indications que lui a données sa servante, elle imagine tout un plan et l’invente à mesure. Elle est de ces filles à qui, suivant le proverbe, l’amour donne de l’esprit. Seulement, le jeu est dangereux : c’est un piège, auquel elle se prend d’autant plus aisément qu’elle a moins de défense. Elle est trop femme pour ne pas voir que ce Fortunio est charmant, avec ses yeux bleus, sa grâce de novice et ce cœur qui s’offre, et ce don qu’il a de dire si joliment les choses. Il présente aux yeux de Jacqueline l’amour sentimental, l’amour pénétré de tendresse et mouillé de larmes, et c’est une sorte d’amour que Clavaroche ne lui a pas fait connaître. Comme elle trompait maître André avec Clavaroche, elle va tromper Clavaroche avec Fortunio, et elle y aura aussi peu de scrupules et aussi peu de remords : « Je fais ce que vous m’avez dit. » Elle n’y mettra, d’ailleurs, nulle perversité. Elle n’est pas telle que la Napolitaine, et l’amour, pour lui plaire, n’a pas besoin d’être un péché : il suffit que ce soit l’amour. Elle l’aime pour lui-même, avec ingénuité. Ce n’est pas sans raison que j’évoquais le souvenir d’Agnès, et ici encore Musset est dans la tradition. Car Jacqueline, c’est l’instinct, et c’est la nature.

Et Fortunio… quelle erreur de faire jouer son rôle par une femme ! Ici encore, l’erreur n’est pas nouvelle, puisqu’elle date des représentations du Théâtre-Historique. Le rôle y fut tenu par Mlle Maillet. Par bonheur, ses interprètes à la Comédie-Française se sont appelés Delaunay et Le Bargy. Car le rôle est éminemment un rôle masculin : il signifie, pour tout dire, une date dans la vie masculine. Fortunio, c’est un âge et c’est un tempérament. Clavaroche ne s’y trompe pas, lui qui s’y connaît, étant lui-même un homme à femmes : « Je le tiens pour poisson d’eau vive : il est friand de l’hameçon. » De tout son être il appelle l’amour, et, comme un avant-goût, il en respire l’odeur : « Que Roméo possède Juliette, je voudrais être l’oiseau matinal qui les avertit du danger. » Ce ne serait pas faire un très joli métier ; mais Fortunio est comme Jacqueline : il ne s’embarrasse pas de beaucoup de scrupules. Quand Jacqueline lui explique son ingénieux système de comptabilité en partie double : « Le mari sûr de ses quittances ne se connaît pas assez en chiffons pour deviner qu’il n’a pas payé tout ce qu’il voit sur l’épaule de sa femme ; » il repart avec bonhomie : « Je ne vois pas grand mal à cela. » Lui aussi, il est d’avis que l’amour est l’amour et qu’il n’y faut pas regarder de trop près. C’est pourquoi nous aurions tort de nous laisser trop impressionner par ses grands désespoirs, par l’éloquence de ses plaintes et par tout cet étalage de douleur tragique. Quand il parle de ses souffrances, il est sincère sans doute, mais ce sont souffrances où il se plaît : il ne les donnerait pas pour tout l’or du monde. Et surtout, c’est un langage qu’il tient parce que c’était alors le langage de l’amour : il répète le jargon à la mode qu’il a appris dans les romans nouveaux. Mourir, il n’en a nulle envie : c’est l’ardeur du désir qui lui fait monter aux lèvres toutes ces belles phrases. Il y a dans sa timidité bien de la hardiesse et dans sa tristesse une secrète volupté. Il jure à Jacqueline qu’il lui a fait don de toute sa vie ; mais à cette chanson qu’il a composée pour elle, notez qu’il n’a mis aucun nom : à combien d’autres la chantera-t-il et seront-elles mille et trois ? Ce sont ses premières armes que ce Richelieu de province fait auprès d’une maîtresse déjà instruite. Formé à si bonne école, il a devant lui toute une carrière. Peu nous importe d’ailleurs ce qu’il deviendra plus tard : il nous suffit que l’heure où on l’a saisi pour le peindre est exquise de fraîcheur. Il sent, il s’exprime comme Musset : « Jacqueline. Je ne suis pas connue de vous, — Fortunio. L’étoile qui brille à l’horizon ne connaît pas les yeux qui la regardent ; mais elle est connue du moindre pâtre qui chemine sur le coteau… » Il est le poète lui-même à l’éveil des premiers désirs, à l’éclosion des premiers vers. C’est de quoi est faite son immortelle séduction.

En dépit de l’erreur de mise en scène que j’ai signalée, c’est quand même un charme que ce spectacle tel qu’on nous le donne aujourd’hui. Mlle Piérat, en Fortunio, est parfaite de grâce, de tendresse, d’ardeur et de mélancolie et elle chante à ravir. M. Alexandre est un excellent maître André. Mlle Sorel se souvient trop de Célimène en devenant Jacqueline. Et M. Fenoux ne prête pas assez d’élégance au personnage de Clavaroche.


J’ai assisté avec une profonde tristesse à l’une des représentations de l’Amazone. Dans les circonstances tragiques que nous traversons, toute œuvre nouvelle, toute œuvre actuelle ne doit s’inspirer que des besoins de l’heure présente qui sont de hausser les cœurs et de tendre les énergies. Cela n’exige pas un grand effort d’imagination ni d’invention : il suffit de regarder autour de soi, de peindre la France telle qu’elle est, dans toutes les classes, dans tous les rangs de la société. Cette France si grande, si belle, si noble dans la souffrance, n’a rien de commun avec la triste parodie que M. Henry Bataille n’a pas craint de nous en présenter, dans un tel moment de notre histoire !

Cela se passe dans une petite ville de province. La famille Bellanger a recueilli une réfugiée, Ginette. Cette jeune fille, devenue infirmière, fait un peu scandale dans le quartier. On trouve qu’elle fait trop de musique, trop de musique gaie ou trop de musique allemande. À ce reproche elle répond par une déclaration qui nous stupéfie. Chassée par l’invasion de sa ville natale, elle a vu fusiller ses parens, massacrer ses frères, elle a perdu tous les siens — et elle est gaie ! Je ne lui en fais pas mon compliment. Qui est-ce que peut bien symboliser cette Ginette ? Car il paraît qu’il y a du symbole dans la pièce. J’affirme que ce n’est pas la France. La France est courageuse, fière, résolue : elle n’est pas gaie. Elle a trop conscience que ses destinées sont en jeu. Elle sait trop combien de Français et de Françaises ont subi les plus dures épreuves. Elle a perdu trop de ses enfans. Elle estime que d’être gaie ce serait faire insulte à ses morts.

Le ménage Bellanger avait été jusqu’ici un excellent ménage, uni, fidèle. L’installation de Ginette au foyer conjugal va tout gâter. Allez donc faire le bien ! Bellanger, qui frise la cinquantaine, devient amoureux de cette jeunesse. Et comme Ginette n’a d’yeux que pour les combattans, Bellanger se souvient qu’il a jadis été officier et se fait réintégrer dans son grade. Pour plaire à cette Chimène, ce Rodrigue sur le retour va marcher à des combats dont il espère recevoir quelque jour le prix. Ainsi l’auteur a trouvé le moyen de rendre ridicule et pitoyable un des plus beaux traits de la France d’aujourd’hui. Rien n’est plus beau que le dévouement de ceux qui, malgré leur âge, quittent tout, leur famille, leur intérieur, leur travail, pour aller défendre leur patrie. Un seul amour les guide, auquel ils font généreusement le sacrifice tout entier : l’amour de la patrie. Ici, nous n’avons sous les yeux que la fantaisie sénile d’un vieillard amoureux.

Au moment où elles apprennent la résolution de Bellanger, c’est pour la femme et pour la fille de celui-ci un désespoir. Elles le supplient de ne pas partir. Elles embrassent ses genoux. Elles sont d’une lâcheté dégoûtante. Allons donc ! A quel pays, à quelle humanité appartiennent ces femmes-là ? Pas une Française ne se reconnaîtra en elles. Si poignante que puisse être son émotion, il n’est pas une Française qui |ne rougirait de supplier un mari ou un père de ne pas aller faire tout son devoir, plus que son devoir.

Au deuxième acte, l’auteur semble avoir pris à tâche de réunir, pour nous le mettre sous les yeux, tout ce qui peut déprimer le moral, dissoudre l’énergie. C’est d’abord l’énervante inquiétude des jours sans nouvelles. L’attente de chaque courrier chaque fois déçue, les démarches sans résultats, les vaines hypothèses, les versions rassurantes qui précisent les appréhensions et les changent presque en certitudes, ah ! l’atroce chose, le dur martyre ! Puis, immanquablement, nous avons eu la visite du délégué de la Croix-Rouge, qui vient, avec les ménagemens d’usage, le costume et la mine d’enterrement, apporter la sinistre nouvelle. Mme Bellanger est d’abord terrassée par la douleur. Quand elle revient à elle, c’est pour invectiver Ginette : » Assassin ! Assassin ! » Car elle se souvient que ce sont les paroles enflammées de la jeune fille qui ont envoyé Bellanger se faire tuer. Ginette réplique. C’est un duo de furieuses vociférations. Et c’est intolérable. Nous songeons au malheureux qui là-bas dort son sommeil héroïque. Et nous réclamons, de tout notre être révolté, pour la dignité de la souffrance et pour le respect dû à la mort !

La pièce semble finie : l’auteur y a pourtant cousu un troisième acte. C’est après la guerre, qui s’est terminée le mieux du monde, par la victoire de la France. Nous sommes à la sous-préfecture. Car il y a un sous-préfet dans la pièce, un assez jeune sous-préfet, dont le rôle n’est pas très reluisant. Il fait de l’auto, il fait la cour à Ginette, il fait peu honneur à l’administration. C’est ce fonctionnaire embusqué dans sa sous-préfecture que Ginette est à la veille d’épouser. Étrange pour une amazone ! Mais ceci n’est guère moins étrange. Apparaît, dans ses vêtemens de deuil, la veuve de Bellanger, pareille à une statue du remords. Elle se dresse devant Ginette comme une Erinnye vengeresse. Ce serait trop commode d’envoyer se battre les maris des autres, pour pêcher après cela un mari parmi ceux qui ne se sont pas battus ! Ginette n’a plus droit aux joies de la vie : elle ne sera pas sous-préfète. Ainsi elle est punie. Pourquoi ? Pour avoir tenu un langage patriotique. Gagné à son enthousiasme, Bellanger est allé se battre pour son pays. Voilà le crime de Ginette. Il paraît qu’on commet un crime quand on encourage un homme à s’aller battre pour sa patrie ! Où sommes-nous, dans quel temps et dans quel pays ? Et quelle image de la noble, douloureuse et vaillante France de 1916 !

Cette pièce évoque toutes les tristesses de la guerre et rien que ses tristesses ; elle réveille l’horreur des deuils, elle déprime les courages. Elle continue cette littérature dissolvante dont nous avons, avant la guerre, trop longtemps subi l’action néfaste et qui faisait croire à notre décadence. Aujourd’hui deux ans et demi de bravoure et d’endurance françaises protestent contre cette littérature de défaite,


RENE DOUMIC.