Revue dramatique - 14 décembre 1909

Revue dramatique - 14 décembre 1909
Revue des Deux Mondes5e période, tome 54 (p. 916-920).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Sire, comédie en cinq actes, par M. Henri Lavedan. — ODEON : Comme les feuilles, comédie en quatre actes de G. Giacosa, traduit de l’italien par Mlle Darsenne.


Dans ses dernières pièces, M. Henri Lavedan avait témoigné de belles ambitions et il les avait en grande partie réalisées. Le Marquis de Priola est une étude de caractère des plus remarquables. Le Duel est un noble conflit d’idées. Nul doute que M. Lavedan ne revienne prochainement à un genre qui lui a valu les succès les plus honorables de sa carrière. En attendant, il n’a voulu, cette fois, que nous donner une comédie agréable et divertissante. Sire est, comme on dit pour les œuvres moindres que les peintres envoient au Salon, une carte de visite. Je me hâte de constater que la pièce a brillamment réussi, qu’elle plaît, qu’elle émeut, qu’elle amuse, et même que le second acte y est un long éclat de rire. Cela dit, je serai plus libre pour présenter, au cours de mon analyse, quelques remarques ou quelques réserves intéressant la littérature.

M. Lavedan a tiré sa pièce d’un roman qu’il avait écrit voilà déjà plusieurs années. Je ne prétends nullement poser en principe qu’on ne doive jamais faire passer un roman à la scène. Le Divorce de MM. Paul Bourget et Cury était tiré d’un roman, et c’est un des chefs-d’œuvre du théâtre récent. Mais il ne s’ensuit pas non plus que tout roman distingué puisse devenir une pièce de théâtre. Je me suis bien gardé de relire le roman de M. Lavedan ; cela nous est défendu : les auteurs veulent que nous arrivions devant leur œuvre théâtrale l’esprit net et sans nous embarrasser d’un constant parallèle entre le livre et la comédie qui en est sortie. Ils ont raison. Seulement, nous ne pouvons supprimer de notre mémoire jusqu’aux traces qu’y a laissées une lecture ancienne. J’avais conservé le souvenir de Sire comme d’un roman très distingué. Il y est question d’une vieille demoiselle, fidèle au culte de Louis XVII, persuadée que le fils du Roi martyr n’est pas mort, travaillée de l’idée qu’un jour elle pourra le contempler. Pour contenter sa douce manie, des amis compatissans s’avisent d’un moyen de comédie. Elle veut voir Louis XVII ; ils lui font voir Louis XVII. Et la vieille légitimiste s’agenouille devant un comparse habilement costumé, comme devant la royauté française elle-même, toute la royauté légitime et malheureuse. Après quoi, elle vit contente, à moins qu’elle ne meure de joie, ou encore que désabusée elle ne revienne à la raison… Cela était gracieux et suranné, comme un air d’autrefois ; vieillot, falot et charmant comme un pastel demi-effacé. L’œuvre était courte, indiquée d’un crayon qui n’appuyait pas. Était-il possible de l’étendre en cinq actes, au jour cru de la scène, sans lui faire perdre ses nuances délicates et ses subtiles demi-teintes ? Même après expérience, et malgré toute la sûreté de main de l’auteur, je n’en suis pas entièrement convaincu.

En appliquant à un mince sujet les mêmes procédés dont ses grandes comédies lui ont fait une habitude, M. Lavedan se condamnait à d’inévitables longueurs. L’art des préparations veut qu’on ne nous laisse rien ignorer des personnages, de leur situation respective, de leurs antécédens et de leur milieu. Nul détail n’est superflu qui par la suite pourra servir à éclairer l’action et à la rendre vraisemblable. A le prendre par ce biais, Sire est une merveille d’agencement logique et de combinaisons méthodiques. Tout le premier acte est un acte d’exposition précise et minutieuse. La garde, la lectrice, le docteur, l’abbé viennent successivement et abondamment nous renseigner sur le « cas. » de Mlle de Saint-Salbi. Cette vieille demoiselle jouit d’une santé excellente et d’une constitution robuste, au point que, relevant à peine d’une fluxion de poitrine, elle peut sortir le 21 janvier, dans la matinée, sans qu’il y paraisse. Pareillement elle possède une pleine lucidité d’esprit et juge de toutes choses avec beaucoup de bon sens. Sur un point seulement elle déraisonne. Elle croit que Louis XVII n’est pas mort au Temple. (Mais, au fait, je me demande si c’est là un signe suffisant de déraison. Il me semble que la « question Louis XVII » fait encore l’objet de controverses entré savans historiens qu’on ne songe pas à enfermer pour cela.) Elle espère qu’elle ne mourra pas avant d’avoir, de ses yeux, vu le prince. C’est de cette idée fixe que le docteur et l’abbé veulent la guérir. C’est pour la guérir qu’ils se livreront à une mystification laborieuse… Cette mystification, j’estime qu’il eût fallu nous y jeter d’emblée, sans nous donner le temps de la réflexion. Au contraire, parmi les lenteurs de ce premier acte, nous avons tout le temps de réfléchir. Et en réfléchissant, nous songeons : « Pour excuser cette supercherie, il faudrait qu’elle fût exigée par un intérêt indiscutable. Mais cette vieille demoiselle vit très doucement entre ses femmes et quelques familiers qu’une bonne table ne laisse pas indifférens. Voilà une existence calme, réglée, heureuse. De quel droit ce brouillon de docteur et ce niais d’abbé viennent-ils la troubler ? M, le de Saint-Salbi attend l’arrivée de son prince. Combien cela est précieux dans la vie d’attendre quelqu’un ou quelque chose et de se créer ainsi une raison de vivre !… » Non, le mal ne nous apparaît pas avec un caractère de gravité. Non, le remède ne nous semble pas imposé par une nécessité impérieuse. Nous restons de sang-froid. Au lieu d’entrer dans la machination et de nous en faire complices, nous nous tenons en dehors, nous la jugeons. Mauvaises conditions pour accepter une farce, et une farce irisant l’indélicatesse.

Donc, on fera surgir un Louis XVII en chair et en os devant Mlle de Saint-Salbi. Qui en jouera le personnage ? Un certain Denis Roulette se rencontre à point. Il est horloger de profession, mais comédien de vocation. Ce joyeux drôle est l’homme de la situation, l’envoyé de la Providence. Le second acte, où l’on nous introduit dans sa mansarde, est de beaucoup le meilleur de la pièce. Il a ce mérite essentiel d’être d’une belle franchise de ton. C’est un acte de farce savoureuse. Nous sommes en 1848, et une société secrète, la Main Rouge, vient initier Denis Roulette aux devoirs du parfait insurgé. Il y a une tirade qui rappelle un peu Rabagas ; mais le souvenir est de ceux qu’il fait bon évoquer. La scène est d’un comique irrésistible. Tel est l’effet du mouvement au théâtre : nous ne songeons pas un seul instant que cette scène est un hors-d’œuvre. Elle nous amuse : nous ne discutons pas. Et après que la Main Rouge a exigé de notre bohème le serment à la République, voici qu’on vient lui proposer d’être, pour un jour ou pour une heure, le fils de Louis XVI ! Le contraste est ingénieux et il a excellemment porté.

Le troisième acte met Mlle de Saint-Salbi en présence de Denis Roulette, si bien costumé et grimé que la vieille demoiselle, pour soupçonneuse qu’elle soit, n’évente pas la supercherie. Mais maintenant qu’elle a vu son prince, elle ne veut plus le laisser partir. Elle tient à le garder, elle l’installe chez elle… C’est ici que la pièce rebondit, suivant l’expression consacrée. Nous pensons plutôt qu’elle dévie. Elle se fait morose et chagrine, comme toute plaisanterie qui se prolonge. Comment se peut-il qu’un écrivain ultra-parisien, tel qu’est M. Lavedan, n’ait pas senti qu’il fallait s’arrêter là ? Les agenouillemens de Mlle de Saint-Salbi devant Denis Roulette ne nous font pas rire. La dévotion à une idée, même à une chimère, quand elle atteint à ce degré, commande le respect. Nous avons d’ailleurs bien de la peine à admettre qu’une personne, même au pouvoir de l’idée fixe, quand elle a chez elle un Denis Roulette, n’ait pas vingt fois par jour la sensation qu’elle héberge un goujat au lieu d’un prince. Et nous éprouvons une sorte de révolte à l’égard du subtil docteur et de l’ingénieux abbé qui laissent aussi grossièrement bafouer leur vieille amie. La farce, devenue décidément trop profitable au farceur, se change en escroquerie. Cela est si frappant que M. Lavedan, pour soulager la conscience du spectateur, a senti le besoin de dire son fait à ce fantoche. Il place une tirade indignée dans la bouche de Léonie, une grisette qui a de beaux sentimens, comme c’est l’usage. Et la Révolution de 1848 ayant éclaté sur ces entrefaites, Denis Roulette meurt en héros. Dirai-je que cet héroïsme si soudain nous a trouvés un peu incrédules ? M. Maurice Donnay nous a informés, ces jours derniers, que « le cinquième acte est mort. » Je regrette que cet événement ne se fût pas encore produit quand M. Lavedan écrivait sa pièce. Le cinquième acte en est le moins bon. Il contribue à alourdir une œuvre déjà trop grave, trop savante, où l’on n’eût voulu trouver que légèreté, insouciance et jeunesse, avec un brin de folie.

M. Huguenet, qui dessine avec tout le pittoresque souhaitable le personnage de Denis Roulette, nous a beaucoup amusés dans les trois premiers actes ; il est visiblement gêné dans les deux derniers où le dessin du rôle, plus incertain, devient parfois déconcertant. Mme Pierson est excellente, cela va sans dire ; toutefois, elle ne nous donne guère l’illusion d’être la croyante mystique, la dormeuse éveillée que fut, en son vivant, M, le de Saint-Salbi. Mlle Lecomte est une Léonie très gracieuse, quoique toujours trop maniérée. Les autres rôles sont très convenablement tenus.


L’Odéon vient de jouer, dans une bonne traduction de Mlle Darsenne, l’œuvre la plus connue et la plus applaudie de Giuseppe Giacosa : Comme les feuilles. C’est une excellente « comédie bourgeoise » qui s’inspire des sentimens les plus élevés ; c’est en même temps un tableau émouvant et animé des mœurs actuelles. Avec une incontestable puissance de réalisation scénique, l’auteur nous présente une famille, appartenant au monde de la finance, que la ruine a touchée. Tandis que la catastrophe réveille l’énergie du père et le courage de la fille, dont la volonté est mieux trempée, elle achève de décomposer les âmes inconsistantes du fils et de la belle-mère. Les premiers font face à l’orage, les autres s’en vont « comme les feuilles » que le vent emporte. Ceux-là sortiront vainqueurs de la crise, ceux-ci y perdront les derniers vestiges de leur honneur et de leur dignité.

Ce thème a l’avantage de différer sensiblement de ceux qu’on nous offre d’habitude. Giacosa l’a traité en dramaturge consommé, qui sait nouer et résoudre une action compliquée, en même temps qu’en observateur pénétrant et respectueux du vrai ; c’est avec éloquence et vigueur qu’il s’exprime à travers des personnages pittoresques et vivans. L’œuvre est claire et bien ordonnée, d’après une formule qui ne diffère pas essentiellement de celle de nos meilleurs écrivains de théâtre. Bien qu’elle date déjà de dix ans, elle n’a rien de suranné.

Un peu surpris au début par ce qu’il y a d’insolite dans cette chose inattendue qu’est une « pièce honnête, » le public a été bientôt saisi par la force des situations et la vive précision du dialogue : il lui a fait grand accueil. On ne rencontre pas tous les jours, au théâtre non plus qu’ailleurs, des gens qui ont la force morale de remonter une pente facile à descendre. Ceci nous change de beaucoup de spectacles et nous gagnons au change.

Mise en scène avec soin, la pièce de Giacosa est bien jouée par ses principaux interprètes. M. Vargas met de l’humour et de la vivacité dans le rôle de l’homme d’action, peut-être un peu trop donneur de bons conseils. Le rôle de Nennele, qui est considérable, est tenu par Mlle Sylvie avec goût et distinction. Nous nous réjouissons qu’on ait pu applaudir à Paris l’œuvre maîtresse d’un écrivain de talent, — dont le talent avait sa source dans l’honnêteté de l’homme.


RENE DOUMIC.