Revue dramatique - 14 décembre 1908
- Théâtre-Antoine : Les Vainqueurs, pièce en quatre actes, par M. Emile Fabre. — Comédie-Française : Le Foyer, pièce en trois actes, par MM. Octave Mirbeau et Thadée Natanson.
Nous sommes plusieurs en France qui ne serons jamais ministres. Nous affectons de ne pas nous en soucier ; mais c’est à la manière du renard de la fable : car nous savons le respect de nos compatriotes pour quiconque détient une parcelle du pouvoir. C’est afin de diminuer nos regrets que M. Emile Fabre a écrit ses Vainqueurs. Il va nous faire pénétrer dans les coulisses de cette vie brillante que nous envions, et nous en révéler les tristesses, ce sera nous rendre aimable et chère notre médiocrité. Le procédé est connu : il consiste à vanter aux pauvres les bienfaits de la pauvreté qui leur épargne les soucis de la richesse. Le savetier de La Fontaine chantait dès l’aube ; le financier ne pouvait fermer l’œil de la nuit. Qu’il faille, pour se tenir en joie, être tenaillé par le souci du lendemain, et qu’on ne puisse être à la fois riche et content, c’est une idée qui m’a toujours semblé d’une fantaisie délicieuse. Mais si elle trouve créance, gardons-nous bien d’y contredire ! Ne coupons pas les ailes à ce canard consolateur !
Donc M. Daygrand, avocat et député, touche au port : il est à la veille d’être ministre. Demain, il montera à la tribune pour une interpellation foudroyante qui fera de lui l’homme nécessaire. Il compte sans la pelure d’orange, fatale aux ministres défraîchis, mais qui guette aussi les candidats ministres. Les adversaires de Daygrand sont en train de lui « sortir n’une certaine affaire Firmiani-Redan, où il a plaidé pour Firmiani qu’on soupçonne véhémentement de ne pas exister. Les journaux commencent à parler à mots couverts de ce procès comme de la plus colossale escroquerie du siècle. Et ils n’ont pas tort. Firmiani est en effet un personnage fictif, inventé par Redan qui avait besoin de ce procès pour obtenir un délai de ses créanciers. Daygrand l’apprend de la bouche de Redan lui-même. Il en demeure stupide.
La situation ainsi posée, on va, au second acte, l’examiner sous toutes ses faces. Il est un peu traînant ce second acte, et sous aucune de ses faces la situation n’est brillante. Daygrand se trouve contraint de lier partie avec le filou qui l’a dupé, et se résout à prouver l’existence de Firmiani en versant au nom de celui-ci la somme qui fera taire les créanciers de Redan. Je paie, donc je suis. Reste à trouver sur-le-champ trois cent mille francs. A qui les demander ? Au banquier Leprieur qui a jadis été de l’intimité du ménage Daygrand ? Mais un entrefilet paru dans un journal de chantage insinue que Mme Daygrand aurait été la maîtresse de Leprieur…
Nous voici au centre même de l’action. Le troisième acte, très bien Mené et qui nous fait assister à un revirement des plus dramatiques, est d’excellent théâtre. Mandé par Mme Daygrand, Leprieur a, sur première réquisition, versé les trois cent mille francs. C’est un très galant homme, qui ne lésine pas sur un souvenir. Daygrand reçoit cette nouvelle comme on reçoit un coup de poignard. Ainsi ce qu’il avait tenu pour calomnie, était vérité ! Sa femme l’a trompé ! Le mari confiant et trahi se révolte. Il repousse avec horreur cet argent qui serait le prix de son infamie… Sur ces entrefaites, on introduit un de ses collègues de la Chambre, radical et méridional, délégué pour obtenir de lui qu’il donne sa démission de vice-président du groupe et renonce à son interpellation… Devant l’image concrète de sa chute, si impatiemment escomptée et qui va causer tant de joie dans Israël, Daygrand se redresse. D’un mot il confond le rival trop pressé de l’enterrer : « Firmiani existe ; il vient d’envoyer l’argent. » L’ambition a été la plus forte. L’homme politique a eu raison des scrupules de l’honnête homme.
Daygrand a fait mieux que de vaincre : il a triomphé. Son interpellation a pulvérisé le ministère ; il sera ministre, — et de la Justice encore ! On s’empresse pour le féliciter. Mais c’est bien à cela qu’il songe ! Son brave garçon de fils a provoqué en duc ! le journaliste, auteur de l’article outrageux pour Mme Daygrand. Et le jeune homme ne re\dent pas ! Et le journaliste est une espèce de spadassin, un forban de plume et d’épée ! Et les heures se passent dans une attente angoissée qui contraste avec la fadeur des écœurantes félicitations ! Un appel de téléphone : le fils Daygrand vient d’être tué en duel. Il meurt victime de l’ambition de ses parens, en expiation de leurs fautes. La maison des « vainqueurs » s’emplit de sanglots...
En vérité, ces gens sont trop malheureux. Nous oublions de les blâmer, tant ils nous semblent à plaindre ! Mais, au fait, quelle a été exactement l’intention de l’auteur ? A-t-il essayé d’appeler notre pitié sur le monde de ces pauvres politiciens ? A-t-il prétendu seulement en étaler les tares sous nos yeux ? Son dessein n’apparaît pas avec assez de clarté ; cela nuit à l’effet d’une pièce dont on ne sait s’il faut la prendre pour une satire ou pour un drame larmoyant. J’imagine que M. Fabre a voulu nous montrer ce que le milieu, le concours et l’engrenage des circonstances ont pu faire d’un homme qui, ailleurs, fût resté honnête. Il met en scène des gredins qui ont conscience de leurs fautes, qui en souffrent, qui en portent la peine. Nous en connaissons d’autres que leur conscience, — s’ils en ont une, — laisse parfaitement en repos. Ce sont eux qu’il eût été à propos de troubler dans leur sérénité.
M. Gémier est excellent dans le rôle de Daygrand. Mme Cheirel a eu de beaux cris au troisième acte. Tout l’ensemble est des plus satisfaisans.
Le Foyer de MM. Octave Mirbeau et Thadée Natanson présente avec les Vainqueurs de M. Emile Fabre de frappantes analogies. Dans les deux pièces, la situation est sensiblement la même : c’est celle d’un homme politique à la veille de sombrer dans un scandale et qui ne se tire de ce mauvais pas qu’en profitant de la galanterie de sa femme. Daygrand s’appellera le baron Courtin et sera sénateur au lieu de député. Leprieur s’appellera Biron et sera pareillement financier. Il n’est pas jusqu’à la scène du politicien méridional qui ne se répète d’une pièce à l’autre. Mais ce n’est pas au monde politique qu’en ont MM. Octave Mirbeau et Thadée Natanson : ils s’attaquent aux œuvres de charité organisées par les catholiques. M. Brieux avait déjà raillé abondamment le personnel des comités charitables, toutefois en le montrant ridicule plutôt qu’odieux. A la caricature qu’étaient les Bienfaiteurs, substituez le pamphlet ; reprenez dans la Religieuse de Diderot quelques-unes des accusations lancées contre les mœurs des couvens ; semez l’action de scènes grossières et le dialogue de détails scabreux : vous avez le Foyer. Pas un des personnages qui ne soit un drôle ; pas une de leurs actions qui ne soit une turpitude.
Cela commence avec le commencement. Persécutée par un amant qui a cessé de plaire, le brasseur d’affaires Biron, la baronne Thérèse Courtin lui signifie, qu’elle est excédée de ses assiduités ; en fait, elle a un béguin pour un jeune homme de son monde, le petit d’Auberval. Mais le cynique Biron n’accepte pas son congé. Peu lui importe que Thérèse ne l’aime plus ou ne l’ait jamais aimé. Ce n’est pas l’amour qu’il veut, c’est la femme. Et il l’aura. Car il connaît les embarras financiers du ménage ; même il y contribue, en donnant à Courtin de perlides conseils de Bourse qui lui ont fait perdre de grosses sommes. Biron aura son heure, l’heure du banquier. Une circonstance va la hâter : les scandales du Foyer, l’œuvre charitable qu’administre le baron Courtin.
Ce qui se passe au Foyer est tout simplement horrible. Sous couleur de recueillir les petites filles et de les protéger contre la misère, on les exploite, on les martyrise, — et on les pervertit ! Tout enfin, et le reste. Il y a une de ces petites qu’on a laissée vingt-quatre heures dans un placard, et qui y est morte. Il y en a d’autres qu’on a fouettées jusqu’au sang, et qui ont dû s’aliter, malades, blessées. C’est un comité de tortionnaires que préside le philanthrope Courtin. Quant aux insinuations de l’aumônier, impossible de « les reproduire ici. Ce Foyer devrait s’appeler la Sentine.
Toutes ces malpropretés remplissent le premier acte qui en est farci, bourré, bondé à en crever : il en reste pour le second. Cette fois, c’est la gestion financière du baron qui est visée. Il voudrait renvoyer la directrice sur laquelle retombe la responsabilité des flagellations et autres atrocités sus-énoncées ; et Mme Rambert consent bien à partir, mais pas avant que la comptabilité ne soit mise en ordre. On devine qu’elle en sait long, el on sent qu’elle est femme à manger le morceau. D’autre part, un agent du gouvernement, Arnaud Tripier, fait savoir à Courtin que, s’il ne renonce pas à prendre la parole dans la discussion sur la loi de l’enseignement, on lui demandera compte des cent mille francs du pari mutuel. Courtin est acculé à remettre dans la caisse du Foyer trois cent mille francs qu’il a escroqués et dont il n’a plus le premier sou. Quel moyen de les trouver ? Il y en a un, et un seul. Que sa femme aille chez Biron ! Et comme celle-ci refuse, se révolte, il la presse, il la supplie, il l’injurie... C’est la situation des Vainqueurs, mais retournée et aggravée. Au lieu que Daygrand défendait à sa femme de recevoir les trois cent mille francs de son amant, le baron Courtin veut que Thérèse les demande à Biron : c’est elle qui résiste... Résistance qui durera juste le temps de mêler quelques pleurnicheries aux larmes de crocodile du baron.
Auprès du dernier acte, on en vient à trouver que les deux précédens étaient délicats et de bon goût. Nous sommes chez Biron, le matin, à l’heure de la douche et du pyjama. Courtin arrive bon premier : il vient supplier l’amant de sa femme de le sauver. Celui-ci promet sans promettre ; il attend quelque chose ou quelqu’un : ce quelqu’un, qui ne pouvait se faire beaucoup attendre, c’est la baronne Courtin. A-t-elle espéré vraiment que le cynique financier l’obligerait, sans s’être d’abord payé en nature ? Elle ne persiste pas longtemps dans cette folle prétention. Et sur le canapé où Biron la serre de près, il se passe tout ce qui peut se passer sur un canapé… Cette indécence eût manqué à un ensemble si complet… Je ne sais d’ailleurs si les « arrangemens » auxquels nous allons assister maintenant ne sont pas encore plus révoltans. Le Foyer tombera dans les mains de l’aigrefin Leribbe, qui, transformant décidément l’œuvre de charité en une affaire, va « serrer la vis aux petites filles. » Courtin restera président du comité pour couvrir de son nom les honteux trafics de ce négrier. Quant à Biron, tout joyeux d’avoir repris possession de sa maîtresse et comprenant qu’il faut faire la part du feu, il passera à Thérèse un petit amant. Pour fêter cette réconciliation de famille, on va partir en yacht faire une croisière : Thérèse, le mari, l’amant qui « casque » et l’amant de cœur, enfin le ménage à quatre. — Telle est cette pièce qui nous reporte à de longues années en arrière, aux temps reculés de la défunte « comédie rosse. » On dirait un laissé pour compte du Théâtre libre.
Une impression s’en dégage qui domine toutes les autres, celle de l’ennui. Ces trois actes, tout pleins de redites, s’allongent interminablement. On y cherche vainement un trait de mœurs qui dénote l’observation, un détail de psychologie qui trahisse la vie, un mot de vérité, un accent humain, une éclaircie, une lueur. Rien que la convention, rien que le poncif. Cela veut être violent ; ce n’est que vulgaire et lourd. Les coquins n’ont, en littérature, qu’un moyen de se faire accepter, c’est d’être amusans : ils ne peuvent se sauver qu’à force d’esprit. On ne dira jamais à quel point ceux qu’ont fabriqués MM. Octave Mirbeau et Thadée Natanson manquent d’esprit. Ce sont des coquins ennuyeux. Et c’est au théâtre le seul défaut auquel on ne pardonne pas.
Et comment exprimer le dégoût que nous causent ces tristes fantoches ? La femme sensuelle et vénale, le mari complaisant, Tartufe du bien, qui profite de la charité ; l’amant, qui ruine le mari pour acheter la femme ; l’escroc Leribbe, et le louche politicien Arnaud Tripier, et la directrice aux -vices secrets, et l’aumônier cafard… nous baignons dans l’ignoble. Ces mœurs de boulevards extérieurs nous sont soigneusement présentées dans un décor de haute élégance. C’est ici l’intention de la pièce. Il s’agissait de bafouer toute une partie de la société et de salir son honorabilité.
Nous n’aimons guère, et en aucun cas, les œuvres haineuses. Mais s’il est un domaine au seuil duquel les divisions devraient faire trêve et les haines avoir honte d’elles-mêmes, c’est celui de la charité. Nulle part la charité privée n’accomplit plus de merveilles que chez nous. Elle ne compte ni avec l’argent ni avec les dévouemens ; elle ne se décourage devant aucune ingratitude. Laissant aux utopies sociales les grands mots inutiles et les chimères qui guériront plus tard, elle court aux réalités d’aujourd’hui et se penche sur les souffrances qui n’attendent pas. Dans cette œuvre commune, à laquelle tout ce qui est français contribue et où nous ne songeons à diminuer le rôle de personne, il est incontestable que la plus grande part revient aux catholiques. A l’heure où leur situation dans l’Etat est pour le moins difficile, ils revendiquent jalousement ce suprême privilège d’être au premier rang dans la lutte contre la misère. C’est le moment que choisissent MM. Octave Mirbeau et Thadée Natanson pour les couvrir de boue.
La pièce a été sauvée par une interprétation de premier ordre. Le grand succès personnel que s’est taillé M. Huguenet dans le rôle du baron Courtin a tout emporté. Il y a mis du tact, de la bonhomie, de la variété, de l’émotion. Du premier coup et de haute lutte, le « débutant » a conquis sa place à la Comédie. Le rôle du banquier Biron, qui est sans gaieté, a mal servi l’excellent M. de Féraudy, et celui de l’abbé, qui est fâcheux, n’a pas porté bonheur à M. Truffier. M. Ravet a dessiné avec adresse la silhouette du politicien méridional, ami du gouvernement.il fallait, pour faire passer le personnage de la baronne Courtin, l’exquise distinction, le goût parfait, la grâce souveraine de Mme Bartet. Elle s’y est montrée digne d’elle-même. Mme Pierson, dans le rôle de la directrice, n’a que deux scènes : elle les joue avec un art supérieur.
RENE DOUMIC.