Revue dramatique - 14 décembre 1904

Revue dramatique - 14 décembre 1904
Revue des Deux Mondes5e période, tome 24 (p. 910-919).
REVUE DRAMATIQUE


COMEDIE-FRANÇAISE : Notre Jeunesse, comédie en quatre actes par M. Alfred Capus. — ODEON : Armide et Gildis, pièce en cinq actes et six tableaux, en vers, par M. Camille de Sainte-Croix.


Le service le plus malicieux qu’on puisse rendre à un auteur est de l’amener à faire son propre éloge, à soutenir que ses écrits sont fort bons, et que les juges dont il a sollicité le suffrage n’y connaissent rien. Depuis quelque temps, le Figaro met ses colonnes à la disposition des écrivains de théâtre, afin qu’ils puissent, dans les jours qui suivent la représentation de leur dernière pièce, se livrer à la critique de leurs critiques et nous confier l’opinion qu’ils ont de l’opinion que la presse a de leur œuvre. Je ne crois pas qu’aucun d’eux se soit encore avisé de repousser ce présent dangereux. Le plaisir est si grand de parler de soi ! Quelques-uns affectent d’être enchantés, toujours et quand même. D’autres, — ceux, de préférence, que la presse a coutume de traiter en enfans gâtés, — saisissent cette occasion de se répandre en récriminations. L’auteur de Notre Jeunesse est de ceux-ci. Le reporter qui est allé l’interviewer nous rappelle, avec une sorte d’ironie redoublée, que M. Capus est un optimiste, et qu’il a le sourire aux lèvres. Cela fait mieux ressortir l’amertume des propos où se laisse aller cet homme souriant. Car le dédain que M. Capus professe pour la critique, ne se limite pas à celle d’aujourd’hui ; il est général et s’étend aussi bien à ceux des critiques d’autrefois qui ont su se faire quelque réputation d’écrivains et dont on se plaisait jusqu’ici à parler avec estime entre artistes. « Lisez les articles de Paul de Saint-Victor ou de Théophile Gautier, je vous défie d’en trouver un seul qui représente l’opinion générale contemporaine sur les pièces dont ils parlent. Je ne relis jamais sans un peu de gaieté et aussi de mélancolie le jugement de J. -J. Weiss sur le Fils naturel, que cet éminent critique estime n’être qu’une série de tableaux sans lien et sans importance. » Pour ce qui est des articles consacrés à ses pièces, M. Capus veut bien accepter ceux qui sont élogieux ; mais il ne peut admettre que les autres ne soient pas l’effet de l’inintelligence ou du parti pris. « Se réjouir pleinement des bons articles, et croire ceux qui ne le sont pas inspirés par l’ignorance du théâtre ou par la mauvaise humeur ; » telle est sa méthode. Nous sommes avertis : quiconque a le malheur de trouver qu’une pièce de M. Capus n’est pas d’un bout à l’autre un chef-d’œuvre, est un sot ou un méchant homme.

Le fait est que tous les défauts qu’on a relevés dans Notre Jeunesse se trouvent, paraît-il, être précisément les beautés qu’il eût fallu y louer avec le plus de complaisance. « Je m’étonne toujours, — déclare M. Capus en termes décidément un peu vifs, — du jargon singulier et sans signification précise dans lequel on a coutume de formuler de vagues critiques. On m’a dit : L’action ne commence qu’au troisième acte. Mais l’action commence dès que les caractères, d’où va jaillir le drame, s’exposent, c’est-à-dire dès la première scène. On a reproché aussi à mon second acte d’être vide. Or c’est précisément dans cet acte-là que le drame éclate avec violence. » Au surplus, il n’y a qu’un mot qui serve : les critiques de théâtre ne comprennent rien à rien, mais surtout au théâtre : « Le malheur est, voyez-vous, que la plupart de ceux qui formulent de semblables objections, ne tiennent lieu ni de l’évolution des mœurs, ni même des véritables exigences du théâtre dont ils se figurent défendre la cause. Ils jugent une pièce en la regardant comme ils regarderaient l’épreuve négative d’une photographie ; ils ne consentent pas à rester dans la salle et ils veulent à toute force monter sur la scène pour voir ce qui s’y passe ! Il en résulte qu’ils ne se trouvent pas placés au point pour apprécier comme il convient la pièce qu’ils viennent juger… » Tels sont les propos que l’auteur de Notre Jeunesse a laissés tomber de ses lèvres souriantes. Ils sont dépourvus d’aménité. On n’aurait pas cru que tant de rancune pût se concilier avec tant d’optimisme. Que serait-ce ? si M. Capus ne souriait pas…

Outre qu’elle nous amuse, la « critique des critiques » a un réel intérêt : elle fait bien voir en quoi consiste l’illusion à laquelle cèdent beaucoup d’écrivains dans leurs réclamations ardentes et sincères contre la critique. Car ils sont de bonne foi. Ils s’imaginent avoir mis dans leur œuvre tout ce qu’ils projetaient d’y mettre. Ils croient avoir dit exactement ce qu’ils souhaitaient de dire. Ils veulent qu’on les juge sur leurs intentions. Or les intentions ne comptent en art qu’autant qu’elles ont passé dans l’exécution : c’est même à quoi on mesure le plus exactement le talent d’un artiste. Nous tous, tant que nous sommes, nous avons rêvé quelque jour d’un beau poème, ou d’un roman merveilleux que nous aurions écrit, si nous avions su ! Pourtant nous n’avons écrit ni ce poème, ni ce roman ; ce n’est pas que l’envie nous en ait manqué, mais cela prouve assez bien que nous n’étions ni poètes ni romanciers. Ronsard et Voltaire avaient conçu le plan d’une Iliade : hélas ! c’est une Franciade, c’est une Henriade qui est venue. Pradon se proposait d’éclipser la Phèdre de Racine. Et depuis le succès de Cyrano, nous n’en sommes plus à compter ceux qui ont fait le ferme propos d’être le Rostand de demain. Ç’a toujours été le désespoir des meilleurs écrivains, de comparer l’œuvre qu’ils présentaient au public, avec celle qu’ils avaient entrevue dans le premier éclair de l’inspiration.

Puisque M. Capus ne nous laisse ignorer aucune des intentions qu’il a eues en composant Notre Jeunesse, nous ne demandons pas mieux que de lui en donner acte ; nous sommes même tout prêts à les déclarer excellentes ; mais il nous reste à rechercher s’il les a réalisées et dans quelle mesure. Il se défend d’avoir voulu traiter le problème de l’enfant naturel. C’était son droit de n’en rien faire ; et, pour notre part, nous n’éprouvions guère le besoin qu’on remît une fois de plus à la scène un thème déjà si rebattu. Pourquoi faut-il que, d’un bout à l’autre de Notre Jeunesse, on l’y voie sans cesse reparaître ? Lucien Briant a eu jadis pour maîtresse, au quartier Latin, une certaine Lonlon. Il y a longtemps de cela. Depuis, il a quitté Lonlon pour se marier ; il lui a donné une somme d’argent, et il ne s’est plus soucié de savoir ce qu’elle devenait. Il a toujours ignoré que Lonlon eût mis au monde une fille dont il est le père. Lonlon est morte ; sa fille, Lucienne, est maintenant une grande fille qui touche à ses vingt ans. Un hasard fait qu’elle vient à Trouville voir un M. Chartier, ami de Briant, juste au moment où Briant et sa femme s’y trouvent en villégiature. Qu’adviendra-t-il de la fille naturelle de Briant ? Va-t-on l’éloigner, la renvoyer dans un coin de campagne, l’expédier à l’étranger, ou va-t-on lui faire une place au foyer paternel ? Toute la pièce est là. Tout le mouvement et tout le progrès y consiste à mettre successivement Lucienne en présence de chacun des personnages principaux. Le caractère de ces personnages se dessinera d’après l’attitude qu’ils auront vis-à-vis de la jeune fille ; et ils nous paraîtront sympathiques à proportion qu’ils se montreront pitoyables à son égard. Il y a mieux encore : le rôle du vieux Briant, père de Lucien Briant, semble bien n’avoir été introduit dans la pièce que pour représenter l’étroitesse des idées d’autrefois, en contraste avec la largeur de celles d’aujourd’hui. C’est l’opposition de deux morales : les mœurs se sont adoucies ; la situation de l’enfant naturel s’est beaucoup améliorée depuis quarante ans. Telle est la merveille de cette pièce, où n’ayant pas voulu traiter le problème de l’enfant naturel, l’auteur presque tout le temps et sauf épisodes qui font hors-d’œuvre, ne nous parle pas d’autre chose.

Si dans Notre Jeunesse la situation n’est pas neuve, M. Capus estimait, et à juste titre, qu’on pouvait la renouveler par les caractères et les sentimens. Il s’est surtout appliqué à ce que les deux personnages principaux, Lucien Briant et sa femme Hélène, fussent éminemment contemporains. Lucien serait, à ce compte, un type général et représentatif ; il personnifierait une forme de la iâcheté qui est spécialement d’aujourd’hui : la crainte des responsabilités et, comme dit M. Henry Bordeaux, la peur de vivre. Nous nous attendons à le voir tenir une conduite dont il n’y a pas d’exemple avant les temps modernes, inouïe jusqu’à notre époque. Or ce Briant nous est donné pour un homme bien résolu à ce que les souvenirs de ses gaietés de jadis ne viennent pas troubler le sérieux de sa vie actuelle. Quand il apprend qu’il lui est poussé tout d’un coup une fille de vingt ans, il n’en éprouve aucune satisfaction. Il songe, non pas du tout au sort de celle qui fait dans son existence cette malencontreuse irruption, mais à lui-même et à la série des ennuis qu’il prévoit. Il craint de se brouiller avec sa femme, avec son père, avec l’opinion. Nous voudrions que ce fût là un phénomène extraordinaire et sans précédens. Mais, hélas ! Briant est un égoïste : il n’est pas le premier ; il obéit exactement aux mêmes mobiles qui, dans tous les temps, et depuis qu’il y a des enfans naturels, ont empêché les pères de remplir vis-à-vis d’eux leurs devoirs.

Tout l’effort de l’auteur a du se porter sur le rôle de Mme Briant. Car, puisque Briant ne sait que gémir et lever les bras au ciel, et puisque son rôle, tout passif, est aussi peu dramatique que possible, c’est Mme Briant qui conduira les événemens. L’étude de son caractère permettra d’opposer la sensibilité féminine à l’égoïsme masculin. On nous montrera en elle une femme qui est bien d’aujourd’hui. Ce sera le personnage essentiel et original, celui qui donnera à la pièce sa portée. Nous ne demandons pas mieux ; et voyons donc comment le caractère est posé.

Hélène Briant nous apparaît, dès les premières répliques, nerveuse, agitée, ironique. C’est une femme aigrie par la vie et toute prête à se révolter. Elle approche de la quarantaine, et la crise menace d’être pour elle d’autant plus aiguë que les années déjà vécues lui ont apporté moins de jouissances. Elle n’a pas d’enfans ; elle n’a presque pas de mari, M. Briant n’ayant su ni se faire aimer, ni se faire craindre, et d’ailleurs étant moins un homme qu’un petit garçon qui a peur de son papa. Elle n’a ni intérieur, ni famille. Mais elle a un beau-père : c’est un vieil homme insupportable, maniaque et autoritaire. Elle mène ainsi, dans Besançon, une vie morose, sans intimité, sans confiance et sans joie. Elle songe que, quelques années encore, et la vieillesse commencera. Elle se demande si elle a eu sa part, si elle n’a pas été victime et dupe, si la vie ne lui doit pas une revanche telle quelle. Justement un M. de Clénor, homme à bonnes fortunes, tourne autour d’elle. A défaut d’amour, elle a le désir d’une aventure, le besoin d’une émotion, l’attente de quelque chose d’inconnu. En un mot comme en cent, c’est une femme qui s’ennuie.

A cet instant psychologique, elle reçoit, au cours d’une conversation, sans préparation aucune et à bout portant, cette nouvelle foudroyante : il y a là, tout près d’elle, une jeune fille, qui est la fille naturelle de son mari. Quel sera l’effet de cette brusque révélation ? Et comment ne serait-il pas déplorable ? Ainsi, non content d’avoir un père, voici que Briant a une fille ! Ce n’est pas seulement un pauvre homme, c’est un malhonnête homme ! Il y a gros à parier qu’une telle découverte, dans de telles circonstances, chez une telle femme, si elle n’entraîne pas une catastrophe, en tout cas ne provoquera ni une joie folle ni un irrésistible enthousiasme.

C’est le contraire qui arrive. Tout de suite la « voix du sang » a parlé chez Hélène pour la fille d’une autre. Elle se sent pour cette jeune fille que, ni elle, ni même son mari, n’ont encore vue, un cœur de mère. Elle emmène Lucienne avec elle et ne la quittera plus. Elle l’adopte malgré le père et malgré le grand-père. Elle la leur impose. Elle l’impose à tout le monde et tout de suite. Elle n’admet ni discussion, ni arrangement, ni compromis. Elle se jette dans son bienfait, tête baissée, comme on se jette à l’eau.

Cela nous surprend. Nous n’étions pas préparés. Nous n’arrivons pas à deviner ce qui a pu se passer dans le cœur de cette femme. Si encore on lui amenait une fillette qu’il restât à élever ! elle pourrait espérer de trouver auprès d’elle une illusion de maternité. C’est ainsi que parfois nous conseillons au mari d’une femme que nous voyons un peu nerveuse, de lui donner un enfant. Mais nous ne prétendons pas qu’il faille le lui donner tout fait. Ce n’est pas seulement vingt ans qu’a Lucienne : elle a plus que son âge, car les années d’abandon comptent double ; elle a une personnalité qui s’est développée, accentuée par la force de la situation exceptionnelle où elle a grandi. Hélène l’a trouvée charmante, à première vue ; mais c’est que toutes les jeunes filles sont charmantes, à première vue. En admettant même que l’avenir ne fasse pas surgir entre les deux femmes une antipathie bien naturelle, quelle intimité espérer pour elles ? Façonnées par des milieux si différens, elles n’ont probablement ni une idée, ni un goût en commun.

Viennent donc les difficultés, Hélène les accepte d’avance. Elle obéit à l’impulsion de son cœur. Elle agit par amour de l’humanité, par bonté d’âme et charité toute pure. Voilà des vertus que nous ne lui soupçonnions pas. Nous éprouvons en présence de son imprudente générosité la même surprise par laquelle nous accueillons, dans la vie, l’acte qui dément tout un caractère et tout un passé. Le rôle nous paraît contradictoire et le personnage inconséquent. Une femme s’ennuyait ; elle rencontre une fille naturelle de son mari : cette distraction lui suffit. Tout de même, nous avons un peu de peine à croire que la caractéristique de nos contemporaines soit leur sympathie pour les enfans procréés par leur époux avant le mariage.

Que dire des autres rôles ? Lucienne est un composé de toutes les perfections. Jolie, aimable, spirituelle, bien élevée, elle a tout à la fois la douceur, la fierté, l’aisance et le tact. Quant à un certain M. de Clénor, l’homme qui a eu deux duels en un jour, à un M. Serquy, l’industriel fêtard, à une Mme de Bernac, on ne sait ni qui ils sont, ni pourquoi on les a mis dans la pièce, si ce n’est afin qu’ils y tiennent de la place. Pas une minute, nous ne nous intéressons à eux ; et, pas une seconde, nous ne croyons à leur existence. En revanche, deux rôles épisodiques sont très bien venus : celui de Briant père et celui de Mme de Roine. Briant père est un de ces hommes qui, ayant médiocrement réussi dans la vie, ne nous pardonnent pas leurs déboires, et ont adopté, une fois pour toutes, l’attitude de la supériorité et du dédain. Il s’est constitué, au profit de son temps, le critique du nôtre. Et ce qu’il y a de comique, c’est qu’il a continuellement raison ! Tout ce qu’il dit est la vérité même, et l’amertume de ses propos n’est là que pour en assaisonner le bon sens. Quant à Mme de Roine, c’est l’indiscrétion dans la bonté. Elle est de ces gens qui se mêlent irrésistiblement de tout ce qui ne les regarde pas, et qu’un sûr instinct force à dire le mot qu’il ne fallait pas dire précisément à celui qui ne devait pas l’entendre. C’est un fléau que cette femme-là ; et M. Capus n’a jamais mieux prouvé son optimisme qu’en faisant d’elle une providence. L’ironie de Briant père, la manie gaffeuse de Mme de Roine, cela ne constitue pas des caractères ; ce sont des tics ; mais ce sont, — pour le spectateur, — des tics amusans.

Puisque enfin M. Capus demande, et avec raison, qu’on juge sa pièce comme une pièce de théâtre, c’est-à-dire au point de vue du métier, nous sommes bien obligés de nous apercevoir qu’il a recours à des moyens scéniques un peu trop dépouillés d’artifice. Dès l’instant que nous savons la présence de Lucienne dans le voisinage, nous nous demandons comment Briant d’abord et Mme Briant ensuite vont en être informés. Tout simplement par les indiscrétions de Mme de Roine : la bonne dame n’est venue au monde que pour cela. C’est elle qui dit à Briant : « Vous avez une fille. » C’est elle qui dit à Mme Briant : « Votre mari a une fille naturelle. » Elle joue le rôle du chœur antique, ou celui du raisonneur. Elle y est doublée par son frère, M. Chartier. Il y a deux raisonneurs pour un, dans cette pièce d’hier. Cela fait qu’elle n’a pas une allure très vive. Le dialogue, en dépit de quelques jolis « mots, » n’a pas la nonchalance aisée qu’on goûte volontiers dans les pièces de M. Capus. Peut-être M. Capus était-il médiocrement en veine. Ou peut-être a-t-on été injuste pour sa pièce, en la tenant pour inférieure aux précédentes ; elle paraît seulement moins à son avantage sur une scène pour laquelle nous avons le droit d’être plus exigeans.

Tout le succès de l’interprétation est pour M. Leloir et Mme Pierson à qui sont échus les deux seuls bons rôles de la pièce. Perché sur ses longues jambes, et guindé sur son long col, M. Leloir, au long nez personnifie à merveille la hauteur dédaigneuse et comique de Briant père. Mme Pierson est admirable de bonhomie, de verdeur, de rondeur et de gaieté dans le rôle de Mme de Roine ; elle y a obtenu un des plus grands succès de sa carrière. Mme Bartet met tout son art à faire accepter le rôle si déconcertant de Mme Briant. M. de Féraudy, obligé de gémir et de se désespérer, quatre actes durant, ne se reconnaît plus lui-même et nous parait méconnaissable. Quant à M. Berr (Serquy), M. Duflos (de Clénor), Mlle Sorel (Mme de Bernac), Mlle Gériat (Lucienne), ils n’ont que des ombres de rôles.


Imaginez un opéra sans musique, sans décors, sans chœurs et sans ballet, et réduit aux seules beautés du livret. C’est le squelette sans la chair, l’armature sans la statue, le mannequin sans les costumes, la carcasse sans le feu d’artifice. Sur la scène de l’Opéra ou de l’Opéra-Comique, avec une partition bien bruyante, beaucoup de figuration et des jeux de lumière, le drame lyrique de M. de Sainte-Croix nous aurait sans doute paru aussi supportable que n’importe quel autre. Mais c’est à l’Odéon qu’on l’a joué. Nous sommes invités à l’aimer pour lui-même. Il nous faut suivre l’action ; ce qui n’est pas commode, car elle est pleine de trous. Il faut nous appliquer à goûter les vers ; ce qui est pénible, car la boursouflure s’y concilie très bien avec la platitude.

Donc nous sommes au camp des croisés près d’Emmaüs. Armide vient d’entraîner à sa suite dix des meilleurs chevaliers. Renaud, pour aller les délivrer, quitte sa fiancée, la vierge guerrière Gildis, non sans s’être au préalable expliqué avec celle-ci et avoir échangé avec elle de beaux sermens, en un dialogue dont feu Scribe eût envié la « poésie. »

Il arrive dans la prison où les chevaliers sont dupes des enchantemens d’Armide. L’un d’eux croit se promener dans une forêt délicieuse, un autre croit être dans une cathédrale, un troisième au bord de la mer. C’est la partie comique : elle est d’une drôlerie à pleurer. Soudain Renaud se trouve transporté dans le palais d’Armide, illuminé de lumière rose et peuplé de femmes enivrantes. Nous nageons en pleine féerie. L’enchanteresse elle-même, qui trône ici dans sa toute-puissance, invite le bon chevalier à massacrer toutes ces femmes et se ruer sur elles l’épée au poing. Renaud n’en a aucune envie. Il vient d’effleurer de ses lèvres les mains d’Armide : c’est un homme qui ne se connaît plus. Car on avait attribué jusqu’ici la séduction d’Armide au prestige de sa beauté, à la coquetterie de ses regards, à la douceur artificieuse de son langage. C’était une erreur ; et nous ne sommes pas fâchés d’entendre Armide elle-même nous révéler son secret :


Ce charme est… sur mes mains.
Chaque soir après l’heure où l’on sort des enceintes,
Pour la prière et pour les ablutions saintes,
Ces coffrets sont mis près de moi pleins jusqu’aux bords
D’une essence magique ; et tandis que je dors,
Je laisse mes deux mains pâles et nonchalantes
Plonger comme en un bain dans leurs poudres galantes.
Je visite, au réveil, le mortel dont je dois
Égarer la raison et je lui tends mes doigts
A baiser… Le poison passe alors sur ses lèvres,
Glisse dans ses poumons et se répand en fièvres
Dans son sang… une ivresse assaillant son cerveau
L’étreint pour tout un jour d’un vertige nouveau.
Oui, tout mon charme est là ; si je veux le dissoudre,
Je n’ai plus qu’à laver mes mains de cette poudre…


Simple question de mains lavées ou pas lavées ; secret de toilette plus ragoûtant en somme que les applications de viande crue recommandées par les Instituts de beauté, à l’effet de conserver la fraîcheur du teint.

Cependant, à la faveur d’un déguisement, deux étrangers ont pénétré dans le divan d’Armide. Ce sont Odoard et Gildis, qui viennent rechercher Renaud. Ils tombent, comme de parfaits gêneurs, en plein duo amoureux. L’instant est critique. D’un côté Armide propose à Renaud cette règle de vie séduisante, quoique formulée en termes un peu rauques : « Homme, aime uniquement ! » D’autre côté Gildis le rappelle au devoir. Gildis est touchante, Armide est belle. Pour échapper à la tentation, et ne pas manquer à son serment, Renaud se sauve. Il rejoint l’armée des croisés : ses compagnons d’armes le revoient, mais combien changé du Renaud qu’ils ont connu, et dans quel état ! En vain essaient-ils de faire appel à son ancienne bravoure, il leur déclare en douceur qu’ils peuvent aller à l’ennemi, au risque d’attraper de mauvais coups ; pour lui, il se consacre désormais à l’amour. Son passage parmi les jeunes beautés de Damas lui a laissé une impression ineffaçable : il est mort à tout ce qui n’est pas le chant des djariehs, la danse des damasquines, les parfums du divan, les visions du harem. Sur ces entrefaites, il apprend qu’Armide, pour l’avoir laissé échapper, vient d’être emprisonnée par son gouvernement à Jérusalem. Il y vole. Et voilà comment les croisés ont pris Jérusalem !

Tout cela est singulier. Mais certains détails de mise en scène, et certains propos concourent en outre à produire l’espèce d’affolement par lequel nous nous sentons peu à peu gagner. Car nous avions cru jusqu’ici que la croisade était une expédition entreprise au cri de : Dieu le veut ! sous l’emblème de la croix, pour reconquérir sur les Infidèles le tombeau du Christ. La croix ne brille ici sur aucune poitrine, et chaque fois que dans un vers le sens appelle le nom du Christ, on y substitue le « Dragon d’aventure. » C’est qu’Armide et Gildis est une œuvre d’enseignement, et destinée de façon toute spéciale à l’enseignement populaire. Donc M. de Sainte-Croix a laïcisé la croisade Grâce à lui, et la vérité prévalant enfin contre l’erreur, on saura que les croisés étaient de bons égalitaires, ennemis des conquêtes, enragés contre le christianisme, cette religion morose, révoltés contre les prêtres et les rois, et qui sont allés en Palestine afin d’y établir la République universelle. Armide, si calomniée jusqu’ici, n’était que l’avocat un peu compromettant de l’humanitarisme des temps futurs. Écoutez plutôt le discours par lequel elle clôture le prêche odéonien et endoctrine le public :


… Sois un peuple d’amans !
Sois un beau peuple uni, sans orgueil et sans haine !
Ne connais qu’une loi ! n’accepte qu’une chaîne !
Celle qui met les cœurs près des cœurs et les mains
Dans les mains, sans écarts de rêves surhumains !
Il n’existe aucun être à ce point solitaire
Ou si déchu qu’il n’ait, à son heure, sur terre,
Dans sa détresse ou dans sa vanité, trouvé
L’être par qui l’amour voulait qu’il fût sauvé !
L’amour, le rédempteur des erreurs de ce monde !
Il est le Créateur qui conçoit et féconde !
En toute chose il est la sève, il est l’Esprit,
Il est le Bien qui germe et le Pain qui fleurit,
Sans limite, éternel, universel, il règne
Et seule sa splendeur loyale nous enseigne,
Ces rythmes et ces lois dont l’éveil radieux
Fait les hommes pareils à ce qu’étaient les dieux !


Armide est une lectrice de la Petite République. Elle met en vers le pathos de l’Humanité. Tout s’éclaire. Nous savons — enfin ! — où nous sommes et ce qu’on voulait de nous. Le Dragon d’aventure sort de la même ménagerie que le Pélican blanc. Les enfans de l’Islam sont les fils d’Hiram. Cet Orient est le Grand-Orient… C’est ahurissant.

N’insistons pas sur la décoration, qui fait rêver de pastilles du sérail et de papier d’Arménie. Et louons les interprètes pour leur courage. La jeune troupe de l’Odéon est éperdue de bonne volonté. Mlle Sergine (Armide) et M. Dorival (Renaud) font les plus louables efforts, auxquels s’associent Mlles Éven, Rébecca Félix, Taillade, et quelques autres, avec un héroïsme digne d’un meilleur sort.


RENE DOUMIC.