Revue dramatique - 14 décembre 1895

Revue dramatique - 14 décembre 1895
Revue des Deux Mondes4e période, tome 132 (p. 920-925).
REVUE DRAMATIQUE

COMEDIE-FRANÇAISE. — Le Fils de l’Arétin, drame en quatre actes en vers, dont un Prologue, par M. le vicomte HENRI DE BORNIER.

Il est des œuvres, produits d’un art subtil, où non seulement les procédés de l’auteur n’apparaissent pas, mais où la pensée même semble vouloir se dérober, et nous échappe à l’instant que nous croyons la saisir. Elles nous laissent charmés et troublés par leur inquiétante séduction. Le Fils de l’Arétin n’est pas une de ces œuvres-là. Ou plutôt c’en est le contraire. M. de Bornier dit ce qu’il veut dire avec une franchise ennemie de l’artifice et une simplicité qui n’est pas toujours involontaire. L’idée transparaît à travers la forme. On assiste au travail de l’écrivain. On voit comment il s’y est pris pour faire passer dans la forme dramatique des idées qui se sont présentées à lui, comme elles font pour nous-mêmes, à l’état abstrait. La broderie des vers ne nous fait pas une illusion si complète que nous ne puissions retrouver la trame primitive. Nous entrons dans le secret des dieux. Cela aussi a bien son charme.

Boileau dénonçait jadis avec indignation


ces dangereux auteurs
Qui de l’honneur en vers, infâmes déserteurs,
Trahissant la vertu sur un papier coupable
Aux yeux de leurs lecteurs rendent le vice aimable.


Le drame de M. de Bornier nous remet ces vers en mémoire. Car on a beaucoup parlé de Corneille à propos du Fils de l’Arétin ; il nous ferait plutôt rêver de ce qu’aurait pu être un drame de Boileau, si, par impossible, Boileau eût été pris de l’envie de faire du théâtre. La littérature peut être un instrument de corruption. Certains écrivains sont des conseillers de vice et des professeurs d’immoralité. Ne pourrait-on par les moyens du théâtre rendre sensible le mal dont ils deviennent ainsi coupables, le mettre en quelque manière sous nos yeux et nous le faire comme toucher du doigt ? Apparemment ils sont en partie inconsciens. Encouragés par la complicité du public ils flattent nos bas instincts et font sans remords un métier qui leur vaut la richesse, le succès et même la considération. Où vont leurs livres et quel travail ils font dans les imaginations, ils ne s’en soucient pas. Mais si quelque jour ils voyaient tout près d’eux se traduire par des faits leur influence dégradante et si quelque exemple frappant leur en apportait la révélation, ce serait un châtiment dont les plus pervertis sentiraient la cruauté. — Telle est la conception d’où est sorti le drame de M. de Bornier.

Il fallait faire choix d’un personnage dont le nom seul évoquât l’idée de littérature libertine. Celui de l’Arétin s’offrait comme de lui-même. De plus, l’éloignement des temps, la splendeur d’une grande époque d’art, devaient contribuer à enlever au rôle ce que comporte de répugnant et de mesquin le métier de pornographe tel que nous le voyons pratiquer autour de nous. C’est ainsi que M. de Bornier a été amené à donner à sa pièce un cadre historique. L’acte qu’il consacre à nous montrer l’Arétin dans son faste et dans son insolence, au milieu de ses serviteurs et de ses femmes, entouré d’une cour de flatteurs, recherché par les artistes, visité par les princes, est sensiblement le meilleur de tout l’ouvrage. Il est en outre mis en scène de façon remarquable. On songe à ces palais qu’ont peints Titien et Véronèse dans la décoration somptueuse et dans la chaude atmosphère des fêtes. Ce n’est d’ailleurs, comme on nous en avertit, qu’un prologue et qu’une sorte de préface brillante. M. de Bornier n’a pas cherché à faire œuvre d’historien scrupuleux. Il en a laissé à d’autres le soin. On nous a depuis quelques jours donné de nombreuses et de copieuses biographies de Pierre d’Arezzo ; d’aucuns ont poussé la conscience jusqu’à lire ses œuvres ; ils y ont pris peu de plaisir et nous confessent qu’ils les ont trouvées ennuyeuses quoique obscènes. ce drôle était un écrivain médiocre. On s’est étonné qu’avec si peu de talent il soit parvenu à une si belle fortune. Apparemment c’est qu’il était mieux pourvu des dons spéciaux et du talent professionnel qu’exige le chantage. Fort de la lâcheté des uns, il a battu monnaie avec la paillardise des autres. Il n’y a rien là de très mystérieux. M. de Bornier, qui a ses heures de gaieté, a dû rire dans sa barbe en voyant ce grand déballage d’érudition. Pour sa part il n’avait guère songé à tenter on ne sait quelle réhabilitation de l’Arétin. Il n’a pris à celui-ci que son nom.

Au théâtre rien ne nous touche que les malheurs individuels ; l’individu seul nous semble être intéressant et vivant. On va donc nous montrer un jeune homme perverti par la lecture de l’Arétin. Le drame naîtra des liens de parenté qui unissent l’écrivain corrupteur au lecteur corrompu. La paternité intellectuelle se changera en une paternité selon la nature. C’est ainsi que M. de Bornier donnera un fils à l’Arétin, comme jadis il en avait donné un à Ganelon. Il est très préoccupé de cette loi qui fait retomber sur les enfans la faute des païens, et il estime que ce point de vue est le vrai pour qui veut juger de la valeur de nos actes : c’est à la souffrance des fils que se mesure le crime des pères. Le fils de l’Arétin, Orfinio, a été élevé pieusement par une jeune femme, Angela, qui jadis avait repoussé l’amour de l’Arétin et que celui-ci est en train de déshonorer en mettant son nom dans ses vers. Angela répare auprès d’Orfinio une partie des torts qu’ont envers lui la nature et la société. Car l’une des formes de la solidarité qui unit entre eux les hommes, c’est le rachat des méchans par les bons. Il arrive que le salut nous vienne d’où nous ne l’attendions pas et d’où même nous étions le moins en droit de l’espérer. Ce ne sont pas les idées nobles et élevées qui font défaut dans le drame de M. de Bornier ; tout au plus pourrait-on chicaner sur la manière dont il les met en œuvre. Orfinio est devenu un brave officier, gentil garçon mais un peu sombre. Il sent s’agiter en lui des désirs inquiélans et peser sur lui une obscure fatalité. C’est moins Hamlet que ce n’est Antony. Un des écrits de son père, choisi par la main d’un traître entre les plus infâmes, lui tombe sous les yeux. Il n’en faut pas plus pour déchaîner l’orage qui grondait sourdement en lui. Sans tarder il va se jeter dans des abîmes de perversité. Il tente de violer sa fiancée, de forcer sa marraine. Il ne se contentera pas à moins de quelque action abominable. Et la maladresse qu’il apporte dans ses tentatives monstrueuses prouve surabondamment qu’il reste des trésors de candeur dans l’âme de cet apprenti libertin. Au dernier acte, Orfinio est sur le point de livrer aux Turcs la place qu’il a été chargé de défendre, quand son père surgissant au bon moment le tue et en le tuant le sauve.

Si l’on prend ce drame en lui-même et si l’on y demande compte aux personnages de leurs sentimens et de leurs actes, il n’est sans doute pas à l’abri de toute critique. L’action y est tout à la fois trop compliquée et trop simple. La psychologie en est vaguement rudimentaire et les conversions étonnent par leur soudaineté. D’un ruffian de lettres, Arétin devient tout à coup le plus bénisseur des pères nobles. Il y a telle mélodie qui, bien qu’elle soit chantée par le troublant M. Leloir, nous semble tout de même produire un effet bien extraordinaire. Si grand que soit en tous les cas notre respect pour la famille, il nous paraît qu’elle perd un peu de son autorité quand elle est représentée par la vieille fille de joie Camilla et son amant repenti. Et généralement les grands mois de devoir, d’honneur et de vertu sonnent assez mal dans la bouche des étranges avocats qui plaident ici la cause de la morale. Mais c’est que pour apprécier comme il convient l’œuvre de M. de Bornier il ne faut pas se tenir au sens littéral. Ses personnages, à défaut de valeur réelle, ont une valeur représentative. Ce drame est une forêt de symboles. Et pour une fois que le symbole se présente à nous sous une forme qui n’a rien d’impénétrable, nous ne pourrions sans injustice affecter de ne pas comprendre ce qu’a voulu dire le poète, — et qui valait la peine d’être dit.

L’éloquente tirade que prononce Bayard au premier acte est au centre même de l’œuvre et nous en indique la portée :


Maudites soient du ciel les œuvres de débauche !
Leur influence, hélas ! flattant nos vils penchans,
Commence sur des rois aveugles ou méchans ;
Bientôt, après le chef qui l’aime ou la tolère,
Elle va gangrener la masse populaire.
Et l’œuvre détestable, à chacun de ses pas,
Fait d’autant plus de mal qu’elle descend plus bas !
Moi, soldat, je le sais, je sais que tel ouvrage,
En abaissant l’esprit, abaisse le courage.
Qui pense et qui vit mal ne peut pas bien mourir.
La mort est chaste et veut, quand elle vient s’offrir,
Qu’on l’accueille, le front calme, l’âme affermie,
Les mains et le cœur purs, comme une austère amie.


C’est la voix du prophète jetant l’anathème au milieu de l’orgie. Et l’Arétin dira dans le même sens, songeant aux lecteurs inconnus que ses livres auront empoisonnés :


Oui, peut-être, dans l’ombre, en ce moment, là-bas,
Un jeune homme, un enfant que je ne connais pas,
Pour ce sombre plaisir trouvant les heures brèves,
Sur mes œuvres penché plonge au gouffre des rêves.
Bientôt peut-être au vice, à la honte endurci,
Qui l’aura perdu ? Moi. Je suis son père aussi.


Oublions donc le piètre Orfinio. Au lieu de ce héros de théâtre, imaginons une créature vivante ; donnons-lui les traits de celui entre tous les êtres qui nous tient de plus près au cœur, étant fait de notre chair et de notre sang. Afin de former son âme et de la préserver de tout contact dangereux nous avons fait des miracles. Nous sommes devenus meilleurs afin qu’il eût sous les yeux la leçon de l’exemple. Du plus loin qu’il était possible, dans l’enfant nous avons prévu l’homme. Nous avons tout disposé pour étouffer en lui les germes mauvais que la nature dépose, comme une tare originelle, au cœur de tous les êtres, pour ne rien laisser subsister en lui que de fort, de vigoureux et de sain. Or peu à peu nous nous apercevons que notre parole ne trouve plus en lui le même écho. Ce que nous lui avions appris à respecter, il en fait maintenant l’objet de ses railleries. Dans les grandes idées il n’aperçoit plus que de grands mots. La morale lui paraît être une invention de M. Prudhomme, et la vertu une duperie à laquelle ne se laissent prendre que les imbéciles. La cause d’un tel changement ce n’est pas l’expérience, qui n’a pas coutume de pousser avant la barbe. Le coupable ce n’est pas le monde. C’est un livre qui est venu frapper un enfant dans nos bras, et qui, plus puissant que nous, grâce à cette force de séduction qui est celle du mal, a défait notre œuvre et pour jamais vicié une âme.

C’est là le problème de la responsabilité de l’écrivain. Il n’en est pas de plus grave ; et si les écrivains eux-mêmes ont coutume de s’en soucier médiocrement, les lecteurs du moins devraient s’en préoccuper. Un livre n’est pas la chose morte qu’on imagine. Au contraire il enferme un principe de vie, il a en lui une force d’expansion qui se développe à travers le temps et qui fait sûrement toute son œuvre. Partie du théâtre ou du roman une idée pénètre dans les consciences, et le trouble qu’elle y jette se prolonge en ondes lointaines. Elle se transforme en sentimens, elle passe en actes, et parce que tout se tient dans le monde moral, elle reparaît alors qu’on s’y attendait le moins et témoigne de sa vitalité par des conséquences imprévues. C’est la littérature qui fait en partie l’atmosphère où nous vivons. Cela est bien propre à inquiéter tous ceux qui tiennent une plume et qui en ont le respect. Car le problème n’est sans doute pas très compliqué quand on se trouve en présence de productions grossièrement licencieuses. Mais où est l’exacte limite qui sépare l’œuvre hardie de l’œuvre coupable ? Et dans quelle mesure a-t-on le droit de se faire le peintre de la réalité, si le spectacle lui-même de la réalité est corrupteur ? Je plaindrais ceux à qui une pareille question ferait l’effet d’être oiseuse ou qui la trancheraient trop aisément. On nous dit que « l’homme ne fait jamais tout le mal qu’il espère. » Mais inversement il serait juste aussi de dire qu’il lui arrive de faire beaucoup de mal auquel il n’avait pas songé. Au surplus, il y a une sorte de complicité du public et des auteurs pour endormir chez l’écrivain ce souci de la responsabilité qui lui incombe. On se moque de ceux qui demandent compte à une œuvre de ses tendances morales et ne sont pas d’humeur à tenir le talent pour une excuse suffisante. On renvoie les prêcheurs au prône. On réclame en faveur des droits de l’esthétique. On déclare que l’art purifie tout ; — admirable théorie où je ne sais s’il entre plus d’inconscience ou plus d’hypocrisie ! — C’est pourquoi il faut remercier M. de Bornier d’avoir, en plein théâtre et en plein Paris, crié qu’une certaine littérature est un danger social, qu’il y a des livres qui sont de mauvais livres, et qu’un mauvais livre est une mauvaise action. La question étant très générale et de celles qui se posent en tous les temps, M. de Bornier aurait été bien venu à la traiter en tout état de cause et sans qu’elle eût d’application immédiate et voisine. Mais il y a plus. En la portant à la scène M. de Bornier a été convaincu qu’elle venait à son heure ; il a voulu faire de ce drame historique une pièce d’actualité. Cette intention est visible, au point de crever les yeux ; et elle fait au poète trop d’honneur pour qu’on fasse semblant de ne pas l’apercevoir. Il y a une dizaine d’années que le Fils de l’Arétin a été écrit. À cette époque la grossièreté sévissait dans notre littérature ; c’était l’âge héroïque de la pornographie ; la même œuvre dont l’Arétin avait jadis tiré pour son compte honneur et profit, la presse l’accomplissait avec les ressources perfectionnées et la puissance incomparable dont elle dispose. Et peut-être depuis dix ans les temps ne sont-ils pas si changés qu’on puisse affirmer aujourd’hui que la pièce « retarde ». M. de Bornier s’est ému de scandales auxquels il voyait la conscience publique singulièrement indulgente. Il a dénoncé le péril. Aussi il se peut bien que son drame pèche par certaines défaillances d’exécution : il reste la protestation généreuse d’un honnête homme.

Le Fils de l’Arétin a été présenté avec beaucoup de goût par la Comédie-Française. M. Mounet-Sully est, au premier acte, très beau d’attitude ; pendant les autres actes il se tire au mieux d’un rôle qui ne semble pas taillé à sa mesure. M. Le Bargy fait les plus louables efforts pour donner à sa voix et à son geste une ampleur tragique. M. Paul Mounet, Mmes Dudlay, Pierson, Reichemberg, tiennent très convenablement leur emploi.


RENE DOUMIC.