Revue dramatique - 14 décembre 1887

Revue dramatique - 14 décembre 1887
Revue des Deux Mondes3e période, tome 84 (p. 920-932).
REVUE DRAMATIQUE




Comédie-Française : la Souris, comédie en 3 actes, de M. Edouard Pailleron ; la Nuit de juin, pièce en 1 acte, mêlée de prose et de vers, de M. Maurice Lecorbeiller. — Porte-Saint-Martin : la Tosca, drame en 5 actes et 6 tableaux, de M. Victorien Sardou. — Odéon : Beaucoup de bruit pour rien, comédie en 5 actes et 8 tableaux, en vers, de M. Louis Legendre, d’après Shakspeare. — Ambigu : Mathias Sandorf, pièce à grand spectacle, en 5 actes et 16 tableaux, tirée du roman de M. Jules Verne, par MM. William Busnach et George Maurens.


Dans la Souris, M. Pailleron s’est mis en frais de sensibilité comme dans l’Étincelle, M. Pailleron a dépensé, prodigué l’esprit comme dans le Monde où l’on s’ennuie. Aussi bien ni la sensibilité ne manquait dans cette dernière pièce, ni l’esprit dans la précédente ; et ces deux ressources réunies étaient déjà celles de l’Age ingrat. Pourquoi donc, après des ouvrages si heureux, celui que voilà est-il accueilli avec une faveur plus tiède ?

Oui, sans doute, il y avait dans l’Étincelle une manière de pathétique : à telles enseignes que beaucoup de personnes y sentaient palpiter un je ne sais quoi de Musset. Dans le Monde où l’on s’ennuie, cette revue de ridicules, toute l’intrigue n’était que l’histoire des fiançailles de Roger et de Suzanne ; et cette histoire, exquise en un point, a paru tout entière agréable[1]. Mme de Sauves et son mari, dans l’Age ingrat, étaient l’héroïne et le héros d’une sorte de roman où le cœur déduisait discrètement ses raisons ; et cette partie de la pièce, quand ils voulaient louer complètement l’auteur, n’était pas négligée des gens attentifs[2]. — Mais, dans la nouvelle comédie, c’est aussi le jeu de l’amour qui se joue entre ces trois personnages : une jeune femme, un homme encore jeune, une jeune fille. Et ces personnages sont les principaux, la question de leur bonheur ou de leur malheur fait l’intérêt essentiel de l’ouvrage ; et le spectateur le plus frivole ou le plus distrait ne peut s’y tromper.

D’autre part, l’ingénue de l’Étincelle était une ingénue du genre enjoué, c’était même un éclatant spécimen du genre ; et sa marraine et le galant officier qui leur tenait tête ne restaient pas non plus à court de verve. Et la douairière et le sous-préfet et les autres, dans ce monde où l’on s’ennuyait si plaisamment, quelque dépense de reparties qu’ils eussent faite, ne se trouvaient pas davantage embarrassés. Et, dès avant eux, ce mari à qui les troubles de « l’âge ingrat » ne faisaient rien perdre de ses moyens, — au contraire, — et cette comtesse anglaise du Café anglais, et ces célibataires variés et leurs compagnes, toute cette bande semblait ignorer que la gaîté pût jamais faire défaut ou qu’on pût l’épargner : tous ces gens-là, évidemment, avaient un crédit illimité sur le trésor d’inventions facétieuses de l’auteur. — Mais celui-ci, à l’heure qu’il est, ne paraît pas ruiné ni avare ; il prête encore sa joviale humeur aux silhouettes qui gesticulent dans sa lanterne magique, à telle ou telle particulièrement qui ne fait qu’aider au drame : une seule aurait de quoi défrayer de drôleries tout Marivaux transformé en farces.

Comment donc, si l’on est curieux d’équité, s’expliquer ce refroidissement ? Pour se justifier, les inconstans nous disent : « Il y a du sentiment, il y en a beaucoup dans la Souris, mais il y a de la sentimentalité ; il y a de la délicatesse, mais il y a de la préciosité aussi. » — La belle affaire ! Avec le sentiment, n’y avait-il pas trace de sentimentalité dans l’Étincelle ? Avec la délicatesse, n’y avait-il aucune préciosité dans le Monde où l’on s’ennuie ?.. Ces déserteurs disent encore : « Il y a de l’esprit dans cette pièce, mais il y en a de plusieurs sortes : il y en a de naturel, mais il y en a de factice ; et, parmi ce factice, il y en a de trop facile et de banal ; et, factice ou naturel, il y en a de vulgaire. » — Mais cet assortiment d’épices de qualités différentes, n’était-ce pas déjà l’assaisonnement du Monde où l’on s’ennuie et de l’Age ingrat ? Qu’il s’agisse de sentiment ou d’esprit, cet alliage ou plutôt ce mélange d’un peu de fausse monnaie avec la bonne, c’est le caractère de l’abondante richesse de M. Pailleron.

Non, les causes de cette modération d’enthousiasme après de pareils transports de faveur, les véritables causes ne sont pas celles que l’on donne : elles sont plus particulières au présent ouvrage, elles ont aussi plus de force ; elles en ont assez pour que le public, même à son insu, ait subi leur puissance. L’une, la plus profonde, est de l’ordre du sentiment, où l’auteur a pris son sujet ; l’autre, moins secrète, non moins efficace, est de l’ordre de l’esprit, où l’auteur a choisi quelques-uns de ses plus importans moyens d’exécution. Le sujet, d’abord, est ingrat. Il tient de la gageure, et d’une terrible espèce de gageure, qui exige tout l’effort de l’art (M. Pailleron ne le ménage pas, mais on le sent), et qui, même gagnée, n’inspire pas à l’assistance une satisfaction, une sécurité parfaites. Quand Molière imagina l’École des femmes, il n’avait plus l’âge d’Horace, mais bien plutôt celui d’Arnolphe ; et pourtant aux discours enflammés d’Arnolphe, son Agnès répond tout net :

Horace avec deux mots en ferait plus que vous !

Et Molière est avec Horace, avec Agnès, avec l’ardente galanterie du jouvenceau et la naïve tendresse de la fillette, contre Arnolphe et sa passion. Il se conforme, en dépit de son amour-propre personnel et peut-être de son amour, au simple vœu de la nature : elle ordonne que la jeunesse attire la jeunesse, elle souhaite que la moustache blonde se marie aux lèvres roses ; tant pis pour la barbe grise ! Il est vrai que Molière, dédiant son œuvre à une princesse de dix-neuf ans, se contenta de lui écrire : « Je ne vois point ce que Votre Altesse Royale pourrait avoir à démêler avec la comédie que je lui présente. » Il n’aurait pu s’autoriser de ce qui suivait pour lui adresser un placet galant. Il se concilia du moins le public et la postérité, à qui ce courageux bon sens, cette juste soumission à la nature, avaient quelque chance de plaire : il se montrait, en cette occasion, à la fois moraliste et auteur dramatique.

M. Pailleron, comme dédicace, en tête de la Souris, a mis une réduction du sonnet d’Arvers, un joli madrigal, d’une discrétion un peu voyante. C’est que la pièce pourrait s’intituler : la Revanche d’Arnolphe. Elle ne va pas toute seule, comme on pense bien, cette revanche ; il faut que l’auteur y aide. Il y met, en effet, toute son adresse, toute sa grâce. Il ne peut faire cependant, quelques ingénieux moyens qu’il emploie, il ne peut faire que la fin soit approuvée par le cœur ni même par la raison. Si spécieusement qu’il définisse l’amour de ce quadragénaire pour cette petite fille, le poète ne réussit pas à nous faire agréer cet amour. « Paternité charmante, » soit : lorsqu’elle veut, à la fin, exercer son charme, l’exercer tout de bon, cette paternité nous gêne, et je dirais, pour un peu, qu’elle nous révolte. Lorsqu’on en vient au fait, lorsque le héros, pour la première fois, tutoie l’héroïne, quelques insidieuses mélodies qu’il ait filées jusqu’à cette note dominante, elle détonne. Prêtez l’oreille ! Le virtuose qui souffle ce duo n’ose pas commander à la pauvrette (un soprano aigu) de rendre au ténor ce tutoiement : elle ne pousse pas jusque-là, devant nous, sa complaisance filiale. Mais le ténor insiste, il tutoie derechef, il tutoie éperdument ; et, sans avoir l’imagination bien vive, sans présager ce qui sera, en présence de ce qui est, tout simplement, le bonhomme public se rejette en arrière. Séduit tout à l’heure, quoique un peu laborieusement, par la magie d’une suite d’aimables phrases, il secoue le sortilège : il voit, maintenant, où l’on a voulu le conduire. Après avoir goûté ces gentillesses, peu s’en faut qu’il ne se récrie, avec cette franchise d’une âme saine et cette rudesse de parole dont un saint homme donnait récemment l’exemple, en réponse à de délicieux et scandaleux sophismes : « Tout cela, » déclare l’abbé Taconet, tirant la moralité de Mensonges, le dernier roman de M. Paul Bourget, « tout cela, c’est de grandes saletés ! »

Un malheur, à présent, qui se joint au mal nécessaire de l’ouvrage : pour encourager son Arnolphe et nous disposer à voir d’un bon œil son retour d’assurance, — et aussi pour suspendre l’action et l’égayer par des péripéties amusantes, — M. Pailleron a inventé que ce héros fût courtisé par deux personnes accessoires, et que ces personnes fussent diversement ridicules. Or, le ridicule de la première, s’il existe dans la réalité, est tellement rare que personne, hormis l’auteur, ne le connaît ; celui de la seconde est suspect de n’exister nulle part, tant il semble excessif. Par ces deux raisons, le public ne s’intéresse ni à l’une ni à l’autre. Et comme déjà elles prennent leurs aises dans le premier acte, comme elles encombrent le second et ne sont qu’à peine plus réservées dans le troisième, — tantôt ensemble et se renvoyant la balle, et tantôt, ce qui est pis encore, se succédant, pour établir une série de contrastes, en des scènes exactement alternées, — ces deux mauvaises fées nuisent à l’ouvrage encore plus que son vice intime : ah ! pourquoi M. Pailleron les a-t-il invitées ! Il leur prête son humeur, toute sa belle humeur, dont elles se servent l’une contre l’autre, et toutes les deux contre nous : plus il en a, plus c’est terrible ! Mieux vaut, pour une pièce de théâtre, un personnage un peu niais, qui est à sa place, qu’un personnage trop spirituel qu’on souhaiterait de mettre dehors.

Voilà, de bonne foi, les véritables causes de cette déconvenue, qui surprend le public autant que l’auteur. Mais une victoire un peu molle n’est pas un désastre ; et c’est encore une victoire que nous enregistrons. Si ce n’est pas une de ces victoires triomphantes à l’envi des plus belles défaites, c’est encore une victoire acceptable, et même acceptable avec honneur : assez de mérites, en somme, l’assurent et la justifient.

Et d’abord la partie essentielle, sinon peut-être la plus considérable, de cette comédie, est traitée avec autant d’art que les admirateurs ordinaires de M. Pailleron le pouvaient espérer : — c’est de la partie sentimentale que je fais ce juste éloge. — Il s’engage donc, ce débat amoureux, entre trois personnes. Pour favoriser son candidat au bonheur, pour augmenter les chances de son Arnolphe et lui permettre d’emporter le prix, M. Pailleron l’a débarrassé d’Horace et même de tout autre homme : le marquis Max de Simiers est le seul mâle de la pièce. Dans la maison de campagne où se passe l’action, il n’y a même pas un valet : apparemment, depuis Ruy Blas, Arnolphe s’est souvenu de Mascarille ; il a renvoyé Alain, par prudence. A parler sérieusement, il se peut qu’une telle précaution trahisse une certaine défiance de la thèse ou du thème qui est le support fragile de cette œuvre ; après tout, elle est sage, et d’ailleurs elle donne à l’ensemble un aspect original : n’est-ce pas la première fois, sauf peut-être en quelque ballet, qu’on voit sur le théâtre un seul coq pour autant de poules, — celle-ci d’abord, qui est charmante, et cette fine poulette, et puis ces deux-là, l’une étique et l’autre dodue, l’une « traînant l’aile et tirant le pied, » l’autre à la houppe éclatante et à l’ergot insolent, quatre rivales enfin, sans compter la présidente du concours, cette bonne vieille poularde ! Regardons-y d’un peu près : s’il a écarté Horace, en retour, le poète, pour reconstituer le drame, a suscité en face d’Agnès, devenue l’admiratrice d’Arnolphe, une sérieuse émule : voilà le trio. Écoutons-le, il chante à merveille.

Elle est charmante, en effet, presque trop charmante, cette jeune femme qui doit, à la fin, se sacrifier à la jeune fille : (elle acquitte ainsi la dette contractée dans l’Étincelle, — dont la Souris, en un certain sens, est la contre-partie ; notons, d’ailleurs, que « l’étincelle, » ici, jaillit du cœur de l’homme, d’un cœur où quelque reste de feu a toujours refusé de s’éteindre). Parisienne réfugiée à la campagne, Clotilde, comtesse Wolska, est une Francillon qui a tourné court et bien tourné. Peut-être avait-elle dans le sang et les nerfs moins d’ardeur et d’énergie que l’héroïne de M. Dumas ; peut-être est-elle vraiment, comme elle le confesse, « de la race des sœurs » plutôt que de la race des amoureuses, même fidèles à un seul et juste amour. Mais surtout elle a eu cette chance que son mari, un étranger perdu de débauche, est devenu gâteux assez tôt : pendant qu’on emmenait ce malheureux dans une maison de santé, elle est sortie du tourbillon des plaisirs mondains. Retirée chez sa mère, une bonne provinciale, soudain, elle voit reparaître en visiteur un compagnon des anciennes fêtes, un camarade ou plutôt un ami. Avec quelle mutinerie décente et quel mélancolique enjouement elle lui rappelle que, dans cette rumeur grisante de Paris, lui, un viveur, il a murmuré naguère d’utiles avis à son oreille ! « Vous m’avez dit : Laissez donc cela aux autres, Clotilde, vous n’êtes bonne qu’à faire une honnête femme, vous !.. Ce que cela m’a vexée !.. Mais que c’était bien à vous ! Vous êtes un honnête homme, mon ami ! » Et, si elle évoque ce souvenir, c’est que, présentement, trop touché de ses vertus et de ses grâces, il est tout près, ce Mentor, de lui chuchoter d’autres paroles, qu’elle n’a pas le droit d’écouter. Et, sentant l’approche de cet amour, qui ne lui déplaît pas, elle veut le détourner, avec une rare simplicité de courage, vers une tête blonde qui lui est chère, où le voile nuptial pourra se poser : « Vous qui donniez autrefois de si bons conseils à celles qui sont folles, vous n’en donneriez pas maintenant de mauvais à celles qui sont sages ! » — Oui, vraiment, elle nous séduit dès l’abord, cette grave et souriante figure. Si douce que nous soit sa présence, il est bon que, par un caprice de l’intrigue, elle disparaisse pendant le deuxième acte : nous ne sommes déjà que trop attachés à cette prochaine victime. Au troisième, et jusqu’au dénoûment, il est bon que, par un artifice un peu étrange, elle cache à tout le monde, à nous comme à sa mère, la nouvelle de son veuvage, qu’elle est allée vérifier dans l’intervalle. Nous ne sommes que trop rengagés dans une raisonnable amitié pour elle, et notre sympathie n’est que trop fortifiée par un surcroît d’estime et de pitié : elle écoute avec une résignation si fière et si modeste, avec une dignité si spirituelle et si touchante, avec une possession de soi tellement dénuée d’apparat, l’étrange confidence de cet amoureux qui, pendant son absence, a si vite changé d’objet ! Enfin, chargée d’une mission de confiance auprès de sa rivale, elle s’en acquitte avec tant de désintéressement ! Et ce n’est pas le désintéressement d’une Romaine de tragédie ou d’un ange de mélodrame, non, mais celui d’une femme et d’une Française, qui se détache, non sans lutte contre elle-même, d’un espoir longtemps caressé. Elle a d’ailleurs assez de délicatesse, et, au service de cette délicatesse, une volonté assez forte pour que sa rivale chérie ne se doute pas de son sacrifice. Oh ! l’aimable créature ! Nous admettons à peine que cet homme d’esprit, plus âgé qu’elle de dix ans, la délaisse pour épouser la voisine, de dix années encore plus jeune qu’elle. Tant mieux, au fait : elle nous reste ! Il faut remercier M. Pailleron en même temps qu’on le félicite : il n’a jamais tracé un caractère plus exquis.

« La petite sœur me plaisait bien aussi, disait un libertin de ma connaissance, mais enfin on ne peut pas tout avoir ! » Dans l’honnête harem que M. Pailleron nous présente, c’est l’aînée que nous choisirions ; mais la petite sœur nous plaît aussi. Toute menue et silencieuse, l’originale entrée que fait cette souris blanche ! « La fille du premier mariage de mon second mari,.. » c’est ainsi que Mme de Moisand, la mère de notre amie Clotilde, détermine son état civil ; Cendrillon amoureuse, voilà comment nous définissons d’emblée cette petite personne qui sort du couvent. L’énigme qu’on pressent au fond de ses yeux clairs, sous ses bandeaux blonds, n’est pas sans attrait : un sentiment timide, rabattu encore par la sévérité d’une marâtre (assez débonnaire au fond, mais inintelligente et gauche), voilà cette passion romanesque, rapportée du « parloir » à la maison. Elle se fait jour, au deuxième acte, sous le coup d’une plaisanterie un peu dure. Ne s’avise-t-il pas, celui que la fillette aime en secret, d’offrir une poupée à « mademoiselle Souris ? » — « Je m’appelle Marthe de Moisand, monsieur ! » répond-elle, très émue et très brave ; et elle se retire sans ajouter un mot. Mais elle reparaît, et comme le maladroit quadragénaire s’excuse d’avoir ainsi traité « une grande jeune fille de dix-huit ans, » — c’est l’âge qu’elle a sincèrement déclaré tout à l’heure, — elle interrompt, par une ruse gentille : « Dix-neuf ! » On la dispenserait peut-être de raconter à ce monsieur la mort de sa mère : ce récit, où l’on attend vainement quelque détail particulier et qui n’aboutit à aucun effet spécial, semble une entreprise quelque peu indiscrète sur la sensibilité du public. Mais l’agréable enfantillage que la révélation de ce vœu, fait en commun avec deux amies : un an après la sortie du couvent, on y rentrerait si l’on était dégoûtée du monde ! La naïve rouerie que celle de ce jugement sur le fiancé d’une des trois conjurées, — déjà infidèle, celle-ci, à sa vocation : — « Un enfant, figurez-vous… Il n’a pas vingt-cinq ans ! » Après cette innocente invite, il est naturel que l’entretien tourne en duo d’amour. Il est interrompu ; mais, à la reprise, quelle jolie façon a cette jeune fille de trahir son secret, — par l’éloge d’une de ses rivales, de la plus digne, de celle qui mérite vraiment d’être enviée, — par l’aveu de son aversion pour les deux autres, oh ! les vilaines ! qui ne peuvent exciter que la jalousie. Enfin, au troisième acte, elle désarme notre préférence pour Clotilde par la confiance qu’elle met en elle, par la sincérité de sa confession, et même, pendant quelques minutes, par sa courageuse intention de renoncement ; et lorsqu’elle se trouve de nouveau en tête-à-tête avec ce galant homme qui, lui aussi, par un scrupule de sa raison, prétend renoncer à son espérance, elle nous émeut par la défense pudique et presque muette et par la persistance de son amour ; et, lorsqu’il se ravise et qu’il en vient, par une pente insensible, jusqu’à la presser, à la sommer d’ouvrir son cœur, nous lui savons gré, du moins, de la chasteté de son aveu : elle a honte… Qu’elle épouse son Arnolphe ! Il n’y a pas moyen de lui en vouloir… ; mais, décidément, « la petite sœur » nous plaisait bien aussi.

Quant à ce vainqueur, à ce héros de roman parisien, qui traîne tous les cœurs après soi, il est bien évident que c’est à disposer les nuances de son caractère que l’auteur s’est appliqué avec prédilection. Nous ne pouvons que sourire de lui, mais ce ne sera pas sans indulgence : nous le reconnaissons pour notre prochain, et pour un prochain qui n’est, en somme, ni méprisable ni odieux. Le marquis de Simiers « avait fait de l’amour sa carrière, » ce qui ne laisse pas d’être plaisant, mais il en convient lui-même. Alors qu’il est menacé par la limite d’âge, il se plaint franchement de la gêne qu’il éprouve, « enfermé entre le désir et le ridicule ; » et il donne ces définitions de la vie et de la mort : « Ce n’est que quand on commence à aimer, qu’en vérité l’on commence à vivre ; et ne plus aimer, c’est commencer à mourir… » Hé ! voilà, savez-vous, qui n’est pas tellement sot ! — Après avoir essayé de son ardeur, qui ne s’éteint pas encore, auprès d’une femme qui mériterait de la rallumer, il se tourne vers une jeune fille qui vaudra peut-être un jour sa rivale : avec curiosité, d’abord, il assiste à l’éveil de ses sentimens ; bientôt, à ce jeu, c’est sa fatuité, à lui, qui se réveille, et il flambe tout à fait. La légèreté de son égoïsme, alors qu’il se dégage de la personne qu’il avait tentée dans le commencement, est bien humaine et bien élégante ; si nous ne lui pardonnions déjà pour le spectacle réjouissant que cette frivolité nous offre, il faudrait l’absoudre ensuite pour ses consciencieux efforts, quand il essaie, dans un plaidoyer adressé à sa nouvelle conquête, de perdre la cause de sa passion. Et, tout à la fin, l’éclat de cette sincère passion renverserait nos derniers scrupules, s’ils n’étaient d’ordre naturel, éternel, inébranlable : « Horace avec deux mots… » Il faut toujours en revenir là !

Saluons au passage Mme de Moisand, cette bonne dame qui donne en trois mots une idée de sa vie entière : « J’ai été mariée deux fois, j’ai toujours aimé mes maris, mes maris m’ont toujours aimée. » Mais à quoi bon insister sur ces deux comparses, Hermine de Sagancey et Pépa Raimbault ? La bonne dame, en son ingénuité presque cynique, se figure qu’elles peuvent être d’une singulière utilité dans sa maison : elle les découple toutes les deux sur la piste du beau Max, elle s’essouffla à les animer, croyant qu’elle travaille ainsi au salut de Clotilde. Il faut qu’elle se fasse des illusions, sinon sur leur bonne volonté, au moins sur leur mérite ! On ne les préférera jamais, ni à Clotilde ni à personne. Nous avons dit quel dommage elles causent à cette comédie. Non pas que cette précieuse à la morphine, Mme de Sagancey, ne soit en elle-même une caricature assez neuve et peut-être assez juste ; mais elle prend trop de place pour un personnage dont le modèle ne peut se rencontrer que par accident. Le cas de Mlle Pépa Raimbault est plus grave : on soupçonne qu’elle n’a jamais existé, ni à Séville ni aux Batignolles, d’où elle prétend tirer ses origines. C’est que, pour avoir exagéré à ce point les traits d’une écervelée « moderne, » M. Pailleron paraît l’avoir imaginée hors des temps. Il a estimé, sans doute, que l’esprit ferait tout passer ; et il a prêté le sien à cette jeune personne, sans réserve aucune, le pire comme le meilleur. O l’enchanteur prodigue ! Sa filleule favorite vomit pêle-mêle des pierreries et des crapauds. Et, le plus fâcheux, c’est que, par une sorte de contagion, la vulgarité de Mlle Raimbault a gagné le voisinage : une étrange grossièreté de mœurs règne en plusieurs parties de cette pièce. La renchérie Mme de Sagancey n’est pas exempte du fléau, ni, hélas ! le marquis de Simiers. « Je suis démodé, dit-il, jusque dans mon titre : marquis, comme dans l’ancien répertoire ! jusque dans ma politesse avec les femmes, jusque dans mon respect pour elles… » Mais envers la petite Marthe, sa maussaderie et son badinage, tour à tour, sentent pareillement la mauvaise éducation ; il n’est pas embarrassé pour payer l’effronterie de Pépa en insolence ; et lorsqu’il trouve une lettre qui traîne, ce raffiné de courtoisie, une lettre d’une jeune fille à une jeune fille, il la lit sans barguigner, de l’air le plus naturel du monde. Voilà ses façons, à ce monsieur qui s’accuse de représenter l’ancien régime : c’est bien heureux, ma foi ! qu’il n’entreprenne pas de se mettre en règle avec le nouveau ! « La rue dans le salon, » d’après l’auteur de la Souris, c’est la formule de la société contemporaine. Il a son pessimisme, lui aussi, qui, dans les solennités académiques, raille si galamment les pessimistes. Assurons-le qu’il y a encore dans la rue de bonnes gens qui ne s’appellent pas à tout bout de phrase « marquis,.. » « baronne,.. » « comtesse,.. » et qui ne lisent pas une lettre trouvée ; — il y en a même dans les salons.

Enfin, M. Pailleron ne saurait, sans ingratitude, rester aussi féroce pour une société qui produit encore de pareils comédiens. M. Worms a joué la première moitié de son rôle avec un brio, une élégance rapide et fringante qu’on ne lui connaissait pas ; il s’est retrouvé dans la seconde ce qu’il est à son ordinaire, un merveilleux virtuose de la passion. Mlle Bartet, sous le nom de Clotilde, c’est la perfection humaine, et Mlle Reichemberg, sous le nom de Marthe, la perfection extra-humaine : on peut disputer si l’une est préférable à l’autre ; l’important, c’est que nous ayons toutes les deux. Mlle Montaland représente assez finement la mère, avenante et effarée ; Mlle Broisat rend bien l’afféterie de la langoureuse Hermine. Des juges trop délicats ou chagrins ont reproché à Mlle Samary l’exubérance de Pépa : elle joue le rôle, à mon sens, tel qu’il est écrit. On voulait, apparemment, qu’elle le transposât en mineur ! Sans la franchise de sa verve, qui est naturelle et saine, le personnage semblerait plus choquant. Un air de retenue le rendrait inexcusable. Supposez que Mlle Reichemberg s’y essaie… « Oh ! là là ! » comme dit Pépa. Un enfant de chœur chantant du Béranger !

Il faut cependant que je parle enfin de la Tosca ! D’ordinaire, que j’étudie une pièce au lendemain de son apparition ou trois semaines après, je ne suis pas embarrassé pour dire la vérité : ceux qui me font l’honneur de me lire le savent bien. Mais M. Sardou, cette fois, a rendu la tâche difficile aux critiques d’arrière-garde : en présence des reporters stupéfaits, il a chargé nos éclaireurs et le gros de notre armée avec une telle furia d’admiration pour son propre ouvrage, une telle ardeur de mépris pour quiconque ne l’adorait pas ! Moi, traînard, isolé, si je ne conviens pas que ce drame est irréprochable, je vais être égorgé sur les corps de MM. Sarcey et Jules Lemaître, hachés menu comme chair à pâté. Pauvre Lemaître !.. Il écrivait ses feuilletons comme tout ce qu’il écrivait, en homme de lettres, en artiste, c’est-à-dire avec bonne foi. Eût-il produit récemment, pour son compte personnel, un petit chef-d’œuvre (il en est bien capable !), il n’aurait pas mis plus de complaisance à voir la Tosca tout en beau ; fût-il, au contraire, resté en-deçà de son espérance, il n’aurait pas trouvé ce drame plus mauvais : « Eh bien ! aurait-il dit, cela fait deux pièces manquées au lieu d’une ! » — D’autre part, si je ne jure pas que la Tosca est de tout point exécrable, on va me soupçonner de lâcheté. Je suis tenté à la fois d’échapper à un tel soupçon et au danger… Je me connais, je sais de quel côté la tentation est la plus forte : il vaut mieux, dans l’intérêt de M. Sardou, que je ne m’arrête pas davantage à ces pensées ; voici mes impressions, notées au fur et à mesure pendant ce spectacle, et présentées sans art.

Après une exposition de mélodrame… Oui, de mélodrame : deux hommes, qui se voient pour la première fois, causent abondamment : le second déclare au premier qu’il est un prisonnier évadé, un condamné à mort ; le premier jure d’exposer sa vie pour sauver le second, et nous sommes assurés, à son accent, qu’il tiendra parole ; au cours de l’entretien, ils échangent des confidences sur leurs bonnes fortunes et se disent les noms de leurs maîtresses avant de se dire leurs noms, à eux… Baste ! Il faut une exposition : l’auteur ne fait pas de façons, voilà tout. Après ce début, voici une scène de comédie charmante. La Tosca, une chanteuse à la mode, vient trouver son amant, le peintre Mario, dans cette église où il achève un tableau de sainteté. Elle offre des fleurs à la madone, et, sous les yeux indulgens de son idole céleste, en bonne Italienne, elle taquine et câline son idole de chair : elle gronde Mario sur son peu de piété, en frôlant amoureusement ses moustaches. Et soudain, elle s’aperçoit que dans le visage de cette Madeleine, qu’il peint sur le mur, il a mis quelque chose d’une angélique marquise ; elle devient jalouse : pourquoi les yeux bleus de cette drôlesse du monde ? Une Madeleine ne peut-elle avoir aussi bien ses yeux noirs, à elle, la Tosca ? Dans sa gaîté, dans sa jalousie, dans toutes ses manières d’aimer, cette jeune femme est également mutine ; infiniment diverse, elle est toujours vive et naturelle, spirituelle et gracieuse. Au fait, c’est Mme Sarah Bernhardt qui revient pour la figurer parmi nous : l’enfant prodigue, en ses voyages, n’a rien perdu, ni de ce talent dont elle a prodigué les trésors, ni même de son charme enfantin. Le personnage est digne de l’artiste : voilà un éloge.

L’action se passe à Rome, en 1800, alors que les troupes et la police du roi de Naples occupent la ville éternelle, après la chute de la République Parthénopéenne, à la veille de Marengo. Je connais un peu les mœurs de l’époque et du pays, les raffinemens de corruption de cette cour et les raffinemens de cruauté de ses agens. Emma Lyon, devenue lady Hamilton, règne sur la reine ; le crime de porter des cheveux courts, à la mode française, est puni de mort, et de quelle mort ! .. La torture est rétablie. Mammone est glorifié, — ce chef de partisans qui buvait du sang humain et, pour ornemens de sa table, aimait les têtes coupées. — Le juge Troubridge envoie à lord Saint-Vincent, « avec un panier de raisins frais pour son déjeuner, la tête d’un jacobin proprement arrangée dans une boite ; » il s’excuse de ne pas l’avoir adressée à Nelson « sur ce que le temps était trop chaud pour un semblable message. » Et tout cela parmi des galanteries à peine croyables, même à la fin du XVIIIe siècle. Des cannibales en perruque poudrée, en bas de soie, voilà les acteurs qui s’offrent à M. Sardou. Il a dit naguère, avec le talent que l’on sait, les élégances des « Merveilleuses, » à Paris, sous le Directoire ; avec un semblant de génie, les horreurs de Bruxelles sous le duc d’Albe, et de Sienne au temps des Guelfes et des Gibelins. Je me réjouis de voir entre ses mains de pareils monstres, fleurs prodigieuses d’une civilisation flétrie et d’une barbarie remontante.

Au deuxième acte, en effet, dans une fête donnée au palais Farnèse, nous admirons le chatoyant appareil de la cour napolitaine ; et c’est parmi les caquets des belles dames et de leurs sigisbées que le régent de police éveille la jalousie de la Tosca. Au troisième, dans la villa de Mario, où ce limier survient, guidé par cette imprudente jalousie, c’est le tour des horreurs ! Le proscrit est arrivé ici déguisé en femme, avec des habits prêtés par sa sœur, la marquise aux yeux bleus. Il est blotti dans une cachette : Il faut que son ami improvisé, son hôte chevaleresque, ou bien la maîtresse de cet hôte le livre au bourreau. Sur la scène, la Tosca et le régent de police ; à la cantonade, mais tout près, derrière cette porte, Mario et des tortionnaires. On donne la question à l’homme, en serrant peu à peu un écrou qui lui enfonce trois pointes d’acier dans la nuque et les tempes ; on pose des questions à la femme, et, selon ses réponses, on ralentit ou l’on précipite le supplice ; on ne desserrera l’écrou que lorsqu’elle aura dit le secret qu’on lui demande : où est le proscrit ? Et cette femme adore cet homme ! Et il lui défend de parler ! Double torture : physique dans la coulisse, morale sous nos yeux, — oui, sous nos yeux, car la mimique de Mme Sarah Bernhardt l’exprime avec une extraordinaire variété de contorsions (il faut bien dire le mot), mais de contorsions naturelles et harmonieuses. Aussi, à la fin de ce « tableau, » après que la Tosca, émue par un cri déchirant de l’héroïque Mario, a révélé enfin la cachette du condamné (ce malheureux, qui a entendu, échappe à la potence par le poison), oh ! alors, l’émotion du public est à son comble ! Et quand Mario est ramené en scène, le visage défait, les tempes étoilées de deux taches sanglantes, un murmure de dégoût et d’indignation s’échappe de l’orchestre et des loges : les nerfs révoltés s’en prennent à l’auteur, qui a trop tablé sur leur complicité. J’avoue que, pour ma part, j’ai supporté ce spectacle. Je ne sais si je tolérerais le Roi Lear, — celui de Shakspeare et non de Jules Lacroix, — oû je verrais Cornouailles crever d’un coup de talon un des yeux de Glocester, et d’un coup d’ongle arracher l’autre : « A bas, vile gelée ! » Mais j’ai vu, à la Comédie-Française, les yeux d’Œdipe-Roi couler en larmes de sang sur ses joues pâles… Et mes voisins aussi ont pardonné cette abomination ! Mais pour eux, apparemment, tout à l’heure la mesure était pleine : un rien l’a fait déborder.

Cependant une jolie scène de comédie et un épisode affreux, réglé par un maître en l’art de produire et de suspendre et de redoubler les effets de théâtre, voilà jusqu’ici tout le meilleur de la pièce ; j’attends ce qui va suivre. Hélas ! ce qui suit, c’est l’entretien de Laffemas et de Marion, furieusement et grossièrement renouvelé par le régent de police et la Tosca, dans une chambre du château Saint-Ange. « Ce sera une belle chose, s’écrie le traître, que l’accouplement de mon désir et de la haine ! » Mais lorsqu’il a donné (elle le croit, du moins !) l’ordre de fusiller Mario avec des fusils chargés à poudre, et lorsqu’il a signé un sauf-conduit pour son amant et pour elle, notre Marion coupe court aux entreprises du scélérat et à sa rage amoureuse : elle saisit un couteau de table et le lui plante dans la poitrine ; il était temps !.. Après quoi, elle injurie son cadavre ; et tout à coup, reprenant ses sentimens de chrétienne et de catholique, elle pose un crucifix sur la poitrine du mort, un flambeau allumé à sa droite, un autre à sa gauche. Le trait, je le veux bien, est ingénieux ; il me paraît plus théâtral que sublime. Ce qui est sublime, par exemple, à l’honneur de Mme Sarah Bernhardt, c’est la pantomime du meurtre : à l’énergie forcenée des mouvemens, il est surprenant qu’on joigne ainsi la noble pureté des attitudes. Pittoresque et tragique, ce n’est plus la Tosca, une héroïne de passage, qui se propose à nos regards : c’est l’éternelle Judith, figure des justes vengeances !

Et puis ?.. Et puis, rien : deux tableaux vivans. La Tosca pénètre dans la prison de Mario, et l’avertit de faire le mort quand on le fusillera ; on emmène le jeune homme, pour cette cérémonie, sur la plateforme du château. — Nous y voilà : dans le fond, le panorama de Rome (un beau décor après plusieurs autres) ; au premier plan, de dos, un homme étendu ; c’est Mario. La Tosca l’appelle doucement, elle lui crie dans l’oreille, elle le secoue : il ne bouge pas. Selon les instructions ambiguës de son chef, intelligibles pour lui seul, le commandant du peloton d’exécution a fait charger les fusils à balle : Laffemas et Marion se trouvent quittes. Restée seule de quatre personnages, la Tosca ne reste pas longtemps : du haut du parapet, elle se jette dans le Tibre.

Auprès de Mme Sarah Bernhardt, il faut louer M. Berton pour l’autorité, la distinction, le grand style avec lequel, dans le tableau de la torture, il représente le régent de police ; après eux, M. Dumény, pour l’aisance et la simplicité dont il fait preuve dans le rôle de Mario. La Tosca est un éclatant succès plutôt qu’un succès d’estime : pour M. Sardou, je rêvais l’un et l’autre. Après la scène de comédie du premier acte, je me voyais encore en droit d’espérer les deux : je me suis réjoui trop tôt.

Au lendemain de la première représentation, j’ai la dans le New-York Herald que tous les Américains de Paris constataient cette réussite ; je la constate avec eux. Mais ce même journal promet à ce drame qu’il restera toujours à titre de Sardou’s chef d’œuvre ; je me souviens trop des ouvrages qu’on veut sacrifier à celui-ci, pour que l’éloge ne me paraisse pas impertinent. La Tosca n’est pas le chef-d’œuvre de M. Sardou ; et n’eût-il fait que cette pièce, j’hésiterais à la qualifier ainsi. Au temps où l’acteur Odry faisait pâmer de rire les Parisiens, quelqu’un dit un jour, sans y penser, que les Saltimbanques étaient un chef-d’œuvre : « Un chef-d’œuvre ?.. s’écria Ponsard. Il faut que je le relise !.. » De M. Victorien Sardou, depuis Patrie et la Haine, — même après Théodora, et même après le Crocodile, — j’attendais un drame que je pusse relire ou du moins lire tout entier.

Le matin même où le New-York Herald accordait à la Tosca ce passeport pour le Nouveau-Monde et pour l’éternité, un journal français publiait une boutade de M. Sardou sur Shakspeare : « Hamlet, c’est idiot !.. » L’Odéon, la semaine dernière, a hasardé une comédie en vers, imitée de ce Shakspeare, et d’une de ses œuvres qui n’a pas l’importance d’Hamlet et qui se relit pourtant : Beaucoup de bruit pour rien. Je ne puis examiner aujourd’hui les huit tableaux de M. Legendre avec le soin qu’ils méritent. Mais je serais bien étonné si, d’ici au jour où j’en parlerai, la mode ne prenait pas d’aller les voir. Une fabulation habile, des vers de poète comique, — et aussi des vers de poète, — une musique de scène d’un rare mérite (elle est de M. Benjamin Godard), des costumes délicieux et des décors à l’avenant, voilà plus qu’il n’en faut pour faire passer une agréable soirée. Beaucoup de bruit pour rien sera le plaisir des grandes personnes, et surtout de celles qui aiment l’élégance en toutes choses, comme, à l’Ambigu, Mathias Sandorf, un amusant mélo tiré par MM. Busnach et Maurens du roman de M. Jules Verne, sera le plaisir des petits enfans.

Mais un à-propos n’attend pas : disons tout de suite que, ce 11 décembre, — jour anniversaire de la naissance d’Alfred de Musset, — avec le CapriceMlle Legault a été fort applaudie, la Comédie-Française a donné la Nuit de juin, de M. Maurice Lecorbeiller. Vers la fin d’un ingénieux à-propos ou avant-propos en prose, où l’on a vu s’entretenir avec un oncle de fantaisie un Alfred de Musset du Musée Grévin, Mlle Dudlay, figurant la Muse, a déclamé de beaux vers, écrits selon le sentiment et selon la façon du poète qu’il s’agissait de fêter.


Louis GANDERAX.

  1. Voir la Revue du 1er mai 1881.
  2. Voir la Revue du 15 novembre 1885.