Revue dramatique - 14 décembre 1884

Revue dramatique - 14 décembre 1884
Revue des Deux Mondes3e période, tome 66 (p. 924-933).
REVUE DRAMATIQUE

A PROPOS DE LA RONDE DU COMMISSAIRE

Comédie-Française : les Pattes de mouche. — Vaudeville : l’Amour, place en 4 actes, de MM. d’Ennery et Davyl. — Gymnase : la Ronde du commissaire, comédie en 4 actes, de MM. Henri Meilhac et Philippe Gille. — Divers.

Le choléra, ce nom redoutable, n’a rien tué à Paris que le Maître de forges : il l’a tué pourtant. Étrangers et provinciaux, tout le gibier de trois-centième représentation a pris son vol ; trop effarouché, il n’est pas revenu. Il fallait le fléau de Dieu pour abattre le succès d’un si heureux ouvrage : en mission providentielle, le monstre a passé. Il laissait après lui les pharmaciens déçus et le Gymnase libre ; c’était l’heure, semblait-il, de proposer aux Parisiens une pièce toute parisienne, qu’ils goûteraient volontiers entre eux ; le banquet desservi, la table d’hôte déserte, c’était l’occasion d’un repas de gourmets, tous gens de connaissance, gens de peu d’appétit et de fine bouche, experts à juger de la pointe de la langue et à se communiquer leur jugement d’un clin d’œil : qui donc mieux que M. Meilhac, assisté de M. Gille, était en état de fournir ce régal ? La Ronde du commissaire parut justement sur l’affiche. Sans doute M. Meilhac, vers le commencement de la saison théâtrale, avait vu les Pattes de mouche à la Comédie-Française et l’Amour au Vaudeville. Avant cette épreuve, on donnait couramment aux Pattes de mouche la qualité de chef-d’œuvre, et sans définir quelle sorte de chef-d’œuvre c’était. Apparemment, comme tous les Basques sont nobles, tous les chefs-d’œuvre sont égaux ; la Comédie-Française est leur maison ; Tartufe, les Pattes de mouche… ; on n’eut pas de cesse que ceci ne fût venu se ranger auprès de cela. Mais alors autre gamme : le public ne tira pas de cette reprise tout le plaisir qu’il attendait : est-ce la maison, par une volte-face naturelle, qu’il accusa de cette déconvenue ? Est-ce la largeur et la profondeur de cette scène, où le mouvement de l’action se ralentit ? Est-ce la solennité de ce lieu, où les futilités s’alourdissent ? Mais non, c’est l’ouvrage lui-même qu’on attaque ; on s’étonne, on se fâche de le trouver si creux. Quels sont les sentimens de Prosper Block, lorsqu’il retrouve mariée la personne qu’il aimait naguère, lorsqu’il apprend que, s’il l’a perdue, c’est par une méprise ? Quels sont alors les sentimens de cette personne ? Quel est le caractère de Susanne, cette vierge d’esprit viril, qui pousse les projets d’une sœur de Bon-Secours avec la hardiesse d’un dragon ? Comment se fait-il qu’un honnête homme soit redouté à ce point d’une femme, parce qu’il a reçu d’elle, avant son mariage, trois lignes innocentes de son écriture ? Comment se fait-il qu’un mari jaloux soit jaloux de telle manière que, s’il connaissait jamais ces trois lignes, le bonheur et la vie de sa femme seraient en péril ? Autant de questions que le public s’avise de poser, et qu’il s’indigne de poser en vain. — Alors tous les personnages ne sont que des pupazzi, chargés de se passer de main en main un bout de papier ? .. Tout l’intérêt de la pièce est de savoir comment ce bout de papier ira de l’un à l’autre, sans s’arrêter, pendant trois actes, et comment, jusqu’au bout, il évitera de certains yeux ; pris, repris, tombé à terre, caché, trouvé, tordu, allumé, jeté par la fenêtre, mis en cornet, griffonné à l’envers, s’il sera surpris et lu à l’endroit par l’un des fantoches qui le manient, ou s’il lui échappera encore : voilà toutes les péripéties ? .. Le public et la critique ne se contentent pas de ce manège ; même, la variété d’invention, la légèreté de main avec laquelle l’auteur le fait durer, leur donnent de l’impatience : ce n’est pas de l’art dramatique, mais l’artifice d’un jongleur ; ce n’est pas une comédie, mais une partie de cache-tampon !

Pourtant, si les Pattes de mouche sont un chef-d’œuvre, c’est dans le sens où les artisans prennent ce mot : c’est une merveille d’exécution, accomplie par un compagnon en passe de devenir maître ; argile ou métal, sapin ou bois des îles, peu importe la matière. Bien plus, le singulier mérite des Pattes de mouche, c’est que la matière n’en existe pas. C’est l’exemplaire unique, le type parfaitement pur d’un certain art contemporain, qui ne vaut que par le tour de main de l’ouvrier : c’est par là que cette pièce curieuse mérite d’être conservée dans le musée de la Comédie-Française. Les gens de bonne volonté s’ingénient à y découvrir une scène, au moins une, où palpite un peu l’homme ; ils se travaillent pour admirer, au second acte, le dialogue de Prosper et de Susanne, qui commence presque en disputé et s’achève en duo amoureux ; ils y suivent une évolution de sentimens. Ne voient-ils pas que c’est le mal prendre, et mal servir M. Sardou ? A-t-il fait ce qu’ils disent, il aurait dû faire plus ; a-t-il animé ses héros un moment, il aurait dû, depuis le premier mot jusqu’au dernier, les faire vivre. Mais non, pendant cette scène, s’il faut observer les yeux des personnages, ce c’est pas pour y chercher leurs âmes, mais pour suivre leurs regards : où vont-ils ces regards ? Vers deux bouts de papier, vers celui qu’il s’agit de détruire, vers celui que Susanne a mis à la place. Si Prosper devient amoureux, ou plutôt s’il parle et gesticule comme tel, c’est pour qu’il brûle celui-ci en croyant brûler celui-là, et pas pour autre chose. L’auteur n’a garde de nous distraire de son objet, de nous laisser oublier ces deux chiffons, et de nous attirer trop vers les réalités invisibles de l’âme. Imagine-t-on un escamoteur, pendant un tour d’adresse, racontant des amours et des haines, de façon à faire pâmer et trembler l’assistance ? On se plaint qu’il n’y ait que de l’air dans les gobelets de M. Sardou, et lion s’entête à y trouver une goutte de vin. Sans doute, je préfère un rouge-bord de Molière ; mais quoi ! n’est-ce pas un joli spectacle que des gobelets bien légers et bien nets, maniés par des doigts habiles ? Venu après Scribe, M. Sardou a voulu, cette fois au moins, donner la formule en action, mais la formule presque abstraite d’un certain art : il y a réussi ; combien d’ouvrages sont aussi creux, qui n’ont pas l’honnêteté d’être vides !

Assurément ce n’est pas le reproche d’être vide qu’on pouvait adresser à l’étonnant Amour de MM. d’Ennery et Davyl. Cet Amour était une grande carcasse, comme le Gayant promené dans les fêtes flamandes, où les auteurs avaient amassé la matière de vingt drames contemporains. Déjà, en 1872, à propos d’une reprise de l’Aveugle, un critique faisait remarquer cette sorte singulière d’abondance : « Bien d’inutile, rien de perdu. Ce sont là les procédés de l’industrie perfectionnée, appliqués dans les usines modèles, qui s’approprient et transforment, non-seulement les matières premières, mais aussi les débris, les déchets et les détritus[1]. » Depuis la première représentation de l’Aveugle, depuis vingt-sept années, les magasins de M. d’Ennery s’étaient enrichis ; on jurerait que dans l’Amour, il en a dépensé tout le stock. O le capharnaüm bondé d’effets sûrs, d’effets éprouvés dans le pathétique, voire dans le comique, dans le mélodrame et le vaudeville, et dans tous les ouvrages de genre douteux qui sont l’ordinaire du théâtre contemporain ! Tous les sentimens de convention, toute la fausse humanité, toute la viande creuse mise à l’étal, dans l’espace de tant d’années, sur les planches, tout est ramassé là. Cependant le public grogne ; pis encore, il sourit, en faisant la petite bouche. Maintes fois un de ces morceaux, accommodé de quelque sauce, a contenté son goût ; mais d’avaler toute la bête, les yeux fermés, d’un seul bloc, il fait à présent difficulté, il ne permet pas qu’on le comble et qu’on le gave si grossièrement : à flairer ce ragoût énorme, il s’aperçoit que la satiété lui vient Tirez ! Tirez ! Enlevez l’Amour ! Ainsi, le squelette idéal d’un certain théâtre, dressé par M. Sardou, n’a pas, autant qu’on le pensait, affriolé, l’assistance ; et ce qui d’ordinaire garnit le squelette, présenté par M. d’Ennery, l’a dégoûtée. Ai-je besoin de dire que je ne compare ni le mérite des deux ouvrages ni même leur succès ? Mais, d’un côté, je vois une perfection de forme, et, de l’autre, une plénitude de matière, qui, à des degrés différens, irritent le public M’étonnerai-je après cela si quelqu’un, voyant dénoncées les conventions en vertu desquelles l’une et l’autre étaient agréées, se risque à changer cette forme et cette matière ?

« Enfin nous sommes venus, nous autres qui ne savions pas faire une pièce ! .. » Au cours d’une causerie familière, c’est de cette façon plaisante que certain auteur, après avoir décrit les habiletés de M. Scribe et de son école, en vint à s’annoncer lui-même. Il avouait, par ce tour, son dédain pour des combinaisons auxquelles des fantoches peuvent seuls se prêter ; il déclarait sa préférence pour un art moins spécial au théâtre et plus voisin de la littérature, où l’observation des caractères, des sentimens, des mœurs, et, d’autre part, leur expression par le style, sont les principaux mérites du dramaturge.

Pour l’esprit d’observation, M. Meilhac, dans ce domaine parisien où il s’exerce, en est merveilleusement pourvu. Il connaît mieux que personne les petites idées, les menus sentimens, les légers travers de ce peuple ondoyant qui miroite, entre deux rives de hautes maisons, depuis le Gymnase jusqu’à la porte du Bois ; il en sait les sources et les affluens ; il sait même, aussi bien que des moralistes plus graves, où tout cela va se perdre. Il aperçoit les dessous de ce flot qui brille, et s’il ne rend, par de petites touches, que les paillettes de la surface, c’est de manière à prouver qu’il n’est pas dupe ; il ne voit sous cette apparence ni un fleuve de lait pur ni un torrent de boue, mais un courant mêlé de bien et de mal dans des proportions telles que nulle part ailleurs on n’en retrouverait la nuance et le mouvement. Le style lui fait-il défaut ? Point du tout. Jargon, si l’on veut ! ce jargon est le nôtre : en voici justement le vocabulaire et le timbre. Aisément vous découvrirez sur ce théâtre des écrivains plus nobles et plus forts ; mais un auteur dramatique plus expert à faire parler ses personnages selon leur époque, leur condition et leurs mœurs, c’est ce qu’il est malaisé de rencontrer. Aussi bien M, Meilhac ne se soucie guère du reste. J’imagine qu’il ne professe canoniquement le mépris d’aucune école ; il ne se résout pas par avance à ne pas construire une pièce ; il la laisse s’élever toute seule. Il anime ses héros, et puis il les écoute. Il les suit où leur naturelle fantaisie les mène ; il s’arrête en leur compagnie n’importe où ; tant qu’ils s’amusent d’y vivre, et puis il repart avec eux ; il les laisse agir et causer comme ils veulent, à l’heure qu’il leur plaît. Au moins est-ce son penchant. Observateur, on le sait assez, et docteur en langue parisienne, M. Meilhac, à sa manière, est aussi poète : son œuvre entière, s’il en était le seul maître et s’il l’avait faite comme il la rêve, je crois bien l’entrevoir : c’est le théâtre de Gavarni, gouverné par Fantasio.

Entrez en danse, personnages de la Ronde ! Vous n’êtes que des silhouettes, mais combien caractéristiques et vivantes ! Vous ne jouez qu’une parade, et bien légère, mais combien humaine ! D’abord Balaban, le commissaire : aimable homme, folâtre et philosophe, léger de mœurs naguère, et puis léger de bourse, léger de caractère toujours. Ruiné par la vie élégante, il a couru le monde quelque temps à la poursuite de la fortune. Revenu au gîte, il a demandé une place au gouvernement, n’importe laquelle, pourvu qu’elle fût voisine du boulevard ; un commissariat de police était vacant : il s’y blottit. S’il réussit dans cet emploi, il y restera ; s’il voit au bout de huit jours qu’il n’y peut rendre aucun service, il en demandera un meilleur. Il remplit ses fonctions avec l’innocence d’un amateur, il s’en amuse avec la gaîté d’un novice. Il feuillette sans fausse honte le manuel du métier ; un mari vient-il le requérir pour surprendre sa femme en flagrant délit, il se réjouit de cette aubaine comme d’une bonne fortune ; il en profite pour faire une politesse à l’ami qu’il rencontre ; peut-être a-t-il un dîner ou quelque ancien souper à lui rendre : « Qu’est-ce que tu fais après le spectacle ? — Moi ? rien. — Veux-tu venir avec moi ? J’ai une constatation d’adultère… — Mais est-ce que tu peux ? .. — Je demanderai la permission au mari. » Et il la demande, en effet : « Cela ne vous fait rien que j’emmène un ami ? »

L’ami, Roncerolles, tête à l’évent, mais bon cœur ; gentil camarade au club, et bientôt peut-être excellent partenaire dans le ménage ; amoureux pour le bon motif, amoureux de cerveau étroit et de sang pauvre, mais amoureux jusqu’au bout des nerfs et vibrant de jalousie au moindre souffle. — Son rival, le beau Narsi, Illyrien de naissance et grec partout ; il vit du baccara, c’est-à-dire du hasard corrigé par l’adresse ; mais c’est au jeu de l’amour qu’il espère profiter davantage : il veut gagner une orpheline, miss Nelly Barklay, en partie liée. En effet, il prétend d’abord compromettre ses deux tantes, Mrs Barklay, la belle veuve, et la petite Mme Pérelle, trop délaissée par son mari : alors il aura prise sur elles et obtiendra la main de leur nièce. — Mrs Barklay, l’Américaine acclimatée chez nous, d’allures cavalières et familières, mais de sens droit et de volonté saine ; sa sœur, Mme Pérelle, romanesque dans le flirt, imprudente comme une alouette ; miss Nelly, l’héritière, gamine émancipée par sa dot, qui secoue ses boucles folles, saute à pieds joints et frappe dans ses mains en s’écriant : « Je donnerais un million pour avoir ceci, pour aller là ! je donnerais tous mes millions pour avoir un mari comme le comte ! .. » — Pérelle, le viveur impénitent, qui néglige Mme Pérelle en ne voyant pas qu’elle est charmante, pour se dandiner à la suite de toutes les drôlesses de Paris… A l’heure même où sa femme est presque prise dans le traquenard d’un roué, à deux pas d’elle justement, il requiert de bonne foi le commissaire qui passe, pour lui faire enregistrer l’infidélité de sa maîtresse ; et quand le commissaire, après un interrogatoire bouffon, lui dit qu’il n’a pas à s’occuper de ces choses-là : « Je croyais que vous le pouviez, dit-il, par extension. » — Qui désignerai-je encore ? Tabernier, le mari trompé, qui depuis longtemps a pris son parti de ce malheur et se réjouit de le faire enfin constater. Il a tout son sang-froid et prie le commissaire de respecter l’orthographe de son nom : Tabernier, et non Tavernier. Il plaisante et fredonne : « Nous allons chez moi, à une heure ; nous montons, nous entrons sans bruit, et alors… Taratata balababoum ! »

Voilà une Ronde qui n’est pas une ronde des morts ; on ne peut soupçonner les danseurs de n’exister plus ni de n’exister point ; tous, jusqu’aux plus petits, que je n’ai pas le loisir de signaler, ils sont de ce temps et de cette ville, et, s’ils ont un tort, c’est qu’ils n’en sont que trop. Balaban, Roncerolles et Tabernier ne seront pas chez eux comme le Maître de forges, — ni comme le Misanthrope, — à Bucharest et à Mont-de-Marsan aussi bien qu’à Paris ; je doute qu’on les reconnaisse partout et que partout on les accueille. Mais ici, du moins, quel plaisir de voir se trémousser ces bonshommes ! Ombres chinoises, d’accord ! ou plutôt ombres parisiennes, mais portées par des humains, et non par des pantins ; ombres frétillantes, que fait grimacer le frémissement des nerfs et non une manœuvre de ficelles ; ombres minuscules, j’en conviens, ombres d’atomes, soit ! mais la poussière dont voici la dansante image est de la poussière d’humanité.

Le style, qu’en puis-je dire que je n’aie dit et redit à propos d’autres pièces de M. Meilhac ? Il est justement celui qui sied aux personnages, ni trop haut ni trop bas d’un ton. Léger, coloré comme l’oiseau-mouche, il sautille comme le pierrot de nos toits. La scène de Roncerolles et de Mrs Barklay, au second acte, est écrite de la même plume que la Petite Marquise : c’est le Dépit amoureux, réduit et traduit en jargon de nos jours. Roncerolles est sincèrement amoureux et jaloux ; mais son amour et sa jalousie s’expriment comme peuvent s’exprimer l’amour et la jalousie de Roncerolles, Parisien de Paris, et membre de plusieurs cercles. Tout ce qui l’entoure ici parle de naissance le même dialecte, propice aux trouvailles de parole, reparties et joyeux traits ! Ce ne sont pas ici des bons mots fabriqués d’avance et laborieusement plaqués, mais les lazzi d’une malice qui s’égaie elle-même et s’émoustille en marchant. Point de faux brillans attachés de force sur l’habit des comparses ni des héros ; mais une poudre d’émail voltige sur tous et donne à tous de l’éclat sans altérer les couleurs. Chacun est naïf et tous ont de l’esprit. Par instans, sous la libre boutade d’un personnage, apparaît l’ironie de l’auteur ; sans prétention ni pédanterie elle est subtile, et, si fine qu’en soit la saveur, elle est amère autant qu’il faut. Roncerolles excuse la jalousie, écoutez par quel tour : « Comme s’il n’était pas tout naturel, quand on aime une femme, de supposer qu’elle en aime un autre ! »

Mais ces personnages grouillans et babillards, où vont-ils et par quels chemins ? Comment mènent-ils leur ronde, où feront-ils halte et pour quelle action vont-ils se concerter ? Au premier acte, ils sont dans le vestibule d’un cercle ; au troisième, devant le contrôle d’un théâtre. Soit ! cela vaut l’antichambre et la place publique où les héros d’autrefois se rencontraient. Les nôtres ici composent des tableaux où se retrouvent les mille bruits et la gesticulation de la vie dans certains coins de la grande ville. M. Zola, qui, au milieu de la préface de l’Assommoir[2], s’extasie sur la reproduction d’un cabaret, serait émerveillé par la reproduction de ce contrôle, bien autrement minutieuse et plus animée. M. Becq de Fouquières, qui vient de publier un essai philosophique sur la mise en scène[3], jugera peut-être cette exhibition indiscrète. Pour en excuser le détail, faut-il rappeler la Galerie du palais, avec son libraire, sa lingère et son mercier ? Faut-il citer Corneille qui, dans l’examen de la pièce, avoue qu’il a pris ce titre ; « parce que la promesse de ce spectacle extraordinaire et agréable pour sa naïveté, devait exciter vraisemblablement la curiosité des auditeurs ? » Même il ajouté ingénument : « Et ça été pour leur plaire plus d’une fois que j’ai fait paraître ce même spectacle à la fin du quatrième acte, où il est entièrement inutile. » Après cela, je pense que la dignité du Gymnase est sauve, et qu’on ne lui reprochera pas trop durement ce décor de revue.

Nous voici donc devant le contrôle d’un théâtre, ou plutôt du théâtre, car c’est justement celui du Gymnase, après nous être trouvés dans le vestibule d’un cercle. Que font nos bonshommes ? Ils entrent et sortent, ils passent et repassent, ils imitent le va-et-vient de la réalité. Ils échangent des propos plaisans, qui font connaître leurs conditions et leurs mœurs, mais quant à nouer, et surtout à serrer une intrigue, ils n’y pensent guère plus que nous ne pensons à former un complot, quand nous marchons par les rues, avec les promeneurs qui nous croisent. Pourtant, au premier acte, dans ces causeries à bâtons rompus, nous avons saisi par fragmens la donnée d’une pièce ; au troisième, dans les mille facettes du dialogue, nous voyons s& refléter de ci, de là, quelques souvenirs de cette donnée. Tout un ouvrage conduit de la sorte, où la suite idéale d’un fil ténu, souvent relâché ou même rompu, serait le seul lien entre les personnages les plus vivans et les mieux parlans qui se pussent rêver, tout cet ouvrage aurait-il chance de plaire ? J’en doute. Après que M. Scribe nous a gâtés, l’intrigue du Misanthrope nous paraît d’une faible trame ; que dire de celle des Fâcheux ? Et parfilée encore.. ! Habitués à la toile à voile, nous ne voulons pas de dentelle en charpie.

Cependant, cet ouvrage qui pourrait plaire à quelques douzaines de curieux, cette série décadrés où s’ordonnerait en tableaux, une multitude de croquis, cet exemplaire d’un art nouveau, M. Meilhac ne l’a pas risqué. Entre le premier et le troisième acte, il a mis le second, où, partant de la donnée tellement quellement exposée, il a filé un commencement de comédie. Il l’a filé le plus joliment du monde, en deux grandes scènes très simples, continuées selon la tradition, — mais selon la bonne, — l’une entre Roncerolles et Mrs Barklay, l’autre où coquettent Narsi et Mme Pérelle. Le public n’avait goûté que du bout des dents les hors-d’œuvre du premier acte : il avait craint qu’on ne voulût tromper sa faim ; pourtant, c’étaient des friandises de bonne mine, et présentées à leur place : il les avait laissées passer sans murmure. Cette entrée de comédie, venant après, lui fi plaisir ; elle le rassura et le rendit plus difficile pour la suite : l’appétit croît en mangeant. Vint ensuite le troisième acte. : il est délicieux par lui-même, tout plein d’entremets exquis ; ce n’était pas le plat de résistance que, le public attendait, il l’attendit, ce plat, jusqu’à la fin du service, regardant défiler la plus Une dînette sans vouloir y toucher qu’à peine, sans la savourer du moins : M se réservait pour autre chose ; à la fin, peut-être, il fut fâché de sa réserve, mais contre qui fâché, sinon contre l’auteur, qui la lui avait inspirée ? Était-ce bien la peine d’exciter son désir au second acte ? Avait-on juré de lui ménager une déconvenue ?

Quatrième service, nouvelle surprise, — contraire à la première, mais qui envenime la mauvaise humeur des convives. Ils ne comptaient plus que sur un dessert : voici, tout à coup précipité, ce reste du repas qu’ils réclamaient tout à l’heure. L’un sur l’autre, des plats hétérogènes, quelques-uns d’une fantaisie étrange, d’autres sérieux et même lourds, achèvent d’étonner, par le pêle-mêle et par la hâte, des gens qui ne les attendent plus ou ne les attendaient pas. L’auteur, dans le milieu de la pièce, par dédain du convenu, par caprice d’artiste qui s’oublie où il s’amuse, avait laissé flotter son intrigue, soudain il la ressaisit, se souvenant qu’il fait un ouvrage de théâtre et qu’il n’a plus qu’un acte remplir. Alors, dans cet acte, il jette négligemment tous les élémens d’une pièce, à quelque genre qu’ils appartiennent, opérette, vaudeville ou mélodrame : le brigand calabrais, qui sert de domestique à Narsi, vient du répertoire d’Offenbach ; les portes, par où l’on ira de chez Narsi chez Mme Tabernier et chez Mlle Lucette, ont été percées par M. Hénnequin ; la lettre que Narsi met sous le nez de Mme Pérelle comme une traite tirée sur son honneur est un accessoire prêté par l’Ambigu. En vain, parmi ces ingrédiens divers, circule encore l’esprit le plus vif, et tantôt le plus fin, tantôt le plus bouffon ; en vain, dans ces circonstances difficiles, les personnages continuent à vivre tant bien que mal et à parler plaisamment. Après ces complications, le dénoûment, fort joli par sa simplicité classique, paraît laisser le drame se dissoudre plutôt qu’il ne paraît le dénouer. Ce quatrième acte, confus, et qui paraît postiche, quoique l’action de l’ouvrage s’y resserre presque toute, ce malheureux quatrième acte, loin de satisfaire le public, l’exaspère ; il gêne les délicats. Il compromet le succès, déjà trop indécis : avons-nous, par notre étude, assez expliqué cette indécision ?

Toute la matière de cette pièce est excellente et neuve : personnages et dialogue sont dignes de l’auteur. Mais la forme, j’entends la forme scénique, est incohérente : neuve pour le premier et le troisième quart, renouvelée des classiques pour le second, elle est pour le dernier selon la méchante dramaturgie de ces modernes qui sacrifient presque tout à l’action. La différence de genre du premier et du troisième acte au second, et la différence des trois ensemble au dernier sont des disparates mortelles. La mauvaise ordonnance qui fait venir, dans une pièce d’abord épisodique, après un morceau de comédie soutenue, un regain d’épisodes, si acceptables que soient ces deux manières, est déjà faite pour déconcerter le goût ; survenant à la fin, une troisième manière, inférieure aux deux autres, ne peut qu’abîmer l’ensemble. Le piquant est que, sans doute, M. Meilhac avait commencé par imaginer cette fin, c’est-à-dire l’action, qui est le pire de l’ouvrage : pour mener cette action, il aura conçu des personnages si vivans qu’au lieu de s’y prêter, ils se sont divertis à babiller, sur des modes divers, pendant les trois quarts du temps convenu ; il les aura laissés faire, par dégoût de la besogne d’abord entrevue, et, sur le tard seulement, il aura repris et bâclé cette besogne. Ces contradictions, il faut le dire, sont d’un artiste, et, dans le désarroi de l’art dramatique, il n’est que trop facile de les expliquer. Malgré toutes les qualités que nous avons reconnues, malgré le talent de MM. Saint-Germain et Noblet, qui représentent Balaban et Roncerolles, malgré la verve de Mlle Magnier, qui figure Mme Barklay, malgré le zèle du reste de la troupe, la Ronde du commissaire n’aura peut-être pas une longue fortune ; mais si la comédie que nous espérons, la comédie nouvelle et de matière et de forme, doit paraître quelque part, c’est de M. Meilhac que nous l’attendons.

A l’heure qu’il est, sur tous les théâtres, la liquidation de la vieille fabrique se fait à de médiocres prix. Je m’étonne que la Comédie-Française, au lieu de faire débuter M. Duflos dans le don Carlos d’Hernani, quelque succès qu’il y dût obtenir, ne l’ait pas produit, comme Mlle Montaland, dans Bataille de Dames : j’en félicite pourtant M. Perrin. Au Gymnase, pour spectacle nouveau, c’est la Camaraderie qu’on prépare : grand bien fasse à M. Koning ! Je ne serais pas surpris qu’à l’Odéon, après cette honorable reprise des Ménechmes, on ne ressuscitât la Calomnie, mais j’en serais fâché pour l’Odéon. Avant et après l’Amour, au Vaudeville, deux ouvrages de Dumanoir estimés avec quelque raison, les Invalides du mariage et les Femmes terribles, n’ont pas forcé l’indifférence du public : il faut appeler le Plus Heureux des trois à la rescousse. Au Palais-Royal, après l’échec du Cupidon, de M. Bisson, un autre imbroglio, les Petites Godin, de M. Ordonneau, se tord laborieusement pour faire rire et n’y réussit qu’à peine. Je sais bien qu’aux Nouveautés, le Château de Tire-Larigot, la féerie burlesque de MM. Blum et Toché, attire les personnes du bel air ; qu’aux Menus-Plaisirs, Ma Femme manque de chic, l’aimable vaudeville de MM. Busnach et Debrit, amuse beaucoup d’honnêtes gens ; et qu’à la Renaissance, après l’Amazone, — une comédie de MM. Pierre Decourcelle et Ferdinand Bloch, qui n’était pas dépourvue de mérite, — après l’Inflexible, — une tragédie en prose de MM. Parodi et Vilbert, qui visait plus haut qu’elle n’atteignait, — c’est le Voyage au Caucase, de MM. Blavet et Carré, une farce pleine de bonne humeur, honnête et sans prétention, qui ramène la fortune. Je sais que ni le Voyage au Caucase, ni Ma Femme manque de chic, ni le Château de Tire-Larigot ne sont des nouveautés si neuves qu’il faille les saluer comme les rayons d’une aurore. Je sais même qu’une vieillerie, Fualdès, galvanisée par Mme Marie Laurent et M. Taillade, fait courir les curieux à l’Ambigu, et qu’à cette vieillerie lugubre une vieillerie joviale, la Fille du diable, va succéder, peut-être avec succès. Je sais que, près de la Bastille, un drame de M. George Richard, Boislaurier, soutenu par M. Paul Esquier, a réussi, et que ce drame n’était pas un miracle d’originalité… Mais je sais aussi que, chez Guignol, plusieurs pièces construites selon d’antiques formules sont encore applaudies : est-ce une raison pour ne rien souhaiter qui s’élève au-dessus ?


Louis GANDERAX.

  1. Auguste Vitu, les Mille et une Nuits théâtre (1er vol.). — Ollendorff, éditeur.
  2. W. Busnach, Trois Pièces ; Charpentier, éditeur.
  3. L’Art de la mise en scène, essai d’esthétique théâtrale ; Charpentier, éditeur.