Revue dramatique - 14 avril 1914

Revue dramatique - 14 avril 1914
Revue des Deux Mondes, 6e périodetome 20 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


Gymnase : Pétard, comédie en trois actes de M. Henri Lavedan. — Comédie-Française, l’Envolée, pièce en trois actes de M, Gaston Devore. — Deux Couverts, un acte de M. Sacha Guitry. — Comédie des Champs-Elysées : La Victime, comédie en trois actes de MM. Fernand Vandérem et Franc-Nohain. — Théâtre-Antoine. — La force de mentir, pièce en trois actes de MM. Tristan Bernard et Marullier. — La Tontine, comédie en deux actes de MM. Paul Armont et Marcel Gerbidon.


Pour une comédie satirique, il n’y a pas de meilleur type que celui du parvenu. Important par définition, bruyant par tempérament, il tient de la place, il emplit la scène, il s’entend de loin, il se voit de partout : c’est, éminemment, un personnage de théâtre. Il n’est pas désagréable à regarder ; il représente le succès, il donne l’exemple de la fortune : c’est un bon exemple. D’ailleurs, content de lui, il est content des autres et veut que tout le monde soit content. Ce n’est pas un méchant homme ; il sait qu’il a beaucoup à se faire pardonner : il se laisse gruger. Nous éprouvons pour lui une sorte de sympathie ; mais c’est une sympathie dédaigneuse et qui fait la renchérie. Ce richard qui a lui-même gagné ses richesses, cet arriviste qui a déployé, pour arriver, des ressources infinies d’habileté, d’énergie, de roublardise, de persévérance, d’ingéniosité et de volonté, on a soin de nous le représenter, toujours et invariablement, comme un parfait imbécile. Ce n’est guère vraisemblable, mais c’est ainsi. On admet qu’ayant dépensé tout son esprit dans l’acquisition de sa fortune, il ne lui en reste plus pour son usage intime. Il est mal élevé, vaniteux, grossier, épais, vantard et entasse les gaffes sur les balourdises. Et cela nous fait énormément de plaisir : cela nous flatte et nous venge. Nous songeons, à part nous : « La fortune, à ce prix-là, c’est trop cher. Et moi aussi, parbleu ! si j’avais voulu... Mais je n’ai pas voulu. Je n’ai pas de millions, mais j’ai des scrupules, du goût, du tact, de la délicatesse, et des manières excellentes. » Ce n’est pas entièrement vrai ; mais nous en sommes fortement persuadés ; et, puisqu’il ne s’agit ici que de notre satisfaction personnelle, c’est l’important. Le type du parvenu, dans son fond, ne varie pas ; car il s’agit toujours d’un homme parti de bas, qui a gardé la tare de son origine première ; et les qualités qu’on met en œuvre pour parvenir, audace et souplesse, sont sensiblement pareilles dans tous les temps : le rôle a une tradition. Ce type, toujours le même, est toujours différent ; car les moyens de parvenir s’adaptent à chaque état social et changent avec lui : c’est un rôle qu’on peut refaire tous les vingt-cinq ans. Ajoutez un dernier trait : le type est particulier à notre scène. Il n’a sa raison d’être que dans une société hiérarchisée comme la nôtre où les distinctions sociales ont survécu à la ruine de l’ancien régime. Surtout il suppose dans le public une finesse, un sentiment des nuances qui est chose très française. Vive donc Pétard, le dernier en date, le plus jovial, le plus brutal, le plus cynique et le plus sympathique des parvenus !

Nous sommes dans le parc du château de Persanges. Ce château historique n’est pas seulement le lieu de l’action, il en est l’un des acteurs et non des moindres. C’est le personnage muet, impersonnel et symbolique, qui domine toute la pièce. C’est à propos de lui et autour de lui qu’on se bat. A qui appartiendra-t-il ? Que va-t-il devenir ? Que fera-t-on de lui ? Que peut-on faire d’un château historique au XXe siècle ? C’est la question à laquelle nous sommes sans cesse ramenés. La « crise » pour un château c’est le changement de propriétaire. Le château de Persanges est à l’instant de la crise, à la minute critique où. à cesse d’appartenir au marquis de Persanges pour passer entre les mains de M. Pétard.

Aussi longtemps qu’il lui a été possible, le marquis a tenu bon. Mais tout a une fin : il est acculé à la nécessité de vendre. Il a vendu la demeure de ses pères et il l’a vendue pour un morceau de pain. C’est un de ces drames obscurs et pitoyables, douloureux et mesquins comme nous savons, ou nous devinons, qu’il s’en passe tous les jours. Il n’est pas besoin d’imaginer une de ces tragédies financières, ni d’invoquer ces folles prodigalités où sombre un patrimoine : il suffit des exigences de la vie journalière, du coût de cette vie qui augmente et de la diminution des revenus : faute de quelques billets de mille francs annuels, il faut se défaire de la vieille maison seigneuriale, et encore s’estimer heureux quand on en trouve un prix même dérisoire.

Le marquis, jusqu’à ce jour, n’a pas osé annoncer à son fils, Philippe, élève à l’École navale, la dure nouvelle. Il ne se décide à parler qu’in extremis, et parce que le jeune homme va être averti par la rumeur publique. Philippe éprouve une colère mêlée de chagrin qui s’exprime dans les meilleurs termes : il dit sur la poésie des vieilles pierres des choses profondes et exquises : il a lu les livres de M. André Hallays. Mais d’ailleurs à quoi peut aboutir cette belle indignation ? Ce n’est pas sur sa solde d’officier de marine que Philippe prélèvera de quoi entretenir le château. Il ne semble pas davantage enclin au procédé héroïque qui a servi à beaucoup de ses pairs : faire un mariage riche pour fumer ses terres. Il n’a aucun moyen de sauver le cher domaine. Seulement il a eu une minute d’émotion dont nous lui savons gré et qui nous l’a fait prendre en amitié.

Tandis que le père et le fils dialoguent, ne croyez pas que la scène autour d’eux reste vide. Elle est au contraire sans cesse occupée par tout un grouillement de monde. Pétard, pour solenniser sa prise de possession, donne une grande fête. Il pend une crémaillère monstre. Tout le pays est invité à banqueter chez le nouveau seigneur. Un grand restaurateur de Paris s’est emparé du parc, et ses employés vont et viennent disposant les tables, cependant que de tous côtés affluent les autorités, les invités et les simples curieux. Enfin l’arrivée de Pétard est suffisamment préparée ; il y a assez de monde sur la scène : son nom, ce nom ridicule et sonore, est sur toutes les lèvres : il peut faire son entrée, lui-même, en personne ; nous sommes mûrs pour contempler le fameux marchand d’orviétan, le roi du bluff, célébré par toutes les réclames, popularisé par toutes les affiches, le seul, l’unique, Pétard enfin.

Un grand bruit de trompes et de cornes d’automobile, remplaçant les trompettes et timbales d’autrefois, et le voici tel que nous l’imaginions, protecteur, familier, craquant de vanité, suant l’argent par tous les pores, débordant de vulgarité. Et pour le cas où la psychologie de ce gros homme conserverait pour nous quelque mystère, il va, tout à l’heure, nous en faire lui-même les honneurs dans un discours qui est la partie essentielle de cet acte, le morceau de bravoure, la cavatine et le grand air du moderne parvenu. Il y a là tout le village, et aussi l’évêque, le préfet, et le ministre ; et, parce que tout ministre est apte à tous les ministères, le vague de cette appellation « le ministre » nous a paru charmant. A l’adresse de chacun. Pétard tient une aménité en réserve ; par exemple, il rappellera que son père était communard et a fait partie du peloton d’exécution qui a fusillé l’archevêque de Paris : cela pour l’édification de Monseigneur. D’autres se guindent à des allures comme il faut ; lui, il étale sa mauvaise éducation et il en ajoute. Il est peuple et au-dessous. Il brode des variations sur ce thème : « C’est de la canaille, eh bien ! j’en suis. » Ce boniment joyeux et effrayant, puissant et cocasse, finaud et ingénu, où il y a du maquignon, du commis voyageur, du pitre, du camelot, de l’enfant terrible, du bon enfant et de l’enfant, produit un effet énorme. Il électrise les invités et il campe devant nous le bonhomme en pleine lumière. Nous avons de Pétard plein les yeux et plein les oreilles.

Toutefois, et par des moyens justement opposés, il est quelqu’un qui, à côté de lui, n’a pas laissé de se faire remarquer et d’attirer notre attention. Pétard nous a étourdis par son incoercible déballage : Hélène Lacan nous inquiète et nous intrigue par sa réserve, sa discrétion, ses demi-mots et ses demi-silences, et ce je ne sais quoi de mystérieux dont s’enveloppe son énigmatique personne. Elle est la fille de petits bourgeois qui habitent le voisinage. Elle a été séduite par Philippe de Persanges, c’est-à-dire, comme elle tient à le préciser, qu’elle s’est donnée à lui, pour se donner, et non du tout pour s’en faire épouser. Cette jeune personne qui aime l’amour, n’a pas moins de goût pour l’argent. Elle s’en vante, et, sous nos yeux, elle accepte de la fille de Pétard, Lucie, un collier de perles dont la valeur marchande excède sensiblement le petit cadeau qui entretient l’amitié. A la fin de l’acte, Hélène se ménage avec Pétard une entrevue qui est une rencontre et croise avec lui quelques ripostes, comme on croise le fer. Voilà les deux adversaires, et l’issue de la lutte ne saurait être douteuse. Pétard est un gros morceau : nous ne doutons pas qu’Hélène, de ses dents avides, n’en fasse qu’une bouchée.

Ce premier acte est brillant, varié, divertissant, et quoique d’une longueur un peu anormale, on l’écoute jusqu’au bout charmé, amusé et ravi. L’observation y forme avec la fantaisie le mélange le plus savoureux. Au décor, château, fête dans le parc, noce campagnarde, on dirait un opéra-comique ; mais la détresse du gentilhomme ruiné, l’arrogance du parvenu, maints détails semés çà et là nous jettent en pleine comédie de mœurs et sont d’excellente satire sociale. Et ce qui éclaire la scène, y éclate en feu d’artifice, y part en fusées, c’est l’esprit de l’auteur. J’ai eu déjà maintes fois l’occasion d’en faire la remarque : le dialogue, dans les pièces de M. Lavedan, est incomparable. Parmi les auteurs dramatiques d’aujourd’hui, si bien doués qu’ils puissent être, et quels que soient d’ailleurs leurs mérites particuliers, aucun autre ne possède l’art du dialogue au même degré que M. Lavedan. C’est la souplesse, la rapidité, la vivacité du dialogue de théâtre, et c’est la netteté de forme, la perfection du style écrit. Les mots de celui-là sont bien à lui et on ne se souvient pas de les avoir déjà entendus, je veux dire : entendus partout. Son esprit original, prime-sautier, est non pas l’esprit de Monsieur tout le monde, mais l’esprit de M. Lavedan. C’est un grand charme.

Si les trois actes de Pétard eussent été de la même qualité, la pièce eût été l’une des meilleures parmi celles que nous devons à l’auteur du Prince d’Aurec, du Marquis de Priola et du 'Duel, trois des comédies les plus fortes de ces vingt-cinq dernières années. Mais après ce premier acte qui annonçait une comédie de caractère, et qui est à lui seul une très jolie comédie de caractère, commence une comédie d’intrigue, qui sans doute ne vaut pas moins que beaucoup d’autres comédies d’intrigue, mais qui aussi ne vaut pas mieux et ne m’a pas paru de la plus heureuse invention.

C’est encore à Persanges, cette fois dans la grande salle ornée de portraits de famille : Pétard a acheté les portraits avec le château, persuadé qu’il achetait les ancêtres avec les portraits. A peine a-t-il eu le temps de distribuer au maire, au curé, à l’institutrice, quelques libéralités assaisonnées de quelques insolences, arrive Hélène. Elle a donné rendez-vous à Pétard dans un an : elle est exacte au rendez-vous. Elle est reçue d’abord par Lucie Pétard et lui raconte une année de sa vie. Ç’a été une année très accidentée. Passée en Angleterre, elle est devenue l’héritière d’un richissime lord anglais et habite maintenant à Paris un luxueux petit hôtel, sous un nom d’emprunt. Cela d’ailleurs en tout bien tout honneur : c’est l’histoire d’une aventurière ad usum puellæ. A Pétard, avec qui elle a ensuite un tête-à-tête, elle recommence la même histoire, mais cette fois pimentée de détails plus véridiques et plus excitans. Même dans cette seconde version, l’aventure nous parait bien extraordinaire. Cette fille de petits bourgeois campagnards a fait dans la galanterie un chemin terriblement rapide : nous avons peine à y croire : là comme partout, les débuts sont difficiles. A Philippe de Persanges, à qui elle a donné rendez-vous chez Pétard, — encore un trait peu vraisemblable, — elle refait pour la troisième fois le récit de ses aventures fantastiques ; et nous commençons à trouver que c’est une histoire qu’elle recommence un peu trop souvent. Philippe, qui est un bon nigaud, trouve qu’il n’y a dans tout cela rien de répréhensible, et, de plus en plus, brûle de donner son nom, un nom aristocratique, authentique, historique, un vieux nom sans tache, le nom dont il est fier et si justement fier, à cette estimable personne. C’est un peu fort. Pétard et le jeune Persanges échangent des propos désobligeans. Enfin Philippe laisse la place à Pétard, et Hélène fait avec le millionnaire amoureux ce marché : donnant, donnant ; elle se donnera à lui, à condition qu’il lui donne Persanges ; elle sera sa maîtresse, le jour où il lui apportera les titres de propriété de Persanges. Nous devinons qu’elle veut rendre ainsi à Philippe le château de ses pères : joli cadeau à recevoir d’une femme galante.

Au troisième acte, Lucie supplie son amie Hélène de ne pas devenir la maîtresse de Pétard : tout de suite, Hélène s’y engage. Arrive Pétard, comme nous nous y attendions, portant dans ses bras les titres de propriété de Persanges. Pour tenir la promesse qu’elle vient de faire à la fille, Hélène manque à la promesse qu’elle avait faite au père : elle se refuse. Pétard donne tout de même le château : pour un forban, c’est un forban de bonne composition. Au tour de Philippe de refuser le château : il est toujours disposé à prendre Hélène, et à la prendre pour femme, quoiqu’il la connaisse maintenant pour ce qu’elle est : une vulgaire courtisane. Mais il ne veut pas du château. Personne n’en veut. Persanges n’est plus ni au vieux gentilhomme qui l’a vendu, ni au parvenu qui l’a acheté, ni à la courtisane qui se l’est fait donner pour un autre, ni à cet autre qui repousse, un abominable présent : il n’est à personne. Il est, comme dit l’adage de droit, res nullius. Il fait retour à l’État ; on l’aménagera en hospice. Plaignons-le : dans toute cette affaire, lui seul est à plaindre... Ainsi toute la perversité d’Hélène n’aboutit à aucun résultat ; du caractère de Pétard, tel qu’il l’avait posé, l’auteur n’a tiré aucun effet ; l’intrigue, qui emplit les deux derniers actes, compliquée, flottante, sujette à revenir sur elle-même et surtout à dévier, ne mène à aucune conclusion. Et pourtant nous écoutons sans ennui ces deux actes qui n’aboutissent pas, parce que les personnages de M. Lavedan, même quand ils n’ont rien à dire, le disent très bien, de cette manière chatoyante et forte qui est la manière de M. Lavedan et dont on ne se lasse pas.

M. Guitry a été, surtout au premier acte, un Pétard superbe de vulgarité, d’outrecuidance et de bonhomie. M. Gauthier est, comme toujours, charmant de jeunesse et d’impertinence dans le rôle du jeune gentilhomme. Mme Simone est coquette, nerveuse et trépidante à souhait sous les traits de l’incompréhensible Hélène.


L’Envolée n’est ni une pièce satirique, ni une comédie légère ; c’est un drame bourgeois, tout à fait suivant la formule de Diderot, qui ressortit au genre sévère et n’exclut pas la déclamation. Sans se confondre absolument avec la pièce à thèse, le drame bourgeois est du moins une pièce à idées, ou à tendances. L’auteur présente les personnages et dispose les événemens de façon à nous amener à une certaine conclusion. Je ne sais si c’est la faute de M. Devore, et probablement c’est plutôt la mienne, mais il me semble que des événemens tels que l’auteur les a imaginés il se dégage une conclusion diamétralement opposée à celle qu’il en tire, et que nous pensons de ses personnages justement le contraire de ce qu’il en pense

M. Derembourg est marchand de meubles : il a créé une maison où on fait avec une égale perfection le neuf, le vieux neuf et le vieux ; l’affaire est en pleine prospérité, et M. Derembourg souhaite la voir reprendre par son fils. Des deux fils qu’il avait, l’un est mort aux colonies ; c’est pourquoi il s’est juré que les colonies ne lui prendraient pas le second, et qu’il le garderait près de lui, au faubourg Saint-Antoine. Pour faire le bonheur et la fortune de ce garçon, il l’a fiancé avec Mlle Bernay, fille d’un autre marchand de meubles, son plus redoutable concurrent. Les deux maisons associées n’en feront plus qu’une, qui sera reine sur le marché. D’ailleurs la petite Bernay est charmante, jolie, candide, aimant beaucoup son fiancé et impatiente de l’épouser. Georges Derembourg est un heureux gaillard et son père est un bon père.

Or, par une conversation de Georges avec l’explorateur Martigny, nous apprenons qu’il rêve d’aller aux colonies, qu’il n’aime pas sa fiancée, qu’il aime Mlle Henriette, dessinatrice dans les ateliers de son père, et qu’il voudrait l’épouser. Bientôt, il fait monter Mlle Henriette, sous prétexte d’examiner avec elle des modèles de dessins, et lui parle de tout autre chose : il découvre, au cours de cet entretien, qu’elle est fille d’un professeur de mathématiques. Cette révélation dissipe ses derniers scrupules : le fils d’un marchand de meubles, même millionnaire, peut bien épouser la fille d’un professeur de mathématiques, même pauvre. Le père, revenu à l’improviste et renseigné par l’attitude gênée de son fils et de son employée, flaire le danger... Nous songeons, à part nous : « Voilà un garçon qui veut faire un sot mariage : il n’est pas le premier. L’ouvrière à laquelle il s’intéresse est pauvre, honnête et fille d’un professeur de mathématiques. Elles sont toutes pauvres, honnêtes et filles d’un professeur de mathématiques, à moins que ce ne soit d’un officier supérieur. Le père qui a fondé une famille, et qui l’a élevée de plusieurs degrés dans l’échelle sociale, va défendre cette famille contre une fâcheuse intrusion : il aura joliment raison ! »

Deuxième acte : le déjeuner de fiançailles vient d’avoir lieu ; Georges y a brillé par son absence ; aussi ai-je à peine besoin de vous dire qu’il y a de la gêne, et une certaine fraîcheur dans l’air. Vainement M. Derembourg se met en frais d’éloquence pour démontrer au père de la jeune fille que cette incorrection ne tire pas à conséquence, et que les meilleurs mariages ne débutent pas autrement : il ne convainc ni son interlocuteur, ni lui-même. M. Bernay précise que si on se moque de sa fille et de lui, il ne signera pas le contrat d’association commerciale et entamera une guerre sans merci contre la maison Derembourg dont il a débauché le contremaître. Ce n’est pas très élégant ; mais, comme dit l’autre, ce sont les affaires. Justement effrayé, M. Derembourg demande à sa femme aide et secours ; qu’elle chapitre son fils, qu’elle les débarrasse tous de Mlle Henriette !... Il est hors de doute que c’est pour Mme Derembourg le devoir tout indiqué, devoir d’épouse et de mère.

Celle-ci a reçu les confidences de son fils : elle sait qu’il voudrait lâcher sa fiancée et partir avec Martigny ; et même, Martigny ayant besoin de deux cent mille francs, elle s’est à peu près engagée à demander les deux cent mille francs à son mari. Je n’ai aucune connaissance des affaires ; toutefois ce Martigny me fait mauvaise impression : que j’en ai vu partir, pour les colonies ou pour ailleurs, de ces deux cent mille francs qui ne sont jamais revenus ! Cependant, Mme Derembourg, afin de contenter tout le monde, fait appeler Mlle Henriette, comme son mari le lui a demandé, obtient d’elle qu’elle s’expatrie, et lui fait accepter une situation à Buenos-Ayres. Henriette, allant au-devant des désirs d’une famille qui l’a tirée de la misère, a préparé une lettre pour Georges : elle déclare ne pouvoir l’épouser et s’excuse sur un engagement antérieur, comme pour les dîners en ville. Touché de tant de noblesse d’âme, Mme Derembourg demande à Mlle Henriette la permission de l’embrasser. Cela ne laisse pas de nous inquiéter.

Quand il lit la lettre de Mlle Henriette, Georges demeure stupide. Est-ce possible que ce soit vrai ? Oui, puisque Mlle Henriette l’écrit. Une minute, nous pouvons croire que tout est sauvé. Alors Mme Derembourg s’écrie : « Non, ce n’est pas vrai ! Mlle Henriette est libre. » La vérité a été la plus forte et elle lui a arraché ce cri. Exclamation sublime ou gaffe monumentale ? C’est pour les projets de M. Derembourg l’effondrement final. Tel peut être l’effet d’un mot, placé à propos.

Au troisième acte, les événemens se précipitent : Georges doit partir le soir même avec Martigny et les deux cent mille francs. Comment s’est-il procuré ces deux cent mille francs ? Voici. Son père les lui ayant catégoriquement refusés, c’est sa mère qui les lui a donnés. Elle avait en dépôt cette somme que son mari lui avait confiée pour payer une échéance. Elle a fait ce léger virement. Que ne ferait-on pas pour un fils ? Et comme elle est pleine de tendresse pour ce fils et craint pour sa santé là-bas, s’il n’a les soins d’une femme : « Allons, dit-elle, mademoiselle Henriette, partez avec lui ! On vous mariera au retour. » C’est une mère que les préjugés n’embarrassent pas. Cependant M. Derembourg s’affale sur un fauteuil, et, la tête dans ses mains, sanglote...

D’un bout à l’autre de la pièce, le père nous est présenté comme un tyran domestique. Il sacrifie à ses calculs égoïstes les inclinations de son fils. Autoritaire, sec, cassant, il est parfaitement odieux. Inversement, on désigne à toutes nos sympathies le jeune homme qui est bien libre, n’est-ce pas ? d’arranger sa vie comme il l’entend, la mère dont le cœur comprend le cœur de son fils, mais surtout Mlle Henriette, si noble, si courageuse, si digne, si bien faite pour honorer la famille où elle entrera... Allons donc ! Georges, qui s’est laisser fiancer et plante là une jeune fille, se conduit comme un pleutre et comme un goujat qu’il est. Il a voulu être médecin ; il veut maintenant être colon ; tout le monde, à vingt ans, a passé par une série de vocations qui n’étaient que des velléités : l’essentiel est de tirer le meilleur parti possible des conditions où la destinée vous a placé : fils de tapissier, quand on n’est pas sûr d’être Molière, on n’en meurt pas pour rester tapissier. Mme Derembourg vole deux cent mille francs à son mari pour les donner à son fils : c’est le vol domestique, que les tribunaux ne poursuivent pas, mais qui est quand même un vol. Mlle Henriette, qui se sait aimée de Georges, le fuit, tout en restant là, et plie, mais ne rompt pas : ce n’est pas la manière d’une brave fille vraiment décidée à ne pas accepter un mariage qui serait de sa part une indélicatesse. Tout ce monde-là commet de très vilaines actions qu’il décore de grands mots. Et toutes ces tirades, nous les avons si souvent entendues ! soit que le fils d’honorables commerçans projetât d’épouser sa petite amie, soit qu’un gentilhomme eût résolu de se mésallier avec la lectrice de sa mère. Car ce que nous reprochons au dialogue de M. Devore, c’est moins d’être boursouflé que d’être poncif, oh ! combien !

Mlle Cécile Sorel a joué avec beaucoup de tact, de délicatesse et d’émotion le rôle de la mère. M. Raphaël Duflos, dans le rôle du père. est Croquemitaine lui-même. M. Leroy joue avec jeunesse le rôle d’un jeune homme. Mlle Lara a la grâce larmoyante qui convient au personnage de Mlle Henriette.


Après la pièce massive de M. Gaston Devore, la Comédie-Française nous en a donné une de M. Sacha Guitry, toute mince, toute légère, un acte, un petit acte, un rien, et ce rien est charmant, et il se trouve que, bâti sur une donnée analogue à celle de l’Envolée, il en dit en quelques scènes plus que M. Gaston Devore en ses trois actes. Car dans Deux Couverts aussi il s’agit d’un père et d’un fils qui n’ont pas sur la philosophie de l’existence les mêmes idées. Le dissentiment qui les divise ne porte encore que sur la question du baccalauréat, mais c’est que le gamin a quinze ans. Donc le brave homme de père s’est rendu libre pour la soirée, a congédié une jeune personne aimable et curieuse, a fait préparer en surprise un dîner fin et mettre deux couverts. Il attend Jacques, comme on attend Jacques, avec un peu d’impatience et de nervosité, surtout le jour où Jacques passe son baccalauréat. Enfin Jacques arrive : il est recalé ! « Eh bien ! mon petit, c’est fâcheux, c’est très fâcheux ; mais il ne faut pas te démonter pour cela : tu repasseras en novembre. » Repasser, c’est justement ce à quoi se refuse avec énergie ce jeune cancre. Dans un court dialogue avec son père, — avec ce père veuf qui ne vit que pour lui et deux fois a refusé de se remarier, une fois parce que l’enfant était trop petit, une fois parce qu’il était trop grand, — il laisse voir le fond de son âme, qui est tout pareil à la surface, le dedans et le dehors n’étant qu’égoïsme. Finalement : « Papa, il faut que je te quitte : j’ai promis à un camarade de dîner avec lui. » Il s’en va. Et le père, effondré comme celui de l’Envolée, s’assied seul devant les deux couverts... Nous songeons à beaucoup de choses : telle est la force du vrai. Avec l’Envolée, nous étions dans la convention : avec Deux Couverts, nous rentrons dans la vie. Nous goûtons le charme de la simplicité et de l’émotion contenue.

Cette petite pièce est jouée à ravir, avec un naturel, une délicatesse, une sûreté de goût parfaite, par M. de Féraudy et Mlle Cerny.


Dans la pièce de M. Sacha Guitry, il y a un enfant et c’est un petit monstre d’égoïsme ; dans la Victime de MM. Vandérem et Franc-Nohain, il y a deux enfans et ce sont deux monstres d’égoïsme. Les enfans ont une mauvaise presse dans le théâtre d’aujourd’hui ; le théâtre d’hier en faisait des trésors de sensibilité : ainsi une convention chasse l’autre. Le roman de M. Vandérem d’où les auteurs de la Victime ont tiré leur pièce est bien connu : c’est un roman ironique et paradoxal, un roman de pince-sans-rire, ingénieux et spirituel. On a coutume de dire que dans le divorce l’enfant est la victime. Prenons un exemple. Voici le ménage Taillard. Ce sont des disputes continuelles. Qui en souffre ? M. Taillard ou Mme Taillard ? Nullement : ils se disputent, ils sont bien tranquilles. Mais le petit Gégé à qui on avait promis de le mener au Nouveau-Cirque, qui voit passer l’heure du spectacle pendant que ses parens s’invectivent et finalement qu’on envoie se coucher, la voilà la victime, et, cette fois, sans ironie. — M. et Mme Taillard ont pris le parti de divorcer. Mme Taillard rentre chez son père, M. Lecherrier, et emmène Gégé avec elle. Désormais commencent pour Gégé une vie de cocagne et des jours tissés de rose. Non seulement les disputes ont cessé, et le combat finit, faute de combattans, mais le père et la mère ne rivalisent plus que de gâteries pour l’emporter dans le cœur de Gégé. On ne manque plus ni le Nouveau-Cirque, ni Luna Park, ni Magic City, ni le Cinéma, ni aucun des lieux de plaisir que notre époque multiplie pour les enfans, afin qu’ils n’aient rien à envier à la frivolité des grandes personnes. C’est un concours d’attentions et de prévenances, une profusion de cadeaux qui se doublent, comme la superbe bicyclette maternelle qui fait pendant à la bicyclette toute pareille que Gégé tient déjà de son père. Ce tableau d’une félicité parfaite emplit le second acte. — Mais ici-bas tous les lilas meurent et les plus belles choses ont le pire destin. M. et Mme Taillard se réconcilient. Gégé apprend cette nouvelle avec désespoir. Adieu le « chantage à l’affection » d’où il tirait, avec un cynisme inconscient, de si beaux bénéfices. L’accord des parens est pour l’enfant une perte sèche.

Ces trois actes sont très courts et ils devaient l’être, parce que la situation ne prête pas à d’abondans développemens, parce que la scène étant presque continuellement occupée par des enfans, cela, deviendrait vite insupportable, surtout parce que l’ironie est un régal qui demande à ne pas être servi à haute dose. Et cette comédie est très gaie, de cette gaieté spéciale qui laisse après elle une longue amertume. En fait, je ne crois pas que rien de plus sévère ait été écrit sur le divorce. Car il est bien certain que l’égoïsme existe à l’état de germe dans l’âme enfantine, mais quelle admirable manière pour le faire fructifier que ce match d’un père et d’une mère uniquement attentifs à flatter un enfant et à développer en lui l’instinct de jouissance ! L’enfant démoralisé par les parens, c’est l’effet du divorce et c’en est la pire condamnation.

Deux petites filles, la petite Malherbe et la petite Carlia, jouent les deux rôles de Gégé et de son amie Janine comme jouent les enfans, en comédiennes accomplies.


Quelle erreur était la nôtre de tenir M. Tristan Bernard pour un maître du rire ! Il devient un des rois de l’épouvantement. Après un drame judiciaire, un drame militaire : c’est le récidiviste du mélo. Les trois actes très sommaires de La force de mentir ne semblent avoir été faits que pour la situation finale. Le général Bargeard découvre qu’un de ses lieutenans, le meilleur et le plus aimé de ses officiers, est l’amant de sa femme. Le lieutenant, repentant et confus, et avide de châtiment, propose au général le stratagème suivant. En passant une revue, il examinera les armes des officiers ; le revolver du lieutenant sera resté chargé ; ainsi le général pourra le tuer à bout portant : cette juste exécution sera mise sur le compte d’un accident. Le général accepte : seulement c’est sur lui-même qu’il tire. Ses dernières paroles sont pour faire promettre au jeune homme qu’il épousera l’inconsolable veuve... Tout bien réfléchi, j’aime mieux Triplepatte.

La Tontine est une farce d’une irrésistible drôlerie. Vous savez ce que c’est qu’une tontine : une somme d’argent versée par plusieurs personnes et qui doit appartenir en totalité au survivant. Jérôme et Zéphyrin, deux vieux marins, sont les derniers titulaires d’une tontine de cent mille francs. A qui restera-t-elle ? A Jérôme ou à Zéphyrin ? Chacun des deux vieillards est choyé, soigné, dorloté par les futurs héritiers, et pareillement il est surveillé, guetté par l’autre famille acharnée à sa perte. Les scènes où les deux marins se retrouvent, et rappellent leurs souvenirs, et font naviguer une corvette en miniature sur l’aquarium aux poissons rouges, et commandent la manœuvre en donnant de la toile et de la voix, comme autrefois, sont de la meilleure bouffonnerie.

M. Gémier, qui dans les deux pièces joue le principal rôle, est pareillement excellent de mélancolie hautaine en général Bargeard, et de joyeuse loufoquerie en Jérôme.

Le mois a été très chargé : tous les théâtres voulaient arriver avant la semaine de Pâques. Je remets au mois prochain à parler de Le destin est maître et de Monsieur Brotonneau.


RENE DOUMIC.