Revue dramatique - 14 avril 1913

Revue dramatique - 14 avril 1913
Revue des Deux Mondes6e période, tome 14 (p. 910-924).
REVUE DRAMATIQUE


Porte-Saint-Martin : Reprise de Cyrano de Bergerac. — Vaudeville : Hélène Ardouin, comédie en cinq actes par M. Alfred Capus. — Bouffes-Parisiens : Le Secret, pièce en trois actes par M. Henry Bernstein.


Si vous avez jugé inutile d’aller à la reprise de Cyrano de Bergerac, vous donnant pour prétexte à vous-mêmes que vous savez la pièce par cœur et que vous avez encore dans l’oreille le clairon de Coquelin, hâtez-vous de vous déjuger et d’y courir ! La plus grande joie que puisse éprouver un lettré vous y attend : celle de trouver des raisons nouvelles d’aimer une œuvre déjà chère. A la faveur d’une autre interprétation, elle prend un autre aspect. Des parties qui étaient en pleine lumière s’estompent, passent au second plan ; d’autres émergent, s’éclairent, attirent et fixent le regard. La tonalité générale est différente. Donc, un peu avant la « millième » qu’on fêtera dans quelques jours, donnez-vous le plaisir et l’émotion de « découvrir » Cyrano !

La création de Coquelin reste magnifique et inoubliable. Il avait fait de Cyrano le type du fantoche truculent. Il l’avait campé en héros du ridicule, tirant sa force et sa grâce de ce ridicule même qu’il pousse au sublime. Il accusait le comique du rôle, le soulignait, l’accentuait, le renforçait : il en rajoutait. Telle était l’ampleur de ce comique et telle en était la surabondance, qu’il débordait sur toutes les autres parties. On applaudissait à la bravoure de Cyrano, mais en riant de ses bravades. Ses ripostes les plus fières et ses plus authentiques exploits prenaient un air de fanfaronnades. Les passages de rêverie semblaient n’être mis là que pour les besoins du contraste. Ceux de tendresse et de tristesse étaient emportés par le flot tout-puissant de la belle humeur : c’était le lyrisme qui jaillissait du burlesque, ou c’était le grotesque qui confinait à l’épopée. Raté génial et bohème au grand cœur, ce Cyrano-là était une antithèse vivante, l’antithèse de la beauté morale et de la disgrâce physique drapée superbement dans le manteau troué du romantisme.

L’originalité de la nouvelle interprétation apparaît tout de suite. Nous nous souvenons très bien qu’il y avait, au premier acte de Cyrano, sur les diverses manières de dire d’un grand nez qu’il est grand, une tirade d’une drôlerie énorme, que Coquelin lançait avec une verve étourdissante. Elle n’y est plus. Qu’est-elle devenue ? On ne l’a pas coupée, et il est bien vrai que M. Le Bargy la récite, mais d’un débit si pressé, et si empressé d’en finir, qu’elle passe à peu près inaperçue. Il déblaie, il déblaie. Il déblaiera toutes les cocasseries à mesure qu’il en rencontrera sur son chemin. Et, l’acteur principal donnant le ton auquel il faut bien que chacun s’accorde, les autres font de même. Ainsi le burlesque du rôle s’atténue, s’assourdit, s’évanouit. Je dis le burlesque et non pas la fantaisie. M. Le Bargy joue avec le brio le plus entraînant la scène du troisième acte, où Cyrano raconte son voyage dans la lune et sa chute à travers les airs. Il clame avec une grandiloquence tout espagnole les triolets héroï-comiques des Cadets de Gascogne. Il n’affadit pas le rôle, il ne lui enlève rien de son relief et de son éclat ; mais soucieux d’en donner son interprétation, et, comme il est juste, tenant compte de ses moyens et de leur limite, il fait résolument passer à l’arrière-plan ce qui contrarierait sa conception personnelle. Il harmonise, il simplifie, il transpose dans le mode classique. L’art classique a pour principe l’unité : un trait de caractère domine tous les autres, une passion commande tous les sentimens et tous les actes. Il a pour méthode l’analyse qui creuse sans cesse et pénètre toujours plus avant. C’est ainsi, en vue de l’unité et dans le sens de la profondeur, que le nouvel interprète a retravaillé le rôle. Au deuxième acte, dans la pâtisserie de Ragueneau, voyez de quel air, écoutez de quel accent Cyrano soupire quelques mots de la lettre qu’il compose pour Roxane ! Il nous livre là tout le secret de son âme, et le fond de son cœur. C’est une âme et c’est un cœur qui ne sont remplis que par l’amour.

Amoureux, Cyrano est joyeux ou triste, conquérant ou abattu, indulgent ou sarcastique, suivant le temps qu’il fait au ciel de son rêve. Se croit-il à l’instant d’être aimé de Roxane ? A cet instant-là, il se sent de taille à braver toute la terre ; ce n’est pas le bretteur ni le Gascon qui jette le défi aux cent estafiers de la Porte de Nesle, c’est le soupirant sur qui deux beaux yeux se sont posés : Paraissez, Navarrois !... Il n’est besoin pour cela ni d’être le Cid, ni d’avoir parmi ses prénoms celui d’Hercule ; il suffit d’aimer et de croire qu’on est aimé. A-t-il reconnu son erreur et s’est-il imposé le plus cruel des sacrifices ? un flot de haine monte de son cœur brisé à ses lèvres amères. Lorsqu’en effet il vante l’âpre joie d’une indépendance farouche, ce n’est pas parce qu’il est le déclassé reprochant à la société sa propre inaptitude à s’y encadrer ; mais il a été dédaigné par une seule femme : il a pris en dégoût l’univers tout entier.

Amoureux, il n’est pas aimé. C’est donc qu’aucun sentiment d’orgueil, de vanité satisfaite et d’amour-propre ne se mêle chez lui à l’amour et n’en altère la pureté. Cela achève de rendre le personnage sympathique. Don Juan n’est pas sympathique : les hommes sont tous un peu jaloux de lui, et les femmes en ont peur. Aussi savons-nous gré à Molière de l’avoir qualifié de méchant homme ; et quand, à la fin, la punition du ciel s’abat sur lui, nous en éprouvons une satisfaction de vengeance. Au contraire, l’amoureux éconduit ne nous gêne pas ; il ne nous a rien volé ; nous n’éprouvons pas auprès de lui cette humiliation secrète, dont une comparaison instinctive nous fait souffrir auprès d’un amant trop souvent heureux.

Amoureux, enfin, Cyrano l’est surtout en ce sens qu’il parle délicieusement d’amour. C’est sa marque, c’est son caractère, c’est son originalité : c’est tout le rôle. Christian de Neuvillette aime autant que peut aimer Cyrano de Bergerac ; il est brave, il est beau, et même, quand il parle d’autre chose que d’amour, il n’a pas l’air d’un sot. Mais il ne sait pas parler d’amour. Il n’a pas ce don de dire de jolis riens, de s’exprimer avec grâce, et de faire croire, par le tour qu’il lui donne, à la sincérité de sa passion. Cyrano est celui qui sait parler d’amour, et qui aime à en parler. Les mots lui viennent alors, sans qu’il les cherche, toujours plus abondans, plus faciles, plus riches, plus sonores et plus imagés : il est amoureux de la couleur et de la musique de ces mots. Sous le balcon, dans la nuit, il ne voit pas Roxane et elle ne distingue pas ses traits ; ni leurs regards, ni leurs doigts ne se mêlent ; des mots, des mots, il n’y a entre eux que des mots ; et ces mots tout chargés d’amour enveloppent de leur séduction celle qui les écoute en tremblant. Au siège d’Arras, Cyrano écrit des lettres plus longues chaque jour et plus ardentes ; et il s’enivre de les écrire, tandis qu’en les lisant, dans son alcôve de précieuse, Roxane sent monter en elle la même ivresse qui les a dictées. L’amour n’est-il pas cela même ? En tout cas, c’est une nuance de l’amour qui est bien d’ici : c’est exactement l’amour à la française. Partout on frissonne d’amour, on en souffre et on en meurt de la même manière ; nulle part on ne parle d’amour comme dans ce pays-ci. Chez aucun autre peuple l’amour ne rend si éloquent et si spirituel. Toute notre littérature est à base d’amour, parce que notre amour est déjà littérature. C’est pourquoi nous avons tout de suite reconnu et compris Cyrano. C’est par là qu’il est dans la tradition, et non pas plutôt du XVIIe siècle où vécut son modèle que du XIXe où écrivit son poète, mais de tous les siècles où il y a eu des Français. C’est ainsi qu’il est nôtre et qu’il est de chez nous et qu’il est nous.

Après quinze années qui se sont écoulées depuis la triomphale et historique soirée de Cyrano, c’est la première fois que nous assistons vraiment à une « reprise » de l’œuvre célèbre de M. Edmond Rostand. On était curieux, entre lettrés, de savoir quel effet elle produirait, dans des conditions nouvelles, à un autre moment de notre littérature, dans une autre atmosphère morale. L’épreuve a tourné à son plus grand honneur. Bien des choses ont changé pendant ces quinze ans ; la pièce elle-même a changé ; elle changera encore : c’est la loi pour tout ce qui est vivant. Un principe est en elle, qui se développera en s’adaptant chaque fois aux circonstances, au milieu, aux individus. Nous avons reconnu en elle, à des signes certains, cette vie intérieure des œuvres destinées à durer.

J’ai dit, au cours de cet article, combien l’interprétation de M. Le Bargy m’a paru neuve, intéressante, digne d’être étudiée. Le Cyrano dont j’ai essayé de dessiner la silhouette morale est Cyrano tel qu’il nous le montre. Il le dépouille de beaucoup de singularités pour le rapprocher de nous. Il le fait rentrer dans le large courant de l’humanité. Il dégage du rôle l’âme de tendresse et de poésie. C’est une des plus belles créations qu’il ait à son actif, et l’une de celles qui mettent le plus haut un artiste. Mlle Mégard est un peu effacée, mais charmante en Roxane. Ragueneau c’est toujours Jean Coquelin. Les autres rôles sont très honorablement tenus. Il paraît que la décoration et la mise en scène ont été légèrement modifiées. J’avoue ne pas m’en être aperçu : mon attention était ailleurs.


Est-il possible de mettre à la scène une image de la vie telle qu’elle est, ou du moins qu’elle nous apparaît, en dehors de toute déformation conventionnelle, dans son incomplet, dans sa médiocrité et dans sa tristesse ? C’est ce que vient de tenter, avec un art ennemi de toute exagération, de toute déclamation et de tout mensonge, l’auteur d’Hélène Ardouin. J’ai noté naguère ici même l’évolution qui s’est produite dans la manière de M. Capus. Parti de la fantaisie souriante et de l’optimisme romanesque, il s’est insensiblement rapproché de la véritable peinture de mœurs qui est faite d’observation clairvoyante et de philosophie désabusée. Quand nous nous livrons à notre imagination, elle nous emporte le plus souvent dans l’absolu : nous nous représentons des êtres animés d’une seule passion, qui les conduit en droite ligne au terme du bonheur ou de la souffrance. C’est la fiction. Les êtres que nous coudoyons sont bien différens : leur caractère inachevé, leurs sentimens à l’état d’ébauche échappent à toute définition trop précise ; leur destinée incertaine et sans cesse contrariée se poursuit à travers mille déceptions, et l’ironie serait trop cruelle de prétendre que tout s’y arrange ; l’irréparable la guette, au contraire ; mais sous la forme où il se présente, sans éclat et sans faste, il est lui-même quelque chose de naturel. C’est la réalité. A quoi servirait de déclamer contre elle ? Nous n’y changerons rien.

Voici une femme, Hélène Ardouin, malheureuse en ménage et qui, comme tant d’autres héroïnes de théâtre, aurait le droit de montrer le poing à la Providence. Elle aimait Sébastien Réal, c’est Pierre Ardouin qu’elle a épousé. Ainsi le lui ont conseillé ses parens, personnes d’expérience. Ce bel homme, ennuyeux et sot, est en outre un coureur. Il trompe sa femme de la façon la plus vile. Celle-ci, qui le sait et sait qu’il n’y a pas de remède, ne s’étonne, ni ne s’indigne, et peut-être même ne souffre pas. Ni révoltée, ni résignée, elle reste indifférente et remplit tant bien que mal le vide de son cœur en s’occupant de sa fille. Les choses auraient très bien pu durer toujours ainsi : on ne compte pas le nombre de ces existences sans joie, qui s’écoulent sans secousse et vont, sans incident, jusqu’à une fin sans regret. Encore faut-il prendre garde à la dernière goutte, qui risque de faire déborder la coupe d’amertume. Pierre Ardouin à tant d’outrages en ajoute un, cette fois trop violent. Il enlève la fille de l’aubergiste. Pour échapper au scandale qui va la narguer dans tous les commérages de la province, Hélène Ardouin quitte la petite ville où elle a vécu jusqu’alors, pour venir se réfugier à Paris.

Le mariage sans l’amour ne lui a pas réussi ; sera-t-elle plus heureuse par l’amour sans le mariage ? Car il va sans dire qu’à Paris, elle retrouve Sébastien Réal et devient sa maîtresse. Mais combien celui-ci diffère de nos habituels héros de roman ! Il est pauvre, et c’est dans les récits charmans et démodés d’Octave Feuillet que la situation de jeune homme pauvre a je ne sais quoi d’enivrant. Dans notre monde moderne et positif, la « faute d’argent » est, presque toujours, laide et déprimante. Elle a pour premier résultat d’empêcher un garçon, pourtant laborieux et bien doué, de terminer ses études. Sébastien Réal n’a pu entrer à l’École centrale ; il est un peu moins qu’ingénieur, un peu plus qu’ouvrier mécanicien ; il graisse des machines et ne dîne pas tous les soirs : pour l’imagination d’une femme, ce n’est pas très excitant. Hélène Ardouin ne l’a pas choisi ; elle a pris celui qui s’est trouvé à portée de sa main, ce qui est, à peu de chose près, l’histoire de toutes les liaisons.

Une partie supérieurement traitée, dans la comédie de M. Capus, et qui en fait le charme, c’est la peinture de nos mœurs parisiennes, le « tableau de Paris » à la date de 1913. Hélène Ardouin, qui vit avec une vieille cousine, Mlle Messany, poursuit ce rêve de toute bourgeoise, principalement quand elle est dans une situation fausse : avoir des relations. Elle en aura : relations de raccroc, sans cohésion et sans choix, comme en font, au hasard d’une rencontre, les maîtresses de maison qui veulent absolument qu’on vienne chez elles. Il y a chez elle un député, habitué par métier à ne pas faire le difficile, un homme du monde, de ceux qu’on rencontre dans tous les mondes qui ne sont pas le monde, un industriel dont la femme est trop élégante ; il y a quelques dames dont chacune a son histoire, qui n’est peut-être pas une vilaine histoire, mais enfin qui est une histoire ; il y a surtout Cabaniès. Imprésario de théâtre et tenancier de tripot, lanceur d’artistes et d’affaires, Cabaniès est le type du Portugais qui est quelqu’un à Paris. Sujet à de soudaines disparitions, est-il exact qu’il ait fait de la prison ? Cela reste vague pour tout le monde et pour lui-même. « Aujourd’hui Cabaniès est un homme qui va nous montrer la Graza et dont tout Paris s’occupe : je ne connais que ça... » Ce n’est d’ailleurs ni un mauvais homme, ni tout à fait un malhonnête homme. Mélange de bonhomie et d’insolence, et doué à un degré éminent de cette ingénuité audacieuse ou de cette audace ingénue qui s’appelle inconscience, il figure à merveille, dans la galerie des originaux de ce temps, l’aigrefin à la mode d’aujourd’hui.

Un certain Barois, qui joue dans la pièce le rôle d’observateur narquois, nous fait les honneurs de ce Paris nouveau sur lequel il est mieux renseigné que quiconque, étant de province. « Mon vieux, pour des provinciaux comme nous, sais-tu ce qu’il y a de plus frappant à Paris, aujourd’hui ? C’est qu’il peut nous offrir des spectacles fabuleux, nous faire crier d’étonnement et d’admiration, mais qu’il est devenu incapable de nous émouvoir et de nous instruire. Il est trop tumultueux, trop fort. C’est une espèce de monstre. Il a perdu la finesse et l’aristocratie que nous venions y chercher autrefois et qu’on ne trouvait que chez lui. On n’est plus dans un salon, on est dans une gare énorme où chacun peut aller au guichet, pourvu qu’il ait de quoi payer sa place. » Le moyen de parvenir dans cette cohue ? Jouer des coudes, mais surtout se tenir les coudes. « Aujourd’hui on n’arrive plus seul ; on n’arrive même plus le premier : on arrive en bande. » Est-il besoin d’ajouter que tout scrupule de délicatesse y coûte cher ? Sébastien Réal a été placé auprès de Cabaniès en qualité de secrétaire. Cela lui donne l’occasion d’assister à deux scènes dont le rapprochement est tout à fait suggestif. Dans la même soirée, il voit Cabaniès décoré pour la triomphante « manifestation d’art » dont il est l’organisateur, et menacé des tribunaux pour incorrections commises dans un casino dont il est le directeur. Charmante soirée ! Sébastien Réal sent le dégoût lui monter à la gorge : il n’a pas ce qu’il faut pour réussir à Paris. Et pourtant ! Au moment d’envoyer sa démission à Cabaniès, il éprouve quelque chose qui ressemble à de l’hésitation : telle est déjà sur lui l’influence du milieu, et tels sont les progrès de la contagion. Il sent que le pied lui glisse sur ce pavé de Paris, si scabreux. « Ce qui est grave, c’est que je ne me sens plus aussi sûr de moi qu’à mon arrivée à Paris. C’est que les quelques semaines que je viens de passer auprès de cet homme qui ne peut pas faire un geste sans que l’argent sonne dans toutes ses poches m’ont donné à moi aussi un peu de désir et de fièvre. Est-ce que je savais ce que c’est que l’argent, moi ? Je croyais que ça se gagnait durement, par le travail et par l’effort, et je m’aperçois que ça se rafle avec de la chance ! Alors, à mon tour, je suis tenté. Oui, oui, je suis plus tenté que je n’ose me l’avouer à moi-même. » Ce phénomène de la démoralisation par l’exemple est d’une observation excellente.

Sébastien Réal n’est pas fait pour la vie de Paris. Il le remarque justement. « Chacun, dit-il, a son caractère, ses idées, sa chance, une sorte de ligne directrice suivant laquelle s’organisent tous les événemens de sa vie. » Cette ligne, pour lui, ne passe pas par Paris. Il n’est pas fait davantage pour la grande passion : cela non plus n’est pas dans sa ligne. Il complote de s’évader. Et voici que s’annonce pour Hélène l’abandon menant à cette issue, la plus plate de toutes : la réconciliation avec son mari. Elle va en avoir, au cours du quatrième acte, la sensation grandissante ; et c’est ce progrès d’une conviction douloureuse qui fournira le dessin et le mouvement de l’acte. Hélène commence, bien entendu, par repousser avec horreur la seule idée de cette réconciliation que lui propose sa belle-mère. Mais tout l’y achemine ; tous la lui conseillent, et d’abord sa vieille cousine, Mlle Messany : « Tu devrais l’accepter, car ta situation n’est pas excellente. On ne peut pas dire positivement que tu aies trompé ton mari, puisqu’il t’avait abandonnée. Mais enfin, n’est-ce pas ? tu as pris un amant, comme on dit, et tu étais mariée. Ce n’est pas grave, si tu veux, surtout avec les idées d’aujourd’hui ; mais tu n’aurais pas pris d’amant, ça ferait une différence : tu serais dans une meilleure posture. » Non, Hélène n’est pas dans une bonne posture. Elle n’est pas à un heureux tournant de sa vie. Elle reçoit la visite d’une sœur de Sébastien Réal : elle s’aperçoit, en causant avec la jeune fille, que le frère et la sœur ont tout organisé pour se faire une existence en commun où il n’y a, pour la maîtresse qu’elle est, aucune espèce de place. C’est un congé implicite. Il reste que son amant lui-même lui en donne confirmation. Sébastien n’y manque pas. Il expose qu’il a accepté une situation d’ingénieur dans les Landes : il se fait scrupule d’emmener la jeune femme si loin de Paris, dans une région si sauvage. « Tu aurais moins de scrupules, si tu avais plus d’amour, riposte judicieusement Hélène. Mais tu ne m’aimes plus. Conseille-moi donc de me réconcilier avec mon mari ! » Ce conseil, Sébastien n’ose pas le formuler, mais il n’en a guère besoin : sa conduite, son attitude, sa gêne, son silence, tout crie de quelle ardeur il souhaite cette solution libératrice.

La vraie libératrice, c’est la mort. Que faire maintenant d’Hélène ? Sa vie a été gâchée, par les autres et par elle-même. Le mieux pour elle est de s’en aller : elle est emportée par une crise de la maladie de cœur dont nous l’avons vue souffrir tout le long de la pièce. Cette mort était dans la logique de la situation. Nous aurions eu bien de la peine à admettre qu’après son aventure, Hélène, pareille à son homonyme antique, reprit au foyer conjugal sa place respectée. Je regrette seulement que l’auteur ait cru devoir nous mettre sous les yeux le spectacle pénible de son agonie. Depuis les Flambeaux jusqu’à Hélène Ardouin, sans oublier la reprise de Cyrano, nous aurons vu mourir beaucoup de monde sur la scène cet hiver. Ce dernier acte, l’acte mortuaire, me paraît, dans chacune de ces pièces, le moins bon de tous. Mais il faut croire que les auteurs connaissent leur public ; ils ont diagnostiqué chez lui ce goût des larmes provoquées par une émotion toute physique.

Hélène Ardouin est une comédie d’un tour élégant et très littéraire, où l’observation et le sentiment se mêlent dans des proportions très justes et dans une harmonie de nuances très fines. La forme vaut par sa délicatesse, attestant une crainte continue de forcer la note. L’esprit, partout répandu dans le dialogue, n’a jamais l’insistance provocante du « mot d’auteur. » C’est une mousse légère, l’humour d’une conversation entre « honnêtes gens, » une façon vive, originale, de dire les choses avec un sourire d’ironie et parfois de tristesse.

Mlle Vera Sergine est très émouvante dans le rôle d’Hélène Ardouin. M. Rozenberg a donné à Sébastien Réal ce Je ne sais quoi de falot qui est bien dans le caractère du personnage. M. Lérand prête au raisonneur Barois l’ironie coupante qui convient à ses propos. M. Joffre a prêté son habituelle sûreté de composition pittoresque à l’amusant personnage du bluffeur Cabaniès.


Et maintenant, est-ce que s’annonce, comme je l’ai lu un peu partout et comme je le souhaite, un retour vers le théâtre psychologique ? Est-ce, comme l’a écrit M. Faguet, la comédie de caractère qui nous revient ? Commençons par écouter la pièce de M. Henry Bernstein, le Secret, qui a donné lieu à ces heureux pronostics et qui, chaque soir, aux Bouffes-Parisiens, obtient un vif succès.

Gabrielle Jeannelot est une femme que son mari adore : il l’adore depuis onze ans, et chaque jour un peu plus ; car elle est de celles qui gagnent à être connues. Cette adorable femme est aussi bien une amie incomparable : sa loyauté, sa droiture, son tact, sa discrétion inspirent à tout son entourage une confiance absolue. C’est à elle qu’on s’adresse dans les cas difficiles, comme à l’arbitre qui juge en dernier ressort. Le petit Le Guenn qui aime une jeune veuve, Henriette Hozleur, et est à l’instant de la demander en mariage, est arrêté par un dernier scrupule : que Gabrielle dise un mot, et ce scrupule s’évanouira. Telle est l’autorité qui s’attache aux paroles de certaines personnes investies de l’estime universelle... Henriette prie Gabrielle de recevoir le petit Le Guenn, la charge de dire à ce brave garçon ce qui conviendra pour que ce mariage qu’elle souhaite se fasse, et remet donc en toute tranquillité entre ces mains sûres le meilleur de son avenir. Le Guenn est un timide, une âme inquiète, et il est amoureux : donc il est jaloux. Il n’est pas jaloux de celui qui fut le mari d’Henriette : c’était un mauvais mari et il est mort. Mais n’y a-t-il pas eu un amant ? C’est la question, — assez naïve, — que ce bon jeune homme est venu poser à Gabrielle. Celle-ci délivre le certificat de vertu demandé : Le Guenn, complètement rassuré, épousera. Alors, et comme Henriette remercie son amie du nouveau service qu’elle vient de lui rendre, elle en reçoit un conseil, un peu scabreux, un peu rude, auquel en tout cas elle ne s’attendait guère. « A ta place, lui dit Gabrielle, j’avouerais. J’avouerais Pontatuli. Un jour ou l’autre, Le Guenn découvrira Pontatuli ; il t’en voudra de le lui avoir caché ; ce sera mauvais pour votre ménage. Tandis que maintenant, au diapason où il est monté, tu ne risques rien. Il acceptera Pontatuli ; il acceptera tout ce que tu auras à lui faire accepter, et il te saura gré de ta franchise. Avoue Pontatuli ! » Henriette s’y refuse énergiquement. Nous songeons : cette Henriette, qui a dans son passé un gros péché et n’en avertit pas l’homme qui va lui donner son nom, n’est évidemment pas une personne de conscience très scrupuleuse. Elle peut invoquer à sa décharge des excuses telles quelles : il reste que c’est une personne de conscience moyenne. Elle fait pauvre figure auprès de Gabrielle. Ah ! celle-là ! Comment lui mesurer notre estime ? Également incapable de trahir une amie et de se faire la complaisante de cette amie, elle a la vraie bonté, la bonté sans faiblesse des consciences droites. Le conseil qu’elle a donné à Henriette est d’une crânerie presque virile. Cette honnête femme est un honnête homme.

Au second acte. Le Guenn a épousé Henriette. Nous ne doutons pas un seul instant qu’il doive, au cours de ce second acte, découvrir le secret de celle qui est maintenant Mme Le Guenn. Toute la question est de savoir comment se produira cette découverte. Or tout le monde se trouve réuni à Deauville chez une bonne dame qui a convié ensemble le ménage Jeannelot, le ménage Le Guenn et aussi Pontatuli. Avoir invité Pontatuli en même temps que le ménage Le Guenn, l’ancien amant avec le nouveau mari, c’est une de ces gaffes énormes qui n’ont d’explication, sinon d’excuse, que dans leur énormité même. Ce qui devait arriver, arrive : Le Guenn se sent attiré par une irrésistible sympathie vers Pontatuli ; Henriette, ainsi rapprochée par un inconvenant hasard, de l’homme qui l’a lâchement abandonnée, s’irrite et s’énerve ; encore une fois, elle a recours à Gabrielle et prie son amie de faire comprendre à ce goujat que sa présence sous ce toit hospitalier est un scandale. Mais Pontatuli ne veut pas s’en aller. Il résiste ; il s’obstine ; il demande, il exige un entretien avec Henriette. De cet entretien va jaillir la lumière, une lumière imprévue, qui éclaire de soudaines et aveuglantes clartés un abime de noirceurs...

Nous avons précédemment entendu Henriette elle-même rappeler à son amie comment et pourquoi elle a rompu avec Pontatuli. Informée que celui-ci était revenu à une ancienne maîtresse, elle lui a signifié son congé par une lettre méprisante et catégorique, qu’il a reçue au cours d’un voyage en Argentine. Eh bien ! cette histoire d’une trahison de Pontatuli était fausse, inventée par on ne sait quelle imagination diabolique. Jamais, au grand jamais, Pontatuli n’avait renoué d’ancienne liaison. Amant, mais amant pour le bon motif, il était fermement résolu à épouser Henriette. Quand lui est arrivée la lettre de rupture, telle a été sa douleur et telle sa stupéfaction qu’il en est devenu fou, littéralement fou, fou à lier, et qu’il a fallu l’enfermer dans une maison de santé. Qui donc est l’auteur de ce mensonge ? Qui a conçu et réalisé l’odieuse machination ? Une surprise ne vient jamais seule. Pontatuli affirme que, s’il a accepté l’invitation à Deauville, c’est que cette invitation lui a été adressée au nom d’Henriette qu’on affirmait désireuse de le revoir. Qui donc a pu livrer le secret de la jeune femme ? Mais qui serait-ce, sinon celle dont on retrouve l’obsédante silhouette à toutes les avenues de la trahison ? Gabrielle a tout fait. L’évidence l’accable. Telle est l’étourdissante révélation, également inattendue sur la scène et dans la salle, qui vient subitement nous donner à tous, acteurs et spectateurs, le même violent coup au cœur.

C’est le point culminant de la pièce. Tout n’a été préparé, et très habilement préparé, que pour nous mener à cette péripétie qui


Change tout, donne à tout un aspect imprévu.


Il va sans dire que Le Guenn arrive au bon moment pour surprendre la conversation de Pontatuli et d’Henriette. Il s’ensuit un certain nombre de manifestations, obligatoires et « de style, » qui sont comme les « réflexes » de ce genre de situations : cris de colère, sanglots et rugissemens, gestes furieux, altercation entre les deux hommes qui, nous dit-on, se sont pris à la gorge et ont roulé sur le parquet ; et il faut grandement féliciter M. Bernstein de ne pas nous avoir mis sous les yeux cette scène de colletage. Mais tout cela est de peu d’intérêt. Qu’arrivera-t-il du petit Le Guenn et du beau Pontatuli, et de quelques autres ? Cela nous laisse tout à fait indifférens. L’auteur l’a bien compris, et il concentre tout son effort sur ce morceau capital qui est à lui seul tout le troisième acte : la confession de Gabrielle.

Car nous savons le crime de Gabrielle. Il nous reste à en recevoir l’aveu de sa bouche. Et pour que cet aveu ait toute sa saveur, c’est à son mari, à son amoureux de mari, qu’elle l’infligera. « Constant, je ne suis pas la femme que tu crois. C’est moi qui ai calomnié Pontatuli auprès d’Henriette. C’est moi qui ai tâché de faire échouer le mariage de Le Guenn. C’est moi qui ai fait inviter Pontatuli à Deauville pour troubler le ménage d’Henriette. Et ce n’est pas tout. Cherche autour de toi tous les chagrins, tous les désastres qui ont pu te faire gémir : l’auteur en a été toujours le même ; et c’est moi. Une affection profonde et inaltérée vous unissait, ta sœur et toi. C’est moi qui vous ai brouillés. Car je suis méchante. Je ne puis supporter la vue du bonheur d’autrui. Il faut que je le détruise. Aussitôt je me repens, je me dévoue pour ceux que j’ai perdus, je m’enfonce dans les bonnes œuvres. Et je recommence... C’est plus fort que moi. Je suis ainsi faite. Aujourd’hui, je m’accuse et je me hais ; demain, je retomberai... » Et pendant qu’elle se frappe la poitrine et jette sa clameur désespérée, est-ce une illusion ? il nous semble qu’elle prend à cet étalage de sa laideur morale une sorte d’atroce plaisir. Gabrielle n’est pas seulement méchante, elle est perverse. Comme ces gamines qui avouent en pleurant quelque énorme peccadille, et qu’on voit à travers leurs larmes suivre sournoisement du regard l’effet produit par leur aveu, Gabrielle souffre et jouit, tour à tour ou tout ensemble, de se savoir Méchane. C’est une dilettante du mal.

« Voilà, nous dit-on, le type de la Méchante, et ce serait le véritable titre de la pièce. Cette pièce est une étude de femme, une comédie de caractère... » Entendons-nous. La comédie de caractère a pour objet de nous présenter dans une image amplifiée un de ces travers ou de ces vices qui sont inhérens à l’humaine condition, de l’étudier dans ses causes, dans son mécanisme et dans ses effets, et ainsi de nous faire mieux comprendre le train du monde. Nous connaissons tous des méchans. Quand nous prenons la peine d’analyser leur méchanceté et d’en rechercher les origines, nous trouvons presque toujours qu’elle s’explique par une souffrance qui a tourné à l’aigre. Gabrielle, au contraire, est, dans toute la force du terme, une femme heureuse. Elle est jolie, elle est riche, elle est bien mariée. Non seulement elle est heureuse, mais elle est vertueuse. C’est une honnête femme, qui aime son mari et en est aimée ; elle a un intérieur charmant ; il est vrai qu’elle n’a pas d’enfans ; mais il ne semble pas qu’elle en souffre et il n’est nullement indiqué que cette particularité ait bouleversé son âme. Elle n’est pas poussée par la jalousie : elle ne poursuit pas en son amie une rivale ; elle ne veut lui prendre ni Pontatuli, ni Le Guenn. Elle n’a ni un intérêt, ni une rancune, ni une vengeance à satisfaire. Elle fait le mal pour le mal, pour le plaisir qu’elle y trouve. Sa méchanceté est une méchanceté gratuite. C’est la méchanceté sans cause, qui fait-on remarquer, mérite seule le nom de méchanceté et qui ne se confond pas avec la jalousie, l’envie, la haine, la soif de la vengeance Cette méchanceté est congénitale ; c’est une humeur qu’on apporte en naissant ; on naît méchante, comme on naît brune ou blonde… Mais alors cette méchanceté dont il s’agit n’est pas celle que nous avons tant d’intérêt à connaître parce que nous la rencontrons à chaque instant, chez les autres, — et chez nous-mêmes. C’est une méchanceté exceptionnelle et anormale. C’est un cas. C’est, comme le dit un des personnages, une monstruosité… Cela relève non plus de la psychologie, mais de la pathologie.

Prenons le cas pour ce qu’il est ; admettons que l’auteur ait voulu nous présenter, comme c’était après tout son droit, une de ces déviations accidentelles, une de ces déformations, rares mais possibles, de notre nature. Voilà donc un être chez qui la méchanceté est affaire de naissance et d’instinct. Du premier jour où elle a été elle-même, Gabrielle a agi en conformité avec cette disposition primordiale et essentielle. Elle a commencé toute petite. Gamine, elle a été méchante avec ses petites camarades. Jeune fille, elle a été méchante avec ses compagnes. Femme, elle a continué. Depuis onze ans qu’elle est mariée, elle intrigue et ment ; elle médit, elle calomnie, elle vilipende ; elle trompe les uns, excite les autres, et fait battre des montagnes. Et personne ne s’en est jamais aperçu ! Personne n’a jamais rien soupçonné ! Rien ne l’a trahie ! Dans le rôle de bonté que joue cette méchante, il n’y a pas eu une fissure ! Le mari, l’amie, les amis, continuellement trahis, continuent d’avoir en elle une confiance que rien n’altère ! Cela n’est guère croyable. Il y a de par le monde de méchantes femmes, méchantes comme la gale et qui sont, comme on dit, des « pestes ; » elles font beaucoup de mal et on ne s’en méfie pas assez ; mais on s’en méfie. Il flotte autour d’elles une atmosphère de suspicion et de gêne, un parfum de trahison qui décèle leur présence…

Gabrielle n’est pas un personnage de la vie : c’est un personnage de théâtre, — très connu au théâtre ou dans un certain genre de théâtre. Vous rappelez-vous la dernière scène de la Jeunesse des Mousquetaires ? Agenouillée et frémissante, Milady assiste à sa mise en accusation et entend la liste de ses crimes qu’énumèrent d’Artagnan, Athos, milord de Winter et l’Homme masqué. C’est Milady qui a empoisonné Mme Bonacieux. C’est Milady qui a fait assassiner Buckingham et périr Felton sur l’échafaud. Milady a l’épaule gauche marquée d’une fleur de lys, et la conscience chargée de tous les crimes, car Milady est le traître. Pareille à Milady, Gabrielle a brisé la vie de Pontatuli, ravagé l’existence d’Henriette, brouillé le ménage de Le Guenn, troublé l’intimité de son mari et de la sœur, de son mari : elle est le traître.

Et il fallait que sa qualité de traître fût insoupçonnée de tous. Il fallait que cette méchante passât pour bonne, loyale et digne de la confiance universelle. Cela était nécessaire pour rendre possible le coup de théâtre du second acte et le brusque changement de front qui en est la conséquence. Il fallait qu’il y eût erreur sur la personne, sans quoi le mouvement de la pièce, son dessin et l’espèce particulière d’intérêt et de plaisir qu’elle produit n’existaient plus. Cet intérêt est celui de la curiosité ; ce plaisir est celui de la surprise, propre au mélodrame comme au vaudeville. Je ne sais plus dans quel vaudeville de ces dernières années on nous montrait au premier acte une dame de province, très convenable et même un peu prude. On la retrouvait au second acte à Paris, où, sous un autre nom, elle figurait parmi les plus folles cascadeuses. De cette dualité résultait une série d’aventures ahurissantes. De même les personnages de M. Bernstein ont, le plus souvent, une personnalité double. Plus ils ont un air d’honnêtes gens, plus ils sont haut placés dans l’estime du monde, et plus on peut être assuré que ce sont d’affreux coquins. Vous preniez Gabrielle pour une sainte nitouche : vous vous apercevez tout à coup que c’est un diable. C’est le quiproquo à la manière noire.

Une remarquable entente de la scène, un art sûr et sommaire, un dialogue où l’on vise seulement à se faire comprendre, tel est l’ensemble de procédés, d’un incontestable effet sur le public, qui fait le succès du Secret comme il avait fait le succès du Voleur. Tout se renouvelle. Le mélodrame de nos pères, empanaché et bon enfant, n’est plus à la mode du jour. Scribe s’était fait, jadis, une spécialité d’un genre composite qu’il appelait la comédie-vaudeville. On définirait assez bien celui où excelle M. Bernstein : la comédie-mélodrame.

Mme Simone est excellente dans le rôle cruellement antipathique de Gabrielle ; Mlle Madeleine Lély très touchante dans le rôle un peu niais et simplet d’Henriette. M. Garry, le mari, a gagné en autorité et en bonhomie. M. Victor Boucher a dessiné avec beaucoup d’agrément la silhouette de Le Guenn, l’amoureux timide.


Le mois théâtral a été très chargé. J’ai déjà dépassé la place qui m’est ordinairement réservée. Force m’est donc maintenant de me résumer. Je me borne à signaler deux pièces à cadre exotique, et qui font plus ou moins vaguement songer à de récentes « affaires sensationnelles » dont s’est entretenue la chronique mondiale

L’une, à l’Athénée, de M. Abel Hermant, la Semaine folle. Un grand seigneur russe, le prince Kamenski, a quitté sa femme, Fedosia, tout en continuant de l’aimer et d’en être aimé. Croyant favorable l’occasion qui lui est fournie par l’abandon où se trouve Fedosia, un Français, le marquis de Mauvières, pendant la semaine du carnaval, à Venise, intrigue la jeune femme, et pousse, aussi loin qu’il lui est possible, l’intrigue à laquelle Fedosia semble se prêter. Après diverses péripéties, les deux époux se réconcilient, tandis que le malheureux Mauvières, qui s’est piqué au jeu, et même s’y est brûlé, tire un inutile coup de pistolet. La pièce, qui justifie assez bien son titre, la Semaine folle, est trépidante, papillotante et parfois difficile à suivre. L’effet en est encore exagéré par la principale interprète, Mlle Ventura, dont le jeu donne l’impression d’une perpétuelle crise de nerfs.

L’autre, de M. Kistemaeckers, l’Exilée, a servi de spectacle d’inauguration à la Comédie des Champs-Elysées. Cette fois, nous sommes dans une cour imaginaire, située quelque part dans les Balkans. Un précepteur français, qui donne des leçons aux jeunes princes et fait la leçon à tout le monde, avec cette impertinence qui passe aux yeux de beaucoup de nos auteurs pour le dernier mot de l’esprit français, a noué une intrigue avec la Princesse-Régente. La lectrice de la Princesse-Régente étant tombée elle aussi amoureuse du précepteur français, détermine celui-ci à se sauver avec elle. La Révolution éclate, la Princesse-Régente devient aveugle, ou passe pour aveugle, et voit qu’elle est trahie par le Français et la demoiselle d’honneur... Mais cela échappe à l’analyse.

« Il y a théâtre et théâtre, dit Cabaniès dans Hélène Ardouin. Vous, quand vous parlez théâtre, vous voyez des acteurs, des actrices, des pièces. Pour moi, tout ça c’est l’accessoire, c’est le prétexte. Et d’ailleurs c’est toujours la même chose. Jamais ça ne fera de progrès. Mais ce qui est appelé à en réaliser d’immenses, c’est la décoration, la mise en scène... » Je songeais à cette profession de foi d’un imprésario bien moderne, en écoutant et surtout en regardant le Minaret à la Renaissance. De la pièce de M. Jacques Richepin, il y a peu de choses à dire : ce sont des vers faciles sur un sujet libertin et vaguement turc. Mais les décors ! Le pur décor art nouveau et ballet russe. De grandes bandes juxtaposées de couleurs violentes et hurlantes. Des costumes d’une laideur qui tient de la gageure. Les femmes ont à la taille un abat-jour ballant et brinqueballant. Le dernier mot de l’abomination.


RENE DOUMIC.