Revue dramatique - 14 avril 1905

Revue dramatique - 14 avril 1905
Revue des Deux Mondes5e période, tome 26 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


THEATRE DE LA GAITE : Scarron, comédie tragique en cinq actes en vers, par M. Catulle Mendès. — RENAISSANCE : Monsieur Piégois, comédie en trois actes, par M. A. Capus. — GYMNASE : L’Age d’aimer, comédie en quatre actes, par M. Pierre Wolff. — ODEON : Les Ventres dorés, comédie en quatre actes, par M. Emile Fabre. — VAUDEVILLE : La Retraite, pièce en quatre actes de F. A. Beyerlein, traduite de l’allemand par MM. Rémon et Valentin.


Il faudrait beaucoup chercher, pour trouver un exemplaire d’humanité plus affligeant que celui dont Paul Scarron présenta jadis l’image lamentable. Depuis le temps où il fut atteint d’un mal que les médecins d’aujourd’hui expliquent peut-être, mais dont la médecine d’alors ne fut probablement pas tout à fait innocente, le pauvre diable ne cessa plus de souffrir. Les membres tordus par le rhumatisme, le corps replié et déjeté en forme de Z, vissé à sa chaise d’infirme, c’était un raccourci de la misère humaine. Toutefois, du naufrage de ses facultés physiques, l’infortuné avait sauvé son estomac, qui jusqu’au bout resta excellent : le plaisir de la mangeaille lui tint lieu de tous les autres et l’aida à prendre son mal en patience. Aussi bien il sut tirer parti de ses infirmités : il les étalait, il s’en servait comme d’une réclame ; il provoquait volontairement une curiosité qu’il s’entendait ensuite à monnayer en aumônes et profits divers. Il était gai d’une gaieté cynique, parodique et grossière ; cela, venant d’un homme qu’on savait ruiné dans son être physique, amusait par le contraste. Nos pères, qui n’étaient pas des plus délicats sur l’article de la plaisanterie, goûtaient fort ces contorsions, dont on ne savait au juste si elles étaient celles du rire ou de la douleur. Nous avons horreur aujourd’hui de cette souffrance qui bouffonne ; nous y voyons une sorte de profanation. Il est question quelque part dans Notre-Dame de Paris d’un « concours » de grimaces : Quasimodo, rien qu’en se montrant, emporte le prix ; c’est que Scarron n’était pas là pour le lui disputer. Au surplus il avait, deux siècles avant la Préface de Cromwell, réalisé en lui le mélange du triste et du risible : il ne pouvait manquer d’être cher aux romantiques. Théophile Gautier lui avait réservé une place d’honneur dans sa galerie des Grotesques. M. Catulle Mendès fait mieux : il le transforme en héros lyrique et nous le met sous les yeux, cinq actes durant.

Vous imaginez peut-être le plaisir que nous pouvons goûter à voir sans cesse et d’un bout à l’autre de la scène rouler le fauteuil où se recroqueville cet estropié. Encore un impotent, lorsqu’il est au repos et bien arrangé dans ses oreillers, peut-il faire illusion ; nous oublions son infirmité. Mais quand il veut faire usage de ses membres invalides, c’est alors que le spectacle devient atroce. M. Mendès a eu soin de nous en régaler. Il nous rendra témoins, par exemple, de cette opération compliquée et douloureuse qui consiste à hisser Scarron chaque soir de sa chaise en son lit.


SCARRON.
Ce n’est pas très fatigant. Poussez
Ma chaise vers le lit. Lorsque je suis tout proche
Du chevet, on me hisse ; à genoux, je m’accroche
Au rideau, je me penche, et je tombe couché.
(Francine pousse la chaise, l’infirme aide du bâton, etc.)


Ailleurs Scarron, assis auprès d’une fenêtre qui s’ouvre sur un amandier fleuri, veut cueillir une des branches. « Il s’efforce, il se penche le plus qu’il peut, il tend un bras, il s’essouffle, il peine affreusement. Enfin dans un ahan dernier, il tombe en avant, la poitrine au rebord du balcon, un bras au dehors, comme disloqué, l’air d’un guignol que rien ne soutient plus… » Telles sont les indications de scène. On les dirait détachées des souvenirs d’un interne. C’est de la dramaturgie de garde-malade. C’est du théâtre d’infirmier.

Après cela, et tout transis que nous sommes d’un froid qui nous pénètre dans les moelles, on devine que nous ne sommes pas très disposés à rire des facéties de Scarron. Elles sont au reste peu variées, n’étant empruntées qu’à deux thèmes, dont l’un est le cocuage, cher à nos vieux auteurs gaulois, et l’autre est encore et toujours la maladie, la misère physique. C’est ainsi qu’au dernier acte, Scarron fait de longues et cocasses recommandations à l’apprenti menuisier venu pour lui prendre mesure d’un cercueil. Gaieté indécente et gaieté macabre, on ne nous donne pas le choix : on nous les inflige toutes les deux.

Au moins jusqu’ici peut-on dire que nous sommes dans la tradition et que l’auteur a tiré de l’histoire de Scarron les effets qu’elle comportait. Mais c’est que je ne vous ai pas même laissé pressentir ce qui fait l’originalité de la conception de M. Mendès et qui lui donne sa valeur propre. Comme on faisait remarquer à Goethe qu’il avait sensiblement faussé le caractère d’Egmont, il répondait sans s’émouvoir : « Peu m’importe l’Egmont de l’histoire. Celui-ci est mon Egmont. » De même M. Mendès a son Scarron, un Scarron qui est bien de son invention, qui lui appartient et qu’on ne lui disputera pas : c’est Scarron sentimental, Scarron élégiaque, Scarron tendre et Scarron tragique. Ruy Blas n’était que le ver de terre amoureux de l’étoile. Scarron est le cul-de-jatte aimant l’oiseau bleu. Car il aime d’amour Françoise d’Aubigné. Il l’aime depuis qu’il l’a vue, enfant de huit ans, une poupée dans ses bras. Il l’a retrouvée plus tard, retour des îles, et la belle Indienne lui est apparue avec tout le prestige que la poésie des tropiques ne peut manquer d’avoir pour un contemporain de Ninon qui aurait déjà lu Bernardin de Saint-Pierre et Chateaubriand. Jeune fille, il n’a pu se faire à l’idée qu’elle entrerait au couvent ; il a rêvé d’elle pendant cent nuits : enfin il s’est enhardi ; il l’a suppliée de devenir, non sa femme, mais sa compagne. Désormais il ne vivra que pour elle : sa gaieté, son travail, son argent, sa gloire, c’est pour Francine ! L’amour enferme dans sa définition la jalousie : Scarron est jaloux. Si Francine ne doit pas lui appartenir, du moins lui fait-il promettre qu’elle ne sera pas à un autre. Elle n’a pas de mari : qu’elle n’ait pas d’amant ! Comme d’ailleurs il faut être prêt à toute occurrence et pouvoir, à l’occasion, tenir les galans en respect, Scarron prend des leçons d’armes. Nous assistons à cette leçon d’armes par procuration, où le valet Foucaral fait les mouvemens, auxquels se refusent les membres paralysés de l’infirme. C’est un des beaux endroits de l’ouvrage.

Le fait est que Mme Scarron, telle qu’on nous la présente, n’est aucunement l’épouse de tout repos qui conviendrait à un mari si peu ingambe. On ne peut dire qu’elle trompe son mari ; mais on ne peut dire non plus qu’elle lui soit fidèle. Entre les chroniqueurs qui se sont portés garans de la vertu de Mme Scarron, et ceux qui lui ont reproché ses galanteries, M. Catulle Mendès a fait une espèce de cote mal taillée, et adopté un moyen terme. Sa Francine est une jeune personne résolue à se laisser courtiser, sans toutefois accorder les dernières faveurs. Elle concilie ainsi le soin de son honneur et une espèce de furieuse coquetterie dont nous voyons qu’elle est agitée. Cette « bonne chrétienne, » comme elle se qualifie elle-même, a une façon extrêmement large de comprendre le christianisme. Elle aussi, elle est un type assez inattendu dans la littérature et la société du XVIIe siècle : c’est la demi-vierge chrétienne. Dès le soir de ses noces, elle trouve le moyen de ménager Villarceaux qui lui plaît fort, en lui donnant l’assurance que le mariage avec Scarron est un mariage blanc. Plus tard elle converse très tendrement avec le beau marquis à travers la charmille, et même elle va le soir se promener avec lui dans les bois. Elle raffole du danger : c’est pourquoi elle accepte un rendez-vous avec Villarceaux, la nuit, chez Ninon. Là, par ses agaceries et ses refus, elle allume si bien le désir chez son partenaire, et les choses sont à tel point, qu’immanquablement c’en était fait de sa vertu si, à l’instant critique, on ne voyait apparaître qui ? Scarron.

Oui, Scarron, avec une rapière… On lui a révélé l’intrigue de sa femme et de Villarceaux. La rage lui a fait recouvrer soudain l’usage de ses membres, il brise sa chaise d’infirme, il se lève, il accourt. Au moment où Franchie, défaillante, va tomber dans les bras de son heureux amant, la porte de la chambre est enfoncée, Scarron titubant, chancelant, horrible, surgit l’épée à la main. Il marche comme par bonds de bête estropiée. Le mari de comédie est devenu un mari tragique. C’est le vengeur, c’est le justicier… Scarron brandissant un grand sabre, — telle est la trouvaille. Elle enrichira la « légende » du bonhomme d’une bouffonnerie plus énorme que toutes celles dont son histoire était pleine.

On voudrait pouvoir louer du moins dans cette comédie tragique la virtuosité du style et les prouesses de la versification. Il y a beaucoup de fioritures dans les vers de M. Mendès, des regards qui sont « de la clarté close » et des « yeux transparens d’un vide aérien. » Ce style maniéré, contourné, souvent obscur, et aussi peu que possible fait pour la scène, est en outre le plus souvent d’une extraordinaire maladresse d’expression.

M. Coquelin fait toute sorte d’efforts pour animer ces choses mortes et égayer cette fantaisie lugubre. Il n’y arrive que rarement. Mlle Sylvie est une Mme Scarron bien sautillante.


Chacun sait qu’une des tendances qui dominent dans le théâtre d’aujourd’hui, c’est l’optimisme. Après avoir pendant une dizaine d’années broyé du noir, notre comédie peint la vie tout en rose. Elle ne nous montre plus que de beaux caractères, des âmes généreuses, éprises de délicatesse et de désintéressement, à la fois simples et grandes. Elle fait jaillir la vertu de toutes les circonstances et de toutes les conditions. Nous croyions avoir affaire à un chevalier d’industrie : nous sommes en face d’un héros. C’est l’heureuse rencontre que nous faisons dans la nouvelle pièce de M. Capus.

M. Piégois amené une existence assez cahotée ; jeté sur le pavé de Paris avec des appétits exigeans et peu de scrupules, il a pratiqué tous les métiers, et, sauf erreur, il n’est pas sans avoir eu quelques démêlés avec la justice de son pays. Pourtant, à force de s’évertuer, il a trouvé une idée et des capitaux. Il est maintenant, l’opulent directeur d’un casino à la mode, le propriétaire d’un pays entier qu’il a, comme par enchantement, tiré du néant. On ne sait pas assez tout ce qu’il peut tenir d’exquise délicatesse dans l’âme d’un tenancier de maison de jeux. Piégois est le petit manteau bleu de Bagnères-sur-Oron. Et il y a un article sur lequel il n’a jamais transigé : dans son tripot, on joue, mais on ne triche pas. Nous assistons à l’exécution qu’il fait d’un grec : cela est conduit supérieurement, avec une sûreté de main, une hauteur dédaigneuse et une discrétion qui sont le modèle du genre. Ensuite vous ne devineriez peut-être pas quel est le livre de chevet de M. Piégois, c’est Dominique. Ce roman, cher aux âmes pensives et mélancoliques, a trouvé en lui le lecteur qui lui convient, et il faut entendre en quels termes émus il en analyse le charme subtil. Aussi, combien Piégois doit-il se trouver dépaysé et mal à l’aise dans le milieu où ses fonctions mêmes le forcent de vivre ! C’est un déclassé, comme le lui fait aigrement remarquer son ami Lebrasier ; il est, comme il corrige, le déclassé riche. Et il aspire à se reclasser en entrant dans une famille tout à fait honorable.

Justement il a rencontré en wagon une jeune veuve, Mme Aubry, dont il est tout de suite devenu amoureux. Il a mis dans sa poche un livre, — c’est Dominique, — que Mme Aubry a oublié sur la banquette : il aura ainsi l’occasion d’entrer en conversation avec elle en le lui reportant, comme c’est l’usage. Et il est tout prêt à rompre avec sa vieille maîtresse, Emma, qui est une bonne fille, sans doute, mais qui manque à tel point de distinction ! Seulement Piégois est-il un homme qu’on épouse ? Hélas ! il n’est pas même un homme qu’on reçoit.

Il y a un Dieu pour les amoureux. Ce Dieu fait que le frère de Mme Aubry, le banquier Jantel, soit à la veille de faire banqueroute, et qu’il lui faille, pour se remettre à flot, de l’argent, beaucoup d’argent, tout l’argent que Piégois seul peut lui prêter. Aussi n’hésitera-t-il pas, lui, à recevoir Piégois. Il l’attire chez lui, le comble d’invitations, et, un beau jour, après déjeuner, lui propose de l’associer à ses affaires. Piégois est aussi perspicace qu’il est généreux. À travers les propositions fallacieuses du banquier et le mirage d’affaires magnifiques, il démêle tout de suite la vérité. Ni la concession du Métropolitain de Tananarive, ni l’exploitation des terrains d’Asie Mineure n’ont pu l’éblouir. Jantel a besoin qu’on vienne à son secours : que ne le disait-il tout simplement ? Piégois est aussi généreux qu’il est perspicace. Il y a un train qui part pour Paris dans une heure : il le prendra avec Jantel et le banquier sera sauvé. Le moment paraît favorable à Piégois pour risquer auprès de Mme Aubry une demande en mariage.

C’est ici la grande scène. La pièce, qui n’avait encore marché que d’un mouvement assez lent, va tout à coup changer d’allure. Le ton s’élève, les voix se passionnent. Mme Aubry, qui ignore jusqu’au premier mot des embarras d’argent de son frère et ne s’est pas encore accoutumée à saluer en Piégois l’homme providentiel, ne voit en lui que le brasseur d’affaires louches : c’est pourquoi elle repousse comme une injure l’aveu de son amour. Il faut choisir, et quand on est une espèce de forban, on ne saurait avoir rien de commun avec les honnêtes gens. Piégois « bondit sous l’outrage. » Aussi bien, il a sa vengeance prête : il ne partira pas avec Jantel : il abandonne celui-ci à son malheureux sort. Et sur ces derniers mots il fait une sortie bruyante. Consternation de Jantel qui se voit perdu, de Mme Aubry cause involontaire de la catastrophe. Cela dure le temps de descendre l’escalier et de le remonter. Piégois reparaît. Il s’est calmé. Sa vraie nature, éminemment chevaleresque, a repris le dessus. Il partira avec Jantel. Il s’excuse auprès de la veuve Aubry : « Tout à l’heure, madame, je n’ai pas été chic. » Il est sublime, avec cette nuance de bon garçonisme qui est précisément la note du sublime d’aujourd’hui.

D’ailleurs Piégois ne se contentera pas d’être le bienfaiteur de Jantel ; il faut à un don Quichotte de cette envergure de plus amples exploits : il va être le bienfaiteur de la municipalité de Bagnères-sur-Oron. Car il est décidément dégoûté du monde, lassé du bruit, et désabusé des illusions elles-mêmes de l’opulence : il veut se défaire de son casino, et, repoussant les offres que lui a faites une grande Compagnie américaine, il le donne au Conseil municipal de sa commune. Tant de magnanimité pourrait-elle ne pas toucher Mme Aubry ? Les femmes adorent les héros. Mme Aubry s’aperçoit qu’elle aime Piégois et consent à couronner sa flamme.

Ce Piégois est le plus inconsistant des fantoches qu’ait créés le caprice de M. Capus. Il y a plus de vérité dans une seule des répliques aigres-douces ou dans un seul des silences perfides de Lebrasier, l’ami de Piégois, que dans le rôle tout entier de celui-ci. Ce rôle de Lebrasier n’est qu’un rôle de second plan ; ce n’est qu’une silhouette, mais indiquée d’un trait juste. Lebrasier est l’envieux et le parasite : il paie en insinuations méchantes et en dénigrement les services qu’il ne peut s’empêcher d’accepter ; il déblatère, mais il profite. C’est même ce qui rend presque vraisemblable un dénouement qui, au premier abord, choque comme un peu trop factice. Piégois abandonnant Emma, que va devenir cette bonne fille ? Lebrasier l’épouse ; cela est dans la logique de son caractère ; car nous connaissons assez Piégois pour savoir qu’il fera très convenablement les choses : c’est une fortune toute trouvée, dans laquelle Lebrasier ne peut manquer de s’installer.

Monsieur Piégois est remarquablement joué par la troupe de la Renaissance. M. Guitry est la perfection même dans ces rôles marqués et qui demandent surtout du naturel, de la bonhomie et de la rondeur. M. Guy est délicieux de finesse, d’intentions malicieuses et de sournoiserie dans le rôle de Lebrasier. Et M. Boisselot dessine avec beaucoup d’agrément la silhouette du maire de Bagnères. Mlle Brandès a un rôle assez mal expliqué, celui de Mme Aubry : elle lui prête quand même beaucoup de charme.


L’optimisme de M. Capus est souriant : la sensibilité de M. Pierre Wolff est larmoyante. On l’a dit depuis bien longtemps : tout n’est pas rose dans le métier de fêtard, et la profession de femme galante a ses tristesses. Si l’on savait tout ce qui se verse de larmes dans le monde où l’on s’amuse, ce serait une espèce de consolation pour ceux qui ignorent les enivremens de la vie joyeuse. Une des pires misères de ce monde spécial, c’est qu’une heure sonne où, la jeunesse s’étant envolée, mais les habitudes de plaisir s’étant installées, on ne sait pas renoncer à des distractions qui conviennent mal à l’âge mûr. C’est la source d’intimes souffrances auxquelles on ne saurait, sans noirceur, refuser un juste tribut de pitié.

Donc nous sommes chez une dame galante, mais si respectable ! Geneviève Clarens. Elle a quarante ans et derrière elle une carrière bien remplie, remplie de plus de souffrances que de joies : telle est la loi de l’humaine condition. Elle a aimé, elle a été trompée ; et maintenant quelle est libre, elle a fait un grand serment de ne plus jamais aimer. Cependant Maurice, un beau brun, d’une trentaine d’années, s’approche d’elle, lui soupire une déclaration ; et c’est fait : voilà Geneviève embarquée dans une nouvelle liaison. Désormais, quels tourmens ne vont pas être les siens ; quels soins pour maintenir dans la fidélité cet amant plus jeune qu’elle ; que d’art elle devra dépenser pour ne pas l’irriter par les excès d’une surveillance jalouse, et pour lui dissimuler des pleurs qui sûrement l’agaceraient ! La pauvre femme !

Dès le premier acte on nous a présenté, dans l’entourage de Geneviève, un gentil petit ménage, un ménage de la main gauche, cela va sans dire. Dans celui-ci, les rôles sont renversés et les âges intervertis : c’est l’amant, Tavernay, qui est un vieux ; sa maîtresse Colette est sensiblement plus jeune que lui. Et Tavernay, pour parler de cette jeunesse de Colette qui le rajeunit, — il le croit, le malheureux ! — trouve de ces accens émus dont les vieux marcheurs ont le secret. Brûlons les étapes, comme vous le souhaitez sans doute, et arrivons tout de suite au troisième acte où toute la bande étant réunie à la campagne, — c’est un monde où l’on ne vit qu’en bande, — Geneviève et Tavernay acquièrent simultanément la certitude de leur malheur réciproque. Tavernay, qui n’est qu’un homme, se répand en lamentations. Geneviève a plus de force d’âme. Elle a vu, dans la nuit tombante, le jeune Maurice et la jeune Colette s’embrasser sur les lèvres : elle refoule les sanglots qui lui montent à la gorge. Elle continuera de vivre avec Gérard, s’enhardissant à peine à lui faire entendre des reproches voilés et des plaintes indirectes, acceptant toutes les humiliations, afin de conserver, vaille que vaille, cet amant qui ne l’aime plus, mais dont elle ne saurait se passer. Et la voilà bien, la grande misère de l’amour !

L’Age d’aimer servait de pièce de rentrée à Mme Réjane. L’excellente actrice a été acclamée par son fidèle public. Elle est assez intelligente et elle a assez de souplesse de talent pour réussir dans des rôles d’émotion, comme elle l’a fait si souvent dans les rôles de fantaisie et de gaminerie. Toutefois trop est trop, et il ne faut pas exiger d’elle qu’elle verse décidément dans le pathétique.


Tous ces apitoiemens à faux, toutes ces sensibleries, toutes ces niaiseries nous font trouver une sorte d’attrait à l’âpreté de satire de M. Emile Fabre. Les Ventres dorés ne sont certes pas une bonne pièce, et nous la croyons, pour notre part, fort inférieure à la Vie publique. Nous ne serions pas embarrassé pour en signaler les défaillances. La pièce est longue, pénible, souvent obscure. Ayant à nous mettre sous les yeux l’évolution d’une affaire financière, l’auteur a cru nécessaire de ne nous entretenir, quatre actes durant, que d’opérations de bourse, et dans le langage technique usité entre spécialistes. Il arrive que nous ne comprenions plus rien à ce qui se passe devant nous, que l’opportunité ou la déloyauté des combinaisons, dont on discute devant nous, nous échappe complètement, et que nous assistions à des débats passionnés comme s’ils se poursuivaient dans une langue étrangère. Le seul défaut sur lequel nous serions tenté d’insister, parce que c’est probablement celui dont M. Emile Fabre est le plus fier, est l’abus qu’il fait de l’emploi des foules au théâtre. Pendant un acte tout entier, la scène est envahie par une foule hurlante. Ce ne sont que vociférations et gesticulations. Cela est d’un art tout à fait inférieur, détourne notre attention de l’étude même du sujet, et, pour tout dire, remplace le plaisir du théâtre par celui du cirque.

Mais ces réserves faites, et elles sont très graves, il reste que les Ventres dorés témoignent d’un effort consciencieux, intéressant, et que l’œuvre, si elle est médiocrement venue, est originale. On a souvent mis le financier à la scène ; on a peint sa dureté, son égoïsme ; on l’a considéré comme individu. M. Emile Fabre procède tout autrement. Son baron de Thau n’a guère une physionomie plus caractérisée que celle des associés qui l’entourent. C’est que l’auteur veut nous peindre non pas le financier, mais les financiers. Son étude est une étude de milieu : celle du monde de la finance. Comment dans une certaine atmosphère les idées viennent-elles à se déformer ? Comment la conscience professionnelle diffère-t-elle de la conscience sans épithète ? Comment, dans le feu de l’action et sous la pression des circonstances, arrive-t-on à se faire le complice de mesures qu’on aurait, en d’autres temps, condamnées sans merci ? C’est ce que l’auteur des Ventres dorés s’est efforcé de nous montrer. Veut-on la preuve qu’il y a en partie réussi ? Je la trouve dans un phénomène curieux qui se produit à l’audition de sa pièce et qui nous renseigne assez bien sur la façon dont se produit l’illusion et se propage l’intérêt au théâtre. Avec l’auteur des Ventres dorés, nous pénétrons dans le conseil d’administration d’une Compagnie financière ; cette Compagnie est en pleine bataille ; elle lutte, par des moyens tels quels, contre les manœuvres de ses adversaires, contre la mauvaise chance qui commence à la menacer de la ruine. Or au théâtre, nous nous mettons très promptement à l’unisson des personnages avec qui on nous fait lier connaissance, et là, plus que partout ailleurs, nous sommes pour ceux qui luttent. Nous avons pris passage sur un vaisseau qui se débat contre la tempête ; nous n’examinons plus si ce vaisseau est monté par des pirates ; nous sommes pour ceux qui l’empêcheront de naufrager. Puisqu’on peut sauver la Compagnie, en rachetant des actions en sous-main, eh bien (qu’on en rachète. Et tandis que l’honnête homme de la pièce, Verrières, proteste, dénonce l’irrégularité de cette manœuvre, nous sommes tenté de prendre parti contre lui, contre cet empêcheur de se défendre, contre ce conseiller de capitulation, qui, faute d’estomac, va achever de tuer l’entreprise et ruiner définitivement cette foule d’actionnaires dont le seul tort est d’avoir une fois de plus été dupe du mirage des gros intérêts et des perspectives de gains illimités… Cela ne met-il pas bien en son jour le mécanisme spécial de l’illusion théâtrale, et ne montre-t-il pas quelle peut être, à l’occasion, la puissance de séduction et la dangereuse immoralité de cette forme de littérature ?

Les Ventres dorés sont remarquablement mis en scène à l’Odéon, et l’éloge, cette fois, doit aller moins à tel interprète qu’à l’ensemble même de l’interprétation et aux mouvemens de foule, réglés avec un art — dont au surplus le public se lassera promptement.


Pendant de longues soirées, un public nombreux a écouté au Vaudeville, avec attention, avec sérieux, avec inquiétude, la représentation d’une pièce allemande : la Retraite. C’est un événement qui, à vrai dire, est d’ordre moral plus encore que littéraire, et dont je voudrais seulement indiquer le caractère.

La pièce est, par elle-même, sans mérite éclatant, et, dans l’échelle des valeurs artistiques, ne s’élève pas au-dessus d’une honnête moyenne. C’est un drame bien fait, solidement charpenté, par un ouvrier de théâtre qui sait son métier. L’auteur ne s’est pas mis en frais d’imagination, et il s’est contenté de la première histoire venue, de l’une des plus banales qui soient au théâtre et dans le roman, celle de la fille d’un vieux brave séduite par un jeune seigneur : le père tue sa fille, aimant mieux la voir morte que déshonorée. Ce père aurait pu être un vieil intendant, ou un vieux garde-chasse ; c’est ici un vieux maréchal des logis. Le lieutenant de Lauffen a séduit Claire, la fille du maréchal des logis chef Volkhardt. Lorsque le fiancé de Claire, Helbig, autre maréchal des logis, revient de l’école de cavalerie de Hanovre, il est frappé du changement de la jeune fille à son égard. Il flaire l’intrigue. Le soir, après la retraite, il vient demander à Lauffen une explication d’homme à homme, et s’emporte jusqu’à lever la main sur son supérieur. Il faut donc qu’il passe en conseil de guerre ; et il se pourra qu’il obtienne le bénéfice des circonstances atténuantes ; mais les règlemens militaires sont formels : Helbig doit être puni. Devant le conseil de guerre, les deux hommes, sans s’être concertés, s’accordent pour dissimuler la cause véritable de la querelle : c’est Claire qui spontanément révèle aux juges la vérité. Au dernier acte, le vieux Volkhardt, qui a demandé satisfaction à Lauffen et n’a pu l’obtenir, un sous-officier ne pouvant se battre avec un officier, tue sa fille. Le tableau le plus saisissant est celui du conseil de guerre ; l’artifice consiste ici à reproduire avec une exactitude minutieuse tous les détails de la procédure et à nous mettre sous les yeux la scène en lui conservant tous les caractères de la réalité. Ce sont des effets avec lesquels l’art réaliste nous a rendus familiers. — Seulement, l’image qui nous est présentée avec cette puissance de réalisme, est celle de l’armée allemande, de celle même qui attend l’arme au pied de l’autre côté de notre frontière. Tout est là.

Comment s’explique le succès considérable que la Retraite a obtenu en Allemagne ? Ce n’est pas notre affaire de le démêler. Nous ne nous plaçons qu’au point de vue du public français, et d’un public qui, — nous l’avons constaté de nos yeux, au cours des représentations, — était composé en grande partie d’officiers. Pour ce public, quel intérêt poignant ! Au moment où, chez nous, l’attention de tous est attirée plus que jamais vers les questions militaires, on nous introduit au cœur d’une garnison allemande ; ce ne sont sous nos yeux que dragons badois, uhlans de Magdebourg, cavaliers hanovriens, artilleurs et cuirassiers blancs. On nous montre la machine puissamment organisée, on en fait jouer devant nous les rouages, on nous en révèle l’âme. Du haut en bas, c’est une discipline de fer, contre laquelle on peut bien maugréer, mais à laquelle on se soumet dans un intérêt supérieur. « A vos ordres ! » est la phrase qui revient sans cesse comme un refrain. Le métier est rude, mais on aime le métier, on n’en connaît pas de plus beau, il n’y en a pas qui ait davantage l’estime du pays ; et c’est un jour de deuil que celui où, vieilli et fourbu, il faut quitter le service, dépouiller la chère vieille tunique. L’esprit de corps sert de conscience à ceux qui seraient tentés de se laisser égarer, mais qui font au bien commun le sacrifice de leurs révoltes individuelles. « Savoir nous dominer, c’est l’essentiel ; savoir nous dominer par honneur professionnel pour que les barbouilleurs de papier ne trouvent pas une place, pas la moindre, où planter leurs flèches, leurs mauvaises plaisanteries, que les attaques de ces drôles se retournent contre eux, si malgré tout ils nous insultent. » Au surplus, l’union est facile à faire quand on la fait contre quelqu’un ; et ce quelqu’un, c’est l’ennemi ; et cet ennemi, c’est nous. « HOWEN. Si demain matin on sonne encore l’alarme à trois heures, tu seras le premier sur pied, et malheur à celui de tes hommes qui ne sera pas vif et dispos comme une truite de ruisseau. Et après, que de l’autre côté se montre un de ces messieurs en pantalon rouge, tu te redresseras sur ta selle, l’air provocant et toute ta personne frémira du désir de combattre. Ce sera comme si tu voulais sur le champ fondre sur le terrible ennemi pour l’attaque, escadrons en avant. — LAUFFEN, entraîné. Parbleu ! c’est bien là l’unique but de l’affaire… »

Et toute la nation vibre d’accord avec son armée ; et les femmes ne pensent pas autrement que les hommes ; c’est une jeune fille qui fait cette déclaration de principes : « Vois-tu, depuis que je suis en âge de comprendre, nous vivons ici, à trois heures de marche de la frontière. Les uhlans de Magdebourg seront les premiers à marcher, si jamais ça éclate. Pour le moment, tout est à la paix, bien sûr ! Mais je voudrais que tu aies été ici une fois, quand il y a des menaces de guerre, tu ne voudrais plus jamais vivre ailleurs. Car il y a dans l’air un je ne sais quoi ; c’est comme si on avait quelque part creusé un trou de mine et que la mèche y brûlât déjà. Je me souviens d’une fois : pendant près d’une semaine, les selles sont restées accrochées dans les écuries avec le paquetage de campagne : la nuit les chefs d’escouade recevaient les cartouches à balle pour leurs hommes et, en haut, dans le grenier, on avait déposé la dynamite, toute prête à être emportée, jusqu’à ce que… brusquement, tout a été fini. Ah ! vois-tu, Joachim, ça, c’était beau, ça c’était vivre 1 — LAUFFEN. Oui tu parles d’autrefois. Mais sais-tu bien qu’à la dernière alerte, nous étions prêts à partir en quarante-sept minutes !… » Voilà une mobilisation qui ne laisse rien à désirer.

Tel est l’avertissement qui nous arrive de là-bas à l’instant où l’on s’efforce chez nous d’énerver la vertu militaire. Beaucoup l’ont compris et de là vient l’impression profonde causée par cette vision soudaine apparue au milieu de nos discussions dissolvantes. C’est ainsi que jadis l’historien latin, souffrant de voir se répandre parmi ses concitoyens les conseils de la mollesse et les tentations de l’égoïsme, leur présentait l’image d’une Germanie repliée sur elle-même et poursuivant son rêve de guerre.


RENE DOUMIC.