Revue dramatique - 14 avril 1904

Revue dramatique - 14 avril 1904
Revue des Deux Mondes5e période, tome 20 (p. 923-934).
REVUE DRAMATIQUE


THEATRE-ANTOINE : Oiseaux de passage, comédie en quatre actes, par MM. Maurice Donnay et Lucien Descaves. — RENAISSANCE : le Mannequin d’osier, pièce en quatre actes et huit tableaux, par M. Anatole France. — VAUDEVILLE : l’Esbroufe, comédie en trois actes, par M. Abel Hermant.


Nous aimons les histoires de brigands. Il y en a pour tous les âges. Dans celles qui s’adressent aux enfans, le brigand est représenté comme un être très méchant, affublé d’un grand manteau, armé jusqu’aux dents et qui arrête les diligences. En prenant des années et gagnant de l’expérience, nous nous formons du brigand une conception différente. Nous voyons en lui le révolté, le réfractaire, l’irréconciliable ennemi d’une société pharisienne, et nous lui savons gré d’avoir si résolument déclaré la guerre à la morale conventionnelle et à l’hypocrisie sociale. Tel était, par exemple, le brigand byronien et romantique, hôte de la montagne, et qui avait pour complices la foudre et le torrent. Le type ayant un peu vieilli, nous lui en avons substitué un autre, mieux en accord avec la marche du progrès et capable d’intéresser des esprits munis de culture philosophique : c’est le nihiliste. Nous vivons dans un temps où, comme chacun sait, les âmes sont passionnées de justice et éperdues de bonté. Or les nihilistes n’ont embrassé la carrière, toute de dévouement, du meurtre et de l’incendie, que pour remplir un devoir supérieur. Ils assassinent par humanité, travaillent par le crime à la réconciliation des peuples, et aident par la terreur à l’avènement du bonheur universel. Ils nous viennent du pays des romans russes ; leur propagande est humanitaire, internationaliste et scientifique ; que leur manque-t-il pour nous plaire ? En mettant à la scène une étude de leurs mœurs et de leurs théories, on est assuré de nous procurer à la fois l’agréable frisson de la peur et l’illusion flatteuse d’une discussion d’idées.

C’est ce qu’ont bien compris les auteurs d’Oiseaux de passage. MM. Maurice Donnay et Lucien Descaves avaient déjà donné dans la Clairière l’ingénieux spécimen d’un genre de théâtre empruntant ses sujets et ses personnages à la peinture du monde révolutionnaire. Leur nouvelle œuvre appartient à la même catégorie. Au premier abord, la collaboration de deux écrivains si différens semble paradoxale. M. Descaves est un polémiste violent, implacable censeur de l’égoïsme de notre société bourgeoise. M. Donnay est un moraliste nonchalant, observateur amusé et indulgent de notre moderne déliquescence. Mais, la première surprise passée, on se rend compte de tout ce qu’a d’heureux le concours de deux talens qui, en s’opposant, s’équilibrent. Nous ne sommes pas encore tout à fait mûrs pour l’avènement d’un théâtre franchement révolutionnaire : le sourire de l’ironie sauve tout. Qu’on idéalise les nihilistes, cela cesse de nous choquer, si, au même moment, on les raille. Il n’est que de doser dans de justes proportions l’idylle, l’anarchie et la blague.

Dans le cycle des pièces qui vont de Mlle de la Seiglière au Maître de Forges, il s’agissait uniformément du mariage d’un roturier avec une patricienne. Cette intrigue plaisait ; on la tenait pour symbolique de la fusion des classes. Ici, de même, il s’agira du mariage d’un jeune bourgeois avec une jeune nihiliste. On s’est rencontré, en Suisse, dans une pension de famille, et Julien Lafarge s’est épris de Vera Levanoff qui est d’une beauté remarquable. On se retrouve à Paris. Julien et Vera fréquentent pareillement les cours de l’École de médecine. Accueillie dans la famille Lafarge, Vera y conquiert tous les cœurs. Elle entoure de soins délicats Mme Lafarge qui est aveugle, allège son incurable ennui, fait rentrer la gaîté dans la maison. Les Lafarge en sont à ne plus comprendre comment on peut vivre sans avoir sa nihiliste chez soi. C’est pourquoi chacun encourage l’amour de Julien pour Vera et se réjouit des fiançailles des deux jeunes gens. Certes, il y a encore dans les allures de Vera quelques étrangetés, mais qui ne peuvent manquer de s’atténuer avec le temps. Cela passera après le mariage : la vie en commun arrange bien des choses. Le fait est que Vera est plus touchée qu’elle ne veut le laisser paraître par la douceur d’être aimée. Le cœur de cette farouche cérébrale s’émeut Elle faiblit, elle s’amollit dans la tiédeur d’un intérieur bourgeois ; et il y a tout lieu de croire qu’un jour viendra où elle sera définitivement conquise par son nouveau milieu. Seulement Tatiana veille. Tatiana est l’amie de Vera, et elle est sa conscience. Ce n’est pas elle qui court le risque de se prendre au piège de l’amour qu’elle inspira : elle est affreusement laide, et la laideur est, pour la vertu nihiliste comme pour l’autre, une gardienne incomparable. Au moment précis où tout va finir par un mariage, cette charmante personne nous montrera ce qu’elle sait faire. Car Vera se croit libre : elle ne l’est pas. Elle a naguère contracté avec un camarade de propagande, le prince Boglowsky, un mariage purement fictif et qui n’avait pour objet que d’assurer à Vera son indépendance et au prince l’argent de Vera : depuis lors, le bruit s’est répandu que Boglowsky est mort en prison. Tatiana le ressuscite à l’instant opportun. La nihiliste retournera auprès de son époux et compère. Le jeune bourgeois épousera une petite cousine, bourgeoise comme lui. Ainsi chacun restera dans sa sphère, fera ménage dans son monde et remplira sa destinée.

Les auteurs ont-ils voulu montrer qu’entre la société bourgeoise et les groupes anarchistes, il y a incompatibilité ? La démonstration ne serait certes pas inutile ; mais elle était tout de même assez facile à faire. Apparemment MM. Donnay et Descaves ont eu un dessein plus subtil et de plus de portée. Peintres de mœurs, ils se sont proposé de peindre un des travers les plus agaçans de certains bourgeois d’aujourd’hui. Nous avons nos anarchistes de salon, aussi ardens à réclamer le bouleversement de notre organisation sociale que jaloux de conserver les privilèges qu’elle leur assure. C’est une des plus récentes formes du snobisme. Orgon, depuis qu’il s’était coiffé de son Tartufe, était devenu parfaitement idiot. De même la famille Lafarge, depuis qu’elle s’est engouée de nihilisme. Julien proteste que si Vera devient sa femme, il entend qu’elle reste en rapports suivis et confidentiels avec ses amis. Et ils sont jolis, les amis de Vera ! C’est un régal pour un mari de savoir que sa femme passe une partie de son temps dans le bouge où nous trouvons Vera, au troisième acte, entre une toquée, un vagabond, et un mouchard. Encore, chez Julien, l’amour explique-t-il tous les aveuglemens. Mais chez les parens Lafarge ! Cette Vera reniée par son père, adoptée par un commis voyageur en révolution, mariée une première fois à un gentilhomme déclassé, flanquée de cette furie de Tatiana et poussée d’aventure en aventure sur les routes du vaste monde, quelle belle-fille ! Et que voilà bien l’épouse de tout repos qu’une" mère prudente rêve de consacrer au bonheur de son fils ! Mme Lafarge n’a garde de considérer le projet de cette union monstrueuse comme une de ces calamités qui parfois bouleversent et renversent les familles. C’est elle qui se fait auprès de Vera l’avocate de son fils. Quant à Lafarge père, en apprenant le consentement de sa future bru, il en pleure d’attendrissement. Ces gens sont stupides. Ils se mettent soudain en contradiction violente avec toutes leurs habitudes, toutes leurs idées, tous leurs préjugés. Ils étaient jusqu’alors de ceux qui ne plaisantent pas avec la respectabilité ; c’est maintenant leur marotte de braver l’opinion. Ils étaient scrupuleux sur le choix de leurs hôtes : ils admettent à leur table une espèce de vagabond, dont les propos sont cyniques et le linge assorti. Ils sont bons chrétiens : ils se préparent à avaler la pilule du mariage uniquement civil. C’est une possession. C’est un cas de folie. Quos vult perdere Jupiter dementat.

Du côté des nihilistes, deux types sont particulièrement bien venus. D’abord Gregoriew. Il est vrai que son rôle est parfaitement inutile : il est toujours en scène et il ne sert à rien. Mais les auteurs ont pensé qu’il plairait assez par lui-même et qu’on ne se lasserait ni de voir sa face épanouie, ni d’entendre les éclats de sa voix joyeuse. Gregoriew est le nihiliste errant. Dès qu’il apparaît dans un pays, il est sûr de ce qui va se passer : un bon arrêté d’expulsion le force à déguerpir. Cela ne le trouble guère : l’habitude est prise ; d’ailleurs, comme le sage antique, il porte sur lui son vestiaire ; il en est quitte pour reprendre son bâton de voyageur et sa besace de philosophe : et il sait qu’on dort très confortablement sur les bancs des promenades. Rien ne prévaut contre sa belle santé et sa belle humeur. Jovial et familier, il vous tutoie au bout de cinq minutes, et vous emprunte votre bourse au bout d’un quart d’heure. Le charmant homme ! Aussi est-il, pour la Cause, le plus précieux des auxiliaires. C’est lui qui établit la communication entre les frères lointains, ranime le zèle défaillant des uns, prévient la défection des autres, recueille les fonds nécessaires à l’évasion d’un camarade, à l’impression des brochures, à la confection des bombes. Il est d’ailleurs, à l’occasion, solennel et bénisseur, et il a des homélies toutes prêtes pour les mariages où l’on se passe du curé. On devine qu’il y a dans la trouble biographie de ce vieux drôle plus d’un passage ignoble ou odieux. C’est justement ce qui donne plus de prix à sa bonhomie et à sa cordialité toute ronde. Il nous fait songer à un autre gredin pareillement sympathique et engageant. Gregoriew est assez bien la dernière incarnation de Vautrin.

En regard de cette gaîté copieuse, la maigreur triste de Tatiana fait contraste. Autant le personnage de Gregoriew est tracé à larges traits et d’un crayon gras, autant on s’est efforcé de dessiner avec sécheresse et raideur la figure de cette vierge noire du nihilisme. Être sans sexe, presque sans forme, jeté en dehors des conditions de l’humanité par son exaltation maladive et ce dévouement à la cause qui remplace chez elle tout autre sentiment, elle est sur la route de la folie : elle y a déjà rencontré le crime.

Ces deux types fixeront sans doute pour quelque temps le poncif du nihiliste au théâtre, comme nous avons déjà le poncif, de l’Anglais, de l’Américain, du Brésilien, etc. Les autres rôles sont assez insignifians. Ceux de Julien et de Vera ne sont que des variantes du jeune premier et de l’ingénue. Les divers Lafarge sont des imbéciles. Vous n’avez d’ailleurs pu manquer de remarquer que la bonne Mme Lafarge est aveugle, et que, grâce à Vera Levanoff, elle commençait à, voir clair ; et il ne vous a pas échappé que ces choses doivent être entendues dans un sens mystique. Dans le théâtre moderne, dès que nous voyons un infirme, nous nous méfions : nous flairons un symbole.

Le public ne s’est pas trompé sur la signification de l’œuvre de MM. Donnay et Descaves. Il s’est amusé à y voir défiler des originaux assez différens du personnel ordinaire de gens de cercle et de demi-mondaines qui emplit et encombre notre théâtre. Il n’a pas pris plus au sérieux qu’il ne fallait les bonimens de Gregoriew et de ses coreligionnaires. Il a négligé de donner des marques de son approbation, lorsque celui-ci a déclaré que : la propriété, il n’en faut plus. En revanche il applaudit avec conviction à l’apologie que fait Gregoriew du mariage sans maire et sans curé. La campagne que mènent, depuis ces dernières années, le roman et le théâtre en faveur de l’union libre, n’est certes pas sans efficacité.

Le rôle de Gregoriew est excellemment tenu par M. Chelles. Il est impossible d’y mettre plus de pittoresque, plus de verve haute en couleur, plus d’abondance et de sonorité. C’est la joie de la soirée, et c’est le succès de la pièce. Mlle Mellot n’est pas moins remarquable dans le rôle de Tatiana : elle en fait très intelligemment une marionnette à effrayer les petits enfans. Mme Van Doren ne manque ni d’élégance, ni de distinction sous les traits de Vera Levanoff. M. Antoine n’a qu’un rôle de raisonneur sans importance. Et M. Grand est toujours le même amoureux terrible avec ses gestes en bois, sa chaleur factice, et la monotonie bredouillante de son débit.


La représentation du Mannequin d’Osier à la Renaissance a été pour tous les lettrés une occasion de reprendre en mains cette trilogie fameuse : l’Orme du Mail, le Mannequin d’Osier, l’Anneau d’Améthyste. Il y a profit à la lire ainsi, à distance et d’ensemble. On en sent mieux tout le prix. C’est une des parties les plus originales de l’œuvre de M. France, et elle forme un curieux chapitre de l’histoire du roman de mœurs provinciales.

Dans ses livres précédens, M. France s’était plu à mêler de fantaisie son observation, et tantôt à dépayser son lecteur en transportant le récit dans quelque cadre vaguement historique, comme dans Thaïs et dans la Rôtisserie de la reine Pédauque, tantôt à évoquer devant lui, comme dans le Lys Rouge, le décor de quelque nouveau Décaméron. Pour se faire l’historien au jour le jour des administrés du préfet Worms-Clavelin, il s’est attaqué directement à la peinture de la réalité contemporaine. Et, sans recourir à l’appareil redoutable auquel nous ont accoutumé les romanciers réalistes, sans appuyer, comme en se jouant, il nous a donné, avec une précision très aiguë, l’image de la vie dans un chef-lieu de département à la fin du XIXe siècle. On croit l’auteur uniquement occupé à nous conter les péripéties de la lutte entre l’abbé Lantaigne et l’abbé Guitrel, les misères conjugales de M. Bergeret et les déceptions amoureuses de Mme de Gromance ; cependant c’est toute la petite ville qui se dessine avec ses rues tortueuses aux noms surannés, et telle qu’elle a été façonnée par une société qui n’est plus pour une vie qui ne ressemblait pas à celle d’aujourd’hui. Une foule anonyme continue d’y entretenir un commerce de menues rivalités et d’intarissables commérages ; au premier plan se détachent les figures des habitans notables, par qui sont représentées les grandes forces sociales : le préfet, l’évêque, le général, le hobereau, le médecin, l’archiviste, le professeur du séminaire, le professeur de l’Université, et quelques autres. Chacun de ces types est indiqué d’un trait rapide, en croquis légers et spirituels.

Certes, ils ne sont pas conçus dans un parti pris d’extrême bienveillance. M. France renoue la tradition de notre littérature qui, de Molière à La Bruyère et de Balzac à Flaubert, n’a jamais voulu peindre de la province que ses ridicules. Par-là encore, il se distingue de plusieurs écrivains d’aujourd’hui. En ces derniers temps, nous nous sommes sentis émus d’une sympathie toute nouvelle pour ce qui touche à nos vieilles provinces. Nous nous sommes plu à en évoquer le pittoresque, à en interroger les légendes, les traditions, les souvenirs, les coutumes. Parce qu’elle meurt un peu chaque jour, cette vie provinciale redevient chère à notre imagination, et se pare pour nous du charme propre aux choses qui s’en vont. C’est pourquoi nos romanciers, avant qu’elle n’ait entièrement disparu, cherchent à en fixer les meilleurs aspects et à montrer ce qu’il y eut de bienfaisant dans son influence pour la formation de certains types d’humanité. M. France ne suit pas ce courant. Observateur du milieu provincial, il l’aperçoit à travers ses préjugés de Parisien. Il fait des portraits, mais ce sont des portraits satiriques. Au surplus, sa raillerie étant universelle, on ne peut lui reprocher de faire tort aux uns ou d’avantager les autres dans cette libérale distribution de ridicule. Il y en a pour tous et pour chacun. L’évêque, peu évangélique, joue à de vénérables ecclésiastiques des tours bien incompatibles avec la gravité du caractère pastoral ; le général, vieux monarchiste, admis en présence de M. Carnot, est tout ébloui par le prestige qui émane du chef de l’État ; le préfet, grossier d’esprit, commun de manières, ne réussit que par un mélange de souplesse et de ruse ; le hobereau est sot et fat à souhait ; l’archiviste, qui a épousé sa bonne, se venge de la société qui le méprise, en tirant des archives confiées à sa garde un tas de petits papiers désobligeans pour les meilleures familles de la ville. Quant au professeur, c’est le seul pour lequel M. France éprouve quelque sympathie, et c’est celui aussi contre qui il s’acharne, qu’il accable de toutes les disgrâces, de toutes les misères, de tout ce qui rend un homme à la fois pitoyable et risible. D’ailleurs entre ces représentans de l’administration, de l’armée, du clergé, de la magistrature, de l’Université, règne la plus cordiale antipathie : ils n’ont pas une idée, pas un désir, pas un projet à mettre en commun ; par bonheur, leurs idées ne sont pas très nettes, ils ne savent pas clairement ce qu’ils veulent, et ils le veulent mollement ; ainsi, à la faveur de l’universel effacement et de la commune indifférence, oh évite les heurts. Même oh s’arrange. On échange des services. « Noémi peut bien faire un évêque, » déclare M. Worms-Clavelin, le préfet Israélite et franc-maçon. Et ce bariolage, cette incohérence, cette confusion des pouvoirs donnent justement la note d’aujourd’hui.

À l’attrait de l’observation satirique s’en joint ici un autre, qui du reste est commun à presque tous les livres de M. France, celui des conversations ingénieuses, variées, subtiles et nuancées. Peut-être est-ce là le trait le plus caractéristique du talent de M. Anatole France. D’autres ont su mieux peindre, mieux décrire une scène, mieux analyser une passion ; nul n’a su mieux causer sur le papier ; il possède en propre le don de la conversation écrite. Qu’on se souvienne, par exemple, des conversations qui se tiennent entre les beaux esprits de l’endroit, chez Paillot le libraire, dans le coin des vieux livres : on dirait que, de ces vieux livres, les idées sortent pressées et pourtant légères. Ces causeries sont un charme pour la souplesse ondoyante, l’art des rapprochemens et l’imprévu des anecdotes. L’esprit qui s’y joue est, à coup sûr, l’un des plus singuliers qui aient paru parmi nous. Aucun autre n’a été plus loin dans le scepticisme. M. France est même le seul de nos contemporains auquel convienne complètement l’appellation de sceptique. Car non content de railler tour à tour chacune des opinions reçues de la plupart d’entre nous, il se hâte de montrer l’inanité de l’opinion contraire. Et aucun autre ne s’est montré plus aristocratique. Car repousser le secours de toutes les croyances auxquelles les hommes éprouvent le besoin de s’attacher et montrer l’inanité de toutes les opinions auxquelles ils se rangent, c’est la vraie façon de se séparer de la foule, en comprenant dans la foule à peu près tous les hommes.

A vrai dire, les diverses parties de l’histoire contemporaine ne sont pas égales en valeur : la fatigue s’accuse dans l’Anneau d’Améthyste, où il y a des longueurs, des redites, des traits trop appuyés ; le petit chien de M. Bergeret y occupe une place déjà exagérée ; il y est trop question de galanteries de fiacres ou de chambres d’hôtel. Et nous n’avons garde de suivre M. Bergeret à Paris où l’on voit clairement que ce professeur en Sorbonne s’occupe trop de politique pour avoir encore le temps de s’occuper de ses cours. Il reste que ces petits livres ; l’Orme du Mail et le Mannequin d’Osier sont parmi les plus achevés qu’on doive au roman contemporain.

M. France aime à introduire dans chacun de ses récits un personnage auquel il prête quelques-unes de ses idées et qu’il charge d’exprimer sur certains points sa propre philosophie. Ce personnage est ordinairement d’allures bizarres et déconcertantes, car il se soucie médiocrement de l’opinion et beaucoup de choses auxquelles nous attachons de l’importance lui paraissent indifférentes. Il vit par la pensée dans un monde fort différent du nôtre. C’est ici M. Bergeret, maître de conférences de littérature latine à la Faculté. Il manque à M. Bergeret la résignation souriante de Sylvestre Bonnard ou le cynisme joyeux de Jérôme Coignard. Il chemine tristement dans la vie, qui est dure pour lui, comme elle l’est pour tous ceux qui n’ont pas le sens de la réalité. Il est, au dire de son biographe, « d’une maladresse qui, pour l’exactitude et la sûreté, égale l’adresse la plus exercée. Il saisit avec un art subtil toute occasion de se nuire. Il inspire une aversion naturelle au commun des hommes, et il en souffre, étant sociable et enclin à communiquer avec ses semblables. » Timide, faible, indécis, c’est un pauvre homme. Mais, de ce cercle de la vie quotidienne où il faut vouloir et agir, transportez-le dans le domaine de l’abstraction et des rêves philosophiques, tout change, tout s’illumine. M. Bergeret devient adroit, prudent, agile et séduisant. Il sait comme personne jongler avec les idées et avec les mots. Et les propos harmonieux abondent sur ses lèvres fleuries.

Y avait-il lieu de transporter du roman au théâtre l’histoire de M. Bergeret, et pouvait-on faire de celui-ci un personnage de comédie ? Ce qui est certain, c’est que M. France n’y a guère réussi. La pièce qu’il vient de donner à la Renaissance est le plus souvent banale et nous traîne à travers des incidens d’une fâcheuse insignifiance. Nous y voyons d’abord M. Bergeret à table avec Mme Bergeret et ses filles. La côtelette qu’on lui sert est crue. On la lui rapporte trop cuite. À ce propos M. Bergeret cite des exemples empruntés à l’histoire ancienne. On ne saurait croire à quel point les questions de cuisine, quand on les met au théâtre, perdent de leur intérêt. Pour ce qui est de citer les auteurs à propos d’une côtelette brûlée, c’est le fait d’un niais, on ne peut s’y tromper. Ce M. Bergeret, qui s’écoute parler et se sait gré de l’heureux choix de ses termes et de l’à-propos de ses citations, est d’un pédantisme insupportable. M. France a essayé de conserver à la scène quelques-uns des personnages qui nous avaient divertis dans ses livres, et il les a fait défiler au second tableau sous l’orme du mail ; mais ce sont de vagues et méconnaissables silhouettes. Et comme il fallait tout de même dans cette pièce incertaine et inconsistante quelque chose qui ressemblât à une intrigue, l’auteur a imaginé de donner un rôle assez important aux filles de M. Bergeret. L’une de ces demoiselles, Pauline, est sérieuse et amie des livres ; elle tient de son père. Hélas ! l’autre tient, de sa mère. Elle est frivole et entêtée, et, s’étant amourachée d’un bellâtre qu’elle rencontre sur l’a promenade, elle donne bien du tourment à M. Bergeret.

Mais le sujet de la pièce, dans ce qu’il y a d’essentiel, c’est la lutte de M. Bergeret contre ce démon domestique qu’est Mme Bergeret. Lutte acharnée et silencieuse. Car si, pendant la première partie de la pièce, M. Bergeret parle trop, en revanche on peut trouver que dans la seconde partie de la pièce il ne parle pas assez. Donc, au quatrième tableau, nous voyons que Mme Bergeret s’est laissée choir dans les bras du jeune M. Roux, l’élève préféré de son mari. M. Bergeret entré à l’improviste aperçoit les coupables ; il hésite un instant ; puis, prenant son parti, il traverse le salon, cueille un livre sur un guéridon, et sort sans bruit. La toile aussitôt baissée se relève, et nous voyons M. Bergeret rentrer en sanglotant dans son cabinet. Il s’affale dans son fauteuil, se prend la tête dans ses mains. Apparemment, il a beaucoup de chagrin. Il est probable qu’un flot tumultueux d’idées, de sentimens, de résolutions se presse dans son âme ulcérée. Nous en jugeons ainsi, parce que de ses lèvres tremblantes s’échappe un murmure de paroles indistinctes. Même nous percevons un mot qui revient à plusieurs reprises : « Les enfans ! » C’est tout. M. Bergeret se remet à marcher à travers son cabinet. Et, saisissant le mannequin d’osier sur lequel Mme Bergeret a coutume de draper ses robes, il le jette par la fenêtre. Durant ces deux tableaux, M. Bergeret, n’a littéralement pas prononcé trois paroles. Y a-t-il ici pour l’acteur chargé de figurer le personnage l’occasion d’une mimique expressive ? Cela est possible. En tout cas, le mérite est mince pour l’auteur qui s’est réduit à écrire un rôle muet. Le moindre grain de psychologie eût mieux fait notre affaire. Aussi bien ce sera le diable maintenant pour faire sortir M. Bergeret de ce silence où il va s’obstiner comme un maniaque. Sa femme peut prier, sa bonne crier, ses fournisseurs réclamer, M. Bergeret n’entend rien. Du bavardage il est tombé dans le mutisme. Que d’ailleurs il reste dans son trou de province ou qu’il vienne à Paris, qu’il se sépare de Mme Bergeret née Pouilly, qu’il emmène avec lui sa fille, nous n’attachons aucune espèce de prix à ces contingences, et on n’est pas arrivé un seul instant à nous faire prendre intérêt à ce vulgaire drame de famille.

L’interprétation du Mannequin d’Osier est médiocre. Notons seulement que le jeu de M. Guitry est admirable pour achever de rendre la pièce inintelligible. Nous nous étions fait jusqu’ici de M. Bergeret une image falote qui nous semblait en harmonie avec tout ce que nous savons du personnage. Il appartenait à M. Guitry de nous présenter un Bergeret important, imposant, suffisant, et solidement campé dans la vie.


Un scandale qui, il y a quelques années a mis en émoi le monde de la presse, a suggéré à M. Abel Hermant une idée de comédie qui n’est pas sans valeur. Il ne manque pas à Paris de gens pour mener un train tout à fait en disproportion avec leurs ressources avouables et occuper une situation qui n’a aucun rapport ni avec leur crédit réel ni surtout avec l’estime qu’on en fait. Quel est donc le problème de ces existences factices, qui, après s’être, pendant un temps plus ou moins long, maintenues en équilibre, aboutissent à l’inévitable culbute ? Quel est le type moderne de « l’esbroufeur ? » Y a-t-il entre lui et le vulgaire escroc quelque différence notable ? Par quels procédés parvient-il à se pousser et à s’imposer ? Et quelles sont, dans notre vie moderne, les conditions qui lui viennent en aide et facilitent son industrie ? Car c’est, à coup sûr, un des côtés les plus intéressans de la question : si l’étude du personnage de l’esbroufeur peut être curieuse par elle-même, il est pour le moins aussi important de nous expliquer la psychologie de ceux qui l’entourent, moitié dupes et moitié complices. On rencontrait dans le salon de l’esbroufeur d’hier, et on rencontre chez ceux d’aujourd’hui, de fort honnêtes gens, dont le seul tort est d’être très parisiens, c’est-à-dire assez peu scrupuleux dans le choix de leurs relations. Ils savent, à n’en pas douter, que la maison n’est pas des plus honorables ; ils se répètent les bruits qui circulent ; ils n’ignorent pas que, sous des apparences fastueuses, courent toutes sortes d’intrigues malpropres. Le jour de la débâcle, ils vont répétant : « J’avais toujours prévu que cela finirait ainsi. » Et ils disent vrai. Telle est la facilité de nos mœurs.

Le sujet, sans être ni très neuf, ni d’une très grande portée, pouvait fournir d’assez curieux développemens. Il comportait une étude de caractère, celle de l’esbroufeur, et une étude de mœurs, celle du milieu où l’esbroufe s’épanouit. M. Hermant a-t-il réussi à nous donner l’une et l’autre ?

Au premier acte nous sommes dans une ville d’Allemagne. Un certain Belgrand, journaliste, y vit d’emprunts depuis deux mois. Il a fait la rencontre d’une Mme Richter, femme d’un directeur de théâtre, abondamment trompée par son mari. Belgrand et Mme Richter partent pour conquérir Paris. Cet acte est plein de détails inutiles. C’est par exemple la jalousie d’une actrice, Mme Allinari, qui poursuivant jusque chez sa rivale l’infidèle M. Richter met en révolution la petite ville. Quant aux deux personnages principaux, ils se chargent eux-mêmes de faire leur propre présentation, et, dans une conversation destinée à nous instruire de leur caractère, exposent longuement leur propre psychologie. — Au second acte, nous sommes à Paris, chez Belgrand. Celui-ci est promptement devenu un des hommes les plus en vue dans un certain monde. Sa femme a été pour lui dans cette fortune rapide une associée précieuse. C’est le soir. Des amis qu’il a invités à venir avec lui au théâtre l’attendent, et, pour tromper l’ennui de l’attente, se content les vilaines histoires dont leur hôte est le louche héros. Arrive le couple Belgrand. Échange de mauvais complimens. Départ pour le théâtre. Belgrand reste, ayant un article à terminer. En fait, tout l’acte sera rempli par une grande scène, où Belgrand persuade au richissime et imbécile Lambercier de lui confier le soin de lancer une affaire magnifique et véreuse. Il s’agit d’un canal dont Lambercier est propriétaire, canal où ne coulera jamais une goutte d’eau, mais où la spéculation peut couler à pleins bords. Lambercier remettra à Belgrand les fonds nécessaires à l’achat d’un certain nombre de députés. Belgrand aura soin de détourner l’argent à son profit. Et voilà d’où vient l’argent. — Au troisième acte, nous avons pu croire que l’heure de la débâcle avait sonné pour Belgrand. Toutefois il en sera quitte pour la peur et nous n’aurons pas la satisfaction de voir le vice puni. Le commissaire aux délégations judiciaires peut venir perquisitionner chez Belgrand ; celui-ci a eu le temps de mettre en lieu sûr ses papiers compromettans. On ne trouvera rien. Ceci est plus grave. Furieuse d’avoir été trompée pour une ancienne maîtresse, Mme Richter menace Belgrand de l’abandonner. Elle partie, il sent bien que c’est l’auxiliaire indispensable qui lui manque et donc la fin de tout. Mais ce départ était un faux départ. Ces deux êtres sont faits pour s’entendre et nécessaires l’un à l’autre. Une nouvelle coquinerie va renouer plus étroitement leur destinée commune. Ils s’unissent pour faire chanter supérieurement Lambercier : il y a encore de beaux jours pour l’esbroufe.

L’impression que laisse cette pièce est assez décevante. L’exécution y est fort inférieure aux intentions et les moyens continuellement insuffisans. Belgrand est un filou, certes, mais qui ne se distingue par aucune nuance appréciable de ses confrères en chantage et en escroquerie. En quoi consiste le secours que lui prête Mme Richter et quelle est sa part dans l’esbroufe commune ? cela n’est pas davantage expliqué. Ce type d’aventurière exotique est tout particulièrement inexistant. Quant aux comparses dont ils sont entourés, c’est un lot de parasites qui représentent assez imparfaitement la société parisienne. Nous ne voyons ni l’esbroufeur ni ses dupes. Un maître chanteur, un cortège de décavés, de fêtards, de filles, on nous a déjà bien souvent montré au théâtre tout ce vilain monde. Il est peu plaisant ; la pièce est languissante : en plus d’un endroit elle ennuie.

On peut louer M. Tarride pour la bonhomie avec laquelle il interprète le rôle de Belgrand, et Mlle Suzanne Després pour la nonchalance étudiée avec laquelle elle joue celui de Mme Richter.


RENE DOUMIC.