Revue dramatique - À propos d’un procès de théâtre

Revue dramatique - À propos d’un procès de théâtre
Revue des Deux Mondes3e période, tome 62 (p. 455-466).
REVUE DRAMATIQUE

À PROPOS D’UN PROCÈS DE THÉÂTRE

Un jugement du tribunal de la Seine, rendu le 8 de ce mois, soulève une rumeur dans les théâtres. Tel qu’il est, sans nous surprendre, il a de quoi nous émouvoir ; tel qu’on le publie et qu’on l’interprète, il étonne et fait scandale.

M. de La Rounat, directeur de l’Odéon, voulait reprendre les Danicheff. On sait que cet ouvrage, signé Pierre Newski, a deux auteurs : MM. Dumas fils et de Corvin. M. Dumas permettait cette reprise, M. de Gorvin s’y opposait : le tribunal a fait défense à M. de La Rounat de passer outre.

Pressés et distraits, les journaux voient ce résultat : ils en concluent tout net que le veto de l’un des auteurs suffit pour empêcher la représentation d’une pièce. M. Dumas lui-même, d’après les récits qu’ils font, n’a garde de conclure autrement : lésé par cette sentence, il est heureux d’en exagérer le sens pour en multiplier les effets ; il s’associe le plus de victimes qu’il peut ; c’est la meilleure manière d’intéresser beaucoup de gens à son sort, d’incliner l’opinion en sa faveur et de se concilier le public : malice de dramaturge ! — Imaginez que M. Meilhac, touché par la lecture de l’Abbé Constantin, entre en religion, et que renonçant aux biens comme à la gloire de ce monde, il veuille faire de ses œuvres un sacrifice agréable à Dieu, il pourra d’un seul coup, tarir une bonne partie des revenus de M. Ludovic Halévy et nuire à l’entretien de sa renommée. Supposez que M. Halévy, devenu membre de l’Académie française, craigne les succès de théâtre comme frivoles et malséans, il pourra jouer ce même tour à M. Meilhac. Ainsi le veut, d’après les journaux et d’après M. Dumas, le tribunal civil de la Seine. Cependant on cite en opposition à ce jugement un arrêt de la cour de Paris, rendu le 21 février 1873. M. Sauvage, auteur du livret de Gille et Gillotin, voulait que cet opéra-comique vît le jour ; M. Thomas, auteur de la musique, voulait qu’il restât dans les cartons : la cour donna gain de cause à M. Sauvage. On rappelle cet arrêt ; on en conclut que, l’autorisation de l’un des auteurs suffit pour qu’une pièce soit représentée.

Après ces documens, il est inutile de fouiller la jurisprudence ; on n’y trouvera pas de décisions qui paraissent plus contraires que celles-là : en effet, si l’interprétation que l’on donne de l’une et de l’autre est exacte, elles sont purement contradictoires. Notons, d’ailleurs, que l’une et l’autre est conforme à l’absolue justice.

Qu’une maison appartienne à deux maîtres, et que l’un veuille la donner à bail, tandis que l’autre s’y refuse, cette maison devra être mise aux enchères et le prix de la vente partagé entre les deux : « Nul n’est tenu de rester dans l’indivision. » Mais la propriété d’un ouvrage de l’esprit est et demeure indivisible : la licitation en serait barbare. Le droit de chaque auteur sur l’œuvre commune est égal au droit de l’autre et ne saurait cesser d’être entier. C’est affaire à l’opinion de démêler si la Chanoinesse doit davantage à M. Cornu, son inventeur, ou bien à M. Scribe ; les Danicheff, à M. de Corvin ou bien à M. Dumas fils. M. Cornu, à ce qu’on assure, avait composé un mélodrame plein d’horreur et très long ; M. Scribe a tiré de ce fatras un vaudeville joyeux et très court. M. de Corvin, si j’en crois son adversaire, avait écrit un ouvrage dont le titre est presque indicible, — de Chava à Chava, — et dont l’intérêt se perdait aussitôt après le premier acte, le héros étant mort, dans des questions d’héritage ; M. Dumas fils a modelé ce chaos en forme de drame et tout Paris a battu des mains. M. Cornu, au théâtre, est un pauvre sire, et M. Scribe un demi-dieu ; M. de Corvin est l’auteur de la Princesse Borowska, et M. Dumas est M. Dumas. A des présomptions naturelles joignez des légendes de coulisses ou les indiscrétions d’un avocat, vous pourrez faire la part de chaque auteur dans votre estime : celle d’un Cornu ou d’un Corvin sera petite ; celle d’un Scribe ou d’un Dumas sera grande, soit ! Mais, s’agit-il des droits du plus faible et du plus fort sur l’œuvre commune, ils sont égaux. M. Scribe ou M. Dumas serait mal venu à vouloir amplifier le sien par la raison fameuse : Quia nominor leo ! MM. Cornu et de Corvin, admis au rang de collaborateurs par des maîtres, sont ici leurs pairs. Le moyen, je vous prie, d’établir un autre régime ? Avec quelle balance faire le départ de ce qui appartient matériellement à celui-ci et à celui-là ? Il faut bien que celui-ci et celui-là, même différens en mérite, soient pareils en droits : il le faut de toute nécessité. On ne dit pas que deux auteurs aient fait deux fractions inégales de drame, dont la somme forme un entier, on dit qu’ils ont fait un drame. Un drame, entendez-vous, et non deux moitiés, non plus que deux fractions inégales. Il suit de là que chacun est l’auteur du tout et possède sur ce tout un droit parfait.

M. Thomas est l’auteur de Gille et Gillotin. Il a pris de l’importance depuis qu’il a composé cet opuscule ; il craint de compromettre les honneurs dont il est chargé ; il respecte Hamlet, qu’il a produit dans l’intervalle, et Françoise de Rimini, qu’il sent déjà peser en lui ; il défend que Gille et Gillotin soit représenté : à merveille ! Porter malgré lui son vieux péché sur la scène et le forcer à rougir de ce divertissement, ne serait-ce pas un attentat manifeste au droit de propriété ? L’auteur peut détruire son ouvrage : à plus forte raison peut-il le garder en poche. Oui, mais voici M. Sauvage ; il veut que Gille et Gillotin soit représenté : quels sont ses titres ? Il est l’auteur : Gille et Gillotin est le fruit de son intelligence et lui appartient de la façon la plus immédiate ; arrêter la pièce, n’est-ce pas tarir le droit de propriété dans sa source la plus intime et la plus pure ? n’est-ce pas l’altérer dans son essence et blesser la personne humaine ? — La volonté d’un auteur suffit pour qu’une pièce soit représentée ; la volonté d’un auteur suffit pour qu’une pièce soit interdite. La cour a-t-elle établi le premier point ? Le tribunal a-t-il établi le second ? La cour et le tribunal auraient prononcé selon l’absolue justice ; et pourtant l’arrêt et le jugement seraient contradictoires, et l’un et l’autre auraient consacré une injustice parfaite : Summum jus, summa injuria.

Mais regardons-y de plus près ; lisons les considérans de l’une et de l’autre sentence : nous verrons que ni la cour, au bénéfice de M. Sauvage, ni le tribunal, au bénéfice de M. de Corvin, n’ont dit ce qu’on leur fait dire, et que leurs décisions ne se contrarient pas. La cour a déclaré que MM. Thomas et Sauvage ayant, d’un commun accord, donné leur pièce à un théâtre, M. Thomas tout seul ne pouvait se raviser et se dédire ; en conséquence, elle a voulu que, malgré l’opposition de M. Thomas, Gille et Gillotin fût représenté. Selon le tribunal, dans l’affaire des Danicheff, il n’est pas prouvé que le commun accord des auteurs pour restituer la pièce à l’Odéon ait existé à aucun moment, depuis qu’ils l’en avaient retirée : voilà pourquoi le tribunal fait défense, malgré l’autorisation de M. Dumas, de représenter les Danicheff. D’ailleurs l’avocat de M. de La Rounat lui-même n’avait pas plaidé que cette autorisation dût suffire, mais que M. de Corvin, lui aussi, avait donné la sienne. Les deux sentences, loin de se détruire, se corroborent : d’après la première, lorsqu’une pièce, de par le consentement de ses auteurs, est dans un théâtre, la volonté de l’un d’eux ne suffit pas pour l’interdire ; d’après la seconde, lorsqu’une pièce n’est pas dans un théâtre de par le consentement de ses auteurs, la volonté de l’un d’eux ne suffit pas pour l’y faire jouer. A vrai dire, ces deux jurisprudences n’en forment qu’une seule, qui n’a pas le caractère de généralité qu’on prêtait, soit à l’arrêt de la cour, soit au jugement du tribunal, et partant, se trouve à la fois moins conforme et moins contraire à l’absolue justice.

Que vaut-elle, cette jurisprudence ? Est-il bon, sinon juste, — puisqu’il faut renoncer au juste en ces affaires, les droits des deux parties étant contradictoires, — est-il bon qu’un auteur, une fois d’accord avec son camarade pour donner l’œuvre commune à un théâtre, ne puisse en aucun cas, l’interdire tout seul ? La chose paraît douteuse. Est-il bon qu’un auteur, lorsqu’il a, d’accord avec son camarade, retiré l’œuvre commune d’un théâtre, ne puisse en aucun cas, la faire jouer tout seul ? L’événement d’aujourd’hui et celui de demain répondent clairement que non. Aujourd’hui en effet, il n’est pas prouvé que M. de Corvin ait rapporté avec M. Dumas les Danicheff à l’Odéon : défense est faite à M. de La Rounat de représenter les Danicheff. Si demain il n’est pas prouvé que M. Dumas, de concert avec M. de Corvin, ait donné la pièce au Gymnase, M. Koning sera empêché de la jouer. Voilà, pour un temps indéfini, l’ouvrage réduit à néant : c’est le plus grand dommage possible pour les auteurs, et le plus grand aussi pour le public.

Il est facile d’imaginer la jurisprudence opposée : sera-t-elle meilleure ? Sera-t-il expédient qu’un auteur, après qu’il a, de compagnie avec son collaborateur, offert sa pièce à un théâtre et qu’elle a été acceptée, reste exposé au caprice le plus imprévu, le plus absurde, le plus malveillant de ce compère ? On n’oserait pas le soutenir. Y aura-t-il avantage à ce qu’un auteur, après avoir retiré sa pièce d’un théâtre avec l’assentiment de son collaborateur, puisse en autoriser tout seul la représentation dans des conditions dont il sera le seul juge ? Même au lendemain de ce jugement qui le blesse, M. Dumas ne défendrait pas cette thèse. Si M. de Corvin, l’année dernière, sous prétexte que les Danicheff n’étaient plus à l’Odéon, avait prétendu les faire représenter à Déjazet, M. Dumas sans doute se serait mis en travers ; il eût été bien aise de trouver le tribunal pour faire défense au directeur de passer outre.

De cette controverse que faut-il conclure, sinon qu’en pareille matière il ne devrait pas exister de loi ni même de jurisprudence ? Il existe des espèces, dont aucune n’est semblable à aucune autre. En tel cas, il serait bon de dire que la volonté d’un auteur suffit pour interdire la pièce ; en tel cas ensuite, qu’elle suffit pour la faire jouer, — et cela sans examiner si, d’un commun accord, les deux auteurs avaient porté la pièce dans un théâtre ou l’en avaient retirée. Ce n’est pas sur ce fait, où paraît s’arrêter maintenant toute l’attention des juges en quête d’un semblant de droit (et le moyen de leur demander autre chose ?), ce n’est pas sur ce fait, mais sur une infinité d’autres, plus délicats, plus fuyans, mais plus utiles, que se dirigerait l’examen. On rechercherait l’intérêt de chaque auteur : dans le cas où celui de l’un combattrait celui de l’autre, on verrait, en simple équité, lequel serait le moins respectable et souffrirait le moins de sa défaite ; on ferait céder celui-là selon une certaine mesure, avec des accommodemens humains. Mais le plus souvent on découvrirait que les intérêts des deux parties se concilient et même se confondent, n’étant rien autre chose, en somme, que l’intérêt bien entendu de l’ouvrage. Vaut-il mieux pour la pièce être jouée dans de telles conditions ou ne l’être pas ? Voilà ce qu’il s’agirait de discerner. Dans l’impossibilité où l’on est de respecter les droits contradictoires des adversaires, au moins leur ferait-on accepter leur commun bénéfice, ou leur épargnerait-on un commun dommage. Le public y trouverait son compte. Enfin cette manière de procéder, où l’on traiterait l’œuvre dramatique à peu près comme une personne morale, conviendrait mieux que toute autre à la dignité des lettres.

Mais une cour, mais un tribunal peut-il mener à bien une pareille enquête ? Il est permis de poser cette question sans offenser personne.

Ce grand corps judiciaire, quelque crise qu’il subisse, est réputé toujours sain ; chacun sait d’ailleurs que, depuis quatre mois et demi, l’inamovibilité de la magistrature n’est plus suspendue (apparemment elle est par terre) ; MM. les conseillers et MM. les juges sont assurés de nos respects. Aussi bien professent-ils, ainsi que les présidens, un grand zèle pour les affaires de théâtre. Est-ce un effet de la mode et faut-il croire que la robe et l’hermine même ne défendent pas un homme de cette contagion ? Jamais autant qu’aujourd’hui on ne s’est occupé des choses et des gens des coulisses. M. Augier ou M. X…, — que je désigne ainsi parce qu’il est inconnu, — ne peut avoir l’intention d’écrire en tête d’une feuille de papier blanc : « Acte Ier, scène Ire » sans qu’un reporter l’annonce et prenne date fièrement pour constater qu’il publie le premier cette nouvelle. M. Coquelin ne peut demander à M. Perrin un jour de sortie pour aller visiter Bruxelles ou conseiller le tsar sans que vingt journaux s’en émeuvent ; M. Baron, des Variétés, a-t-il oui ou non payé son dédit ? On dispute là-dessus et sur le chiffre et si la somme est en or ou bien en papier. Mlle Lureau se marie, et Mlle Névada se fait catholique ; mais la tante maternelle de M. Lureau est morte, et la marraine de Mlle Nevada s’intimide ; l’une des cérémonies est retardée, l’autre avancée ; pour l’une, on distribue des billets comme pour une première, l’autre est comme une répétition générale à huis-clos. Cependant la femme de M. Guitry, l’ex-jeune pensionnaire du Gymnase, est accouchée d’un fils à Pétersbourg ; les prénoms de l’enfant, les voici, et, par surcroît, le nom de l’accoucheur ! .. N’est-ce pas à peu près ce que les Anglais et les Américains reçoivent de nous en échange du Times et du New-York Herald ? Quoi de surprenant si l’importance des choses et des gens de théâtre envahit même le Palais ? « Le Palais de justice, devra dire M. Du Camp dans une prochaine édition de Paris et ses Organes, est un édifice borné au nord-est par le théâtre du Châtelet, au nord-ouest par le Théâtre-Italien, au sud-ouest par le théâtre de l’Odéon, au sud-est par le théâtre Cluny ; » et cette définition ne choquera personne, pas même les magistrats. En six mois, M. Koning, poursuivant un comédien qui refuse de payer son dédit, obtient un jugement et un arrêt : pendant combien d’années voit-on se traîner des causes où sont intéressés l’honneur et la vie des familles ! L’affaire Corvin contre La Rounat dure un mois, M. le président Aubépin s’étant permis d’être malade quinze jours : après la seconde remise à huitaine, le public s’échauffe d’impatience, la presse commence à gronder, il faut que le président guérisse ou passe la main ; il pousse la bonne volonté jusqu’à guérir.

Ce n’est donc pas la négligence des cours ni des tribunaux qui nous serait suspecte en pareille matière ; ce n’est pas l’entrain qui leur manquerait, ni le soin, ni la bienveillance envers l’objet de leurs délibérations. « Quand j’ai ma toque, dit un juge d’opérette, je ne connais plus personne ; » quand ils ont leur toque, les vrais magistrats connaissent parfaitement les gens.de théâtre et les font passer avant le public ; ils s’occupent d’eux avec un plaisir manifeste, ils ont pour eux des coquetteries singulières. Sans doute les procès de cet ordre leur paraissent une récréation entre des causes plus ingrates, un régal qui rompt l’ordinaire de leur régime. D’ailleurs, les hommes graves par caractère ou par profession ne sont pas fâchés, lorsqu’ils se frottent par hasard à des gens qu’ils supposent frivoles, de montrer qu’ils ne sont pas des ours : ils s’improvisent fanfarons de frivolité.

Qu’est-ce donc qui ferait défaut à messieurs les conseillers et les juges pour discerner l’intérêt bien entendu d’un ouvrage ? C’est, en un mot, la compétence ; — et comment l’auraient-ils ? Comment connaîtraient-ils au jour le jour l’état de chaque théâtre et de sa troupe, le talent de ses acteurs et lesquels peuvent s’employer, le plus ou moins d’habileté de son directeur, la convenance du tout à cette comédie ou à ce drame, les dispositions du public et celles qu’il est près d’avoir ? Il faut pourtant connaître toutes ces menues conditions pour savoir s’il est plus avantageux à une pièce d’être autorisée sur telle scène, à telle époque, ou d’être interdite. Rarement il s’agira, en vérité, comme dans le cas de Gille et Gillotin, de prononcer s’il vaut mieux pour l’ouvrage être joué ou ne pas l’être. Là-dessus il n’y a guère de doute : l’ouvrage est né pour la lumière du théâtre ; il veut y paraître plutôt que d’être rejeté dans les ténèbres extérieures : Brid’oison suffirait à trancher ce débat. Mais, d’ordinaire, il s’agit de choisir entre telle scène et telle époque désignées, et telle autre scène et telle autre époque désignées ou non. Et le choix d’ordinaire est délicat : la preuve en est que l’un des auteurs, nécessairement, se trompe sur l’intérêt de l’œuvre, et de bonne foi sans doute : comment des magistrats ne seraient-il pas exposés à s’y tromper ? Nous supposions tout à l’heure que M. de Corvin voulût donner les Danicheff à Déjazet ; des juges ou des conseillers eussent bien vu qu’il était plus profitable à la pièce d’attendre une autre occasion ; mais M. de Corvin l’aurait bien vu tout seul : jamais il n’a conçu pareille idée. C’est au Gymnase qu’il prétend porter son drame ; M. Dumas prétend le restituer à l’Odéon. L’un et l’autre, assurément, croit poursuivre l’avantage de la propriété commune ; l’un d’eux se fourvoie, tout auteur qu’il est : des magistrats, s’ils cherchent le même objet, ne risquent-ils pas de faire aussi fausse route ? L’un ou l’autre s’égare ; pour déclarer lequel, il faut avoir certainement plus de lumières que lui. Faut-il dire qu’à l’Odéon la pièce ne déchoit pas, qu’elle aura telle ou telle distribution honorable, et qu’elle sera jouée tout de suite ? Va pour l’Odéon ! Faut-il dire qu’au Gymnase la pièce trouvera toute prête la faveur du public, qu’elle y piquera sa curiosité, qu’elle s’y rajeunira ? Va pour le Gymnase ! L’un et l’autre sort est acceptable, en somme ; aussi l’un agrée à M. Dumas, l’autre à M. de Corvin. Lequel pourtant est préférable ? Il faut pour en décider peser un nombre infini de détails que la justice ordinaire ne saurait mettre en ses balances. Quelle juridiction extraordinaire allons-nous proposer ? Hé ! mon Dieu ! toute naturelle !

Il existe une société des auteurs et compositeurs dramatiques, laquelle est une société d’assurance mutuelle pour l’exécution de traités librement consentis ; elle a des statuts auxquels, à plusieurs reprises, alors que leur légalité était mise en doute, les tribunaux ont donné leur sanction, et ces statuts peuvent se compléter ; elle s’administre elle-même par une commission de quinze membres élus pour trois ans. Cette commission jugerait les débats entre collaborateurs, et les procès qui s’y réduisent, avec plus de connaissance de cause que le corps judiciaire ; et, pour que ces débats et ces procès, sans en excepter un seul, fussent portés devant elle, il suffirait d’introduire dans les statuts de la société un article pareil à celui-ci, que je lis dans les règlemens de nos clubs : « Les membres du cercle s’interdisent tout recours devant les tribunaux ; les contestations qui pourraient naître soit sur l’interprétation du règlement, soit sur son exécution et tout ce qui peut s’y rattacher, sont jugées en dernier ressort par le comité. »

J’entends bien que cette commission, placée par le suffrage au-dessus du monde des théâtres, est recrutée d’ordinaire parmi les grands de ce monde, et que les petits soupçonneraient ces hauts barons d’un peu de complaisance envers leurs pairs. « Devant le tribunal, dira-t-on, M. de Corvin et M. Dumas sont égaux ; devant la commission, qui sait ? .. » Il faut ajouter que, pour sa part, la commission aime autant se décharger sur un tribunal du soin de prononcer, le cas échéant, contre M. Dumas ; quoi d’étonnant qu’elle n’ait pas un courage inutile ? C’est à la société de choisir des mandataires intègres et de faire désormais, en bornant tous les débats à leur justice, que le courage leur soit nécessaire. Aussi bien ces juges naturels auront des scrupules nouveaux quand ils sauront que leurs justiciables volontaires n’ont aucun recours contre leurs sentences. Enfin, n’est-il pas permis de compter que le respect des lettres remportera sur l’inclination pour les personnes ? Toutes les fois, jusqu’ici, qu’on a soumis à la commission un différend de ce genre, elle a fait précisément ce que nous demandons : elle a jugé selon l’intérêt de l’ouvrage. Elle seule peut le faire, elle le fera : il faut que les auteurs lui en imposent la tâche.

Jusqu’à cette révolution, nous avons dit de quelle jurisprudence les auteurs restent sujets. L’accord des propriétaires d’une pièce est nécessaire, soit pour la porter dans un théâtre, soit pour l’en retirer ; la dernière volonté qu’ils aient exprimée en commun, soit pour l’un, soit pour l’autre objet, prévaut contre la volonté de celui qui se ravise. Voilà ce que signifient l’arrêt du 21 février 1873 et le jugement du 8 mars 1884, dont les effets sont différens, mais dont le sens est le même. Nous avons détruit l’interprétation qui se faisait de ce dernier texte : elle était fausse et dangereuse. S’il avait été prouvé que M. de Corvin, d’accord avec M. Damas, eût rapporté les Danicheff à l’Odéon, M. de Corvin ne pourrait aujourd’hui s’opposer à la reprise. Il est donc faux de soutenir que, dans tous les cas, le veto d’un collaborateur suffit pour empêcher la représentation de l’œuvre commune ; il est dangereux de le publier, car prêter aux gens un droit qu’ils n’ont pas, dans ce pays de France et dans ce glorieux temps, c’est les tenter un peu ; c’est les inviter à usurper ce droit et préparer une jurisprudence qui les absolve. Un article du code veut que le meurtre de la femme par le mari soit excusable, s’il l’a surprise en flagrant délit d’adultère : encore faut-il qu’il l’ait frappée à l’instant même. Là-dessus la renommée s’établit que l’époux a le droit de tuer l’épouse coupable ; et, comme un bon Français doit user de tous ses droits, comme l’abstention est une faute civique, cette licence de tuer devient un devoir ; les revolvers partent en feux de file et le jury acquitte les meurtriers. Si nous laissions se répandre, après ce jugement du 8 mars, la version que donnent les journaux et que M. Dumas accepte, il ferait beau voir quelles disputes s’élèveraient bientôt dans les théâtres : la tentation serait trop forte, pour les mauvais compagnons, de jouer un tour à leur prochain ; même, — il faut tout prévoir, — au plaisir de nuire un malpropre calcul pourrait se joindre, et le chantage, pour dire le mot, risquerait de s’exercer. Mais l’état des directeurs et des auteurs n’est pas si précaire qu’on le dépeint : quand une pièce, de l’aveu de ses propriétaires, est dans un théâtre, elle y reste, et le mauvais vouloir de l’un d’eux ne peut ni l’en faire sortir ni l’arrêter dans la coulisse : elle est là pour être jouée, elle le sera. La jurisprudence n’est pas si fâcheuse qu’on le prétend : est-ce à dire qu’elle n’offre point de certains dangers ? Les directeurs et les auteurs, par ce récent exemple, en sont avertis. Quand un directeur laisse retirer une pièce de son théâtre, il doit savoir qu’elle n’y pourra rentrer que par l’accord de ses propriétaires et que la volonté de l’un d’eux suffira pour la tenir dehors : Quand des auteurs retirent une pièce, chacun doit savoir que le caprice de son collaborateur pourra l’empêcher désormais de la faire jouer. Et sans doute les choses resteront ainsi jusqu’au changement de juridiction que nous proposons, jusqu’à ce que la commission toute seule, et non les tribunaux ni les cours, soit appelée à trancher ces débats selon l’intérêt des œuvres.

Mais peut-être il n’est pas mauvais que la jurisprudence actuelle suspende ces menaces sur les directeurs et sur les auteurs. Au moins, en attendant le nouveau régime, serions-nous consolés du présent si nous voyions les gens qui peuvent en souffrir profiter de l’avertissement qu’ils reçoivent. Aujourd’hui les directeurs, absorbés par la recherche ou dans la jouissance d’ouvrages qui fournissent une interminable suite de soirées, laissent trop facilement sortir de chez eux les meilleures pièces. Pour les retenir (sans compter qu’ils pourraient faire à leurs auteurs certains avantages, qui seraient comme un loyer plus ou moins fixe), ils n’auraient qu’à les représenter chaque année un petit nombre de fois ; si ce délai d’une année est trop court, on pourrait le prolonger de gré à gré. Mais les directeurs n’ont cure d’entretenir ainsi leur fonds : ils sont occupés à poursuivre un succès inépuisable et, l’ont-ils atteint, à l’épuiser ; à peine s’ils tournent la tête pour faire un signe d’intelligence ou plutôt d’indifférence, quand un auteur les avertit qu’il remporte son bien. À ce jeu, les théâtres subventionnés gardent seuls un répertoire : encore la Comédie-Française a-t-elle laissé partir, sans un effort pour les garder, tous les ouvrages de M. Feuillet, et nous voyons que l’Odéon n’a pas su conserver les Danicheff. Qu’importe à M. Koning si tous les auteurs joués au Gymnase, M. Ohnet excepté, lui signifient le retrait de leurs comédies et de leurs drames ? Il compte jouer le Maître de forges sept années de suite. De même, les directeurs du Palais-Royal, en 1881, comptaient jouer Divorçons jusqu’à la fin du siècle : ils n’auraient pas bronché si M. Labiche, d’accord avec ses collaborateurs, leur avait retiré toutes ses pièces. Pour les recouvrer ensuite, ils auraient dû rentrer en grâce non-seulement auprès de M. Labiche, mais auprès de tous ses collaborateurs ; l’opposition de tel ou tel suffirait pour faire rentrer sous les planches, à la veille d’une reprise, un de ces chefs-d’œuvre de bouffonnerie. Cependant, à ne voir qu’une pièce dans un théâtre pendant toute une saison, le public s’abêtit ; son goût devient paresseux et grossier. A ne jouer qu’une seule chose, le talent des acteurs se raidit, s’alourdit et s’émousse ; quant à ceux de leurs camarades qui, pendant ce temps-là, ne font rien, est-il besoin de dire qu’ils se rouillent ? Si le jugement du 8 mars poussait les directeurs à varier leur affiche pour maintenir tout au moins au répertoire les ouvrages écrits en collaboration, ce serait déjà un bien ; le mieux viendrait peut-être ensuite, et les auteurs qui produisent tout seuls ne seraient pas plus mal traités que les autres ; les amis de la littérature dramatique devraient bénir le tribunal.

Est-ce le seul bienfait possible de cette jurisprudence ? Nous souhaitons surtout que ces périls fassent hésiter les écrivains sur le choix de la compagnie qu’ils acceptent. On nous dispensera de rédiger aujourd’hui un traité de la collaboration. D’aucuns prétendent que ce procédé blesse la dignité de l’art et s’écrient que les maîtres ne l’ont jamais pratiqué : l’œuvre littéraire, à leur avis, doit être toute personnelle. D’autres, au contraire, vantent cet usage moderne : « Si l’art dramatique français règne partout, à qui le devons-nous ? A la collaboration… » Il appartenait à M. Legouvé de prononcer cette parole. La vérité est que certaines collaborations, d’une sorte rare, entre des talens qui ne sont pas égaux, mais équivalons, sont à la fois utiles et honorables ; on les peut comparer à des mariages heureux. Celle de MM. Meilhac et Halévy en est le modèle : la combinaison de ces deux esprits a été parfaite, profitable à tous les deux et délicieuse pour le public. Que ce fût une combinaison et non une association, trop d’ouvrages l’attestent, qui forment un théâtre original, d’une fantaisie et d’un comique singulièrement exquis : le bénéfice et la gloire en doivent revenir à tous les deux. Un académicien, jadis, a bien pu répondre à M. Mazères, quand il sollicitait sa voix et lui citait comme titre à son estime une comédie écrite avec M. Empis, la Mère et la Fille : « Nous avons déjà reçu quelqu’un pour cela ! » Cette boutade, en l’espèce, avait une apparence de justice. Quand l’auteur de la Famille Cardinal, qui déjà s’approche de l’Académie, en aura franchi la porte, on serait mal venu à la refermer devant l’auteur du Petit-fils de Mascarille en lui jetant cette vieille plaisanterie au nez ; on serait mal venu à la reprendre par avance pour gêner l’entrée de son collaborateur ; autant vaudrait dire : « La preuve que vous n’êtes pas le père de cet enfant, c’est que j’en aperçois la mère, » et réciproquement. Mais les collaborations de cet ordre, hélas ! sont trop rares. Plus souvent que des mariages de ce genre, on voit des rencontres comme celles dont parle Figaro, — « marchés dans lesquels il y a un fripon et une dupe, quand il n’y en a pas deux. » Il y en a toujours deux, — deux dupes, s’entend, — lorsqu’une des parties est de beaucoup plus forte que l’autre : ainsi le déclare M. Dumas fils avec l’autorité de l’expérience ; c’est le dernier mot d’une épître insérée dans ses Entractes. Dumas père à peu près seul a fait la Tour de Nesle, mais la Tour de Nesle a fait deux dupes : Gaillard et Dumas père ; au moins chacun, de bonne foi, parut-il se compter pour une. Même opinion de soi-même chez MM. Dumas fils et de Girardin après le Supplice d’une femme ; chez MM. Dumas fils et Durantin après Héloïse Paranquet ; chez MM. Dumas fils et de Gorvin, après les danicheff. Tous dupes, si nous laissons à chacun le titre qu’il se donne : à Dieu ne plaise que nous lui infligions le titre qu’il reçoit de son compère ! nous sommes plus courtois ainsi, et peut-être plus juste. M. Dumas fils aujourd’hui sait mieux que jamais qu’on peut être dupe d’un plus petit que soi : a est-il besoin de démontrer qu’on peut être dupe d’un plus grand ?

Et pourtant ce n’est pas encore à cette sorte de collaboration, produite par l’infirmité spirituelle ou matérielle d’un débutant, par l’obligeance ou le goût d’accaparement d’un auteur en vogue, par la prudence ou la superstition d’un directeur, ce n’est pas encore à celle-là que j’en veux. Elle n’a pris, il est vrai, que trop d’importance ; elle encourage la paresse et la médiocrité de quelques-uns ; elle dévore le talent d’écrivains trop charitables ; ainsi M. Gondinet, pour avoir laissé les petits auteurs venir à lui, n’est plus guère que leur proie : n’a-t-on pas dit d’un de ses confrères, qui, dans un genre inférieur, fait par industrie ce qu’il fait par faiblesse d’âme et pratique ce métier de lécher les oursons d’autrui : « C’est le Gondinet du pauvre I » Un Vincent de Paul comme M. Gondinet, en lisant le jugement du 8 mars, peut s’aviser qu’en telle occasion, sinon dans toutes, après qu’il a fait d’un avorton un enfant présentable, celui qui naguère a remis l’avorton entre ses mains a le droit de renvoyer l’enfant dans les limbes. Il y a peut-être là de quoi rendre la pitié plus sage, en rompre le cours sinon en tarir la source, et ramener l’esprit à un meilleur emploi de son temps ; la charité, en ces matières, ne doit pas être une habitude. Cependant ce genre de collaboration n’est pas par lui-même haïssable ; son objet, en fin de compte, est littéraire ; les parties ne collaborent pas pour collaborer, mais pour mieux faire ; l’une veut tirer le meilleur parti de ce qu’elle a conçu, et l’autre, en effet, améliorer cette conception. Ce n’est pas aux dangers de cette sorte d’union ou d’alliance, sous la jurisprudence actuelle, que je désire voir s’appliquer la méditation des auteurs.

« Qu’est-ce qu’un vaudevilliste ? » demande un personnage dans une parade imaginée par MM. de Goncourt, et le compère de répondre : « C’est un homme qui collabore. » Il y a des gens dont la profession est de collaborer toujours sans travailler jamais : par leurs relations, par leur entregent, par la force de la coutume, ils exercent parmi les vaudevillistes une puissance tellement respectée qu’on a pu les prendre sans injustice pour les types de la confrérie. Les plus petits, ici, sont les plus forts : leurs droits d’auteur sont les meilleurs. Les plus grands sont toujours dupes, et le savent : pour pénétrer dans tel théâtre, ils subissent les conditions d’un syndicat. Parfois, ils essaient timidement de se défendre. Un tel, qui n’est pas le premier venu, avait fait une pièce, ornée par un compositeur d’airs nouveaux ; cette pièce était reçue et même distribuée. « Elle sera jouée de meilleure grâce, vient-on dire à l’auteur, si votre musicien admet pour collaborateur M. X… — Soit, fait le poète, je le lui proposerai ; pour moi, cela m’est égal. » Peu après, il a gagné l’assentiment de son camarade ; il vient l’annoncer au directeur : « Bon ! fait celui-ci. Maintenant, pour que nous montions l’ouvrage avec entrain, il ne vous manque plus que d’admettre M. Z… pour collaborateur au livret. » L’auteur regimbe, la pièce est reculée de quelques semaines, puis de quelques mois ; un beau jour, par un délicat stratagème ! on obtient qu’il la retire… La pièce n’a jamais été jouée.

Un autre, et des plus huppés, pour éviter ces tribulations, ces mécomptes et s’épargner des disputes commerciales qui répugnent à son caractère, a formé le projet de dire une fois pour toutes à son impresario principal : « Je veux tant pour cent sur les droits d’auteur ; pourvu que cette part me soit faite et que j’écrive la pièce tout seul, adjoignez-moi qui vous voudrez, donnez-moi tous les compagnons qu’il vous plaira ; mettez-en deux, trois, quatre pour les paroles et davantage pour la musique ! » Il va sans dire que, si le directeur, pour quelque raison, choisit pour collaborateur de l’écrivain le souffleur et le garçon d’accessoires, à défaut du bâtard de son apothicaire, on ne les admettra pas à l’honneur de signer ; l’agent chargé de la perception des droits sera le seul témoin de leur gloire. Mais, cette réserve faite, ils seront les auteurs de l’ouvrage au même rang que le véritable ; même il arrivera nécessairement, au cours des répétitions, qu’ils donneront leur avis sur telle ou telle scène pour la corriger et l’esquisser d’autre manière, et, comme ils seront deux contre un, leur avis prévaudra. Cependant si, quelque jour, notre auteur veut retirer sa pièce de ce théâtre, il ne pourra le faire sans l’agrément du souffleur et du garçon d’accessoires. Les aura-t-il séduits en procurant à chacun une meilleure place ? Il ne pourra jamais, sans l’adhésion de l’un et de l’autre, porter de nouveau l’ouvrage sur cette scène ni nulle part ailleurs, Ainsi le veut la jurisprudence, non pas interprétée par ceux qui la poussent à l’absurde, mais réduite à ce qu’elle est vraiment. — Nous voyons là de quoi faire réfléchir un paradoxal homme de lettres sur les inconvéniens de la carte blanche donnée à un patron de théâtre, et tous ces confrères sur le choix de leurs collaborateurs. C’est la grâce qu’il faut leur souhaiter d’abord ; on sait à quel changement nous les pressons de conspirer pour l’avenir.


LOUIS GANDERAX.