Revue dramatique — 31 mars 1922

René Doumic
Revue dramatique — 31 mars 1922
Revue des Deux Mondes7e période, tome 8 (p. 703-709).
REVUE DRAMATIQUE


Porte-Saint-Martin : La dernière Nuit de Don Juan, deux actes et un prologue en vers, par Edmond Rostand. — Théâtre Sarah Bernhardt : Les Aigles dans la tempête, comédie héroïque en quatre actes, en vers, par M. Albert du Bois. — Divers.


Il faut savoir gré à la Porte-Saint-Martin d’avoir représenté la Dernière Nuit de Don Juan. La critique a été unanime à écouter avec émotion et respect l’œuvre posthume d’Edmond Rostand. Elle a réparé ainsi une certaine injustice dont elle s’était rendue coupable au lendemain de la mort du grand et charmant poète. Pourquoi seulement n’est-ce pas la Comédie-Française qui a monté la dernière œuvre de l’auteur des Romanesques, comme elle avait fait la première ? Nous sommes beaucoup à nous souvenir de l’heureuse soirée où, pour la première fois, dans une atmosphère de gaîté légère et de juvénile allégresse, se révéla au public l’âme délicate et tendre d’Edmond Rostand. Nous aurions aimé que la même maison nous offrît, en pendant, ce soir mélancolique où nous venons de recueillir, dans l’œuvre inachevée qui paraissait aux feux de la rampe, le testament du poète.

Car c’est bien cela qu’est la Dernière Nuit de Don Juan. Morceau lyrique beaucoup plus que pièce de théâtre, cette ébauche très poussée procède de la même veine d’où était sorti Chantecler. Elle continue et accentue le même travail intérieur, celui qui de plus en plus subordonne au poète l’homme de théâtre. Alexandre Dumas fils, dans l’admirable préface de l’Étrangère, a dit l’angoisse de l’auteur dramatique qui, dédaignant d’être un amuseur, a voulu, par les moyens de la scène, exprimer des idées qui lui sont chères. Parvenu à un tournant de sa carrière, il s’interroge sur les limites de son art et il craint de les avoir dépassées. Peu à peu, ces vérités qu’il brûle de répandre, telles que les lui ont enseignées l’expérience et la réflexion, envahissent ses pièces, au risque d’en ralentir le mouvement et d’y faire pâlir les couleurs de la vie. Entre l’action théâtrale et la pensée philosophique l’équilibre est rompu, au profit de celle-ci. Ainsi en était-il déjà dans Chantecler, ardente confession de l’artiste de ses rêves, de ses tourments, de ses ambitions et de ses désespoirs. Ainsi en est-il surtout de cette Dernière Nuit de Don Juan, qui, cette fois, nous livre l’intime souci du moraliste.

Le premier entre tous les poètes, Rostand dépouille Don Juan de l’auréole que le séducteur de Séville doit à tant de poètes de tous les pays. Car ceux mêmes qui le haïssaient ne lui ont pas dénié tout prestige. Molière, qui déteste en lui « le grand seigneur méchant homme, » lui laisse sa parure d’élégance et de bravoure. Mais quoi ! Des Romanesques à Chantecler et de la Princesse Lointaine à Cyrano un même esprit anime ce théâtre, vraiment unique sur notre scène, et c’est celui du plus parfait idéalisme. Dans un temps de littérature brutale, dans une société qui ne semblait avide que de jouissances matérielles, Edmond Rostand a consacré les plus beaux dons de l’imagination à exalter l’amour pur, le désintéressement, l’oubli de soi, le romanesque et le chevaleresque : c’est la merveille de ce théâtre. Or Don Juan est la dérision de toute cette noblesse et de toute cette pureté. Il est le défi jeté à tous ces beaux sentiments. Cela explique l’espèce de colère généreuse avec laquelle Rostand aborde le personnage et s’acharne contre lui. Il a juré de dédorer l’idole, de déboulonner la statue, d’arracher au suborneur vulgaire son masque de héros : c’est une exécution.

Donc, à l’instant que le Commandeur a desserré son étreinte, Don Juan a obtenu de l’enfer un répit de dix ans, le temps qu’il faut pour compléter la liste des mille et trois. Mais maintenant son heure est venue. Elle le surprend dans un décor de fête à Venise. Le poète a fait à sa victime cette seule concession de donner à son agonie l’enchantement de ce cadre. C’est qu’il perçoit une secrète harmonie entre l’air de cette ville et la destinée de cet homme. Ville de rêve où la folie court les rues sous le masque et le domino, ville des reflets, reflets du ciel, reflets de la lagune et reflets de l’ancienne splendeur, Venise, cité du fragile et de l’illusoire, était faite pour ce chercheur de brèves aventures où le plaisir qui passe prend le masque de l’amour.

Ce cadre vénitien, c’est tout ce que pourrait revendiquer le romantisme dans la dernière œuvre de Rostand, si d’ailleurs un certain Voltaire ne s’en était déjà servi pour y mener les rois faire le carnaval. A vrai dire, le nouveau Don Juan est la réplique au Don Juan des romantiques. Du libertin que leur livraient la légende et le théâtre, lord Byron et Musset avaient fait un personnage mystique, un sombre héros, un pâle chercheur d’idéal. Rostand a résolu d’en finir avec ces billevesées : il va dissiper ces brouillards à la lueur de son clair génie.

Vient à passer le montreur de marionnettes. Burattini ! c’est un des vieux cris de Venise. Edmond Rostand a toujours eu la passion des marionnettes. Elles furent l’un des plus chers divertissements de son enfance. A Marseille, en face de la maison où habitaient ses parents, se trouvait un marchand de jouets qui étalait à sa devanture d’irrésistibles pelites poupées de bois. C’est là que passait toute la bourse de l’écolier. Rentré chez lui, il s’enfermait avec sa dernière acquisition, et tour à tour costumier, acteur et montreur, lui taillait un habit et un rôle. Burattini ! C’est à ses petits compagnons d’autrefois que le poète confie le soin de porter les premiers coups à l’idole. Ce Don Juan, dont les femmes ne prononcent le nom qu’avec émoi et les hommes avec crainte, Pulcinella l’interpelle sur un ton de familiarité ; il le salue du nom de confrère. « En quoi confrère ? — En paillardise. » Dépouillé de tout ce que la littérature a mis autour, qu’est-ce que le donjuanisme, si ce n’est la poussée de l’instinct et l’exigence du tempérament ? Une proche parenté unit le cynique pantin qui fait rire les enfants et le beau cavalier qui fait pleurer les femmes. L’un et l’autre, ils ne connaissent que leur caprice ; ils ont pour règle de « vivre leur vie » . L’un a son bâton, l’autre a son épée. Celui-là rosse le commissaire et celui-ci tue le commandeur. Polichinelle s’imagine peut-être qu’il gesticule et nasille à sa volonté ; mais c’est un autre qui tient les ficelles et parle par son nez. Don Juan se vante d’être un conquérant : il n’est que la marionnette, que mille et trois désirs se sont repassée. A fantoche, fantoche et demi.

Dans le montreur de marionnettes nous avions deviné, et soudain Don Juan reconnaît le diable lui-même. C’est maintenant le suprême dialogue. On assure que, dans l’éclair qui précède la mort, toute notre vie peut repasser sous nos yeux. Autour de lui Don Juan voit reparaître, ramenées par des gondoles fantastiques et masquées comme pour un dernier bal, toutes celles qui furent les amantes de Don Juan. Qu’il puisse sur un seul de ces visages masqués mettre un nom, et le masque tombera. Par les deux trous du masque les yeux brillent, les yeux qui sont la porte ouverte sur l’âme. Mais Don Juan a beau chercher, chercher éperdument, à la lueur de sa mémoire oublieuse et de son flambeau inutile : des noms de femmes lui reviennent, mais dont aucun n’arrive à son adresse.

Eh quoi ! ces regards où son regard s’est plongé ne lui rappellent rien ! C’est qu’il n’a connu au sens complet du mot aucune de celles qu’il a connues au sens biblique. Pour connaître un être humain, il faut sympathiser avec lui, sortir de soi, s’oublier, être curieux d’autrui. Don Juan n’est curieux que de ses propres sensations ; cet amoureux universel n’aime que soi ; les âmes lui sont restées étrangères : à l’échange de deux fantaisies, au contact de deux épidermes les âmes ne sont pas conviées. Don Juan le comprend, comme nous comprenons nos erreurs, quand il est trop tard :


Je suis seul au milieu de la forêt des âmes.


Et c’est là un des plus beaux vers qu’ait écrits Edmond Rostand, un des beaux vers de notre poésie. « Quelle solitude que tous ces corps humains ! » soupirait Fantasio. Par cette image qui a l’ampleur d’un symbole, le Don Juan de Rostand traduit une angoisse qui n’est pas seulement la sienne. C’est le désespoir de tout homme qui pense, de songer qu’il ne peut sortir de la prison des sens et de l’entendement. Et c’est l’âpre tourment de tout homme qui aime. Comment savoir ce qui se passe derrière ce front charmant ? Comment percer l’énigme humaine ? Nous aussi, nous errons solitaires dans la forêt des âmes.

Que ne reproche pas le poète à Don Juan ? Il va jusqu’à contester sa bravoure : cette bravoure tant vantée ne le garantit pas de la peur. Mais alors d’où lui viennent tant de succès ? C’est qu’il s’occupe sans cesse de la femme : la femme est son métier. Réponse ingénieuse à une question que nous nous sommes tous posée : comment se fait il que les hommes à succès se recrutent si souvent parmi les exemplaires les plus laids et les plus vulgaires du sexe laid ? On nous explique que les femmes ont d’autres façons de juger que les nôtres. Explication qui n’explique rien. Mais elles aiment qu’on s’occupe d’elles ; elles aiment à être aimées, ou, tout au moins, recherchées. Et puis, l’essentiel est d’être là. Beaucoup des succès de l’homme à bonnes fortunes ne tiennent pas à autre chose.

Du moins Rostand va-t-il prendre en pitié les victimes de Don Juan ? Non pas même. Il étend jusqu’à elles toute sa sévérité. Tant pis pour elles si, ayant cédé à l’attrait brutal, elles ont à s’en repentir : elles n’avaient mis dans la banale aventure rien de ce qui mérite le beau nom d’amour. Est-il même bien vrai qu’elles souffrent ? Pleurent-elles ou feignent-elles de pleurer ? En tombant dans la coupe où Don Juan les recueille, leurs larmes sonnent faux. Cependant, entre toutes les ombres qui entourent Don Juan de leur troupe ironique, une se sépare des autres : l’Ombre blanche. Ombre de la seule qui peut-être ait été sincère, elle consent à dire son nom. Ce nom est le seul que Don Juan ait omis d’inscrire sur sa liste !

Pour achever d’humilier Don Juan, le poète met sur sa route le Pauvre, ce Pauvre auquel il lui arriva de donner un louis pour l’amour de l’humanité. Au moins voilà une bonne action ! Don Juan s’en targue : c’est par lui que le mot d’Humanité est entré dans l’histoire ! Mais ce Pauvre, qui a oublié d’être un pauvre d’esprit, ne s’en laisse pas imposer. Il sait bien que l’humanité, la liberté, le peuple, Don Juan s’en souciait comme d’une guigne... Pauvre, merci ! D’un mot vous avez dégonflé l’outre aux grands mots. Car, c’est surtout de la « scène du Pauvre » que se sont emparés ceux qui ont voulu promouvoir Molière à la dignité de précurseur de la Révolution. Que d’encre elle a fait couler ! Que de déclamations elle a déchaînées et quel galimatias ! Le plus beau mérite du théâtre de Molière, c’est encore d’avoir pu résister à certains de ses panégyristes.

On voit combien il y a de pensée dans la Dernière Nuit de Don Juan et combien l’inspiration en est personnelle, forte et noble. Dirai-je que j’y trouve une rigueur un peu trop générale et trop uniforme ? La condamnation est sans nuances : est-elle sans appel ? Je serais tenté de réclamer tout au moins pour quelques-unes des femmes que le séducteur a entraînées. Comment croire que beaucoup d’entre elles ne l’aient pas vraiment aimé ? C’est là le danger avec Don Juan, et c’est par là qu’il est redoutable : de très honnêtes femmes se laissent abuser par lui. Dona Elvire l’a aimé, elle l’aime encore. Comment refuser de la plaindre et de quel soupçon troubler l’eau pure de ses larmes ? Et, bien entendu, je ne prendrai pas la défense de Don Juan contre son fougueux contempteur. Qu’il soit égoïste et menteur, c’est un fait. Qu’il joue la comédie, cela crève les yeux ; mais c’est une comédie que la nature même lui a enseignée. On nous apprend, dans l’Ame en folie, que la forêt printanière est toute pleine de Don Juans en train de lisser leur plumage et de lancer leur appel d’amour le plus musical. Si Polichinelle n’est que ce dont Rostand l’accuse, Don Juan est autre chose : il est le désir, dont un poète a dit :


Ces deux enfants divins, le Désir et la Mort.


C’est pourquoi je ne doute pas que le Don Juan de Rostand ne prenne rang, et en belle place, dans l’immense littérature du sujet. Mais j’ai peur que les poètes ne persistent à célébrer le Don Juan de toujours et que sa carrière de séducteur ne soit pas interrompue.

La Porte-Saint-Martin a déployé, pour en faire honneur à la Dernière nuit de Don Juan, une mise en scène luxueuse, éclatante, et même trop éclatante. Un peu de mystère eût bien servi ce conte fantastique. M. Magnier est un Don Juan qui manque un peu trop de lyrisme ; M. Yonnell joue avec intelligence le rôle du diable ; et Mlle Moreno dit, comme elle sait dire, les vers de l’Ombre blanche.


M. Albert du Bois est de ce petit groupe de convaincus qui estiment que la tragédie n’est pas tout à fait morte et s’essaient à la faire revivre. On ne saurait lui en vouloir. Naguère il nous donnait, à la Comédie-Française, cette Hérodienne qui eut la bonne fortune de fournir à Mme Bartet sa dernière création. Il s’était alors inspiré surtout de Racine. Il semble que cette fois il ait plutôt songé à Corneille. Les précieuses louaient l’auteur de Cinna d’avoir mis à la scène, dans le personnage d’Emilie, une « adorable furie. » La Domitia des Aigles dans la tempête nous rappelle cette âpre héroïne. Elle aussi ne vit que pour sa vengeance. Elle est la femme d’une seule idée : tuer son mari, qui lui a tué son fiancé.

Le premier acte nous a renseignés sur les conditions vraiment exceptionnelles où s’est fait le mariage de Domitia et de Domitien, ce frère monstrueux du noble Titus. Domitia, jeune patricienne, était à l’instant d’épouser Ælius Lamia. Terrorisé par les menaces de l’empereur, le jeune homme s’ouvre les veines devant nous. Aussitôt Domitia, qui jusque-là s’y était vigoureusement refusée, consent à épouser Domitien. Tout autre que cette brute se serait méfié. Mais ce n’est qu’un taureau en folie. Il veut posséder Domitia et ne voit pas plus loin. Et puis, rude plébéien., il compte bien, comme feu le Maître de forges, briser la résistance de cette fille orgueilleuse.

Le « deux » et le « trois » sont consacrés à deux tentatives d’assassinat qui échouent. Quatrième acte. Une dernière conspiration, qui est la bonne. Domitien meurt sous le poignard des conjurés, à l’instant où peut-être Domitia s’allait relâcher de sa haine. — Peu de variété, comme on voit. Drame d’alcôve sous des costumes historiques, plutôt que tableau d’histoire. Mais drame bien découpé, attestant une réelle entente de la scène ; une langue claire et parfois expressive.

Mme Vera Sergine donne grande allure au personnage de Domitia. M. Grétillat est impressionnant en Domitien toujours écumant.


Au cours de ses fines causeries sur la Couvée nouvelle, M. Marcel Prévost nous montrait, avec un sourire indulgent, les parents d’aujourd’hui occupés à préparer les divertissements de leur progéniture pour les jours de congé. Ils mèneront sûrement leurs enfants au théâtre Albert Ier, voir Un million dans une main d’enfant, joué par une troupe en partie composée d’enfants.

On connaît ces charmants récits où Alfred Machard fait vivre et parler les enfants, comme Poulbot les dessine avec son crayon. De son roman publié sous le même titre il a tiré une comédie joliment sentimentale, égayée de maints épisodes. Une musique légère court à travers les scènes. Quant à l’interprétation, elle est remarquable. Toute en longueur, avec un minimum de gestes et de mines, Marfa Dhervilly joue le rôle de la méchante Mlle Muche, de la façon la plus divertissante. Et on sait quels comédiens accomplis sont les enfants, le plus naturellement du monde et d’instinct. Tous les petits comédiens du théâtre Albert Ier jouent avec la même justesse. Et il y a une petite Lily, dénommée « la plus petite comédienne du monde, » qui possède un don du comique vraiment étonnant : elle est la joie du spectacle.


J’ai toujours pensé que les délicieux proverbes de Gérard d’Houville, écrits pour être lus, feraient merveille à être joués. Seulement il y faut beaucoup d’art et de goût. La Casa d’Arlecchin, théâtre d’amateurs, vient de monter On ne saurait penser à tout, avec un art et un goût qui ne seront jamais surpassés. Nos lecteurs n’ont pas oublié l’aventure ironique de ce professeur Tartaglia qui, l’envie lui étant venue sur le tard de se consacrer désormais à l’amour, s’en va par les rues de Venise et revient dûment instruit et guéri par tout ce qu’il y a vu. Une scène à la dimension de ces gracieux tableautins, un décor qui aide au rêve et ne l’étouffé pas, des costumes dont chacun est une pièce de collection, des acteurs hommes d’esprit, des comédiennes qui sont de charmantes femmes du monde, tout cet ensemble harmonieux et rare mis autour d’une prose ailée, au service d’une fantaisie spirituelle et profonde, compose un spectacle à ravir l’esprit et les yeux.


RENE DOUMIC.