Revue dramatique – L’Etrangère par M. Dumas fils

REVUE DRAMATIQUE

L’ÉTRANGÈRE, comédie en cinq actes, par M. A. Dumas fils.

Quand on a écrit le Demi-Monde, il n’est pas facile de se surpasser, et assurément la pièce que M. Dumas vient de donner au Théâtre-Français n’est pas son chef-d’œuvre ; mais c’est peut-être le tour de force le plus prodigieux qu’ait exécuté celui des auteurs dramatiques de ce temps qui se joue avec le plus d’aisance des difficultés de son art, et dont la malice paraît se complaire de plus en plus à braver le public, à l’irriter, à le faire cabrer, à mater ses révoltes, à lui escamoter son bon sens, à lui faire avaler des énormités, à le berner, et, pour employer le mot de la chose, à le mettre dedans. L’Étrangère, dira-t-on, n’a remporté qu’une victoire contestée et douteuse : ce demi-succès est un triomphe, si l’on considère les résistances que l’auteur a dû vaincre, et combien était hasardeuse la partie qu’il a gagnée, quels périls il a courus, les ressources qu’il a déployées, les artifices dont il s’est avisé et l’étonnante dextérité de sa main. Une intrigue cahotante et décousue, des inventions qui tiennent du mélodrame plus que de la comédie, des bizarreries, des extravagances, une exposition qui languit et traîne durant trois actes, des personnages dont aucun ne nous intéresse et ne se recommande à nos sympathies, des monologues, des dissertations, des récits interminables, des tirades de trois cents lignes, en faut-il davantage pour faire tomber une pièce ? Et cependant celle-ci, quoi que nous en ayons, s’impose à nous ; elle fait en quelque sorte violence à notre attention. Quand l’ennui et la lassitude commencent à s’emparer de nous, un trait qui part comme une fusée nous réveille en sursaut. Quand les dissertations et les dissertateurs nous excèdent, nous sommes repris tout à coup par une scène forte, puissante, où nous reconnaissons la science et l’habileté d’un maître. Au moment où la toupie se ralentit, se balance, oscille et va donner du nez en terre, un vigoureux coup de fouet bien appliqué la fait repartir et tourner de plus belle. En vain notre bon sens proteste et s’indigne ; nous ne laissons pas d’écouter jusqu’au bout, et nous sortons du théâtre agacés, mécontens, charmés, ahuris, partagés entre l’admiration que nous ne pouvons marchander au talent de l’auteur et le regret que ce talent ne trouve pas toujours un emploi digne de lui.

On sait que M. Dumas n’est pas seulement un dramaturge plein de verve et d’audace ; il y a en lui un docteur paradoxal et fantaisiste qui aime à professer. Depuis longtemps il ne fait plus de comédies qui ne soient destinées à prouver quelque thèse ; mais on n’en pourrait citer aucune où l’enseignement tienne une aussi grande place que dans l’Étrangère. Physique, chimie, physiologie, il y a de tout ; on y trouve même toute une théologie à la hussarde, une théorie de la grâce et de l’intervention divine dans les destinées humaines. Le ciel nous préserve de vouloir pénétrer dans les arcanes de cette métaphysique mystico-sensualiste ; la clé nous manque, et il faudrait l’avoir pour bien comprendre ce que l’auteur a voulu faire. Tel détail de son œuvre qui nous paraît obscur ou bizarre a un sens symbolique ou cabalistique ; de la première scène à la dernière, tout distille une manne cachée, qui malheureusement est réservée à l’usage exclusif des initiés.

M. Dumas est trop avisé et beaucoup trop malin pour ne pas savoir exactement ce que valent ses partis-pris ; mais il est homme à gagner toutes les gageures, et, quoi qu’il pense de sa vocation, tous les aruspices du monde pourraient le regarder dans les yeux sans le faire rire. D’autres sont beaucoup plus candides que lui, et, s’ils ne rient pas, c’est qu’ils ne savent pas rire. Pourquoi faut-il qu’en ce siècle tant d’écrivains d’un talent supérieur et d’une brillante imagination aient voulu faire un métier qui n’était pas le leur ? Ils étaient nés pour charmer un nombreux public, pour lui procurer de vives et agréables émotions, pour lui faire connaître les meilleurs plaisirs de l’esprit. L’envie de dogmatiser et d’officier les a pris, ils s’érigent en pontifes ; ils mettent des gants violets, ils revêtent l’aube et l’étole. Quand nous lisons certains livres, quand nous assistons à la représentation de certaines pièces, nous sommes exposés, dans le moment où nous y pensons le moins, au danger de recevoir une bénédiction.

Tout s’écarte à l’instant, mais aucun n’en réchappe,
Partout le doigt vainqueur les suit et les rattrape.


Le mysticisme sensualiste ne ressemble pas absolument au mysticisme chrétien ; il a cependant avec lui des affinités, des harmonies secrètes, et cela suffit pour que les hommes d’église lui fassent bon visage. Ils croient reconnaître dans les pontifes plus ou moins orthodoxes de la littérature, sinon des confrères, du moins des frères séparés dont les lunettes sont encore troubles, mais dont les intentions sont excellentes et qui sont disposés à rentrer dans le giron. Est-ce bien sûr ? Les espérances de l’église sont-elles fondées ? Le moyen âge admettait comme parole d’évangile l’existence de certains personnages fort singuliers qu’on appelait des évêques de mer. Un historien grave rapporte qu’au XVe siècle on pécha dans la Baltique un homme marin qui ressemblait étonnamment à un évêque. Il avait sur la tête une mître, il tenait une crosse à la main. Les évêques de la Poméranie et de la Courlande lui firent le meilleur accueil, le traitant de pair à compagnon, et l’engagèrent à se fixer parmi eux. Il y avait dans sa manière de dire la messe certaines particularités qui les choquaient, et dans ses sermons des propositions malsonnantes qui sentaient l’hérésie ; mais on espérait qu’avec le temps tout cela s’arrangerait. Cependant, un jour qu’il se promenait sur la plage avec un prélat qui s’intéressait particulièrement à lui, le mal du pays le prenant, il sauta dans l’eau, fit un signe de croix et disparut. On ne triomphe pas de son naturel ; en dépit de leur mître, les évêques de mer ne sont pas de vrais évêques, et tôt ou tard ils font le plongeon et rentrent dans leur élément.

Si l’Étrangère renferme beaucoup de détails obscurs qui demandent explication, les intentions générales de l’auteur sont claires ; les profanes eux-mêmes peuvent les saisir. Il a voulu nous montrer le mal aux prises avec le bien et nous prouver que le bien finit toujours par prévaloir sur le mal. Ainsi s’exprime l’un de ses personnages, le docteur Rémonin, qu’il a chargé de porter la parole pour lui. — Pourquoi donc voyons-nous si souvent le mal triompher ? demande la marquise de Rumières. — Le docteur répond : — C’est que nous ne regardons pas assez longtemps. — Ce mot est juste et même profond ; nous regrettons seulement que le docteur ne s’en tienne pas à son aphorisme ; il en déduit toute une théorie qui nous paraît sujette à caution. La mort a, selon lui, ses ouvriers, qu’il baptise du nom de vibrions, et il nous apprend que les vibrions ne sont pas, comme on le croit généralement, des infusoires ou des animalcules, qu’ils appartiennent au règne végétal, et que, nés de la corruption partielle du corps qui les engendre, ils sont chargés de corrompre, de détruire, de dissoudre les parties encore saines. Les sociétés, qui sont des corps comme les autres, produisent des vibrions à forme humaine, qu’on prend pour des êtres, mais qui n’en sont pas, et qui font également tout ce qu’ils peuvent pour détruire et dissoudre le reste du corps social. Heureusement la nature veut la vie et non pas la mort, elle déclare la guerre aux vibrions, et dans un temps préfixe elle les supprime. « On entend alors un petit bruit ; c’est ce qu’on avait pris pour l’âme du vibrion qui s’envole dans l’air, mais pas bien haut. M. le duc se meurt, M. le duc est mort. »

Il est très sûr de son fait, le docteur Rémonin, et nous serions charmés qu’il réussît à nous communiquer sa consolante certitude. Toutefois nous avons des doutes qui résistent à ses argumens. Ne pourrait-on pas lui objecter que, s’il est vrai que le bien finit toujours par triompher du mal, cette vérité n’est applicable qu’à l’histoire universelle, à l’histoire des générations et des peuples ? La raison suprême a des siècles devant elle pour accomplir son œuvre de justice ; elle est patiente parce qu’elle est éternelle, et ses patiences infinies causent de terribles déplaisirs à l’homme, qui, ne vivant qu’un jour, a le droit d’être impatient. Le docteur Rémonin ne sait-il pas comme nous que la nature réserve toute sa bienveillance et toutes ses sollicitudes pour l’espèce, qu’elle s’applique à la faire durer et ne l’empêche point de progresser, mais qu’elle a de médiocres attentions pour les individus, que le plus souvent elle les laisse se tirer d’embarras comme ils peuvent ? Le docteur n’a-t-il jamais vu d’honnêtes gens très misérables, réduits à la portion congrue de bonheur que procure le témoignage d’une bonne conscience ? n’a-t-il jamais vu non plus de vibrions gros, gras, vermeils et florissans, des vibrions qui prospèrent, des vibrions à qui tout réussit, des vibrions qui se plaisent à désespérer leur entourage par la longueur de leur vie et qui, après s’être éteints paisiblement dans leur lit, jouissent de tous les honneurs d’un enterrement de première classe ? Oh ! que les affaires de ce monde iraient mieux, si le docteur avait raison et s’il était vrai que tous les animaux nuisibles et malfaisans fussent prédestinés à périr avant l’âge par le fer ou par le feu !

Admettons la thèse de l’auteur de l’Étrangère, et lions connaissance avec le vibrion de sa pièce, qui sera supprimé au cinquième acte. Certes c’est un animal nuisible et malfaisant que le duc de Septmonts ; jamais nous n’avons vu sur la scène un plus triste personnage. Ce joueur décavé, ce libertin blêmi par la débauche, est un vrai pourceau d’Épicure qui, à force d’user et d’abuser, a tout perdu, même l’honneur. Étant à bout de voie, il n’a pas trouvé d’autre moyen d’assurer sa subsistance que d’épouser Mlle Catherine Mauriceau, fille d’un boutiquier dix fois millionnaire de la rue Saint-Denis. Ce beau marché s’est fait par l’entremise d’une mystérieuse aventurière, mistress Clarkson, à qui le duc avait emprunté une forte somme, et qui l’aide à se marier dans le dessein d’être remboursée sur la dot de Mlle Mauriceau. Catherine avait eu son roman de jeunesse, elle aimait de tout son cœur le fils de sa gouvernante, son ami d’enfance, un bon jeune homme, nommé Gérard. Il était sorti brillamment de l’École polytechnique, et cet ingénieur a de l’avenir, il fera un jour parler de lui ; mais pour le moment il n’était riche que d’espérances. M. Mauriceau, ex-patron du magasin des Trois-Sultanes, méprise profondément les espérances et les ingénieurs ; il s’était promis de n’avoir qu’un gendre titré, il entend que ses petits-fils soient marquis, comtes et barons. Il a brutalement éconduit Gérard, Catherine est devenue duchesse. Voilà en vérité un vilain mariage. Si la Providence et M. Dumas ne s’en mêlaient, Catherine serait rivée pour la vie à un garnement qui non-seulement ne se croit pas tenu de lui témoigner la moindre gratitude, mais n’observe pas même à son égard les plus vulgaires bienséances.

Qu’il arrive malheur au duc de Septmonts, aucun de nous ne s’en affligera ; mais cet événement nous mettra-t-il en joie ? C’est une question. Il aurait fallu nous amener à désirer la mort du vibrion en nous intéressant au bonheur des personnes qui la souhaitent et à qui elle apportera la délivrance. L’auteur de l’Étrangère ne s’est pas donné cette peine ; ni la duchesse, ni son père, ni Gérard, ne nous inspirent assez de sympathie pour que nous prenions une part bien vive à leurs chagrins et à leurs ressentimens. Nous sommes tentés de leur dire : — Tirez-vous de là comme vous pourrez ; c’est votre affaire, ce n’est pas la nôtre. — Le moyen de s’intéresser à M. Mauriceau ? Pour obtenir ce gendre titré après lequel sa grasse sottise soupirait, il n’a pas craint de recourir aux bons offices de mistress Clarkson, à qui il a donné 500,000 francs d’épingles. Cette belle action n’embarrasse point sa conscience, et pendant les trois premiers actes nous ne voyons pas qu’il soit fort sensible aux infortunes domestiques de sa fille ni qu’il en perde un coup de dent. Il jouit de la vie et il engage son ami Rémonin à venir le voir de temps à autre pour être le témoin de son bonheur, lui promettant « qu’il trouvera toujours chez lui une femme et jamais la même. » Tout à coup une mouche le pique, ses entrailles s’émeuvent, il s’attendrit, il se repent. Il se jette aux genoux de sa fille, lui demande pardon, et, dans un accès d’exquise sensibilité, il s’écrie : « Tu es bien malheureuse, ma pauvre enfant, et c’est ma faute ; si tu veux mourir, va, ne te gêne pas pour moi. » Nous trouvons, quant à nous, qu’il le prend bien haut avec son gendre ; il l’accable de sa colère et de son mépris, comme si ce grotesque bonhomme avait le droit de se fâcher, comme s’il lui était permis de mépriser quelqu’un. Il y a quelque chose de pire que les vibrions, ce sont les Mauriceau qui moralisent.

La vertueuse duchesse de Septmonts est-elle beaucoup plus intéressante que son père ? Elle aimait Gérard, elle a épousé un duc, et quoi qu’elle puisse alléguer à sa décharge, il n’est pas prouvé que le plaisir de devenir duchesse n’ait pas été le premier mobile de son changement. La voilà mariée, et elle n’a pas l’air de se douter que le mariage crée des devoirs à une honnête femme. Depuis qu’elle est malheureuse, son amour pour Gérard s’est rallumé ; elle rêve de ce Gérard, elle le veut, il le lui faut. Un sigisbée lui fait une déclaration ; elle lui réplique crûment : — Je ne vous aime pas, j’aime Gérard. — Le sigisbée s’empresse de courir chez le docteur Rémonin, membre de l’Institut, et lui dit : — La duchesse veut Gérard ; pouvez-vous lui procurer Gérard ? — Le docteur Rémonin, au risque de compromettre l’institut, répond : — Qu’à cela ne tienne, je lui procurerai Gérard. — Il faut convenir que les honnêtes gens jouent un rôle singulier dans cette pièce ; ils ressemblent à cet homme d’état italien dont on disait un jour : « C’est un homme d’esprit, mais il lui manque cette espèce de flair particulier qui sert à distinguer le bien du mal. »

Gérard se présente chez la duchesse ; elle court à lui, se jette dans ses bras, par-devant témoins. À peine est-elle seule avec lui, elle s’offre, elle se livre, elle lui déclare qu’elle lui appartient, qu’il a sur sa personne tous les droits, qu’il peut l’emmener où il le jugera bon et faire d’elle tout ce qui lui plaira. Heureusement Gérard, quoiqu’il ait l’air ténébreux et fatal, est un très brave garçon, et ses yeux noirs, qu’il aime à rouler, répandent sur la duchesse les effluves d’un vertueux magnétisme. Il la raisonne, il l’endoctrine, il la calme, il lui persuade de contracter avec lui une sorte d’union spirituelle et mystique où les sens n’auront point de part. Cet ingénieur croit à la durée et à l’innocence des unions spirituelles. Est-ce à l’École polytechnique qu’on lui a donné ces dangereuses leçons ? font-elles partie du programme ? Candide Gérard, défie-toi ! Pars avec ou sans ton manteau et ne reviens pas ; si ta résolution est encore chancelante, sans quitter la maison que tu habites, que ne vas-tu entendre pour ton instruction une comédie qu’on y joue ? Elle est intitulée : Petite pluie ; tu y feras la connaissance d’un secrétaire d’ambassade qui partage tes illusions. Il enlève une femme mariée et se promet de n’en point faire sa maîtresse. Elle sera « la compagne adorée de sa vie, son respect, son orgueil et sa joie. » Cependant le tonnerre gronde, les éclairs brillent, et la baronne Castelli, qui sait le monde et la vie, dit à ce bon jeune homme : « Tenez, la voilà, votre passion ; c’est cette absurde tempête avec son tonnerre qui assourdit, ses éclairs qui aveuglent, son vent qui saccage, tout ce brouhaha sonore, stupide et malfaisant qu’une petite pluie va éteindre et dont il ne restera rien, rien que de la boue et des feuilles mortes. En vérité, je vous le dis, prenez garde à la pluie, à la petite pluie. » Et la baronne ajoute : « Vous habitez un rêve, vous verrez si c’est logeable. »

Nous en prendrons-nous au comédien qui joue le rôle du duc avec autant de conviction que de souplesse, et qui n’a pu résister à la tentation de le rendre intéressant ? Le fait est que nous avons vu le moment où nous allions nous apitoyer sur sa déplorable destinée. Le duc a intercepté une lettre adressée par sa femme à Gérard, et la jalousie l’a mordu au cœur. Il vient trouver la duchesse, s’expliquer avec elle. L’entretien qu’ils ont ensemble est une de ces scènes fortes et émouvantes qui ont sauvé la pièce ; mais produit-elle vraiment le genre d’effet que cherchait l’auteur ? Le duc a pour la première fois de sa vie un bon mouvement, dont rien ne nous oblige à suspecter la sincérité. Il se présente devant sa femme avec une lettre qui la compromet et qu’il consent à lui restituer ; qu’elle lui permette seulement d’espérer qu’un jour elle lui en écrira une pareille. Là-dessus il reconnaît ses torts, il bat sa coulpe, il s’humilie, il fait amende honorable. La duchesse repousse avec horreur son repentir et ses protestations, elle se livre à d’effroyables emportemens, elle éclate en injures, en sanglantes invectives, elle vomit feu et flammes. Cette furie est allée le matin à l’église, elle ferait bien de changer de paroisse. Tout son discours revient à dire : « J’aime un ingénieur qui a fait d’excellentes études à l’École polytechnique, et j’entends savourer à mon aise le plaisir d’aimer et d’être aimée. » En vérité, dans cette scène capitale, n’est-ce pas le vibrion qui joue le beau rôle ? n’est-on pas tenté de plaider sa cause, de demander sa grâce ? Nous sommes comme le bon financier qui s’attendrissait sur la fin tragique du pauvre Holopherne ; au quatrième acte de l’Étrangère, en dépit de nous-mêmes, le vibrion nous a émus.

Résistons à notre sensibilité, soyons raisonnables, et réjouissons-nous de voir mourir les vibrions, qui sont les ouvriers de la mort. Quels moyens emploie la nature pour les supprimer ? Ces moyens sont coûteux et compliqués. Pour que le duc de Septmonts rende sa belle âme à Dieu, il faut un concours de circonstances extraordinaires, dont quelques-unes tiennent du prodige. Il vivrait encore, s’il n’y avait dans le monde une mistress Clarkson, c’est-à-dire une femme mystérieuse, omnisciente, omnipotente, qui s’appelle l’étrangère, et qui est condamnée par le ciel à faire le bien en voulant faire le mal. Cette étrangère, cette divinité internationale et interlope, appartient à la race de Cham ; elle est la fille d’une esclave qui a été remarquée de son maître, et, comme elle nous le raconte elle-même, « elle est née de cette remarque. » Elle a été vendue au marché par son tendre père, et elle a juré de se venger de son malheur sur tous les blancs ; elle leur a voué une haine implacable. Rendue à la liberté par la guerre d’abolition, elle entre en campagne. Elle se fait aimer des fils du planteur à qui elle doit le jour, elle pousse l’un de ses demi-frères à poignarder l’autre, après quoi elle dénonce l’assassin et le fait pendre. Elle épouse l’honorable M. Clarkson, et le soir même des noces elle disparaît en emportant la caisse et les 20,000 dollars qui constituaient l’avoir du pauvre diable. Elle quitte l’Amérique pour l’Europe, qu’elle met à sac. Elle tourne la tête à tous les hommes, déshonore les uns, ruine les autres. Elle sème partout le deuil, le désespoir et la honte ; ce n’est pas une femme, c’est une goule. Le métier est bon, il rapporte des montagnes d’or à mistress Clarkson. Notons que cette goule est demeurée vierge ; elle se nomme elle-même la vierge du mal, et ce n’est pas le chapitre le moins curieux de cette curieuse histoire.

Un homme a réussi pourtant à toucher le cœur de mistress Clarkson, c’est Gérard. Elle somme la duchesse de Septmonts de lui céder cet ingénieur. La duchesse refuse, et la vierge du mal lui déclare la guerre ; elle révèle au duc les dangers que court son honneur de mari, elle allume sa jalousie, un duel devient inévitable entre le vibrion et l’amant platonique de sa femme. Ce duel serait un mauvais dénoûment, il n’aura pas lieu ; la Providence y mettra bon ordre. Le duc est un tireur de première force, il aurait bientôt fait de tuer le novice Gérard, et si par impossible Gérard le tuait, la duchesse pourrait-elle épouser le meurtrier de son mari ? L’Amérique intervient pour trancher la difficulté. Bien que M. Clarkson n’ait pas beaucoup à se louer de sa femme, bien qu’elle ait eu à son égard d’assez vilains procédés, bien qu’il ait demandé et obtenu son divorce, il lui est resté fort attaché ou, pour mieux dire, il en est éperdûment amoureux. Il fait dans le far-west de superbes affaires et il la met de part dans ses bénéfices. Il a pris ses jambes à son cou pour venir passer vingt-quatre heures avec elle, lui rendre ses comptes, lui servir ses dividendes et lui donner un baiser sur le front. Par une inspiration assez étrange, c’est à lui que s’adresse le duc de Septmonts pour qu’il lui serve de témoin dans son duel avec Gérard. Clarkson se présente chez le duc, et nous devons lui en savoir gré ; son arrivée donne lieu à une scène admirablement conduite, vivement menée, qui prouve combien M. Dumas excelle dans la science de l’effet dramatique. Clarkson consent à servir de témoin au duc de Septmonts ; mais au cours de leur entretien le duc a le tort de se découvrir un peu trop : il initie son homme, sans le vouloir, aux turpitudes de sa vie et de ses pensées. Le Yankee le laisse aller, l’écoute bénévolement, sans paraître songer à mal, et tout à coup le regardant entre les deux yeux, il lui déclare que le duc de Septmonts est un drôle et que ce qui l’étonne, c’est que le duc de Septmonts n’a pas l’air de s’en douter. Le duc bondit sous l’outrage, il se battra avec Clarkson aussitôt qu’il aura vidé sa querelle avec Gérard. Clarkson n’aime pas à attendre, il veut en découdre sur-le-champ ; il entraîne le duc dans un terrain vague attenant à l’hôtel, et il le tue raide « comme un petit lapin. » Le vibrion n’est plus, la duchesse est libre d’épouser Gérard.

Comme on voit, ce n’est pas une petite affaire que de venir à bout d’un vibrion ; cela demande bien des cérémonies et beaucoup d’heureux hasards. N’est-ce pas un hasard étrange qu’il y ait des vierges du mal, et que ces vierges, lorsqu’elles sont amoureuses de Gérard, le dénoncent aux vengeances d’un mari jaloux qu’elles connaissent pour un tireur de première force ? N’est-il pas singulier que les Clarkson adorent et respectent infiniment une femme qui leur a volé 20,000 dollars ? N’est-il pas bizarre qu’humbles servans d’une drôlesse, ils ne laissent pas d’être dans l’occasion les chevaliers de la vertu et qu’ils ne puissent entendre les confessions d’un duc de Septmonts sans éprouver le besoin de lui brûler la cervelle ? N’est-il pas étonnant encore que les drôlesses reconnaissent la volonté du ciel dans un événement qui trompe leur vengeance, qu’elles prennent si facilement leur parti de renoncer à l’homme qu’elles aiment, et repartent de leur pied gaillard pour l’Amérique, en s’écriant : « Quand je sens que Dieu est contre moi, je ne lutte pas avec Dieu ? » Toutes ces circonstances ont un caractère miraculeux, et l’auteur de l’Ètrangère est le premier à en convenir : « Le duc, nous avait-il dit par la bouche du docteur Rémonin, disparaîtra au moment précis où il doit disparaître ; les dieux interviendront. » Oui, les dieux sont intervenus ; mais ils n’aiment pas toujours à se déranger, et voilà pourquoi il nous arrive de rencontrer des vibrions qui se portent bien et pour lesquels la vie sera longtemps encore un chemin fleuri.

M. Dumas a fait autrefois des peintures fort étudiées de la destinée et du cœur humains. Il a prouvé dans ses premières pièces à quel point il possédait la faculté de voir, le don de l’observation. Il a découvert des régions inexplorées, il les a décrites avec une science précise et un art consommé. Il semble qu’aujourd’hui il ferme les yeux pour ne plus voir qu’en dedans. Il est la proie d’une imagination fumeuse, qui habite un monde à demi fantastique. Cette imagination est une véritable hallucinée ; elle nous impose ses visions, ses rêves, ses fantômes, et nous oblige de les prendre au sérieux. Quand on entend pour la première fois l’Étrangère, peu s’en faut qu’on ne subisse le charme d’un éloquent mensonge, qui dédaigne cependant de se rendre vraisemblable ; peu s’en faut qu’on n’admette la réalité de situations et de personnages impossibles. En reprenant son pardessus au vestiaire, on y reprend aussi son bon sens, et la vision s’évanouit. On lit dans un conte allemand qu’un voyageur, surpris par la nuit près d’un château illuminé a giorno, s’avisa d’y demander l’hospitalité. Il y trouva une nombreuse et brillante compagnie. Les hommes avaient bon air, les femmes étaient jolies et très parées ; princes et princesses, marquis et marquises, conversaient agréablement, et se renvoyaient la balle avec une étonnante dextérité. Toutefois, en les examinant de plus près, le voyageur crut découvrir dans leurs gestes quelque chose de singulier, dans leur langage quelque chose d’étrange et dans leurs regards je ne sais quoi qui n’était pas de ce monde. Il se hâta de se retirer, et il apprit du concierge que les habitans de ce château étaient tous morts depuis longtemps. Du même coup il s’aperçut que le concierge lui-même, qui parlait aussi bien que le docteur Rémonin, était mort, lui aussi, quoiqu’il se donnât beaucoup de peine pour avoir l’air d’être en vie ; encore n’était-il pas prouvé qu’il eût jamais vécu.

Ce n’est pas seulement le docteur Rémonin qui a le don de la parole, tous les personnages qui lui donnent la réplique sont comme lui de remarquables et puissans raisonneurs, des conférenciers de premier ordre. Quand ils ouvrent la bouche, c’est pour entamer un récit ou pour exposer une théorie. Ils se sentent extraordinaires, et ils éprouvent le besoin de s’expliquer à eux-mêmes et aux autres. Ils démontent de leurs propres mains leur petite machine, ils en font les honneurs au public ; ils disent tous en quoi ils sont faits, à quelle fin ils ont été créés. Les réalistes devraient se croire tenus d’imiter la nature, et une qualité qu’on ne peut lui refuser est d’être parfaitement naturelle, elle l’est jusqu’à la naïveté. N’a-t-on pas dit que « le cœur humain ne sait jamais ce qu’il voudra, que souvent il ne sait pas bien ce qu’il veut, et qu’il n’est pas moins caché ni moins trompeur à lui-même qu’aux autres ? » Oui, la plupart des hommes sont des naïfs, et ils gardent d’autant mieux leur secret qu’ils l’ignorent eux-mêmes. Ceux qui ne sont pas naïfs tâchent de le paraître ; ceux qui ont deviné leur propre secret le cachent avec soin, ils n’ont garde de le crier sur les toits, et les cyniques seront toujours des êtres d’exception. Vraie ou fausse, hypocrite ou sincère, la pudeur est un vêtement que la société nous impose, et le triste courage de tout montrer et de tout dire ne sera jamais contagieux. M. Dumas écrivait, il y a quelques années, dans une de ses préfaces : « Moi qui n’ai pas cru les femmes, les sœurs, les filles et les maîtresses sur parole, et qui me suis donné la peine de les étudier partout, je vous assure que c’est ainsi qu’elles sont faites, sinon à l’état actif, du moins à l’état latent, et ma mission, à moi auteur dramatique, est justement d’aller au fond de la nature humaine, de montrer ce que j’y ai découvert, de mettre dehors ce qui est dedans et dessus ce qui est dessous. » Un instant, faites-nous voir ou deviner ce qui est dedans, rien de mieux ; mais si vous mettez dessus ce qui est dessous, vous mettez l’envers à l’endroit, et vous nous montrez un monde retourné. Des comédies où la vertu tient école de dévergondage et rivalise avec le vice d’impudeur ou d’impudence sont, quoi que vous en disiez, des tableaux de fantaisie. Pour vous faire plaisir, nous admettons vos coquins, mais nous n’admettons pas vos honnêtes gens, et quand nous croirions à la vierge du mal, nous refuserions de croire aux vertus de la duchesse de Septmonts.

Les gens qui prétendent que la nature n’est pas aussi naïve qu’elle en a l’air sont obligés de convenir qu’elle est bien discrète. Elle ne nous dit jamais comment elle s’y prend pour opérer ; si elle a une méthode, elle n’a garde de s’en expliquer, ce qui donne beaucoup de mal aux naturalistes. Qu’elle fasse un cristal ou une plante, toutes ses œuvres sont des mystères, et nous nous demandons comment c’est fait. Il en est de l’art comme de la nature. Qu’il s’agisse d’un tableau de Rembrandt ou d’une sonate de Mozart, nous cherchons à découvrir comment c’est fait. Il en va de même des pièces de théâtre. Lorsque nous relisons le Demi-Monde, nous y démêlons des calculs, des combinaisons savantes et laborieuses ; mais l’auteur a si bien su les envelopper que son œuvre cherchée et volontaire nous fait l’effet d’une trouvaille, d’un accident heureux, — il a imité la vie qui raisonne peu et prouve toujours ce qu’elle veut prouver. Pourquoi l’auteur du Demi-Monde a-t-il changé de manière ? Pourquoi se plaît-il à étaler au grand jour ses procédés et à gagner la partie en montrant son jeu ? Pourquoi, dès le second acte de l’Etrangère, nous dit-il : « Je ne veux pas user de surprise ni vous prendre par trahison, je vais vous expliquer de quoi il s’agit. Je ne suis pas en ce moment un homme de théâtre, je suis un philosophe, et je prétends vous enseigner l’art de détruire les vibrions. En voici un qui vous paraît plein de vie, vous m’en direz des nouvelles à la fin du cinquième acte. Attention, regardez-moi faire ! »

Dans la préface que nous avons citée plus haut, M. Dumas écrivait encore : « Il n’y a pas de pièces immorales, il n’y a pas de pièces indécentes, il n’y a pas de pièces dégoûtantes ; il n’y a que des pièces mal faites, et l’Ami des femmes était une pièce mal faite en certaines parties… L’action était en dedans et les théories étaient en dehors, faute capitale au théâtre. Mon esprit, porté depuis quelque temps vers les études physiologiques, s’était plu à laisser voir les causes dans les événemens comme un mécanisme de montre à travers le cadran qui marque les heures. Là était mon erreur, en tant qu’auteur dramatique. » Comment se fait-il que, se jugeant si bien, l’auteur de l’Ami des femmes se soit rendu coupable de récidive, qu’il soit retombé dans sa faute en l’aggravant ? Dans laquelle de ses pièces plus que dans l’Étrangère s’est-il complu à multiplier les déclarations de principes, à laisser voir le mécanisme de la montre ? La poésie ne saurait trop se défier des doctrines et des doctrinaires, des théories et des théoriciens. Quand elle les prend à son service, quand elle sollicite ou qu’elle accepte leur dangereux concours, elle ressemble à la bergère de la légende qui avait parole d’épouser le fils du roi, si elle parvenait à filer en vingt-quatre heures une certaine quantité de chanvre. Désespérant d’en venir à bout, elle recourut aux bons offices de trois vieilles fées, dont l’une avait un pouce énorme, la seconde un pied plat et la troisième une lèvre pendante. Elles filèrent le chanvre, mais la bergère dut leur promettre qu’elle les inviterait à sa noce. Lorsqu’elles y parurent, le fiancé lui reprocha qu’elle avait de vilaines amitiés. — Voilà précisément de quoi s’est plaint le fiancé, nous voulons dire le public, à la première représentation de l’Étrangère. Il a regretté une fois de plus que l’homme qui possède l’un des talens les plus incontestés de notre temps eût fait un pacte de compromettante amitié avec des doctrines fort contestables, et en tout cas peu plaisantes, et que, s’étant servi d’elles pour filer son chanvre, il les eût priées à la fête. C’est une compagnie dont on se passerait volontiers ; ces sibylles font trop d’embarras, elles ont mauvais ton et le verbe trop haut, leurs lazzis sont d’une gaîté douteuse, et elles mettent les pieds dans tous les plats.

La cause de tout le mal est le docteur Rémonin ; qu’il garde désormais pour lui sa science un peu suspecte, sa théologie de rencontre, sa physique et sa chimie, sa magie noire ou blanche. Il se vante d’avoir tant d’occupations sur les bras qu’il en perd le boire et le manger ; dans son intérêt comme dans le nôtre, il faut souhaiter qu’il passe à table les heures qu’il emploie à conférer, et surtout qu’il ne se mêle plus de travailler aux pièces de M. Dumas. L’auteur du Demi-Monde n’a pas dit son dernier mot ; quel heureux événement ce serait pour la littérature, s’il venait un jour à se brouiller avec la physiologie !