Revue dramatique, 1861/03

Revue dramatique, 1861
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 249-256).


REVUE DES THEÂTRES.

Nous nous plaignions tout récemment de la stérile fécondité du roman contemporain ; on ne peut adresser le même reproche à la littérature dramatique. L’indigence de notre théâtre est complète, et ne laisse plus rien à désirer. Naguère la quantité suppléait au moins à la qualité ; aujourd’hui cette triste compensation n’existe même pas. Les méchantes pièces elles-mêmes deviennent rares, et quant aux pièces médiocres, on n’en trouve plus. Vous croyez peut-être que cette pénurie de la littérature dramatique fait tort aux théâtres ? Ils ne s’en portent que mieux au contraire. Cette indigence dispense les directeurs de théâtres de soins, de recherches, de démarches, qui leur prendraient du temps et leur coûteraient des efforts ; elle les débarrasse des anxiétés, des incertitudes, des luttes, des concurrences, qui assaillent inévitablement celui qui cherche la fortune et le succès dans des entreprises nouvelles. Nos modernes directeurs de théâtres semblent connaître les faiblesses du cœur et de l’esprit humains, et vraiment on ne peut que les féliciter de leur expérience de moralistes. Ils savent que, contrairement au préjugé reçu, le public se laisse difficilement allécher par l’attrait du nouveau, même en France, où il passe pourtant pour avoir le goût du changement et de la nouveauté. Le public non-seulement aime à revoir ce qu’il a déjà vu, mais il ne se fie qu’à ce qu’il connaît de longue date ; toute œuvre nouvelle le trouve disposé sinon à la malveillance, au moins au doute et à l’incrédulité. Avec les œuvres dès longtemps connues, on n’a pas à craindre ce premier mouvement de surprise, qui nuit au succès, où qui du moins l’ajourne et le retarde ; on n’a pas à craindre les luttes, les discussions, les controverses. Nos directeurs de théâtre ; qui ont appris, quelquefois à leurs dépens, à connaître le cœur humain et qui savent que des deux grands mobiles qui le poussent, la curiosité et l’habitude, c’est le dernier qui lui est le plus cher, ont enfin renoncé à cette pratique dangereuse de l’innovation par laquelle ont échoué tant de leurs devanciers moins versés qu’ils ne le sont dans la connaissance psychologique du public. La curiosité est un grand mobile, se sont-ils dit ; mais c’est un mobile capricieux, orageux, sur lequel il ne faut pas compter : il est bien plus sage de se fier à l’habitude, qui n’aime rien tant que l’inertie, et qui hait le changement et la lutte. En spéculant sur l’habitude, on spécule à coup sûr, car avec elle tout est prévu d’avance, et l’on n’a pas à courir les chances aléatoires de la fortune. D’ailleurs, le public qui fréquente les théâtres ayant plus que triplé dans ces dernières années, ils n’ont plus besoin de renouveler leur affiche aussi fréquemment que par le passé. Une pièce dont le succès aurait été épuisé naguère au bout de trente représentations atteint facilement aujourd’hui le chiffre de cent et de cent vingt représentations. Ce nouveau public, moins exigeant que l’ancien, parce qu’il est plus mélangé, se montre assez disposé à se contenter du premier spectacle venu. Une seule pièce nouvelle suffit à défrayer toute une saison dramatique. L’an passé, le Théâtre-Français a vécu huit mois sur douze avec l’unique pièce du Duc Job ; cette année, la comédie des Effrontés lui rendra le même service. Les autres théâtres vivent de reprises qui ont tout l’attrait de la nouveauté pour un public encore novice. On exhume des vieux répertoires de vieilles pièces oubliées et qu’on pouvait croire à jamais enterrées, on secoue de leur léthargie les drames qu’on laissait dormir depuis vingt ans, on remet à neuf de vieilles féeries. Si l’art du poète dramatique est en décadence, le métier de réparateur et de vernisseur dramatique est au contraire en pleine prospérité.

Qu’importe après tout que la littérature dramatique soit en décadence, puisque les théâtres s’enrichissent ? Pourquoi les directeurs de théâtres se gêneraient-ils, puisque avec la reprise d’une vieille pièce ils obtiennent de plus grosses recettes qu’ils n’en obtiendraient en montant, à force de labeurs et de dépenses, dix pièces nouvelles ? Les recettes sont un argument sans réplique, auquel ne songent peut-être pas assez ceux qui s’élèvent contre l’état présent du théâtre, et qui entreprennent dans de bonnes intentions, je le crois, mais un peu témérairement, une croisade contre les directeurs actuels de nos principales scènes. Au théâtre, les recettes répondent à toutes les objections et à toutes les accusations possibles ; toutes les libertés dramatiques ne changeraient rien à ce fait brutal. Dans d’autres entreprises littéraires, on peut attendre plus aisément le succès ; au théâtre, il faut un succès immédiat et lucratif. Un succès tardif, fût-il même assuré, serait encore une mauvaise affaire, car il ne serait jamais qu’une compensation insuffisante des dépenses qu’il aurait fallu risquer pour l’attendre. Ainsi les recettes sont excellentes, les directions actuelles prospèrent, il n’y a rien à dire à cela, et les considérations esthétiques les plus élevées sur le passé, le présent et l’avenir de l’art dramatique n’y changeraient rien. Tout est donc pour le mieux dans la plus détestable littérature dramatique qui ait jamais été connue.

On ne remarque pas assez la transformation singulière que subit le théâtre sous la pression de ces influences nouvelles, et cependant elle mériterait d’être notée, ne fût-ce que pour fixer une date et faciliter ainsi la tâche de l’historien futur qui écrira l’histoire des révolutions survenues dans nos mœurs au XIXe siècle. Il s’agit bien aujourd’hui d’art et de littérature dramatique au théâtre ; ce n’est plus que par un reste d’habitude que nous prononçons encore ces grands mots, qui avant peu seront surannés. Ayons l’audace d’expliquer crûment la révolution qui est en train de s’accomplir. Le théâtre, qui a tenu une si grande place dans la vie intellectuelle de la France, devient de jour en jour davantage un lieu de plaisir banal. Il devient ce qu’étaient les thermes et le cirque pour les populations de la Rome impériale, ce que sont les cafés et les jardins publics pour les populations de notre moderne Paris. Jadis le spectateur français allait chercher au théâtre un plaisir exceptionnel, une volupté d’un ordre supérieur qu’il savourait d’avance, et à laquelle il se préparait pour ainsi dire comme le fidèle se prépare, — si profana licet componere sacris, — à goûter les joies austères de l’eucharistie. Quel joli sujet d’essai à la manière de Charles Lamb on pourrait faire sous ce titre : le Spectateur d’aujourd’hui, le Spectateur d’autrefois ! Un tel essai serait facilement un des plus piquans chapitres de l’histoire de nos mœurs. Quel contraste entre ces deux types du spectateur ! Autant le spectateur d’autrefois était curieux, naïf et ardent, autant le spectateur contemporain est dégoûté, nonchalant et blasé par l’habitude. Autrefois le spectacle était un plaisir qu’on s’accordait rarement. Pour les plus pauvres, c’était une fête qu’on arrangeait d’avance ; pour les plus riches, c’était le couronnement d’une journée de travail ou le complément d’une journée heureuse. On choisissait son spectacle, on ne prenait pas le premier venu, car on allait chercher une volupté exceptionnelle, d’un ordre rare et exquis, et on n’aurait pas voulu éprouver de désappointement. On était heureux même de l’espérance du plaisir qu’on se promettait d’éprouver, et la journée qui séparait le soir si désiré était troublée délicieusement par l’attente de ce plaisir. Et lorsqu’une fois on était entré dans la salle, comme on se sentait séparé du monde vulgaire ! Ce spectateur d’autrefois n’est plus, il s’en est allé où s’en vont les vieilles lunes et les débris des honnêtes et douces mœurs de la vieille France. Il a été remplacé par le spectateur moderne, qui est à la fois beaucoup moins naïf et beaucoup moins exigeant. Aujourd’hui le spectacle n’est plus pour personne un plaisir rare et exceptionnel. On ne se prépare plus d’avance à cette fête de l’esprit ; on ne sait pas la plupart du temps, après le dîner, si on doit aller au théâtre ou si on ne doit pas y aller. Le caprice, l’occasion et le hasard en décident. On ne se donne pas la peine de choisir son spectacle, le premier venu sera toujours excellent pour l’espèce de service qu’on réclame de lui. Un théâtre, n’importe lequel, se trouve sur votre passage ; vous y entrez comme on entre dans un café pour lire un journal du soir. Vous ne savez pas si les pièces qu’on va représenter sont bonnes bu mauvaises ; que vous importe, puisque le boulevard n’est qu’à deux pas de vous, et que vous êtes libre d’aller reprendre votre promenade capricieusement interrompue ?

Il faut des spectacles assortis aux dispositions morales d’un pareil spectateur, et les directeurs de théâtres n’ont pas tardé à le comprendre. Ce que demande ce spectateur, ce n’est pas un plaisir rare et exquis, c’est un plaisir facile et vulgaire qui laisse librement s’opérer le travail de la digestion, qui n’exige aucun effort ni aucune préparation de l’intelligence, qui se compose de décors, de costumes, et surtout d’exhibitions d’actrices et de danseuses. Point n’est besoin de renouveler l’affiche du spectacle pour attirer de nouveau ce spectateur blasé : un simple détail suffira, par exemple un nouveau décor ou l’addition d’une nouvelle danseuse. C’est ce que nous semble avoir admirablement compris le directeur de la Porte-Saint-Martin, qui a fait courir tout Paris à son théâtre, pendant six mois, avec la reprise du Pied de Mouton. La vieille féerie de Martainville était devenue un cadre élastique dans lequel on faisait entrer toute sorte d’exhibitions amusantes. La curiosité du public commençait-elle à se lasser, vite on la réveillait par l’intercalation d’un corps de ballet composé de danseuses anglaises ou d’un pas de danse espagnole. Les mêmes spectateurs revenaient ainsi à plusieurs reprises, toujours avec la même curiosité banale, et s’en retournaient chaque fois avec la même satisfaction. Le succès de l’Orphée aux Enfers de M. Offenbach, qui a atteint le chiffre fabuleux de trois cents représentations, est un autre exemple mémorable des dispositions de ce nouveau public. Les acteurs s’étant avisés de transformer le libretto de cet opéra en une sorte de commedia dell’ arte, et de se livrer à tous les hasards d’une improvisation saugrenue, les mêmes spectateurs sont revenus infatigablement dix ou douze fois, pour voir ce que la pièce était devenue depuis le dernier soir où ils l’avaient entendue, et goûter les facéties nouvelles intercalées entre deux quinzaines par la verve bouffonne des interprètes. Le mot de cette situation dramatique a été dit par un riche oisif qui avait assisté à soixante-seize représentations de l’Orphée aux Enfers : « On va bien dans tel jardin public tous les soirs, et cependant le spectacle est toujours le même. On est sûr d’avance d’y rencontrer les mêmes figures, d’y voir les mêmes scènes, à quelques différences près. Ces différences, si légères qu’elles soient, nous suffisent ; un bon mot nouveau est dit, un visage inconnu passe devant nous, et nous n’en demandons pas davantage. Pourquoi serions-nous plus exigeans pour les spectacles ? » Voilà la vérité sur la situation dramatique actuelle ; vous voyez qu’il ne peut être question ni d’art ni de littérature. C’est un de ces faits accomplis que l’on constate, mais que l’on ne discute plus, un de ces faits qui sont intéressans pour l’histoire des mœurs, mais qui échappent à la compétence de la critique littéraire.

L’événement le plus intéressant qu’il y ait eu au théâtre depuis deux ans est certainement le début de M. Victorien Sardou. Sa comédie des Femmes fortes a renouvelé le succès qu’il avait obtenu l’été dernier au Gymnase avec les Pattes de mouche. Ce n’est pas un événement d’une importance capitale ; M. Sardou ne se propose pas de faire une révolution dans l’art dramatique, il se propose d’être amusant. Il n’apporte pas avec lui un genre nouveau, il arrive avec un vieux genre très connu, mais modifié ingénieusement selon les goûts du jour. Ce genre, c’est l’ancien vaudeville, élargi et agrandi de manière à créer l’illusion de la comédie d’intrigue. Le vaudeville avait subi une déchéance dans ces dernières années, et flottait entre deux conditions également désastreuses pour le bon goût et les mœurs ; gardait-il sa bienséance et sa gaieté légère d’autrefois, il paraissait artificiel et suranné et donnait l’impression déplaisante que donnerait un espiègle septuagénaire ; était-il franchement joyeux et vivant au contraire, c’était aux dépens de la pudeur et de la bienséance : décent, il déplaisait ; amusant, il rebutait. M. Sardou l’a pris flottant entre ces deux conditions désavantageuses, et lui a créé une condition mixte également éloignée de la grossièreté et de la bienséance factice. La comédie de M. Sardou est un compromis, une transaction, non-seulement entre l’ancien et le nouveau vaudeville, mais entre les genres dramatiques les plus divers. Nous avons déjà dit une fois, à propos de Rédemption et de M. Octave Feuillet, que tous les systèmes dramatiques exclusifs étant épuisés et ayant à peu près donné tout ce qu’ils pouvaient donner, notre théâtre allait traverser probablement une période d’éclectisme où les genres successivement en honneur depuis trente ans essaieraient de se combiner. M. Sardou est à sa manière un des ouvriers de cette œuvre de pacification. SI vous soumettez à l’analyse les pièces de M. Feuillet, vous trouverez qu’elles se composent pour moitié d’élémens romantiques, et pour l’autre moitié, d’élémens fournis par l’école du bon sens, la comédie de Marivaux, plus quelques très légers atomes d’élémens réalistes. Soumises à l’analyse, les pièces de M. Sardou vous donneront un résultat analogue. Vous découvrirez qu’elles sont un amalgame de la comédie d’intrigue de Beaumarchais, de l’ancien vaudeville et de la moderne comédie réaliste. Il a pris à la comédie de Beaumarchais, qu’il semble avoir beaucoup étudiée, le mouvement, l’intrigue, le cliquetis des mots, les arabesques du dialogue. Il a pris son cadre bourgeois à l’ancien vaudeville, et dans ce cadre il a placé, non des portraits exprimant des caractères, mais des photographies heureusement venues, représentant des physionomies de la dernière actualité, des physionomies de 1860 et 1861. Il reproduit tous ces types passagers, produits de mœurs éphémères, qui n’existaient pas hier, qui n’existeront pas demain, toute cette partie de la nature humaine qui tient à la mode, au hasard, au caprice des événemens, car la mode et le hasard existent aussi dans l’ordre moral, et il y a toute une partie de l’âme humaine qui est soumise à leur empire. C’est cette partie éphémère de la nature humaine que reproduit M. Sardou, ces formes de sentimens qui passeront comme les formes des chapeaux du printemps, ces tournures de langage qui passeront comme la dernière coupe de nos vêtemens, ces plis de caractère et ces allures d’esprit qui ne tiennent à rien d’essentiel, et qui seront perdus aussi facilement qu’ils ont été contractés. Plus tard l’historien de mœurs trouvera dans les comédies de M. Sardou, — si, comme nous l’espérons, le jeune auteur continue avec autant de succès qu’il l’a commencée sa galerie de photographies, — les lions du Paris de 1861 et tous ces personnages enfantés par les circonstances du jour qui passe, — le cosmopolite par exemple sous toutes ses formes, — le cosmopolite sceptique et qui a renoncé à la suprématie des belles manières françaises depuis qu’il a vu les sauvages des îles Marquises et qu’il a causé avec des mandarins, — le cosmopolite énergumène et radoteur qui revient des États-Unis infatué d’américanisme et qui ne parle des choses les plus simples de ce pays qu’avec des superlatifs. Nous avons tous rencontré ces personnages amusans sur lesquels le hasard d’un voyage, d’une expédition, a enté un homme artificiel, qui n’existait pas la veille et qui se détachera demain de l’homme véritable, Prosper Block, qui revient de la Chine, ou le bourgeois Quentin, qui revient d’Amérique.

C’est à ce système d’éclectisme dramatique que le théâtre a appartenu cet hiver, si on peut dire sans exagération qu’il a appartenu à un système quelconque. Les représentans du réalisme se sont abstenus et ont laissé représenter l’honneur de leur système par l’heureux M. Émile Augier, qui, après avoir confisqué les meilleurs succès de l’école du bon sens, semble vouloir confisquer l’héritage de la comédie réaliste. Encore la comédie des Effrontés rentre-t-elle beaucoup dans ce genre mixte que nous avons signalé comme devant régner pendant un temps. Le romantisme lui-même, dans la personne de M. Bouilhet, a cédé aux exigences de la situation et a sacrifié à cet éclectisme par une comédie qui n’a pas eu un heureux sort. Tout récemment cependant il a fait une tentative qui est restée infructueuse. le champion le plus résolu de l’école, le disciple le plus dévoué du maître, M. Vacquerie, est venu livrer, à la Porte-Saint-Martin, une bataille qui n’a pas été sans éclat, avec une intrépidité et un parti-pris systématique qui honorent son caractère et son talent plus que sa clairvoyance. M. Vacquerie représente bien le puritain du romantisme ; ce n’est pas lui qui fera jamais de concession, comme ces indifférens Gallios, sans foi résolue, que l’on a vus flottans, selon le cours des événemens, entre plusieurs religions littéraires, et qui ont laissé amortir leur ardeur au point d’applaudir à la restauration de la tragédie détestée et de pactiser avec la race impie et prédestinée des bourgeois. Ce puritanisme si honorable a porté malheur à son drame les Funérailles de l’Honneur, qui se recommande par des qualités sérieuses, et où brillent ça et là des beautés réelles. Ce drame méritait d’être écouté avec plus d’attention qu’il ne l’a été, et je crois que M. Vacquerie aurait obtenu sans peine cette attention, si par avance il s’était mieux rendu compte des dispositions bonnes et mauvaises du public. L’atmosphère morale a singulièrement changé depuis le jour où Hernani mit en fuite, au bruit de son cor espagnol, les milices de la tragédie. De 1830 à 1840, ce drame aurait eu tout le succès qu’il méritait d’avoir ; on n’aurait aperçu que ses beautés, et on aurait été aveugle pour ses défauts. Aujourd’hui le public n’a vu que ses défauts. Ce drame tombant sur notre théâtre contemporain, au milieu de nos préoccupations, a eu le sort de ce chevalier croisé qui, revenant trente ans après son départ à la porte de son château, ne fut pas reconnu par les siens, et fut traité comme un mendiant et un imposteur. L’atmosphère morale et littéraire a changé, voilà tout le secret de l’insuccès de M. Vacquerie. L’auteur s’est trompé d’époque. Cela une fois bien constaté, disons qu’on a été injuste envers le drame et envers l’auteur. Nous connaissions les œuvres précédentes de M. Vacquerie, et nous redoutions pour le nouveau drame ces affectations d’excentricités et ce pastiche maladroit du style de Victor Hugo dans lesquels l’auteur semblait se complaire et ne vouloir jamais sortir. Nous nous trompions, et ceux qui lui ont reproché les excentricités de langage de son drame ont laissé influencer, je le crains, leur jugement par leurs souvenirs ; ils n’ont pas assez écouté le drame nouveau et se sont trop rappelé Tragaldabas et le fameux volume des Demi-teintes. Je me suis donné la peine de compter les expressions baroques ou monstrueuses qui se rencontrent dans le drame, et je n’en ai pas trouvé plus d’une dizaine, et encore de ces expressions une seule nous a-t-elle rappelé pleinement le Vacquerie d’autrefois : Moi, fils ténébreux de pères flamboyans. L’accusation de pastiche est mieux fondée, mais elle a été fort exagérée aussi. Sans doute la coupe hachée des phrases, les expressions antithétiques, la disposition des scènes et, si l’on peut parler ainsi, l’aménagement entier du drame rappellent trop le théâtre de M. Hugo, sans doute don Jorge est proche parent d’Hernani et de Ruy-Gomez, et le spadassin Zorzo du fameux Saltabadil du Roi s’amuse ; mais ce n’est là que le corps et l’enveloppe du drame. L’âme de la pièce n’a pas été empruntée à M. Hugo, mais à Shakspeare, à Calderon et à Corneille. Telle qu’elle est, elle m’a touché pour des raisons qu’apprécieront tous les dilettanti, car elle trahit un commerce familier avec une très grande littérature dramatique, une littérature où les sentimens chevaleresques abondent, qui fut écrite pour des hommes dont l’héroïsme était l’âme, et dans un temps où l’air était si rempli, semblerait-il, de grandes pensées qu’elles arrivaient sur les lèvres des poètes à tort et à travers. J’ai retrouvé à la lecture de ce drame quelque chose des émotions qu’on éprouve à la lecture de ces, vieux poètes qui, sans crier gare, vous font tressaillir par quelques éclats de cette trompette héroïque que le monde n’entend plus, et qui dort dans le vestiaire poétique depuis le grand Corneille comme un instrument hors d’usage. Il y a telle tirade qui fait penser aux monologues des jaloux de leur honneur si fièrement peints par Calderon, tel sentiment qui nous semblerait beau, si nous le trouvions dans Corneille, tel mot qui reporte l’imagination vers les drames de Shakspeare. C’est beaucoup que de reporter l’imagination vers de grandes œuvres, c’est beaucoup même que de trahir seulement un goût enthousiaste des belles choses et un commerce familier avec une grande littérature.

L’Odéon ne jouait pas de bonheur cette année ; toutes les pièces nouvelles qu’il donnait tombaient l’une après l’autre au bout de quelques représentations. Il vient enfin de mettre la main sur un succès fructueux qui lui permettra d’arriver heureusement au terme de sa saison dramatique. Je ne voudrais rien dire de désobligeant pour M. Legouvé ; mais en vérité je crains que les applaudissemens qui éclatent chaque soir à l’Odéon ne s’adressent moins à sa comédie qu’à l’actrice célèbre qui l’interprète. Cette pièce, Béatrix ou la Madone de l’art, que M. Legouvé a tirée d’un roman qui porte le même titre, est destinée à la glorification, mieux encore, à la canonisation des interprètes de l’art dramatique. La donnée, comme on voit, est un peu vieillotte, et si M. Vacquerie s’est trompé d’une trentaine d’années en mettant sur le théâtre, en l’an 1861, un drame romantique pur, M. Legouvé s’est bien trompé d’une vingtaine d’années pour le moins en écrivant Béatrix. C’est en 1838, au lendemain de Consuelo, que M. Legouvé aurait eu bonne grâce à présenter au public cette apothéose de la comédienne. Les hyperboles sont bonnes quelquefois, ne fût-ce que pour faire entrer dans l’esprit du public une vérité qu’il n’accepterait pas si elle n’était point exagérée, car il faut souvent que l’écrivain aille au-delà de la vérité, s’il ne veut pas que le lecteur ou le spectateur reste en-deçà. Il est possible qu’à un moment donné il ait été nécessaire de déifier la profession de comédienne, pour dissiper un préjugé ridicule et faire comprendre au public qu’une comédienne pouvait être une honnête femme ; mais une fois le combat gagné et le préjugé dissipé, ces exagérations ne sont plus que des machines de guerre rouillées et hors d’usage, et doivent être déposées dans les greniers de la littérature pour n’en jamais sortir. Qui donc aujourd’hui doute qu’une comédienne puisse avoir, s’il lui plaît, toutes les vertus d’une honnête femme ? Ajoutons que le règne de ce préjugé ne s’est jamais étendu aux pays où M. Legouvé a placé l’action de sa comédie. C’est un préjugé assez restreint, exclusivement propre aux pays catholiques, et spécialement à la France. Ni l’Angleterre ni l’Allemagne ne l’ont jamais connu, et si quelque princesse régnante d’Allemagne assistait à la représentation de la pièce de M. Legouvé, elle trouverait peut-être qu’on calomnie sa caste, et s’étonnerait de l’admiration qu’inspire à la grande-duchesse cette nouvelle fort ordinaire, qu’on a rencontré une comédienne qui n’est pas un monstre d’iniquités, et qui connaît la réserve et la prudence de la femme. Mais l’intérêt de la pièce n’est pas dans la pièce elle-même, il est dans le jeu de l’actrice qui est chargée d’interpréter le principal rôle. Hélas ! j’ai regret de le dire, le succès de Béatrix rentre un peu dans la classe de ces succès dramatiques aujourd’hui à la mode, et que nous appelons un succès d’exhibition. Non-seulement la pièce n’existe que pour l’actrice, mais l’actrice ne joue le rôle que pour exécuter une sorte de tour de force sous les yeux d’un public à demi sceptique, à demi curieux. Le véritable intérêt du spectacle, ce n’est pas de voir et d’entendre Mme Ristori, — le public parisien la connaît depuis longtemps, — c’est de voir et d’entendre Mme Ristori jouer en français un rôle composé exprès pour elle. On veut savoir comment elle se tire de ce pas périlleux. A-t-elle ou n’a-t-elle pas de l’accent ? Oui, elle en a, et beaucoup ; elle en a à ce point que non-seulement sa prononciation en est désagréable, ce qui ne serait qu’un faible inconvénient, mais que son jeu en est embarrassé, et pour ainsi dire dénaturé. Cet accent exotique fait détonner la voix à chaque instant, détruit l’accord qui doit régner entre les intonations de l’organe et la nature des sentimens qu’il s’agit d’exprimer, en sorte que l’actrice, grâce à cette lutte ingrate et stérile contre une prononciation qui n’est pas celle de sa langue maternelle, se trouve, malgré elle et à son insu, exprimer d’une manière fausse des sentimens qu’elle comprend d’une manière vraie. Toutes les nuances sont ainsi détruites, et ce qu’on pourrait appeler, dans l’art du comédien, l’orthographe de la voix, bouleversé de fond en comble. Les phrases qui devraient être dites d’un ton sentimental, sur lesquelles l’actrice devrait traîner avec une voix douce et aimante, produisent un effet comique, rien que par l’insistance avec laquelle la voix appuie sur les dernières syllabes de chaque mot, après avoir à peine marqué les syllabes antérieures. D’autres fois, lorsque la phrase doit exprimer une nuance de légère raillerie, un accent grave intempestif vient donner à l’ironie un air de colère. Et puis Mme Ristori est une tragédienne, et une tragédienne à la manière italienne : involontairement elle obéit à ses instincts dramatiques, et tombé sans le savoir dans la déclamation tragique. La comédie bourgeoise et larmoyante à la française n’est point son fait, et l’on peut dire que pendant toute cette pièce elle est encore plus déclassée que la pauvre comédienne dont elle joué le personnage n’était déclassée à la cour de la grande-duchesse. Elle est comme une âme en peine qui cherche son élément, comme une lionne qui cherche sa proie. Mais lorsqu’enfin elle a trouvé cette proie dans la scène où elle déclame les adieux de Jeanne d’Arc à sa chaumière, les adieux dans le tombeau de Roméo et Juliette, elle triomphe et redevient la tragédienne pathétique que nous connaissons. L’accent exotique disparaît, les gestes gauches et raides font place à une pantomime passionnée et émouvante. Cette scène sauve la pièce à elle seule, et il vaudrait la peine d’aller à l’Odéon rien que pour le plaisir de voir l’étreinte pleine de tendresse avec laquelle la tragédienne embrasse Roméo mourant.


EMILE MONTEGUT.


V. DE MARS.