Revue dramatique, 1858/03

Revue dramatique, 1858
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 15 (p. 710-717).


REVUE DRAMATIQUE.


À suivre le mouvement qui se produit depuis quelques années sur nos théâtres, il est un fait général qu’on est bien forcé de constater : c’est que l’étude de la réalité s’y développe de plus en plus aux dépens de l’exécution, la recherche de l’exactitude matérielle aux dépens de l’art. En soumettant la vie de chaque jour à une minutieuse enquête, aurions-nous par hasard amassé tant de richesses qu’il nous soit impossible de les embrasser à la fois et de les fondre en un seul bloc ? Ce qui est certain, c’est que les écrivains dramatiques ne semblent guère préoccupés de ce fâcheux désaccord entre l’idée et la forme. Leur orgueil n’a point diminué ; mais c’est uniquement dans la facilité de l’invention qu’ils semblent le placer. On croit faire œuvre de génie en s’empressant de généraliser les faits particuliers offerts par l’observation. On veut à toute force créer des types, on oublie que les figures de la comédie, aussi bien que celles du drame, doivent être conçues comme des individualités. Corneille, Shakspeare, Molière, n’ont jamais prétendu étudier autre chose que des caractères ; c’est par la grandeur de l’exécution que, pour nous, Pauline, Hamlet et Célimène sont passés à l’état de types.

Le public, toujours un peu dupe de l’étiquette, a suivi ce mouvement, et s’est habitué à considérer comme des généralités les figurés qu’il est appelé à juger. La réalité qui les entoure, le milieu vulgaire où elles agissent, leurs habitudes, qui sont les nôtres, permettent à chaque spectateur de leur trouver autour de lui de faciles applications, et cela suffit. Le public aime à tirer une conclusion des premiers mots qu’il entend ; il se hâte, sur une vague ressemblance avec ce qu’il connaît, de s’extasier aussitôt sur la surprenante exactitude, sur la scrupuleuse observation qui lui est offerte. Aussi se contente-t-il, dans la reproduction des mœurs contemporaines, d’une vague esquisse, d’un simple profil. Ces dispositions sont encore favorisées par l’introduction dans ces œuvres, hélas ! trop descriptives, d’un élément inconnu à Plaute comme à Molière, la mode. C’est en effet un long et périlleux voyage que d’aller jusqu’au fond de la nature humaine ; il est beaucoup plus simple et beaucoup plus commode de saisir au daguerréotype ses apparences les moins durables, ses manières d’être les plus accidentelles. Les sentimens et les ridicules de l’homme ont beau être éternels et inépuisables ; ce qui forme l’objet préféré des études contemporaines, c’est la forme toute passagère que les lieux, les circonstances, les intervalles les plus rapprochés, impriment pour un temps limité à nos faiblesses et à nos prétentions. L’actualité ! voilà avant tout le grand écueil que bien peu évitent, et c’est, je crois, l’une des principales solutions qu’on pourrait donner a la question qu’une académie de province vient de poser en ces termes : « D’où vient que de nos jours la haute comédie a disparu de la scène pour céder la place à des compositions dramatiques où la morale n’est pas moins offensée que l’art ? »

Il faut tenir compte assurément de cette inquiétude où les œuvres nouvelles plongent le public malgré le plaisir apparent qu’elles lui procurent. Ce n’est pas d’ailleurs que le public n’ait rien à se reprocher, et que sa responsabilité soit pure de toute tache. Nous voudrions voir dans la littérature dramatique un mouvement semblable à celui qui s’opère dans la musique. Il est certain qu’après avoir applaudi trop longtemps les faiseurs d’opérettes, le public se tourne maintenant vers les grands maîtres, et préfère à la trop facile audition de jolis airs la difficile intelligence de Weber et de Mozart. Ce rôle de vulgarisateur qu’a pris le Théâtre-Lyrique, je voudrais, puisque le Théâtre-Français semble parfois y renoncer, que l’Odéon continuât de le soutenir. Après la Jeunesse de M. Augier, ce théâtre vient de donner une pièce en vers qui se distingue aussi par des qualités recommandables. Ce que j’ai remarqué surtout dans l’École des Ménages, c’est la sobriété des épisodes et la simplicité des moyens mis en œuvre pour obtenir des effets véritablement dramatiques. Le sujet choisi par M. de Beauplan a, dit-on, été déjà traité ; c’était pour l’auteur une difficulté de plus. — Un honnête homme est depuis dix ans trompé par sa femme et son ami ; ceux-ci nous apparaissent au moment où ils plient sous le fardeau de leur chaîne adultère, au moment où la coupe épuisée de leurs plaisirs criminels n’a plus qu’amertume et que lie. Le caprice, leur jeunesse, le fruit défendu, telles furent sans doute les seules causes de cette liaison, qui, ainsi motivée, ne devait amener avec elle que ruine et que repentir. Ils sont enfin accablés de fatigue et de honte ; mais leur faute et, ce qui est plus terrible à dire, l’habitude les tient encore plus que le dégoût ne les sépare. Toute faute en effet entraîne des devoirs après elle, et l’amour-propre survit à l’amour. L’amant se voit engagé dans une impasse où il ne peut ni avancer ni reculer. Il lui est interdit de songer à ce qui complète l’existence humaine, au mariage, aux enfans, à la vie de famille. La femme de son côté s’attache à lui en raison même des devoirs que pour lui elle a foulés aux pieds. Pour lui, elle a été mauvaise épouse, pour lui mauvaise mère, et si elle peut encore envisager de sang-froid le premier de ces crimes, le second lui pèse au cœur comme le plus terrible des remords. M. de Beauplan a très heureusement tracé, en regard de ces deux figures, le caractère du mari. Il n’est ni jaloux, ni ridicule, cet honnête homme trompé ; il croit à sa femme et à son ami, et rien n’est plus touchant ni plus sympathique, parce que rien n’est plus rare, que la confiance raisonnée de cet admirable cœur. Dubuisson a entendu, sans les comprendre, les plaintes d’Adrien. Il leur a trouvé un remède bien simple : son ami deviendra son fils. À ces fiançailles inattendues, l’épouse coupable sent à la fois tressaillir en elle les hontes de la mère et les jalousies de la femme. Sa fille, âme pure et naïve, qu’elle a trop longtemps privée de ses caresses, vient lui avouer, toute confuse de bonheur, son amour pour Adrien, et cet aveu la remplit de terreur. Jamais châtiment moral ne fut plus terrible. Les moindres paroles de sa fille lui sont un poison. « Je saurai rendre mon mari heureux, lui dit Emma, et pour cela je n’aurai qu’à vous imiter. » Il lui faut, à cette femme devenue enfin mère, sous peine d’une honte sans nom, briser le cœur de sa fille, et c’est là sa véritable punition. Elle dit à son mari qu’Adrien refuse la main d’Emma, et devant cet inexplicable refus, Dubuisson sent enfin le soupçon entrer dans son esprit et s’y glisser comme un serpent. Une lumière soudaine éclate en lui : d’un regard il embrasse les dix années qui viennent de s’écouler ; un seul instant de réflexion lui rend l’intelligence de petits faits restés inaperçus, de petites choses considérées jadis avec insouciance, et il se réveille épouvanté au fond d’un abîme. Il n’a en main aucune preuve matérielle de l’adultère, il n’en cherche pas. Il fait venir devant lui ceux qui l’ont trahi, et sous la seule pression de son regard, l’amant courbe la tête, la femme tombe à genoux.

Toute cette pièce est empreinte d’une émotion bien sentie ; seulement cinq actes étaient trop, quatre suffisaient. L’exposition, plus condensée dans les deux premiers actes, eût encore augmenté la vigueur des deux derniers. Les Pièges dorés, il y a deux ans, n’étaient qu’une spirituelle esquisse ; l’École des Ménages donne de meilleures espérances. C’est une pièce qu’on ne peut ranger dans la catégorie de celles qu’attaque justement l’académie toulousaine des Jeux floraux. Sans doute son objet n’a rien de bien nouveau, et il y a longtemps que tout le monde connaît cet article du Décalogue : « Tu ne seras point adultère ! » mais l’art, qui peut prendre la morale pour appui et non pour but, n’a pas à forger de nouveaux préceptes, à créer de nouveaux commandemens. Plus l’idée dont il s’empare est commune, plus les développemens dont il l’accompagne comportent de véritables créations. Il n’y a rien de plus vulgaire que la réalité, mais il n’y a rien de plus fécond quand on sait l’interpréter.

Puisque nous en sommes sur ce chapitre, ce qu’il faut remarquer encore dans l’École des Ménages, c’est la manière dont cette morale est exposée. Elle ressort de l’action même ; elle ne s’étale pas, comme chez M. Ponsard, en longues formules didactiques, et ne se débite pas en maximes brutales, en mots à effet, dans la bouche de ce personnage sceptique que depuis un certain temps nous rencontrons dans toutes les pièces où l’on prétend flageller les mœurs contemporaines. Ce singulier personnage, — encore un type ! le gracioso du théâtre actuel ! — joue le plus souvent un rôle épisodique et fait l’office du coryphée antique, à cela près qu’il croit très peu à la morale qu’il est chargé de représenter, et qu’il est le premier à se moquer de lui-même, comme il se moque des autres. Il rend du reste à nos écrivains de signalés services ; il est pour eux une secrète incarnation qu’on ne saurait méconnaître. N’est-ce pas l’homme supérieur de la pièce ? n’est-ce pas le plus spirituel, le plus mordant, le plus défiant, le plus généreux, le plus vaniteux, le plus insupportable ? On veut s’expliquer sa présence, on ne le peut. Tout ce qu’il est permis de voir, c’est qu’il est là pour tirer à l’épigramme et faire parade de son scepticisme. En général rien ne l’indigne, comme rien ne l’enthousiasme ; s’il a un encouragement pour la vertu, il a un sourire pour le vice. Entre ces deux choses, cet homme d’esprit doit évidemment se prononcer pour la moins ennuyeuse, et soit dans les Filles de Marbre, soit dans le Demi-Monde ou les Lionnes pauvres, nous le trouvons dans les meilleurs termes avec les individus tarés contre lesquels il va tout à l’heure diriger sa verve mordante. Il dit souvent de très jolies choses, ce personnage ; mais je ne puis admettre à la fois sa morale et sa conduite : hypocrite de vice ou hypocrite de vertu, je ne puis en aucune façon l’accepter.

Ce prétendu type, soigneusement cultivé, parce qu’il amuse le public d’abord, ensuite parce qu’il convient à la spécialité de tel ou tel acteur, est la figure la plus saillante de la pièce que M. Augier vient de donner au Vaudeville en collaboration de M. Poussier. Le talent de M. Augier a été, à l’occasion de son principal succès dramatique, la Jeunesse, apprécié ici même d’une façon si complète qu’il m’est interdit d’y revenir. Il me faut cependant, à propos des Lionnes pauvres, émettre quelques réflexions que je crois nécessaires. Il est certain que M. Augier ne sait encore où il veut aller ; il hésite entre les délicatesses de la comédie de fantaisie et les brutalités de la satire. N’a-t-il pas fait d’ailleurs en ce dernier genre une des tentatives les mieux réussies, le Mariage d’Olympe ! Qu’il polisse les vers élégans de la Ciguë ou qu’il aiguise le trait flétrissant de Juvénal, qu’importe d’ailleurs, pourvu qu’il fasse bien ?

L’idée de sa nouvelle pièce prêtait éminemment au drame et à la satire ; la lionne pauvre est la femme mariée faisant métier de son corps et entretenant son ménage et son mari avec le prix de l’adultère. Simplement ignoble quand il est complice, profondément digne de pitié quand il est dupe, la figure du mari est évidemment tantôt la plus curieuse, tantôt la plus intéressante. M. Augier l’a compris ainsi, et à cet homme trompé il a donné dans sa pièce la première place. Dira-t-on que c’était son devoir de moraliste, j’affirme que c’est une faute de composition. Il ne faut pas forcer l’intérêt même pour les figures qui semblent le mériter le plus ; il y a double péril, inutilité réelle, fatigue pour le spectateur. On a vu le mérite de l’idée comme ressort dramatique ; je dois dire à regret que l’exécution me semble tout à fait manquée. Au point de vue scénique, la pièce est composée avec une extrême langueur ; les cinq actes tombent à vide les uns sur les autres, laissant le spectateur toujours à la même place et ne lui apportant aucun élément nouveau, aucun épisode, aucune action. Il n’y a véritablement pas de dénoûment, car le caractère principal est montré d’abord sous un jour si odieux, qu’il est impossible de le pousser plus avant dans le vice. Nous en savons dès le premier acte autant que nous en saurons après le dernier, et, sauf le gracioso dont nous parlions tout à l’heure, aucun des personnages n’est vivant ou réel. Leur nullité est encore augmentée par le peu de vérité de leur situation et par l’erreur où M. Augier est tombé dans sa mise en scène. Je vais m’expliquer sur ces deux points.

Quelque hardie qu’elle soit, j’admets l’idée, mais il me la faut vraie. Qu’est-ce que ce ménage Pommeau où l’auteur nous introduit ? Est-ce dans un pareil milieu que peut se produire la honte qu’il veut flétrir ? Entre un clerc de notaire et sa femme, le livre de dépenses n’a pas de secrets, les recettes n’ont pas de mystères. En pareille situation, un homme dont le métier est de s’entendre aux affaires peut être complice, il ne peut jamais être dupe. De quel besoin de luxe maintenant est donc possédée cette bourgeoise de quatrième ordre, et comment, sans que son mari le sache, peut-elle élever son budget à trente mille francs ? Qui l’oblige d’ailleurs à ce métier ? Fait-elle partie d’un monde où il faille épuiser ses revenus en ruineuses toilettes ? Qui reçoit-elle dans ce somptueux appartement ? Qu’elle ait un amant, je le conçois ; mais qu’elle se laisse entretenir par lui, sa position est loin de lui en faire une nécessité. Ah ! si cette femme était mariée à un homme dont la haute position la contraignît à ne se laisser éclipser par aucune rivale, je comprendrais que le besoin et la vanité l’entraînassent dans cette fange, et qu’elle mît un triste honneur à effacer en elle-même l’honnête femme pour la remplacer par la femme adulée et enviée ; mais rien de tout cela. La lionne pauvre, telle que l’a conçue M. Augier, n’a ni prétexte, ni occasion, ni raison d’être.

Admettons cependant cette impossibilité de situation matérielle et morale, la fausseté des caractères qui nous sont présentés n’en apparaît que mieux. Séraphine (c’est le nom de cette lionne du notariat) est un rôle tellement sacrifié par l’auteur, qu’elle n’apparaît même pas au cinquième acte. Et comment nous la présente-t-il ? Comme une figure de femme perdue que nous connaissons depuis longtemps. Elle n’a rien de ce qui devrait la distinguer. Cette femme évidemment a commencé par être honnête ; ce n’est que peu à peu qu’elle est entrée dans le vice, et avant d’y lever la tête, elle a eu des rougeurs et des hontes qu’il nous importait de connaître. Il fallait nous la montrer agissant, et dans le rôle qu’elle remplit déployant une verve et un sang-froid qui lui sont nécessaires. Ce n’est au contraire, — ce qui ne pouvait seulement arriver, — qu’une femme sans cœur, gauche, ne sachant pas même mentir. Je m’attendais à voir une femme supérieure, et je ne trouve qu’une simple et maladroite coquine. Quant au mari sur lequel M. Augier a concentré tout le pathétique dont il pouvait disposer, il faut avouer que sa position, ses rapports avec sa femme, son impossible aveuglement, tout contribue à le rendre ridicule. L’écueil que M. de Beauplan a su éviter, M. Augier s’y est heurté en faisant de Pommeau un double Dandin, celui de Molière et celui des Plaideurs :

Chacun de tes rubans me coûte une sentence,


pourrait-il dire à Séraphine, qui, jeune, jolie et mariée on ne sait pourquoi à ce vieillard, ne ferait en le trompant qu’obéir à la tradition.

Caractères, situations, rien dans les Lionnes pauvres n’est conforme à la vérité ; la femme qu’on veut flétrir n’inspire même pas la curiosité ; le mari qu’on veut rendre sympathique est un pauvre hère à qui son âge même défend d’être aveuglé par l’amour. Ce défaut de vérité a fait manquer leur but aux auteurs, parce qu’il rend la moralité impossible ; personne ne voudrait se reconnaître dans ces portraits, personne aussi ne le peut.

Bien que le but moral lui-même n’ait pas été atteint, malgré l’erreur du fond et, disons-le, malgré l’imperfection de la forme, les Lionnes pauvres auront sans doute du succès. On a tant répété au public, et non sans raison, que le Mariage d’Olympe était le meilleur ouvrage de M. Augier, que, pour réparer ses torts et satisfaire sa curiosité, il viendra voir cette esquisse de satire contemporaine. Il applaudira de confiance une œuvre inférieure à celle dont il a causé la chute, sans remarquer cette fois que cette infériorité tient peut-être à une collaboration dont le moindre défaut est d’ôter nécessairement toute unité, toute logique, à la conception et à l’exécution.

L’idée générale, dans les Lionnes pauvres, n’a pas sauvé la forme, et c’est une vérité littéraire dont on ne saurait trop se pénétrer. Il n’est pas d’essai si infime sur lequel ne se détache une pensée quelconque. Il y a certainement un fonds de vérité et d’observation dans l’Héritage de M. Plumet, le nouvel ouvrage des auteurs des Faux Bonshommes, et jamais comédie ne fut plus triste, plus terne ; jamais mots ne furent plus pauvres. Le bonhomme Plumet eût été assez amusant s’il n’eût commencé par montrer du premier coup toute l’étendue de sa bêtise. Après sa première scène, nous le savons par cœur, et nous pouvons nous en aller. On pouvait espérer mieux de M. Barrière, qui ne manque pas d’une certaine verve satirique ; mais qu’attendre d’une pièce que les auteurs croient achevée quand ils y ont introduit crûment et sans nuances l’idée comique qui lui sert de base ? C’est trop oublier que tout est dans l’exécution. Lorsqu’on possède la certitude d’être représenté, on ne se préoccupe que d’arriver à la scène le plus vite possible, et pour produire en peu de temps les effets nécessaires, la méthode la plus courte est l’exagération : brutalité devient synonyme de force, bizarrerie d’originalité. Aussi une récente circulaire officielle, qui défend l’emploi de l’argot dans les œuvres dramatiques, n’est-elle pas sans signification.

Il ne faudrait pas, pour les mêmes raisons peut-être, voir dans les représentations que donne Mme Ristori un simple objet de curiosité. Si ses efforts n’ont pas tout le succès désirable, si elle parvient à ne donner qu’une demi-ressemblance aux types immortels qu’elle essaie de représenter, il y a pour le public, dans le spectacle de semblables tentatives, plus qu’un plaisir noble et délicat, il y a encore tout un enseignement. Ce qui donne aux tragédies de Corneille et de Racine une permanence de beauté absolue, c’est le style. Les règles dramatiques selon lesquelles ces œuvres ont été conçues ont sans doute perdu de leur autorité ; la forme qu’elles revêtent est restée un modèle impérissable. La tragédie a cessé d’être pour nous une forme théâtrale, elle est demeurée une forme purement littéraire. Le point de vue du spectateur a dû nécessairement s’en trouver modifié. Grâce à leur admirable style, si ce qui se passe sur la scène ne correspond plus à nos besoins et à nos habitudes, nous jouissons au théâtre des grands maîtres du XVIIe siècle comme s’il s’agissait d’une lecture et non d’une représentation. Dans les chefs-d’œuvre que nous a légués la tradition classique, nous acceptons, sans en faire l’objet immédiat de notre jugement, la charpente, la distribution des actes, la conduite de l’action, en un mot tout ce qui constitue particulièrement le côté périssable de l’art scénique, et nous ne nous occupons précisément que de la partie immortelle, c’est-à-dire de la composition des personnages, de leur pensée et de leur diction. C’est pourquoi l’artiste qui remplit le rôle principal ne porte pas seulement le poids du personnage qu’il représente : l’œuvre entière repose sur lui. Cette immense responsabilité, acceptée et soutenue, fut la gloire de Talma et de Mlle Rachel, comme elle est celle de Mme Ristori dans certains rôles, par exemple dans Medea, dans Mirra, dans Pia dei Tolomei.

Phèdre a été pour Mme Ristori une défaite en même temps qu’un triomphe. Jamais, il faut l’avouer, elle n’a montré autant d’éclat, autant de fougue, autant d’inspiration (je me sers à dessein de ce dernier mot), jamais aussi ces mêmes qualités ne lui ont tant nui. En abordant ce rôle, Mme Ristori se soumettait d’ailleurs à une inévitable comparaison. Qu’on ne dise pas que cette comparaison est puérile, qu’il ne faut considérer que le mérite absolu de l’artiste ; nous ne pouvons, je le répète, procéder ici avec les règles ordinaires de la critique dramatique. Quoi ! nous avons dans l’esprit l’image toujours vivante qu’y a tracée une admirable interprète, et nous pourrions impunément voir passer devant nos yeux la ressemblance exagérée, défigurée, illogique, du type immortel que nous gardons en nous ! Nous sommes possédés d’avance par une pensée dont la complète expression nous domine et nous poursuit, et les termes dont cette pensée se compose pourraient, sans provoquer une légitime surprise, frapper de nouveau nos oreilles avec une harmonie et une autorité moindres ! Encore une fois cela n’est pas possible, surtout quand le rôle principal ne peut être, ce qui arrive dans la tragédie, sauvé par l’intérêt des figures environnantes. Cet intérêt manquait du reste à Mlle Rachel aussi bien qu’il a manqué à Mme Ristori. C’est donc véritablement et uniquement une affaire d’interprétation individuelle que nous devons apprécier ici. Ceux qui n’ont vu que Mme Ristori ont certainement vu une Phèdre magnifique, et jusqu’à un certain point complète ; les autres, tout en tenant compte de son mérite absolu, ne peuvent s’empêcher de la trouver en dehors de la vérité et au-dessous de l’idéal que comporte le rôle conçu par Racine et réalisé par Mlle Rachel.

La reprise de ces grandes œuvres et l’intérêt général qui s’y attache montrent qu’en face des œuvres toutes modernes le goût public a si peu de solidité qu’on ne saurait trop s’efforcer de lui imprimer une direction salutaire. Voici, par exemple, une pièce mal accueillie les deux premières soirées, justement attaquée par la critique, qui cependant s’est relevée, et à laquelle le public court porter son argent et ses bravos. Selon l’expression usitée, les Doigts de Fée tiennent l’affiche au Théâtre-Français. Qui a raison du public ou de la critique, du public qui ne cherche que le plaisir des yeux ou de la critique qui veut avant tout pour l’esprit un aliment solide, une conception logique, une forme heureuse ? Faut-il croire avec Pangloss que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes possible ? Non ; le succès a déjà par lui-même le triste avantage d’influer d’une certaine façon sur les esprits même les plus indépendans. Le fatalisme est plus qu’on ne le croit dans nos habitudes, sinon dans nos opinions. On se dit involontairement que le succès a une raison d’être qui doit être bonne par cela seul qu’elle est. On évite ainsi de l’examiner, oubliant qu’il n’y a de supériorité et d’indépendance pour notre esprit que dans l’examen. Ce qui a lieu en face d’intérêts plus importans se passe à plus forte raison dans les occasions où notre plaisir seul est en cause. Il devient de jour en jour plus facile d’en imposer à un public qui fait bon marché de la symétrie et de l’unité d’une œuvre, admet de la meilleure grâce du monde la séparation de ses élémens, et compense bénévolement l’ennui que l’un d’eux lui inspire par le plaisir que l’autre lui fait éprouver. Une seule partie qu’il goûte fait passer toutes les autres. Cela se voit surtout au théâtre, où la forme est si complexe, où tant de choses diverses concourent à la représentation d’une pièce : la mise en scène, le jeu des acteurs, leur personnalité même, tout, jusqu’à l’aspect de la salle, distrait le public de l’attention exclusive que dans la lecture d’un roman il est obligé d’apporter à l’élément purement littéraire.

Le public même le moins lettré, le plus accessible par l’état de son esprit aux simples épisodes, fait fi des situations et des sentimens conformes à l’ordre et à la nature. Il lui faut des poses connues, des gestes arrangés, des effets convenus. Grâce à la pression exercée sur eux, les acteurs ne se composent plus un jeu spécial pour chacun de leurs rôles ; ils sont obligés à une sorte de cérémonial qu’il leur faut adapter tant bien que mal aux situations les plus opposées. À leur tour, les auteurs travaillent dans ce sens : ils se gardent bien de chercher des combinaisons inconnues dont le résultat pourrait être douteux ; mais ils arrangent dans un cadre conforme à la commune mesure des effets certains et notés depuis longtemps pour telle espèce d’applaudissemens. Actualités, lieux-communs, intelligence facile, telles sont les choses auxquelles s’est habituée la masse du public, qui ne veut pas sortir de son ornière, et préfère se duper elle-même plutôt que de dépenser un peu de cette attention que réclame une appréciation sérieuse. On s’explique bien des succès avec ces tristes causes.

Eugène Lataye.