Revue dramatique, 1848 - II

Revue dramatique, 1848 - II
Revue des Deux Mondes, période initialetome 22 (p. 307-313).

REVUE DRAMATIQUE.




Un proverbe de M. A. de Musset. – Un à-propos de George Sand




L’idée de représentations nationales destinées à initier le peuple aux chefs-d’œuvre de notre scène n’a rien que, dans une certaine mesure, on ne puisse approuver. C’est par le progrès de l’intelligence et la culture de l’esprit que doit se compléter, se justifier et s’affermir cette souveraineté populaire que l’on proclame peut-être avec un peu trop de complaisance. En outre, s’il est vrai, comme l’a dit Vauvenargues, que les grandes pensées viennent du cœur, on peut ajouter que c’est au cœur qu’elles s’adressent, que c’est l’homme tout entier qu’elles moralisent et purifient. Aussi de pareilles initiations nous semblent-elles particulièrement profitables en temps de crise révolutionnaire. Il y a, chez les grands poètes dramatiques, quelque chose de profondément humain qui s’arrange mal des préoccupations exclusives et passionnées, propres à certaines phases des victoires démocratiques. Les idées qui se font jour dans le dialogue de leurs personnages ou dans la donnée générale de leurs drames ne sont pas de celles qui peuvent se plier ou s’assouplir aux circonstances, de manière à fournir une arme aux violons ou aux sophistes, mais de celles qui embrassent, dans leur large et féconde étreinte, les intérêts de l’humanité tout entière : on y trouve moins d’allusions que de vérités, moins de flatteries que de leçons. Salutaire contre-poids donné, dans un temps comme le nôtre, aux suggestions ardentes, aux entraînemens fébriles de la place publique et de la rue ! N’y aurait-il pas eu d’ailleurs un contre-sens, et comme un acte de lèse-majesté populaire, à ouvrir à tous l’accès de la vie publique, à rêver pour tous des conditions progressives d’égalité et de bien-être, et à maintenir une sorte d’exclusion, un dernier reste de privilège, dans ces régions idéales où il semble, au contraire, que doive s’inaugurer tout d’abord un libre et sincère sentiment de l’égalité véritable ? Donner au peuple les plus sérieux de tous les droits et lui refuser les plus élevés de tous les plaisirs, lui faire tout à coup sa part si grande dans le domaine de la politique et la lui laisser si petite dans le domaine de l’art, le convier, en un mot, à la tribune et le reléguer au mélodrame, n’eût été ni sage, ni généreux, ni logique.

A un point de vue plus littéraire, ce rapprochement entre la foule et les grandes et belles œuvres de notre théâtre donnerait lieu à des observations instructives et piquantes. On peut se souvenir que, pendant la période qui vient d’être close par une révolution, bien des gens du monde, et des plus civilisés, se détournaient avec dédain de la vraie littérature dramatique, et, soit caprice, soit besoin d’émotions nouvelles, couraient aux pièces populaires, y cherchaient leurs types de prédilection, mettaient une sorte de raffinement à se faire les dilettante de cette étrange littérature, et lui donnaient par leur empressement une vogue et une vie mondaine, fort peu conciliables, il faut le dire, avec la morale, le bon goût et les habitudes d’une société polie. Ne serait-il pas curieux que ce concours, cet empressement, ces conditions de vie, de mouvement et de succès, refusés si long-temps au théâtre sérieux par ses auxiliaires naturels, lui revinssent tout à coup d’une extrémité contraire, lui revinssent justement par ce peuple, par cette foule qui, placée pour la première fois en face du vrai et du beau, peut en ressentir confusément, mais sincèrement, la salutaire influence ? Échange bizarre ! singulière transposition de rôles, qui, après avoir fait par un public blasé le succès de Robert Macaire et des Saltimbanques, ramènerait à Molière et à Corneille tout un public nouveau, émancipé enfin de la malsaine poétique du boulevard ! Ce fait secondaire, rattaché à des questions plus hautes, à des aperçus plus généraux, n’aurait-il pas son importance ? Ne pourrait-il pas contribuer, pour sa part, à l’histoire de ce moment unique, où rien n’est vrai que l’invraisemblable, où rien n’est vraisemblable que l’impossible ?

Quoi qu’il en soit, il est facile de prévoir qu’un tel progrès ne serait pas seulement fécond pour les spectateurs, mais pour le théâtre même, et qu’on peut y trouver le germe d’une nouvelle phase dans la littérature dramatique. Là aussi, nous le croyons du moins, vont tomber certaines barrières, certaines distinctions de genres, qui, depuis bien des années, commençaient à recevoir de nombreux démentis. Peut-être, sur la foi de vieilles traditions, y a-t-il encore des gens qui s’imaginent qu’un ouvrage de théâtre ne peut pas être à la fois populaire et littéraire, que l’art a des pruderies qui se révoltent à l’idée d’admettre, comme élémens essentiels, les noms, les personnages, les incidens de la vie du peuple c’est une erreur dont l’expérience de ces derniers temps a dû hâter le discrédit. N’a-t-on pas vu trop souvent, d’une part, des œuvres froides, ternes, blafardes, où une prétendue correction et une élégance chimérique n’étaient acquises qu’aux dépens de toutes les qualités vitales ; de l’autre, des œuvres fort contestables, par malheur, sous le rapport de la forme et du goût, mais animées, mais vivantes, et offrant, à défaut d’autre mérite, une esquisse fidèle des physionomies contemporaines ? Cette anomalie, cette antithèse qui, depuis trente ans, a entravé, au théâtre, le développement d’un art nouveau, doit disparaître aujourd’hui. L’art dramatique, comme la société qu’il représente, va se voir forcé ou de s’annuler, ou de se faire franchement démocratique. Et qu’on ne croie pas qu’il soit condamné, pour cela, à se faire banal, rude et grossier, à y perdre ses qualités d’élévation, de finesse, de poésie ou de grandeur ! Si la comparaison était de mise en ce moment, je dirais qu’il peut s’accomplir dans l’art quelque chose d’analogue à cette abrogation des titres nobiliaires qui n’ôtera rien ni au prestige des noms illustres, ni à l’éclat des grandes actions, et qui, popularisant les distinctions, au lieu de les anéantir, rendra chacun de nous responsable de son indignité réelle, ou de sa vraie noblesse. L’art élèvera la foule jusqu’à lui, ou plutôt son intime alliance avec la foule est une des conditions nécessaires de la société transformée. Est-ce donc la première fois que cette combinaison se présente ? Quelle puissance n’avait pas le théâtre à Athènes, alors qu’il s’associait au mouvement de la politique, aux fêtes du peuple, aux événemens de l’histoire, alors qu’il faisait partie de la vie active, et qu’il devenait l’écho, le commentaire, la satire, l’enseignement ou l’antagoniste public des orateurs, des hommes de guerre, des démagogues, des poètes et des philosophes !

Peut-être, et en tenant compte de certaines convenances que l’art moderne n’a plus le droit de froisser, quelques tentatives du même genre pourraient aujourd’hui se révéler au théâtre, et ce ne serait pas là le seul avantage à retirer de cette grande péripétie qui nous a tous frappés à l’improviste. Selon nous, si quelque chose a pu arrêter dans leur essor les écrivains qui semblaient, il y a quinze ans, promettre à notre théâtre de nouveaux jours de splendeur, c’est cet individualisme, ce culte excessif de sa propre personne, trait distinctif de plusieurs de nos illustres. Le génie dramatique, pour se développer et atteindre à quelque chose de grand, a besoin d’expansion, de communication avec les hommes ; le poète doit y faire abnégation de soi pour se mettre en contact plus direct, plus intime avec ceux qui l’écoutent. Qu’est-il arrivé, au contraire, aux écrivains de notre époque ? Pleins d’eux-mêmes, pénétrés de l’importance de leur individualité brillante, ils s’y repliaient, s’y enfermaient complaisamment, s’occupant moins de ce qui se passait au dehors que de ce qu’ils lisaient dans le livre de leur pensée, si bien que, le jour où il fallait se retrouver en face du public, les points de contact avaient disparu ; il n’y avait plus entre eux d’intermédiaires, plus de liens, plus de ces courans magnétiques qui propagent et répandent en un moment une idée dramatique. Désormais cette immobilité stérile d’un esprit occupé à se contempler n’est plus possible. C’est un des douloureux privilèges des révolutions que l’individu s’y amoindrisse et s’y annule dans l’orageuse grandeur de l’ensemble. La société est tout, l’homme est peu de chose, et voilà ce qui explique peut-être cet entraînement bizarre, ce mépris de la vie, cette tendance à faire bon marché de soi, qui caractérise les époques révolutionnaires. Il semble que chacun de nous y comprenne qu’il ne compte plus pour rien par lui-même, qu’il ne vaut que par l’immensité de l’œuvre à laquelle il concourt, semblable à ces atomes qui flottent un moment dans l’espace, jusqu’à ce qu’ils soient absorbés dans un rayon de soleil qui les anéantisse ou les féconde : c’est le temps des essais, des folies, des aventures et des crimes, mais aussi des dévouemens, des actions héroïques, et quelquefois des grandes œuvres.

En attendant que nos espérances se réalisent, et qu’il sorte de cette situation imprévue l’un de ces résultats désirables qu’elle nous parait renfermer, le peuple, convié à la première de ces représentations nationales, a eu du moins un spectacle au niveau de toutes les exigences : Corneille et Molière, Horace et le Malade imaginaire. La représentation a été très convenable, nous allions dire un peu froide. Le vieil Horace pourtant, Camille surtout et ses imprécations vengeresses ont souvent ému cet auditoire moins désorienté par la mâle simplicité de Corneille que par la gaieté sublime de Molière. Il n’y a pas lieu d’être surpris de cette première impression ; plus une ame est neuve, naïve, moins elle a été gâtée, faussée, refroidie par la civilisation ou l’expérience, mieux aussi elle est disposée à accueillir ce qui est héroïque, noble et grand, et à se méprendre sur la portée et le sens de la vraie comédie. Au premier aspect, les farces de Molière ne sont que des farces, et un spectateur inexpérimenté peut aisément confondre les plaisanteries de Diafoirus avec de triviales bouffonneries, j’ajouterai même qu’il le peut sans honte : Boileau ne s’y est-il pas trompé ? C’est en comparant, en vivant avec les hommes, qu’on démêle tout ce qu’il y a de profond, de vrai, quelle puissance d’observation se cache sous ces détails de consultations médicales ou de comptes d’apothicaire. Molière a cela de particulier, qu’on l’admire toujours davantage à mesure qu’on vieillit ; or, le peuple est jeune : c’est le secret, peut-être aussi le péril de sa victoire.

Le nom de Molière nous ramène au prologue de George Sand, car c’est l’auteur du Misanthrope qui est le héros de ce nouvel et démocratique Impromptu de Versailles. Comme dans l’Impromptu primitif, nous voyons Molière fort inquiet et fort troublé, parce que ses comédiens ne savent pas leur rôle, et qu’il a peur de faire attendre le roi. Les premières scènes du prologue de George Sand reproduisent trait pour trait le dialogue original : Allons donc, messieurs et mesdames, vous moquez-vous avec votre longueur ? etc. Les craintes du pauvre Molière se réalisent : le roi a failli attendre ; le roi attend ; le roi a attendu. Seul, abandonné de ses camarades, l’infortuné poète, après un monologue où éclatent de beaux traits de mélancolie et de grandeur, se calme, s’assied et s’endort ; c’est surtout au théâtre et dans des situations pareilles qu’on peut dire avec Hamlet : Dormir ! rêver ! — Le rêve de Molière descend des frises sous la forme d’un nuage, d’où sort une muse escortée de six grands poètes : Eschyle, Sophocle, Euripide, Shakspeare, Voltaire et Beaumarchais. Chacun d’eux récite quelques lignes empruntées à ses œuvres, ou inspirées par les souvenirs qui s’attachent à son nom, mais toutes conformes au programme de la soirée, c’est-à-dire prêchant l’égalité et la fraternité. La vision disparaît ; Molière se réveille, sa servante Laforêt vient lui dire que le roi attend ; mais quel roi ? Ce n’est plus celui de Versailles et de 1663, c’est celui de Paris et de 1848, c’est le peuple ! Molière prend bravement son parti, et il adresse à ce dernier successeur de Louis XIV un compliment de fort bon goût.

On le voit, ce prologue n’a pas coûté à George Sand de grands frais d’imagination, et nous croyons qu’il en a fallu davantage pour écrire André et Valentine. La donnée cependant était heureuse ; mais l’auteur en a-t-il tiré tout l’effet désirable ? Il nous semble qu’il y avait un autre parti à prendre, à la fois plus spirituel et plus courageux, car il arrive parfois, même en temps de république, que l’esprit est encore du courage.

D’abord est-ce donner une idée, même lointaine, du véritable rôle intellectuel des poètes que George Sand nous a montrés, que de mettre dans leur bouche quelques paroles renfermant en germe le socialisme moderne ? Sans parler des anciens, que l’on défigure toujours un peu quand on leur prête des aperçus ou des sentimens trop actuels, n’y avait-il pas moyen de caractériser d’une façon plus nette des hommes tels que Shakspeare, Voltaire et Beaumarchais ? Shakspeare, par exemple, l’indifférent sublime, le créateur d’un monde immense, où se meuvent, comme dans le monde réel et au gré d’une fantaisie magistrale, toutes les formes du bien et du mal, peut-il être représenté comme un précurseur ou un prophète de la démocratie ? Voltaire même et Beaumarchais, ces esprits passionnés, plus dissolvans que créateurs, qui obéissaient à des sentimens personnels plutôt qu’à des pensées générales, ont-ils bien eu conscience de la tâche qu’ils accomplissaient ? N’est-ce pas après coup et par une sorte de travail rétrospectif qu’on s’est avisé de faire d’eux des apôtres de l’humanité ? Au reste, ce ne sont là que de légères chicanes. Soumis aux exigences de l’improvisation, l’auteur a pu courir au plus pressé et au plus facile : on regrette seulement qu’un esprit aussi élevé, qui a fait si souvent preuve d’une rare faculté d’analyse, n’ait pas essayé d’indiquer, en quelques traits, le profil exact des hommes célèbres qu’il évoquait aux yeux de la foule. Ce que nous regrettons davantage, c’est qu’ayant eu l’ingénieuse idée de placer Molière entre le roi du XVIIe siècle et le roi du XIXe, entre Louis XIV et le peuple, George Sand ait méconnu ou négligé tout ce que cette antithèse pouvait lui fournir d’indications comiques. Au lieu de faire dire à Molière par sa servante Laforêt : « Grace à vous, les caractères que vous avez flétris ou raillés ont disparu de ce monde, » n’était-il pas plus spirituel et plus vrai de dire au contraire : Les mêmes types existent, ou plutôt ils sont immortels comme les passions, les travers et les vices qu’ils représentent ; seulement ils changent d’habit, de masque et de langage, suivant les tendances de leur siècle et le goût de leur souverain. Il faudrait, pour les reconnaître, ô peuple roi, une sagacité que tu n’as pas encore et que ton vieux comique doit avoir pour toi ! Prends garde ! il y a encore des Tartufes, non plus de dévotion, mais de démocratie ; il y a encore des docteurs Pancrace, raisonnant in balordo, non pas sur la figure d’un chapeau, mais sur l’organisation du travail ; il y a encore des médecins et des empiriques, auxquels, comme à Purgon et à Diafoirus, peu importe que le malade meure, pourvu qu’il meure selon leurs ordonnances ! Il y a encore et toujours des marquis et des courtisans, c’est-à-dire des vaniteux et des flatteurs ; ils ne portent plus de manchettes, de nœuds de rubans et de jabots de dentelle ; on ne les voit plus courir au Louvre et au petit coucher. Leur Louvre maintenant, c’est le tien ; c’est l’atelier, c’est le club, c’est la rue ! Pour t’y plaire, ils noirciront, s’il le faut, leurs mains ; ils ennobliront d’une blouse leur habit de solliciteur, mais, au fond, ils seront toujours les mêmes, toujours prêts à dire au roi qu’il est sublime et à se grandir en t’égarant.

Et remarquez que l’analogie des situations eût été bien plus frappante. Molière en effet, et George Sand ne manque pas de nous le rappeler, a profité de l’amitié de Louis XIV pour mettre son impitoyable verve sous la protection suprême de la royauté. N’eût-il pas été naturel et piquant, dans cette première communication de Molière avec le peuple, de le montrer demandant à ce nouveau souverain le même genre de patronage, et cherchant dans le bon sens et l’amitié du peuple une arme définitive contre les périls et les haines que provoque toujours une comédie trop sincère, de même qu’il avait trouvé dans la spirituelle sympathie de Louis XIV une sorte de tutelle et d’abri pour les hardiesses de sa muse ? Ainsi, sous la plume de George Sand (et qui méritait mieux d’avoir les honneurs de l’initiative ?), ce court prologue, cette pièce d’à-propos, pouvait devenir une première leçon et comme la préface d’une comédie nouvelle, d’une libre et saine éducation du peuple par le théâtre. N’est-ce pas aussi dans une république qu’Aristophane, le père et le modèle de la comédie populaire, se donnait devant le peuple athénien, si capricieux et si susceptible, toutes les franchises qui permettent à un grand poète de devenir à son tour l’instituteur et l’initiateur de ses maîtres ? Que de bonnes vérités ne disait-il pas à ce Démos, à ce vieil enfant crédule, plus indulgent pour l’épigramme que pour l’ennui ! Sous le voile d’une fantaisie charmante, il lui prodiguait les traits les plus vifs, les plus acérés, et, lorsque son auditoire eût songé à se fâcher, il était trop tard : le roi avait ri, le poète était pardonné.

On le comprend, ce n’est pas en un jour qu’on peut frayer cette route inconnue, ouverte à la comédie par la démocratie triomphante et le mouvement de la vie publique ; il est utile, il est nécessaire que l’héritage, la tradition d’un autre art se conservent intacts, que la chaîne intellectuelle ne soit pas interrompue. Aussi avons-nous eu lieu de nous réjouir de l’apparition au théâtre et de la complète réussite du proverbe de M. de Musset : Il faut qu’une porte soit ouverte ou fermée. A coup sûr, aux yeux d’un juge superficiel, la fraîche et délicate inspiration de M. de Musset devait, plus que toute autre, souffrir du voisinage de cette agitation bruyante, de ce « tourbillon de vie orageuse, » comme dit Goethe, que portent avec elles les révolutions. Il n’en est rien pourtant ; cette fleur d’élégance et de grace a été épargnée par l’orage. Toutes les qualités aimables que l’on avait signalées, il y a trois mois, dans le Caprice, on les a retrouvées, l’autre soir, dans cet autre proverbe dont nos lecteurs, assurément, n’ont pas perdu le souvenir[1], et dont le tissu est plus léger, plus insaisissable encore. Nous n’avons plus ici que deux acteurs, un tête-à-tête au coin du feu, et, pour toute péripétie, une porte ouverte qui ne se ferme tout-à-fait qu’au dénouement. Mais quel sentiment exquis dans l’entraînement imperceptible, dans la gradation mystérieuse de cet entretien qui commence par des malices, par de gracieux persiflages, par le va-et-vient d’une causerie entre gens du monde, et qui, à travers mille fines escarmouches, mille vives ripostes où la gaieté se plait à cacher l’émotion, arrive à l’aveu, presque voilé encore, d’une passion partagée ! Comme cet esprit si charmant tient de près à la poésie, sa divine sœur ! C’est là, en effet, ce qui donne, selon nous, à M. de Musset, une place distincte ; chez lui, la poésie ne laisse jamais le lecteur en route, parce qu’à la fantaisie la plus capricieuse, au lyrisme le plus puissant, elle joint ce souffle léger, spirites, qui rafraîchit le front et nous permet de respirer jusque sur les cimes les plus hautes ; chez lui aussi, l’esprit ne semble jamais terre à terre, parce qu’au lieu de ces procédés de vulgarisation, familiers aux talons médiocres, les avances qu’il nous fait tendent toujours à nous soulever avec lui vers les régions idéales. C’est pourquoi l’on peut proclamer, comme un bonheur et un progrès, le succès obtenu par ces délicieuses esquisses. Sous ce rapport, le proverbe d’Une Porte ouverte n’a rien eu à envier à celui du Caprice. Un rire franc, entremêlé de sympathiques sourires, a constamment accueilli ces jolis mots, ces vives réparties, cette aimable stratégie d’une femme aux prises avec un homme secrètement préféré, et ne disant son dernier mot que lorsque la porte est enfin ouverte ou fermée. Un détail bien remarquable dans ces comédies de M. de Musset, c’est la justesse parfaite avec laquelle il reproduit, non pas la vie factice qu’on nous donne trop souvent au théâtre pour la réalité, mais la véritable vie mondaine, la vraie façon dont les choses se passent dans ce qu’on appelait autrefois la bonne compagnie ; une seule dissonance m’a choqué, c’est ce mot marquise ! répété trop souvent à la jeune femme par son élégant partner. Je signale cette fausse note, parce qu’il est très rare d’en trouver chez M. de Musset.

Le succès d’Une Porte ouverte a donc été aussi complet que si les assistans, pour s’amuser et applaudir, n’avaient pas eu à la fois à se ressouvenir et à oublier. À voir le plaisir des spectateurs, le charme répandu par le poète sur ces détails de mœurs si loin de nous, on eût dit ces rayons lointains, épars, qui, après le soleil couché, dorent et égaient encore les cimes. Ajoutez que Mme Allan, fort bien secondée par M. Brindeau, a joué d’une façon ravissante ce rôle de jeune femme qui n’est pas sans quelque affinité avec celui de Mme de Léry, mais qui s’en dégage et se précise par cette lutte secrète entre la gaieté qui lui sert d’armure et cette affection qu’elle n’avoue qu’au dernier moment. Mme Allan est vraiment l’actrice et l’interprète de M. de Musset ; elle a le secret de ces saillies imprévues, de ces fines réticences, de cette gracieuse escrime où il est impossible de parer, de rompre et de porter coup plus à propos. Espérons que ce succès engagera la Comédie-Française à puiser encore dans ce répertoire si original et si riche, et encouragera surtout M. de Musset à demander à sa verve plus insoucieuse que lasse une inspiration nouvelle. La réussite de ses deux proverbes, dans des circonstances et des conditions si différentes, doit parler plus haut que nos éloges et nos conseils. Si les habitudes toujours un peu routinières d’une société oisive, si les préoccupations trop légitimes d’un moment de crise sociale n’ont pu prévaloir contre les irrésistibles séductions de ces deux ouvrages, c’est qu’il en est d’un esprit tel que le sien comme de cet amour dont il nous parle dans son dernier proverbe : tout ce qui l’entoure, tout ce qu’on prend pour lui, tout ce qui lui sert d’accessoire et de cortége, tout cela passe, tout cela est fugitif et périssable ; mais l’amour est immortel. L’amour est mort ! vive l’amour ! s’écrie M. de Musset. L’esprit est mort ! dirons-nous à notre tour en songeant à celui que tuent et peut-être aussi à celui qu’apportent les révolutions ; vive l’esprit ! redirons-nous en revenant à notre cher poète.


ARMAND DE PONTMARTIN.

  1. Ce proverbe se trouve dans la Revue du 1er novembre 1845.