Revue des théâtres - 15 août 1849

THÉÂTRES LYRIQUES.

La formule si connue : L’art est l’expression de la société, n’a jamais paru plus vraie que de nos jours. Soit qu’on visite l’exposition de peinture, soit qu’on fréquente les théâtres ou qu’on examine les rares productions qui s’adressent encore au goût et à l’intelligence, on trouve partout la triste image des temps où nous vivons. Des œuvres médiocres où la vulgarité des idées le dispute à la nullité de la forme, de grandes prétentions à l’originalité avec des lieux communs pour résultats, des efforts gigantesques pour stimuler la vie n’aboutissant qu’à la mort, tel est le spectacle que présentent les beaux-arts depuis les événemens de février. N’est-ce pas là aussi la peinture fidèle de la société que nous ont faite ces charlatans politiques qu’un instant d’erreur a portés au gouvernement de la France ? Pourquoi donc la révolution de février n’a-t-elle donné le jour ni à un tableau, ni à un chant, ni à un poème, ni même à un symbole de la république qu’on puisse sérieusement avouer ? Ce n’est pas la faute du gouvernement provisoire si les arts n’ont pas immortalisé son glorieux avènement, car ce gouvernement, qui avait du bon, mis naïvement au concours l’enthousiasme pour la république ! Comme le Dieu du Sinaï, il a dit : Que la lumière se fasse ; mais la lumière ne s’est point faite, parce que la nature, plus logique que les hommes, n’obéit qu’à la vraie puissance de l’esprit, et qu’elle ne se laisse pas surprendre comme nous par de mauvais comédiens. La révolution de 1789, l’empire, la restauration et la révolution de 1830 ont communiqué à la littérature, à la peinture, à la musique, à toutes les formes par lesquelles se révèlent la plénitude de la vie et l’enchantement de l’imagination, un mouvement spontané, dont le caractère indélébile est facile à reconnaître. Seule, la révolution de février est restée sans écho dans le monde de la fantaisie et n’a pas su trouver un barde qui voulût chanter sa victoire.

Quelle peut être la cause d’une si grande stérilité ? C’est que la catastrophe de février est l’œuvre d’une minorité factieuse, et non pas l’évolution naturelle de la pensée nationale. Quelques brouillons peuvent bien, par un coup de main dont nous connaissons maintenant la théorie, renverser un gouvernement ; mais il est plus difficile de communiquer à la société un souffle régénérateur, quand on n’a dans le cœur que des appétits grossiers et la haine des supériorités naturelles. L’homme charnel n’aperçoit point les choses qui sont de l’esprit de Dieu, a dit admirablement saint Paul ; et sans l’esprit de Dieu, qui est l’esprit de vérité, on ne fait rien de grand ni de durable. Il faut aux beaux-arts, pour fleurir en paix, une terre généreuse, qui ne soit pas remuée par de fallacieuses doctrines ; comme les fleurs des champs, les fleurs de l’intelligence ont besoin d’air, de lumière et de liberté. On ne réorganise pas plus les beaux-arts qu’on ne réorganise la société ; ces mots barbares, il faut les laisser aux sophistes qui les ont inventés pour abuser de la crédulité du peuple. Que la France guérisse les blessures que lui ont faites les empiriques qui prétendaient la régénérer, et les beaux-arts renaîtront parmi nous sans avoir besoin de la science sociale de M. Proudhon, ni de l’enthousiasme officiel du gouvernement provisoire.

L’événement le plus important qui se soit produit à l’Opéra depuis l’apparition du Prophète de M. Meyerbeer, c’est la fermeture de ce grand établissement lyrique. On avait repris depuis quelques jours le Dom Sébastien de Donizetti, qui n a pas fait sur le public une plus vive impression que dans sa nouveauté, lorsqu’on a vu apparaître tout à coup sur l’affiche de l’Opéra ces mots significatifs : Clôture pour cause de réparations ! Nous ne dirons pas qu’on se perd en conjectures sur les causes de cet événement, qui a fait sensation jusque dans l’assemblée nationale. Ce n’est pas la faute de Rousseau, ni celle de Voltaire si le premier théâtre lyrique de l’Europe, qui a traversé sans encombre les sanglantes années de la terreur, a dû fermer brusquement ses portes en 1849. C’est encore là un des mille résultats funestes de la révolution de février. L’Opéra, d’ailleurs n’est pas le seul théâtre de Paris dont la prospérité ait été atteinte par les événemens politiques combinés avec l’influence du choléra. Tous, se trouvant dans une situation critique, ont réclamé de l’autorité supérieure un secours provisoire qui leur permît de traverser la saison d’été et d’attendre des jours meilleurs. Sans vouloir préjuger quelle sera la décision du ministre de l’intérieur à l’égard de l’Opéra, il n’est pas hors de propos d’examiner ici, en passant, quel serait le meilleur parti à prendre pour donner à ce grand établissement national une impulsion salutaire et féconde.

Fondée par la munificence de Louis XIV, en 1674, l’Académie royale de Musique a changé plus souvent de directeurs que la monarchie de ministres. Ce charmant empire des graces, des chants et des ris, comme on disait alors, formait un département des menus plaisirs de la couronne, et subissait le contrecoup des révolutions qui éclataient parmi les dieux de l’Olympe. On se disputait la direction de l’Opéra comme la source d’une puissance occulte avec laquelle on espérait s’emparer de l’esprit du maître et gouverner l’état.

Que les temps sont changés !…

En 1790, le théâtre de l’Opéra tomba en partage à la ville, de Paris, qui l’avait déjà eu plusieurs fois sous sa dépendance ; mais, à partir du commencement de ce siècle jusqu’en 1831, il fut administré par des fonctionnaires publics pour ce dernier régime, l’Opéra a joui de trente années de prospérité. Il a produit un nombre considérable d’ouvrages nouveaux, parmi lesquels on peut signaler quelques chefs-d’œuvre, tels que la Vestale de Spontini, la Muette de Portici de M. Auber, et surtout le Guillaume Tell de Rossini. Après la révolution de juillet, un autre système a prévalu dans la direction de l’Opéra. : ce grand théâtre fut abandonné alors aux chances d’une entreprise particulière, avec une subvention de 800,000 francs, subvention qui a été réduite successivement à la somme de 620,000 francs, chiffre fixé par le dernier cahier des charges ; mais, indépendamment de cette subvention ordinaire, l’Opéra a eu aussi son budget extraordinaire, qui, sous le nom de secours provisoire, s’est monté l’année dernière jusqu’à la somme de 200,000 francs. Sous le nouveau mode d’exploitation, l’Opéra n’a eu qu’une prospérité passagère de quelques années. Grace aux deux belles partitions de M. Meyerbeer, Robert-le-Diable et les Huguenots, grace aussi au magnifique talent de M. Duprez et au concours d’un grand nombre d’autres artistes diversement distingués, le théâtre de l’Opéra a eu une phase assez brillante depuis 1831 jusqu’en 1839 ; mais, à partir de l’année 1840, la décadence de ce bel établissement a été visible pour tout le monde, et la révolution de février n’a fait que précipiter son agonie, qui durait depuis dix ans.

Il nous semble qu’il n’y a que deux mesures efficaces à prendre à l’égard de L’Opéra : il faut abandonner ce théâtre ainsi que tous les autres aux orages et aux bénéfices de l’indépendance, sans aucune espèce de restriction ni de subvention, ou bien il faut le ramener complètement sous la tutelle de l’état. Que l’Opéra redevienne une institution nationale chargée de représenter de grandes conceptions lyriques, un spectacle magnifique qui fixe l’attention et dirige le goût de l’Europe, ou bien abandonnez-le aux caprices de la mode, et qu’il vive de sa propre vie. Croit-on qu’il soit utile de maintenir au milieu d’un peuple artiste et mobile gomme le nôtre certaines traditions de goût et de grandeur, de combattre la barbarie des sectes matérialistes par des œuvres fortes, où la langue de Molière et de Racine, celle de Gluck et de Grétry, n’interviendraient pour élever les ames en les calmant ? Les deux ou trois institutions modèles destinées à atteindre un but aussi élevé devraient, en ce cas, être placé sous la protection immédiate de l’état. Le gouvernement aurait sous sa tutelle directe trois théâtres : le Théâtre-Français, l’Opéra et l’Opéra-Comique. Toutes les autres entreprises théâtrales seraient complètement libres d’exploiter le genre qu’elles jugeraient le plus favorable à leurs intérêts. Pour les théâtres comme pour beaucoup d’autres choses, il n’y a que deux systèmes d’administration logiques et raisonnables : la liberté complète sans aucun sacrifice de la part de l’état, ou la protection du gouvernement pour quelques établissemens modèles luttant avec l’industrie particulière, afin d’en mieux diriger l’essor.

Sans être dans une situation très brillante, le théâtre de l’Opéra-Comique vit, et c’est beaucoup par le temps qui court. Il a donné un ou deux ouvrages qui égaient le fond de son répertoire ordinaire, et qui méritent l’attention de la critique. Il faut signaler d’abord les Monténégrins de M. Limnander. Cet opéra en trois actes, d’un style indécis et parfois trop ambitieux, renferme cependant des choses qui révèlent un véritable talent. La direction de l’Opéra-Comique fera bien de ne pas perdre de vue M. Limnander, qui peut lui être fort utile et devenir un compositeur remarquable. M. Adam a improvisé un petit acte, le Toreador, tout pétillant de vivacité et de bonne humeur. C’est de la musique légère, lestement arrangée pour le besoin de la cause, c’est-à-dire pour le talent de Mme Ugalde. Un autre ouvrage, très supérieur à ceux que nous venons de nommer, et qui semble avoir été composé également pour faire briller la verve de Mme Ugalde, c’est le Caïd de M. Ambroise Thomas. Le sujet de la pièce est une insigne bouffonnerie. Il s’agit d’un vieux caïd d’Alger dont la crédulité et la poltronnerie sont exploitées par une modiste française et par son amant. Sur ce canevas, d’une gaieté au moins équivoque, M. Ambroise Thomas a écrit une partition en deux actes d’un rare mérite. M. Ambroise Thomas est l’un des musiciens, les plus distingués de ce temps-ci. Il avait déjà donné des preuves de la finesse de son goût et de la solidité de son savoir dans un opéra en trois actes, Mina, lequel, sans avoir obtenu un très grand succès devant le public, a été remarqué des connaisseurs. Dans le Caïd, on trouve toutes les qualités déjà connues du talent de M. Ambroise Thomas, accompagnées, cette fois, d’une aisance, d’une franchise d’accent et d’une maturité de touche, qui sont une révélation et témoignent d’un véritable progrès. Il y a beaucoup d’entrain, de brio, et quelquefois même de l’invention dans la partie vocale du Caïd, et, quant à l’orchestration, c’est un chef-d’œuvre de goût et d’élégance. C’est à la fois la limpidité et la grace de l’orchestre de Cimarosa, relevées par les couleurs piquantes de celui de Rossini. L’opéra du Caïd ouvre à M. Ambroise Thomas les portes de l’institut, où il occupera, sans aucun doute, la première place vacante Faut-il ne rien oublier et mentionner la Saint-Sylvestre, opéra-comique en trois actes, dont la musique est de M. P. Bazin ? C’est une tentative malheureuse d’un homme de mérite qui est fort capable de venger sa défaite.

La république française, dans sa courte existence, a déjà réalisé l’idéal que Platon avait rêvé encore pour la sienne : elle a mis à la porte, sinon tous les poètes, au moins tous les artistes qu’elle possédait et qui faisaient l’ornement de Paris. Londres regorge de chanteurs, de pianistes, de violonistes, de comédiens français qui y sont allés chercher un refuge contre la liberté démocratique et sociale dont jouit leur pays. On y chante dans toutes les langues de l’Europe, excepté en anglais ; c’est une manière délicate de reconnaître l’hospitalité qu’on accorde aux beaux-arts sur les bords de la Tamise. Comme il faut qu’il y ait toujours à Londres une individualité brillante qui, à un titre ou à un autre, occupe les loisirs de la fashion ; et comme d’ailleurs l’étoile de Jenny Lind commence à pâlir, grace à ses nombreux projets d’hyménée et à ses fuites artistement combinées pour l’effet dramatique M. Lumley, l’habile directeur du Théâtre de la Reine, s’est vu obligé de chercher un nouvel objet qui pût réveiller l’enthousiasme fatigué du peuple britannique. Apprenant qu’au nombre des victimes qu’ont faites les révolutions de l’Allemagne se trouvait un ancien ambassadeur dont la femme avait été jadis une des plus célèbres cantatrices de l’Europe, M. Lumley s’est transporté à Berlin et a engagé, au poids de l’or, Mme la comtesse de Rossi, qui n’est autre que Mlle Sontag. Elle a débuté dans la Linda di Chamouni de Donizetti avec un immense succès. La reine, les princes et les ambassadeurs ont accueilli Mlle Sontag avec une distinction toute particulière. Il paraît que sa voix est aussi fraîche et limpide que lorsqu’elle quitta la scène en 1830, sacrifiant ainsi une royauté charmante pour suivre le penchant de son cœur. Le Prophète de M. Meyerbeer, traduit en langue italienne, a été représenté au théâtre de Covent-Garden avec un très grand succès. Cette belle et difficile partition a été apprise et mise en scène dans l’espace de deux mois. Mario joue et chante le rôle de Jean de Leyde avec plus de grace que de force. Quant à Mme Viardot, qui représente le personnage de Fidès, elle est à Londres ce que nous l’avons vue à Paris, une cantatrice intelligente dont la voix s’est usée avant le temps et dont le goût pourrait être plus châtié.

Telles sont les nouveautés musicales qui se sont produites depuis quelques mois. Les, théâtres lyriques de l’Italie et de l’Allemagne sont muets devant les révolutions qui grondent encore. Au milieu de cette grande conflagration de la société européenne, la conduite des artistes en général a été honorable et digne. Si l’on excepte quelques médiocrités bruyantes qui, ne pouvant se distinguer par le mérite de leurs œuvres, ont recherché sur les barricades ou dans les clubs de tristes ovations, les artistes sont restés fidèles à l’ordre et à la civilisation, qui trouveront toujours en eux leurs plus charmans interprètes.

P. S.


V. de Mars.