Revue des Théâtres — Le Village, de M. Octave Feuillet
On n’a pas oublié le succès de Péril en la Demeure, dont la grâce et la délicatesse avaient réuni de si nombreux suffrages ; le succès que vient d’obtenir le Village est de nature à contenter l’ambition la plus exigeante. Toutes les parties de ce charmant ouvrage ont été écoutées avec une attention vigilante que les pièces de théâtre obtiennent rarement. M. Octave Feuillet, que le public a toujours traité avec tant de bienveillance, n’avait jamais rencontré un auditoire aussi sympathique. Les moindres nuances de sa pensée ont été saisies car les spectateurs assemblés, comme elles l’avaient été par le lecteur solitaire. Il semble donc que la critique n’ait plus qu’à s’incliner, et que l’arrêt du parterre et des loges lui ferme la bouche. Que dire à l’inventeur qui réussit, au poète applaudi ? Lui donner des conseils ? Il n’en a pas besoin, puisqu’il a trouvé le secret d’émouvoir et de charmer, puisque la foule a battu des mains, puisque, sans recourir aux incidens inattendus, sans exciter la curiosité, il a su attendrir les cœurs les plus rebelles, et que son œuvre, déjà connue de tous ceux qui suivent le développement littéraire de notre temps, a paru nouvelle aux oisifs et aux blasés. Cependant, même après un succès aussi incontesté, les conseils ne sont pas hors de propos. Malgré l’approbation sans réserve que l’auteur a obtenue, il n’est pas inutile de lui dire que sa pièce, excellente pour la lecture, ne satisfait pas à toutes les conditions de l’art dramatique. La donnée, habilement choisie, habilement déduite, si l’on ne tient compte que de la pensée, voudrait un cadre un peu plus animé. Je ne donne pas tort au public, je m’associe de tout cœur aux applaudissemens, mais je crois que le théâtre demande un peu moins de sobriété dans l’invention. La finesse des réparties, la délicatesse des sentimens, n’auraient rien perdu, si l’auteur eût consenti à imaginer quelques incidens. La vérité qu’il voulait mettre en lumière serait demeurée entière, et les spectateurs auraient vu sans déplaisir cette vérité mise en action. M. Octave Feuillet s’est contenté du dialogue, et je dois reconnaître qu’il n’a excité aucun regret dans l’âme du spectateur : je crois pourtant que cette méthode ne réussirait pas deux fois. Ce qui paraît simple aujourd’hui pourrait plus tard paraître insuffisant. Que l’auteur ne s’abuse pas à cet égard : la conversation la plus élégante, l’échange des sentimens les plus vrais, ne fournissent pas tous les élémens d’une comédie. Il faut absolument que les personnages soient engagés dans une action, et le Village, qu’on écoule avec plaisir, éveillerait encore de plus vives sympathies, si le dénoûement était retardé par quelques ruses poétiques. Il ne faut abuser de rien, pas même de la simplicité. M. Octave Feuillet ne peut être embarrassé du conseil que nous lui donnons ; il sait inventer quand il veut.
Si l’auteur du Village, qui n’était pas d’abord destiné à la scène, n’a pas fait tout ce qu’il pouvait faire pour obéir aux lois de l’art dramatique, il y a dans son œuvre des qualités précieuses que la critique doit étudier avec soin et signaler à tous ceux qui écrivent pour le théâtre. Les personnages, qui n’agissent pas, sont des modèles de vérité, ils intéressent, ils émeuvent par la sincérité de leurs pensées, ils ne prononcent pas une parole qui ne soit ratifiée par le cœur ou par l’intelligence. Cette œuvre, incomplète au point de vue scénique, mérite les encouragemens de tous les hommes lettrés, de tous ceux qui voient dans le théâtre autre chose qu’un délassement, parce qu’elle a réussi sans autre secours que celui de l’analyse philosophique, et le parti choisi par M. Octave Feuillet a pour moi d’autant plus d’importance que l’auteur sait cacher l’enseignement sous l’émotion. Il ne prend jamais le ton didactique ; les leçons qu’il nous donne ne se présentent jamais sous la forme d’argumens, ce qui est, à mon avis, un grand mérite. Je pense donc que nos auteurs dramatiques agiraient sagement en étudiant les procédés qui ont assuré le succès du Village. Ils auraient tort sans doute de vouloir régler leur conduite sur celle de M. Feuillet, puisqu’il a trop dédaigné d’exciter la curiosité : c’est un tort que je ne veux pas atténuer, car la curiosité au théâtre n’est pas à négliger ; mais l’analyse des sentimens, le développement des caractères sont la substance même de toute poésie : en écrivant le Village, M. Octave Feuillet s’en est souvenu, et c’en est assez pour que cette comédie devienne un sujet d’étude. J’ai lieu de penser qu’avant de se mettre à l’œuvre il a relu le Philosophe sans le savoir. Non que je veuille établir aucune comparaison entre Sedaine et le jeune écrivain ; mais je trouve entre le Village et le Philosophe sans le savoir une sorte de parenté. Si les données ne se ressemblent pas, les idées mises en œuvre sont de la même famille. Le dia logue de Sedaine, plus vif, plus rapide, convient mieux à la scène que celui de M. Octave Feuillet. Cependant, malgré cette différence, les deux ouvrages éveillent en nous des sentimens de même nature. En étudiant avec plus de soin encore le maître qu’il parait avoir consulté, l’auteur du Village comprendra que les personnages les plus vrais, pour demeurer dans la vraisemblance, ne doivent jamais confondre un interlocuteur avec un lecteur. Dans la vie de chaque jour, on n’écoute pas sans impatience le plus beau diseur, s’il parle trop longtemps. Les meilleures pages récitées par différens personnages ne composent pas un dialogue. En écrivant le Philosophe sans le savoir, Sedaine ne l’a jamais oublié ; dans le Village, M. Feuillet ne s’en est peut-être pas toujours souvenu.
L’idée mise en œuvre par M. Feuillet est de celles qu’il n’était guère aisé de renouveler, et l’auteur a su cependant lui donner tout l’attrait de la nouveauté. Il s’agit de montrer combien il est difficile de rencontrer le bonheur en s’affranchissant de tous les devoirs qu’impose la famille, en réduisant la vie à la curiosité. « Voir c’est avoir, » dit un vieux proverbe, choisi comme devise par les bohémiens. À ce compte, les voyages seraient la plus grande richesse, la plus grande joie de ce monde. Quand l’intelligence s’est remplie de souvenirs, si le cœur est demeuré sans affection, les journées sont bien longues. Vienne l’âge du repos : dès que le mouvement est remplacé par l’immobilité, l’image de tous les spectacles qui ont passé devant nos yeux ne suffit plus pour nous attacher à la vie. Nous sommes frappés d’un mortel ennui, et nous envions le sort du plus humble travailleur. Cette donnée, dont la vérité se révèle à tous ceux qui ont rêvé dans leur jeunesse l’indépendance absolue, le détachement de toutes choses, est devenue entre les mains de M. Feuillet une donnée poétique. Pour la développer, il s’est contenté de trois personnages. Thomas Rouvière, qui a fait le tour du monde, retrouve, après trente-cinq ans d’absence, un de ses compagnons de jeunesse, un camarade de collège, Dupuis, qui n’a pas quitté sa famille, et s’est résigné au labeur de chaque jour pour élever sa fille et la doter ; quinze ans de notariat étaient d’abord la limite suprême de son courage ; l’éducation de sa fille est venue lui imposer de nouveaux sacrifices, et maintenant il achève en paix sa vie près de sa compagne fidèle, qu’il n’a jamais quittée. Rouvière, assis à la table de son vieil ami, raconte ses voyages, et le notaire de Saint-Sauveur-le-Vicomte écoute d’une oreille avide ces merveilleux récits. La cloche du village sonne l’Angelus, Mme Dupuis se lève et part pour l’église. Les deux amis demeurés seuls épanchent plus librement leurs pensées. Dupuis, qui a donné au notariat les plus belles années de sa vie, rougit de son ignorance, de ses habitudes casanières. Exalté par les récits de son camarade, il conçoit le projet de s’émanciper et de courir le monde à son tour ; mais comment annoncer à sa femme un projet si hardi ? Il a beau vanter son courage, il n’oserait jamais affronter l’étonnement et la douleur de Mme Dupuis. Rouvière, en ami dévoué, prend sur lui tous les embarras d’une telle révélation. Il attendra de pied ferme la matrone de Saint-Sauveur-le-Vicomte, et lui annoncera pour le soir même le départ de son mari. Pendant qu’il expliquera de son mieux la nécessité de ce voyage inattendu, Dupuis fera sa malle.
Tout s’accomplit de point en point selon les termes du traité. Mme Dupuis revient de l’église et se trouve seule avec Rouvière. Aux premières paroles qu’il lui adresse, elle ne répond d’abord que par l’incrédulité ; puis, quand le doute ne lui est plus permis, quand l’évidence a dessillé ses yeux, elle fond en larmes ; elle n’accuse pas son mari d’ingratitude, elle n’accuse qu’elle-même et la médiocrité de son intelligence. Plus d’une fois déjà elle s’était demandé si le bonheur qu’elle ressentait était un bonheur partagé. Puisque son mari veut partir, puisqu’il a besoin de distractions, puisque l’affection de sa vieille compagne ne lui suffit pas, sa défiance était légitime, elle avait raison de s’inquiéter : elle était seule heureuse. Qu’il parte donc pour un an, pour deux ans, qu’il revienne au logis après avoir demandé à l’agitation les joies que le repos n’a pu lui donner : elle souffrira sans doute, mais elle souffrira sans se plaindre, car elle se rend justice, et comprend qu’elle est trop peu de chose pour remplir la vie de son mari. En parlant de sa douleur et de sa résignation, elle se révèle sous un aspect tout nouveau. La matrone dévote qui tout à l’heure semblait étrangère à toute émotion, qui recommandait ses confitures et son macaroni, et demandait grâce pour les importunités de sa chatte, grandit et se transfigure. Elle trouve, pour l’expression de ses regrets et de sa soumission à la volonté divine, des accens qu’un poète ne désavouerait pas. Rouvière, après lui avoir résisté en esprit fort, en essayant de la railler, se laisse attendrir. Il s’étonne, il admire, il ose à peine insister sur l’accomplissement du projet que sans lui Dupuis n’aurait jamais conçu. Le vieux notaire reparaît avec sa malle faite. Les chevaux sont attelés. Tout est prêt pour le départ des deux amis, quand tout à coup Rouvière jette les yeux sur un calendrier. À pareille époque, le 12 janvier, il y a cinq ans, il était seul dans une chambre d’auberge, à Peschiera, et voyait la mort approcher ; trop faible pour parler, il sentait l’abandon dans toute son amertume. Au pied de son lit, un prêtre agenouillé murmurait des prières ; à son chevet une vieille femme, un jeune médecin, tous deux également indifférens, s’entretenaient à voix basse ; pas une larme, pas un regret. Ce cruel souvenir est demeuré dans sa mémoire, et ne s’effacera jamais. Cette mort solitaire, loin des siens, loin de ses amis, lui est apparue comme un châtiment providentiel. Il n’a vécu que pour lui-même, il n’a connu ni le devoir, ni le dévouement : n’est-il pas juste qu’il meure oublié de tous ? L’entretien une fois amené sur ce terrain, tout projet de voyage s’évanouit bientôt. Rouvière ne songe plus à enlever son vieil ami, et achèvera ses jours à Saint-Sauveur-le-Vicomte. Il prendra sa part de bonheur et de repos au foyer domestique, et quand la mort viendra frapper à sa porte, il aura, pour lui fermer les yeux, la main d’un ami.
Certes on ne peut nier que l’épreuve imposée à ces trois personnages ne soit habilement conçue. Tous les sentimens sont vrais, toutes les pensées sont faciles à justifier. Rien d’inutile, rien d’artificiel. Tous ceux qui ont connu tour à tour la solitude et l’agitation s’associent à l’émotion de Rouvière. La honte et l’embarras de Dupuis en face du voyageur sont dessinés d’après nature, et l’auteur a su éviter toute exagération. Il n’y a rien d’inutile, tout est vrai, et pourtant il est permis de reprocher à M. Feuillet d’avoir circonscrit dans des limites trop étroites le développement poétique de sa pensée. Sans accroître beaucoup le nombre des personnages, il pouvait rendre l’épreuve plus difficile pour Dupuis, et retarder la conversion de Rouvière. À coup sûr, je n’entends pas plaider ici la cause de l’immobilité. Il me paraît impossible de connaître la mesure de son intelligence en n’abandonnant jamais la vue de son clocher. Cependant la vie casanière engourdit nos facultés, le mouvement sans trêve et sans but laisse dans l’âme une mélancolie profonde. Je trouve donc que Rouvière, après avoir tant couru, a cent fois raison de se reposer. Je crois seulement que Dupuis, qui n’a pas bougé depuis trente-cinq ans, qui n’a pas même réalisé le rêve unique de sa jeunesse, qui a nourri si longtemps l’espérance de voir les Pyrénées et n’a pas contenté son envie, devrait embrasser avec plus d’ardeur le projet imaginé par son vieux camarade. Il sent qu’il s’est rouillé, que son intelligence s’est appauvrie, engourdie dans une suite de journées toujours pareilles, toujours prévues. Je ne pense pas me tromper en affirmant que M. Feuillet pouvait traiter plus largement cette donnée, dont je reconnais d’ailleurs l’importance morale, ou plutôt c’est en raison même de son importance qu’elle me paraissait mériter un cadre plus étendu. Le Village est une esquisse charmante. Quelques développemens en eussent fait un tableau qui, au lieu de plaire et d’émouvoir doucement, eût dominé la foule.
L’opinion que j’exprime ici trouvera sans doute plus d’un contradicteur. Ce que j’appelle timidité sera pour bien des gens une preuve de sagesse. Tandis que je reproche à M. Feuillet de n’avoir pas fait tout ce qu’il pouvait faire, de n’avoir pas traité assez hardiment la donnée gracieuse qu’il avait choisie, d’autres lui sauront bon gré de sa réserve. Il est certain que la sobriété dans les développemens, lors même qu’elle est poussée à l’excès, mérite l’approbation des hommes de goût Ne rien dire de trop, ne dit-on pas tout ce qu’il faut, est aujourd’hui un signe d’originalité. Demeurer vrai, et, par crainte de la prolixité, ne pas montrer la vérité sous toutes ses faces, est sans doute un mérite qui ne court pas les rues. Je ne m’étonne pas que le Village soit accepté par le plus grand nombre des spectateurs comme une œuvre complète : sans partager cet avis, je n’y vois rien d’inattendu ; mais comme les données vraies deviennent plus rares de jour en jour, comme on rencontre plus souvent le talent que la sincérité, on me pardonnera de souhaiter chez M. Feuillet un peu plus de hardiesse. Il observe avec diligence, il dessine avec finesse. C’en est assez pour obtenir le suffrage des hommes de goût. S’il tentait de peindre au lieu d’esquisser, j’aime à croire qu’il resterait sincère, et ne se laisserait pas séduire par les ruses du métier. Nous avons parmi nous des écrivains habiles qui savent tirer parti du sujet le plus indigent. M. Feuillet, qui manie notre langue avec élégance, se défie trop des ressorts dramatiques. Pour laisser à sa pensée toute sa valeur, toute son évidence, il évite avec soin, je dirais volontiers avec obstination, tout ce qui pourrait ressembler à de l’adresse. Le Village, qui me suggère ces réflexions, traité selon la méthode accréditée aujourd’hui, n’offrirait sans doute plus le même intérêt ; mais M. Feuillet a trop bien prouvé la délicatesse de son esprit pour que nous redoutions de sa part l’emploi des incidens vulgaires.
Je n’insisterais pas sur l’extrême simplicité du Village, si l’auteur n’était à mes yeux un des écrivains les mieux méritans de la littérature contemporaine. Malgré la bienveillance que le public lui a toujours témoignée, malgré l’accueil empressé fait à ses premiers débuts, il n’a jamais gaspillé son talent. Il n’improvise pas, n’abandonne rien au hasard. Tandis que tant d’esprits heureusement doués s’énervent en se prodiguant, il médite lentement chacune de ses œuvres, et ne cherche pas à les multiplier sans mesure. Il appartient à une famille littéraire qui n’est pas nombreuse, où le contentement de soi-même, le respect de la dignité personnelle passent avant la popularité. Sans renoncer à ces traditions excellentes, il pourrait, je n’en doute pas, nous offrir sa pensée sous une forme plus savante. Les habiles qui n’ont que de l’habileté, qui ne prennent pas le temps d’observer, ou ne savent pas lire au fond des caractères, mettent l’étonnement au-dessus de la vérité. M. Feuillet, qui possède un regard pénétrant, un esprit droit, ne tient pas assez de compte des artifices légitimes de l’invention dramatique. Quand il tient une donnée vraie, il néglige trop souvent d’exciter l’attention en inquiétant l’esprit des spectateurs. Il laisse deviner trop facilement le but qu’il se propose et la route qu’il suivra. Dans la composition de ses ouvrages, il pousse la loyauté jusqu’à l’indiscrétion. Chacun sait si bien où il va, par quel sentier il passera, que parfois l’auditoire devine les paroles qui ne sont pas encore prononcées. Quand je dis les paroles, je vais trop loin peut-être, car l’auteur du Village écrit d’un style qui lui appartient ; mais on devine au moins quelques-unes de ses pensées. Il ne tiendrait qu’à lui de concilier la curiosité, l’inquiétude de l’auditoire avec l’étude des caractères, l’analyse des sentimens et la vérité de l’action.
Les débuts de M. Rouvière dans Britannicus et de M. Lafontaine dans le Cid, sont venus confirmer bien tristement ce que nous disions, il y a quelques semaines, des prétentions familières aux comédiens. M. Rouvière a voulu rajeunir le rôle de Néron, M. Lafontaine a tenté de transformer le rôle du Cid. Tous deux ont eu la prétention de révéler au public le sens ignoré jusqu’ici des personnages qu’ils étaient appelés à représenter. On pourrait s’égayer de leur déconvenue, si l’erreur qu’ils ont commise était un fait isolé ; mais dans la profession qu’ils ont embrassée, cette erreur est si fréquente, qu’elle ne peut s’expliquer que par une épidémie d’orgueil, et c’est pour la société moderne un triste symptôme que les comédiens s’attribuent le droit de refaire à leur guise les œuvres de Corneille et de Racine. Personne n’avait encore compris Néron et don Rodrigue. Depuis deux cent vingt ans, le Cid était demeuré lettre close. M. Lafontaine s’est chargé de nous l’expliquer. Les hommes studieux qui ont lu le Romancero croyaient follement que don Rodrigue était doué d’un caractère ardent, chevaleresque, et même un peu vantard. Ils ne mettaient pas en doute la grandeur de ses sentimens, mais s’accordaient à reconnaître en lui un peu d’emphase. M. Lafontaine est venu dessiller leurs yeux, et leur montrer qu’ils n’avaient pas même entrevu la vérité. Que les hommes studieux s’humilient et confessent leur ignorance ! Il y a dans la révélation que nous signalons quelque chose de tellement inattendu, de tellement victorieux, qu’il n’y a pas moyen d’engager la discussion avec le nouveau don Rodrigue. Pour comprendre Corneille, on s’en tenait à Corneille, ou bien on remontait jusqu’aux chants populaires qu’il avait lui-même indiqués comme la donnée primitive de sa composition, jusqu’à Guilhen de Castro, qui lui a fourni plusieurs scènes. M. Lafontaine est venu donner à cette question, qui semblait épuisée, un aspect tout nouveau. C’est à Florian qu’il s’est adressé pour pénétrer le sens de Corneille. C’est avec le secours de Némorin qu’il a deviné le vrai caractère de don Rodrigue. Jamais comédien n’établit plus franchement son indépendance absolue, jamais l’autorité de la tradition ne fut répudiée avec plus d’éclat et de hardiesse. Voyez pourtant l’ingratitude et l’aveuglement du public : le sens imprévu que M. Lafontaine prête à Corneille n’a pas été accepté. On a traité cette hardiesse de témérité, de présomption. On s’est récrié, on a prétendu que don Rodrigue et Némorin n’étaient pas du même sang, n’appartenaient pas à la même famille. M. Lafontaine, qui a donné au Gymnase-Dramatique des preuves nombreuses de son intelligence, a sans doute d’excellentes raisons pour chercher dans Florian l’explication de Corneille. Je regrette qu’avant de produire sur la scène l’interprétation qu’il a imaginée, il ait négligé d’énumérer les motifs qui l’ont décidé : ce que nous prenons pour un paradoxe deviendrait peut-être une vérité de l’ordre le plus élevé. En attendant qu’il descende jusqu’à nous, la confusion est notre partage. Nous avons beau compter par centaines des contradicteurs du nouveau don Rodrigue, nous ne sommes pas sûr qu’il n’ait point raison. L’esprit moderne est inventif, et depuis cinquante ans nous avons vu se produire tant de découvertes !
Néron sous les traits de M. Rouvière n’étonne pas moins que le Cid sous les traits de M. Lafontaine. Racine n’a pas à se plaindre, il est rajeuni aussi librement, aussi hardiment que Corneille. Néron ainsi compris mérite vraiment le nom de création. On a beau lire et relire la tragédie écrite en 1669, interroger Tacite et Suétone, on ne trouve rien de pareil ; mais de quel droit nous plaignons-nous ? Un comédien vulgaire, après avoir étudié l’œuvre du poète, se serait contenté de rechercher dans l’histoire le type des sentimens qu’il avait à exprimer. C’est ainsi que procédait Talma. Depuis la mort de cet acteur trop vanté, tout est bien changé. Les comédiens pénétrés de la grandeur de leur mission se placent au-dessus du poète, au-dessus de l’historien ; éclairés et guidés par un rayon mystérieux que personne n’entrevoit à moins d’être initié, ils marchent d’un pas résolu vers un but inaperçu de tous. C’est ainsi que M. Rouvière vient de nous révéler un Néron ignoré de Racine, de Tacite et de Suétone. Grâces lui soient rendues pour l’invention de ce personnage ! En récitant les vers écrits depuis cent quatre-vingt-sept ans, il a trouvé moyen de nous intéresser, de nous distraire, comme l’eût fait un acteur chargé de réciter des vers inédits. Talma, se plaint servilement à l’intention apparente de l’auteur, faisait du rival, du meurtrier de Britannicus un personnage contenu, longtemps maître de lui-même, dont la colère semblait d’autant plus terrible qu’elle éclatait comme la foudre dans un jour d’été. M. Rouvière a choisi une route plus hardie. Il a brisé le masque immobile dessiné par un historien trop crédule, et copié par un poète trop docile. Le nouveau Néron tantôt rêve comme Hamlet, tantôt s’agite comme Othello. L’auditoire, je dois le dire, a traité M. Rouvière avec autant de rigueur que M. Lafontaine. Le nouveau Néron n’a pas été mieux accueilli que le nouveau don Rodrigue. L’intelligence publique n’est pas encore assez avancée pour comprendre et pour accepter de telles révélations.
GUSTAVE PLANCHE.
DODICI NOVELLE di Giulio Carcano[1]. — M. Carcano est l’auteur de quelques romans distingués dont la Revue a déjà eu à s’occuper[2]. Dans le recueil de récits qu’il vient de publier sous ce titre : Dodici Novelle (douze nouvelles), on le retrouve avec les qualités et les défauts qui ont déjà été signalés. M. Carcano, comme la plupart des écrivains italiens de nos jours, ignore trop cet art de la composition que possèdent si bien la plupart de nos romanciers et de nos conteurs, même ceux à qui toutes les autres qualités manquent le plus. D’ordinaire ses nouvelles présentent une suite de tableaux détachés et non une suite d’événemens qui préparent et amènent le dénoûment désiré ou redouté du lecteur. Et cependant presque toutes ont un charme réel. C’est qu’en dépit des négligences de la composition, chacune des scènes qui passent devant nos yeux est vivante et vraie. Les convictions profondes qui animent le romancier se montrent à chaque page et donnent la couleur et la vie à tout ce qu’il écrit. La passion lui rend un autre service qu’elle rend à ceux qu’elle possède quand elle est véritable : elle l’empêche de rechercher les petites habiletés de détail ; elle le préserve du faux et du maniéré, et lui donne ce que j’appellerais volontiers un style d’honnête homme.
M. Carcano aime d’abord et avant tout sa patrie, cette Lombardie si belle, si riche et si malheureuse. La peinture des merveilleuses campagnes qui entourent Milan revient à chaque instant dans tous ses ouvrages, et toujours il trouve de nouvelles collines mollement ondulées à nous décrire, de nouveaux horizons resplendissans de soleil à nous faire admirer. Il est si heureux, si fier de la beauté royale de ce pays dont il nous fait les honneurs, que nous l’écoutons toujours avec plaisir, presque avec envie, sans songer qu’il se répète. Il est si bien italien que toute importation d’une mode, d’une habitude, d’un goût emprunté à d’autres peuples lui est odieuse. Sans cesse il poursuit de ses railleries ceux de ses compatriotes qui prennent un mot ou la coupe d’un vêtement à la France ou à l’Angleterre. Parfois son dépit l’inspire heureusement ; mais il pousse un peu trop loin la haine de l’introduction des modes étrangères. Le personnage ridicule ou odieux de chacune de ses nouvelles porte toujours des cravates faites à Paris ou des habits baptisés d’un nom anglais. Les traîtres de ses contes s’habillent à la française aussi invariablement que ceux de nos anciens mélodrames s’enveloppaient d’un grand manteau couleur de muraille. La plupart de ces portraits sont écrits avec uns verve de dépit spirituelle ; mais cette obstination à faire de