Revue des Romans/Ernest Desprez

Revue des Romans.
Recueil d’analyses raisonnées des productions remarquables des plus célèbres romanciers français et étrangers.
Contenant 1100 analyses raisonnées, faisant connaître avec assez d’étendue pour en donner une idée exacte, le sujet, les personnages, l’intrigue et le dénoûment de chaque roman.
1839
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DESPREZ (Ernest).


UN ENFANT, 3 vol. in-8, 1833. — Sous ce simple titre, l’auteur nous raconte une des plus touchantes histoires d’amour maternel. Louise, pauvre jeune fille élevée à la maison royale de Saint-Denis, quitte son riche pensionnat pour rentrer dans une pauvre maison de la rue Bourbon-Villeneuve, où elle ne tarde pas d’être remarquée par Gustave, jeune et joyeux oisif du café de Paris ; la mère de Louise dispute à l’étranger tant qu’elle peut le cœur de sa fille ; mais à la fin l’étranger l’emporte, la mère succombe. Louise appartient à Gustave, qui torture à plaisir le cœur de cette pauvre fille abandonnée à elle-même ; il l’aime aujourd’hui, il ne l’aime plus le lendemain, il l’aimera un peu le jour suivant ; trop heureuse encore, la triste Louise, que Gustave patiente jusqu’à ce que la pauvre enfant soit mère à son tour ! Alors, dans l’esprit du jeune homme la jeune femme est tout à fait perdue ; ce n’est plus elle, il ne la connaît plus, il n’en veut plus ; il a eu d’elle tout ce qu’il voulait : un enfant, une petite fille ; Gustave fuit en Italie avec son enfant. Que devient Louise ? elle tombe du haut de son égarement dans ce vice de deuxième degré ; elle vit avec des femmes de plaisir, avec des jeunes gens de plaisir, au milieu des plaisirs ; après quoi arrive la misère stupide, la misère en vices habiles. Il y a toutefois un moment dans la vie de cette femme perdue où tout à coup, sans transition, elle s’élève à toute la hauteur de la vertu. Ce moment, très-dramatique et très-inattendu, est celui où Louise, qui croit son enfant mort, le retrouve tout à coup, frais, joli, paré et folâtre dans le jardin des Tuileries ; la mère presse l’enfant contre son cœur à perdre haleine ; l’enfant a peur de sa mère. Gustave, voyant son enfant découvert, l’enlève une seconde fois. Mais Louise suit pas à pas les traces de sa fille, bien loin, jusqu’en Flandre, à pied, dans la poudre du chemin, sous le soleil qui la brûle ; elle arrive, voit sa fille qui joue dans la cour du château, elle lui tend les bras ; l’enfant s’enfuit. Que de peine elle se donne pour apprivoiser ce timide enfant, pour en obtenir un sourire ; les tourments de cette mère sont affreux. Mais quand enfin la petite fille lui a dit : Je t’aime, elle oublie tous ses tourments. La dernière page est terrible. Gustave revient, la mère s’enfuit avec sa fille, et dans la lutte qui s’ensuit, le petit enfant est étouffé.

LES FEMMES VENGÉES, 2 vol. in-8, 1834. — Ce roman offre deux singularités : il défend les femmes, que presque tous les romans nouveaux attaquent, et est écrit dans la forme épistolaire. Rien de commun, rien de trivial dans ce roman ; l’apologie des femmes ne s’y présente pas avec cette candeur de bonhomie, avec cette niaiserie d’enthousiasme qui compromettent plus de causes qu’elles n’en gagnent. Les premières lettres entrent en matière sans avoir l’air d’y entrer ; elles ont bien l’incohérence, le décousu d’une correspondance véritable. Peu à peu la question se pose nettement, l’acte d’accusation contre les femmes est dressé ; mais leur défense n’arrive pas en masse et tout à coup ; on la désire, on la devine, on l’entrevoit par échappées, on la suit par éclairs, jusqu’à ce qu’enfin, et seulement vers la conclusion du livre, elle se produise avec une évidence plus lumineuse que le jour. — La fable des Femmes vengées est simple ; les événements ne s’y pressent pas, mais les scènes délicieuses y abondent. Henri P***, le héros du livre, aime Marie, mais il s’en défie plus encore. Venu de Paris en Auvergne avec ces préventions contre les femmes trop communes dans notre société blasée, il voit sa cousine, la juge insensible, ignorante, froide, frivole, et s’attache pourtant à elle malgré ses défauts, et, qui sait, peut-être à cause de ces défauts. Mme Cambon, tante de Henri, mariée à un octogénaire, aimant son neveu sans se l’avouer, cherchant à fuir son propre cœur, désire qu’un mariage ait lieu entre les cousins ; elle envoie son amie Mme de Montalte, autant comme espion que comme intermédiaire ; Mme de Montalte, arrivée avec son fils chez le père de Marie, observe tout d’une façon si prévenue, qu’au lieu de deviner l’amour réel de Marie pour Henri, elle s’imagine que la jeune fille a du goût pour son fils Armand. De là naît un imbroglio plein de charme et de vérité. Henri quitte le château, désespéré d’une inconséquence de Marie dont il est témoin ; il va visiter l’Espagne, dont les femmes ne lui rappellent Marie que par le contraste. Presque guéri de son amour, il repasse les Pyrénées et arrive à point nommé pour empêcher un mariage de raison entre Marie et Armand. — Rien n’est divin comme les trois principales figures de ce livre ; toutes les trois obéissant à l’instinct d’une angélique nature, se dévouant et combattant par pudeur, par noblesse et par raison : Marie cachant son amour sous un sentiment de modestie bien placé ; Mme Cambon dominant le sien de toute sa force et de toute sa vertu d’épouse ; Mme de Montalte couvrant les fautes de son mari d’un divin pardon de femme et de mère. Existences tourmentées toutes les trois, mais portant si bien la douleur, riant si bien dans le martyre, si concentrées, si résignées, que rien d’humain ne semble être en elles, et qu’on est plutôt tenté de les admirer que de les plaindre.