*OURIKA, in-12, 1824. — Dans cet ouvrage, madame la duchesse de Duras s’est attachée à peindre la situation d’une jeune fille qui, dans une complète ignorance des mœurs et des usages de l’Europe, s’abandonne avec toute la candeur de l’innocence au charme d’un sentiment dont elle ne connaît la puissance que lorsqu’il ne lui est plus possible d’en triompher. Simple et naïve, mais née sous un climat brûlant, la pauvre Ourika s’abuse sur la nature de l’intérêt qu’elle inspire. Les soins touchants dont elle est l’objet, ces caresses dont on l’entoure, ce langage affectueux du grand monde, si nouveau pour elle, tout prend à ses regards les couleurs de la passion qui la consume ; artisan de son propre malheur, ingénieuse à se tromper, l’infortunée se complaît à traduire dans la langue de l’amour ces mots bienveillants échappés à la tendre amitié, et l’espoir, qui lui verse à pleines mains les illusions mensongères de l’avenir, étend un voile perfide sur le précipice ouvert sous ses pas. Tout rit à la pauvre Ourika ; mais quand le moment fatal est venu, quand la vérité s’offre à elle dans toute son étendue, le trait cruel qui porte la lumière au fond du cœur de l’infortunée retentit douloureusement dans l’âme du lecteur ; il ne peut refuser une larme à cette jeune fille, bonne, aimante, sensible, que l’imagination dépouille si facilement des couleurs de son pays natal pour la revêtir des formes séduisantes de nos jolies Françaises : Ourika cesse d’être noire à la lecture, et voilà pourquoi on s’intéresse si vivement à son sort. Amenée du Sénégal en Europe à l’âge de deux ans, cette jeune négresse est élevée avec soin dans une famille fort riche ; admise dans l’intimité d’une grande dame, qui la traite comme son amie et comme sa propre fille, elle s’habitue de bonne heure à chérir le fils unique de cette dame, Charles, qu’elle croit aimer seulement comme un frère, et pour lequel elle éprouve sans le savoir un sentiment plus tendre. Lorsque l’amour et l’hymen donnent à Charles pour compagne la jeune et charmante Anaïs, cette union devient pour la triste Ourika le sujet d’une douleur intérieure, profonde et amère, mêlée d’envie et de remords. La jeune négresse voit l’image d’une félicité qu’elle ne doit jamais connaître : sans parents, sans amis, jetée dans un monde où personne n’a besoin d’elle ; ne pouvant verser ses peines dans un âme qui soit disposée à les comprendre et à les partager ; seule et abandonnée sur la terre ; frappée d’une sorte de proscription morale par le préjugé qui s’attache à sa couleur, elle est comme étrangère à la race humaine, elle est condamnée à la privation de tous les besoins du cœur. Tout est en harmonie dans le sort de ceux qui l’environnent ; tout est désaccord dans le sien. Elle se décide à quitter le monde et à se faire religieuse ; enfin, elle succombe à la fin de l’automne à une maladie de langueur, après avoir raconté au médecin appelé pour la soigner, et qui avait gagné sa confiance, l’histoire de ses malheurs. Cette situation et les longs et violents chagrins dont Ourika meurt victime, ont quelque chose de déchirant et de terrible.
*ÉDOUARD, 2 vol. in-12, 1825. — Édouard est le fils d’un avocat célèbre de Lyon, qui a été assez heureux dans sa jeunesse pour sauver, dans un procès fameux, la fortune et l’honneur du maréchal d’Olonne. Les rapports où les avait mis cette affaire avait créé entre le maréchal et le père d’Édouard une amitié qui depuis trente ans ne s’était jamais démentie. Édouard étant destiné au barreau, son père le conduisit à Paris, et descendit avec lui chez son beau-frère, M. d’Herbelot, fermier général, dont la maison est le rendez-vous de tous les plaisirs que le luxe procure. Présenté par son père, Édouard fut admis chez le maréchal d’Olonne, où, quoique jeune, il se plaisait à assister aux entretiens sérieux qui remplissaient souvent une partie des soirées que l’on passait à l’hôtel. Un charme plus puissant l’attirait encore dans la demeure du maréchal ; ce digne vieillard avait auprès de lui sa fille, Mme la duchesse de Nevers, veuve à vingt ans d’un mari qu’elle avait épousé à douze, après l’avoir trouvé chez le notaire et quitté à l’autel. La duchesse était une femme accomplie qui, à la finesse de l’esprit, à la simplicité du cœur, joignait la dignité du maintien à la bienveillance des manières. Édouard fut frappé de ces perfections, et le premier jour où il aperçut cet ange terrestre décida de sa vie ; il le sentit, et n’eut pas la force de combattre un sentiment dont il ne pouvait rien espérer. L’amitié du maréchal, la bienveillance de la duchesse, les égards que lui témoignaient toutes les personnes de la société de M. d’Olonne, ne lui avaient point fermé les yeux sur la distance qui le séparait de son illustre protecteur ; il ne se faisait aucune illusion sur les suites d’un amour que devait sans cesse ignorer celle qui l’avait fait naître. Édouard eut un instant l’idée de fuir le danger au lieu de le braver ; mais un événement cruel rendit cette disposition inutile. Son père mourut dans ses bras ; les premiers mots du maréchal furent ceux-ci : « Mon cher Édouard, il vous reste encore un père ! » et, dès ce moment, l’illustre guerrier s’occupa d’en remplir les devoirs sacrés. Édouard avait voulu fuir Mme de Nevers, il devint son commensal ; il cherchait à l’oublier, et les occasions de la voir, de l’admirer, se multiplièrent. Dès lors il dut se résigner à l’aimer ; il lui sembla que c’était accomplir sa destinée. Deux jeunes seigneurs prétendaient à la main de Mme de Nevers ; le duc de L. et le prince d’Enrichemont ; mais aucun d’eux n’avait fait impression sur le cœur de la jeune duchesse. Nous passons sous silence une foule de détails charmants où les progrès de la passion d’Édouard sont tracés avec une brûlante énergie, où la tendresse naissante de Mme de Nevers pour le jeune avocat est indiquée avec un art et une grâce parfaite. Vaincu par l’excès des souffrances qui marquent chacun de ses jours, Édouard se décide à ouvrir son cœur à celle qui règne en souveraine sur lui ; amené à ses pieds par une de ces résolutions désespérées dont on semble attendre son salut ou sa perte inévitable, il s’avoue coupable d’un amour qu’il regarde comme une offense ; après lui avoir dit : « Je n’espère rien, je ne demande rien, je sais trop bien que je ne puis être que malheureux, il ajoute : Dites-moi seulement que si le sort m’eût fait votre égal, vous ne m’eussiez pas défendu de vous aimer. — Pourquoi ce doute ? dit à Édouard la duchesse. Ne savez-vous pas que je vous aime ? Nos deux cœurs se sont donnés l’un à l’autre en même temps ; je ne me suis fait aucune illusion sur la folie de cet attachement ; je sais qu’il ne peut que nous perdre, mais comment échapper à sa destinée ? Résolue à vous fuir, j’ai cherché la distraction dans un monde où j’étais sûre de ne pas vous trouver ; mais je ne conduisais que ma personne au bal, la meilleure moitié de moi-même restait avec vous… Édouard, je vous ai dit ce que je ne voulais pas vous dire ; nous ne savons que trop bien ce qui est au fond de nos cœurs ; ne nous voyons plus seuls. » On pense bien que, malgré la défense, Édouard trouva l’occasion d’entretenir encore Mme de Nevers, et de lui peindre tous les tourments dont il était dévoré. La jeune duchesse, touchée de la violence de ses peines et de la sincérité de son attachement, lui offre sa main. Édouard confus, atterré de cette preuve d’amour, la refuse. « Je ne puis, dit-il, changer l’éclat de votre rang contre mon obscurité, vous faire porter un nom inconnu ! » Quoiqu’il y ait un certain héroïsme à faire le sacrifice de son propre bonheur, Mme de Nevers nous paraît encore plus grande quand elle propose sa main à Édouard, que lorsque celui-ci la refuse ; rien ne coûte à la jeune duchesse pour la félicité de son amant ; elle s’immole à son bonheur ; elle ne voit que lui, ne respire que pour lui ; le monde n’est déjà plus rien pour elle ! Cependant un temps viendra, et il n’est pas éloigné, où le monde la punira de ses dédains ; la malignité soulèvera le voile léger qui cache les sentiments des deux amants, que l’innocence de leur amour et la pureté du lien qui unit leurs âmes rend moins prudents. Les grossières félicitations du fermier général d’Herbelot ont commencé d’instruire Édouard des propos que la calomnie répand sur la plus vertueuse des femmes ; la légèreté du duc de L. achève de lui prouver que cet amour dont il n’a pu se rendre maître est devenu le sujet des railleries de la capitale. De quelle douleur Édouard est pénétré ! il n’a point voulu épouser Mme de Nevers pour garantir sa réputation de la médisance, et elle se trouve livrée sans défense à toutes les horreurs de la calomnie ; et pour comble de maux, on lui interdit jusqu’à la faculté de venger l’honneur de celle qu’il aime… — Cette partie du roman est surtout traitée avec un goût exquis. La scène d’Édouard et du duc de L., les reproches du maréchal d’Olonne, les adieux de la jeune duchesse, la résolution d’Édouard, qui va dans le nouveau monde chercher la mort, seul remède à ses souffrances, sont des tableaux déchirants, qui prouvent à la fois une grande connaissance du cœur humain et l’habitude d’exprimer avec la plus grande facilité, avec un rare bonheur d’expressions naïves, piquantes ou passionnées, les divers sentiments qui agitent notre vie. Le caractère de Mme de Nevers est tracé avec une délicatesse extrême, et soutenu avec une adresse admirable ; c’est un abrégé de la perfection.