VIE ET AVENTURES DE ROBINSON CRUSOÉ, traduit par Saint-Hyacinthe et Van Esseng, 3 vol. in-12, 1720-21, ou 3 vol. in-8, 1799. — Le prototype de Crusoé, Alexandre Selcraig, qui changea son nom en celui de Selkirk, était né à Largo, dans le comté de Fife, en 1676. Son père le traitait avec une sévérité que l’irrégularité de sa conduite justifiait. Il s’embarqua, déserta, s’enrôla dans une troupe de boucaniers des mers des Indes, revint en Écosse, et, s’ennuyant de vivre à terre, il repartit avec Dampierre pour les mers du Sud. Le capitaine Stralding, commandant du vaisseau à bord duquel se trouvait Selkirk, était obligé de le châtier fréquemment ; le matelot réfractaire résolut d’échapper à toute discipline. Pendant une relâche du navire à l’île de Juan-Fernandez, il se cacha dans les bois, laissa partir le vaisseau, et vécut seul dans son île. Il y passa quatre années et quatre mois. En 1709, le capitaine Rogers le trouva dans cette île, devenue son domaine et son royaume, le prit à son bord, et le ramena en Angleterre, où Steele, Daniel de Foé, et plusieurs hommes remarquables de ce temps s’empressèrent de l’interroger sur sa vie sauvage. Steele fit de ses aventures un article du Talter, et on avait déjà publié cinq narrations différentes de son séjour dans l’île de Juan-Fernandez, lorsque de Foé, couvant, pour ainsi dire, ces matériaux grossiers et les échauffant de sa verve créatrice, en fit Robinson Crusoé, roman qui jamais ne fut moins roman, beau et simple livre où l’on voit les facultés de l’homme se développer naturellement dans une situation désespérée, sous les inspirations du bon sens ; livre où tout paraît vrai, incidents, conversations et personnages. Robinson Crusoé fut refusé par tous les libraires de Londres, et il n’aurait pas trouvé d’éditeur si un ami de Daniel n’eût intercédé pour que William Taylor voulût bien payer dix livres sterling ce manuscrit méprisé !
Cet ouvrage, véritablement populaire et national en Angleterre, a été traduit dans toutes les langues de l’Europe. Il est la lecture chérie de l’enfance et de la première jeunesse, dans toutes les familles qui ne sont pas condamnées à une ignorance absolue. Quelle lecture en effet est plus appropriée aux goûts et aux besoins du jeune âge ! Elle le captive, le charme par l’intérêt tour à tour terrible et touchant des situations, et par le merveilleux naturel des aventures ; elle ouvre, étend ses idées, et surtout provoque ses réflexions sur les notions légères, mais assez fidèles qu’elle lui donne sur les arts mécaniques, la navigation, le commerce, l’étendue du globe, la variété des climats, etc., etc. Le suffrage des esprits les plus élevés n’a pas manqué à cet ouvrage amusant et si instructif à la fois. Rousseau, l’ennemi des livres, lui qui voulait qu’on les éloignât des mains de l’enfance, Rousseau fait grâce à celui-ci : « Robinson, dit-il, sera le premier livre que lira mon Émile ; seul il composera toute sa bibliothèque, et il y tiendra toujours une place distinguée. Il sera le texte auquel tous nos entretiens sur les sciences naturelles ne serviront pas de commentaires. Il servira d’épreuve durant nos progrès à l’état de notre jugement, et tant que notre goût ne sera pas gâté, sa lecture nous plaira toujours. » Cette prédilection, cette préférence exclusive de l’auteur d’Émile n’a rien qui doive surprendre ; Robinson, privé de toute compagnie et de toute assistance, n’ayant qu’une théorie superficielle et confuse des arts qui satisfont aux premiers besoins de la vie, rassemblant toutes ses facultés intellectuelles et physiques pour appliquer à des usages multipliés le petit nombre des matières informes que la nature a placées autour de lui, et obligé de recommencer en quelque sorte toute l’industrie humaine, en remontant presque aux essais souvent infructueux qui ont dû signaler son origine ; Robinson, disons-nous, est, à quelques circonstances près, le même personnage qu’Émile. — Si, parmi nous, un écrivain tel que Rousseau s’est montré sensible à ce point au mérite des Aventures de Robinson, on peut croire que la vanité nationale des Anglais n’a pas laissé échapper cette occasion de faire valoir une de leurs productions littéraires les plus heureuses et les plus célèbres. Le plus impartial de leurs critiques, Hughes Blair, dans son Cours de rhétorique et de belles-lettres, dit : « Aucune fiction, en aucune langue, n’est mieux soutenue que celle des Aventures de Robinson Crusoé. En même temps qu’elle est conduite avec un air de vérité et de simplicité qui s’empare fortement de l’imagination de tous les lecteurs, elle offre une instruction très-profitable, en faisant voir tout le parti que l’homme peut tirer de ses facultés naturelles, pour surmonter les difficultés que lui présente une situation extraordinaire et presque désespérée. » L’éloge est complet et il est mérité. — Le plus grand charme des Aventures de Robinson consiste dans la naïveté singulière des récits, des réflexions, et, en général, du style. Le seul défaut qu’on puisse reprocher à ce livre, c’est que l’intérêt devient presque nul aussitôt que Robinson n’est plus seul. Cet intérêt était uniquement fondé sur la position extraordinaire d’un homme séparé du reste des vivants, aux prises avec tous les besoins, et n’ayant de secours à attendre que de lui-même. Du moment où il n’est plus seul, dès que Vendredi et bientôt après deux autres personnages viennent partager son sort, l’aider de leurs bras et de leur industrie, on devient presque indifférent au reste de ses aventures. L’intérêt finit entièrement à la délivrance de Robinson ; le reste est un supplément, un appendice presque ennuyeux, com posé d’événements vulgaires ; les aventures désastreuses ne manquent pas cependant dans la dernière partie ; mais, entouré d’hommes et de secours, quelle catastrophe Robinson peut-il essuyer qui approche, pour l’intérêt, de cette situation si simple et si terrible, où, après avoir passé quinze années dans son île, sans découvrir le moindre vestige d’homme, il aperçoit tout à coup sur le sable, au bord de la mer, l’empreinte de deux pieds nus !
On ne connaît guère en Europe, et même en Angleterre, des nombreux romans publiés par de Foé, que Robinson ; cependant, l’Histoire de Moll Flanders, les Mémoires du capitaine Carleton, la Vie de Roxane, l’Histoire d’un cavalier, le Colonel Jacques, et le Colonel Singleton, sont des ouvrages qui, pour la puissance dramatique, l’intense réalité des tableaux et la vigueur de l’intérêt, égalent au moins Robinson. C’est la courtisane, c’est le pirate, c’est l’escroc de Londres, c’est le gentilhomme royaliste, c’est l’aventurier de 1710, tous dépeints avec autant de fidélité, de vérité, de conscience que Robinson et Vendredi. Il y a dans la Vie du colonel Jacques des traits sublimes : l’analyse métaphysique du progrès fait par le colonel dans les voies du vol et du crime est d’autant plus admirable que tout y est simple, que l’on comprend admirablement cette pente qui l’entraîne, qu’on s’y associe malgré soi.