Revue de métaphysique et de morale/1914/Supplément 5

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(No DE NOVEMBRE 1914 PUBLIÉ EN NOVEMBRE 1915)


LA PHILOSOPHIE DANS LES UNIVERSITÉS
(1915-1916)
FRANCE
Paris.
Collège de France.

Philosophie moderne : M. Bergson, professeur. M. E. Le Roy, suppléant. Mardi et jeudi à 5 heures. La critique moderne de la Science expérimentale et ses conséquences philosophiques.

Psychologie expérimentale M. P. Janet, professeur. Lundi et jeudi, à 1 heure trois quarts. Les tendances industrielles et la recherche de l’explication.

Faculté des Lettres de Paris.

Sociologie : M. E. Durkheim, professeur. Cours public : La philosophie sociale d’Auguste Comte, le mardi, à 3 heures. — Exercices pratiques pour les candidats à la licence : vendredi, 5 heures. — Science de l’éducation : Les grandes doctrines pédagogiques du XVIIIe et du XIXe siècle. Jeudi, 5 heures.

Histoire de la philosophie moderne : M. Lévy-Brühl, professeur. Cours réservé aux étudiants : le mardi, à 9 heures et quart et le jeudi, à 10 heures.

Philosophie et histoire de la philosophie : M. V. Delbos, professeur. Cours public : le mercredi, à 4 heures trois quarts : Les éléments originaux de la philosophie française. — Conférences : le mercredi, à 9 heures et quart. — Leçons d’explications en vue de la licence : le jeudi, à 3 heures.

Histoire de la philosophie ancienne : M. Robin, chargé de cours. Cours public : le mercredi à 2 h. 1/2. La philosophie antésocratique. Conférences le : jeudi à 2 h. La morale d’Aristote d’après l’Ethique à Nicomaque, le samedi à 5 h. La morale stoïcienne d’après Cicéron De finibus. III et IV (explication de textes).

Histoire de la philosophie dans ses rapports avec les sciences : M. G. Milhaud, professeur, traitera de Descartes dans le second semestre.

Philosophie : M. A. Lalande, professeur. Cours le : vendredi à 2 h. 12, Les sciences de la matière et les sciences de la vie. Conférences le lundi à 2 h. 1/2 et à 4 h.

Philosophie : M. H. Delacroix, maître de conférences. Cours : le samedi, à 4 heures : La psychologie française au XIXe siècle. — Conférences : le mardi, à 2 heures. — Leçons de psychologie (Les sentiments, la volonté, l’art, la religion) le mardi, à 3 heures. Leçons d’étudiants, corrections et dissertations, travaux pratiques.

Aix-Marseille.

M. Blondel, professeur. Cours public : La tâche de la philosophie à l’heure présente et nos devoirs intellectuels. — Première conférence : Aristote et Kant. Textes des auteurs inscrits au programme de licence et exercices pratiques. — Deuxième conférence : Théorie de l’être dans son rapport avec la théorie de la connaissance et la théorie de l’action.

Besançon.

Philosophie et histoire de la philosophie : M. Colsenet, doyen et professeur. Préparation à la licence et aux grades de l’enseignement primaire.

Bordeaux.

Science sociale : M. Gaston Richard, professeur. Sociologie : La dépopulation au point de vue national et social. Histoire de la philosophie sociale : Les notions de la cité et du droit dans la philosophie grecque et romaine. Explication des auteurs inscrits au programme de la licence. Exercices pratiques.

Histoire de la philosophie : M. Th. Ruyssen, professeur. Cours public : Grandeur et décadence de l’Idéalisme politique en Allemagne. Conférences de licence : 1o Explication des auteurs : Épictète, Lucrèce, Locke, Renouvier, A. Lange. 2o Travaux pratiques des étudiants.

Dijon.

Philosophie : M. Rey, professeur Cours : 1o Logique et méthode des sciences ; 2o Histoire et philosophie des sciences ; 3o Histoire de la philosophie moderne ; 4o Pédagogie générale.

Grenoble.

Philosophie : M. G. Dumesnil, professeur. Cours public : La pensée de l’Allemagne. — Conférences : Principes de philosophie française. Préparation à la licence. — Science de l’éducation : Principes de pédagogie française.

Lyon.

Philosophie : M. Goblot, professeur.

Pédagogie : M. Chabot, professeur. Conférence de morale pour la licence ; conférence de psychologie appliquée à l’éducation.

Montpellier.

Philosophie : M. Foucault, professeur. 1o Cours de psychologie : La perception des formes et des grandeurs ; 2o Cours de philosophie scientifique : Objet et méthode de la sociologie ; 3o Exercices pratiques et explication des auteurs de licence.

Rennes.

Philosophie : M. B. Bourdon, professeur. Cours public : Les sensations et perceptions de la vue. — Conférences : Problèmes de philosophie. – Exercices pratiques de psychologie.


SUISSE
Genève.
Faculté des Lettres.

Classification des sciences : M. A. Naville, professeur honoraire. Science de règles canoniques. Morale, esthétique, logique.

Histoire et philosophie des sciences : M. Th. Flournoy, professeur. Histoire et philosophe des sciences : 3 heures par semaine.

Histoire de la philosophie : M. Ch. Werner, professeur. Cours général : La philosophie depuis les origines de la pensée grecque jusqu’à Leibniz, 3 heures. — Cours spécial : Platon, 1 heure. — Conférences de philosophie : Explication de textes : Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain (Avant-propos et Livre I). Dissertations et discussion : 2 heures.

Sociologie M. Wuarin, professeur.

Systèmes politiques. Les doctrines de résistance en face des progrès successifs de l’esprit démocratique et libéral du XVIe siècle à nos jours : 2 heures.

Économie sociale. Écoles et tendances. Le luxe. Le mouvement féministe et ses croisades. Anti-alcoolisme. Éducation sociale. Conditions de travail professionnel. Coopération, mutualités, assurances de l’État : 3 heures. Conférences : 3 heures.

La philosophie au xviiie siècle : M. Wilmot, professeur : Montesquieu, Voltaire, Rousseau, Condorcet.

Faculté des Sciences.

Psychologie expérimentale : M. Édouard Claparède, professeur ordinaire. Cours théorique : 2 heures par semaine. — Cours pratique et exercices : 2 heures par semaine. — Travaux au laboratoire de psychologie, tous les jours.

Institut J.-J. Rousseau.
École des Sciences de l’Éducation.

Psychologie de l’enfant : Éd. Claparède. — Technique psychologique : Pierre Bovet. — La croissance : Dr Godin. — Pathologie et clinique des enfants anormaux : Dr Naville. — Maladies des enfants : Dresse Champendal. — Psychologie et pédagogie des anormaux : Mlle Descœdres. — Psychologie et pédagogie morale : Pierre Bovet Ad. Ferrière, — Pédagogie expérimentale ; E. Duvillard. — La tâche du maître d’école : Ed. Vittoz. — Didactique : A. Malsch. — Éducation des tout petits (avec stage à la Maison des Petits) : Mlles Audemars et Lafendel, etc.

Lausanne.

M. Millioud, professeur. Philosophie générale : Problèmes de la connaissance, problèmes de la nature : 2 heures. Histoire de la philosophie : Philosophie ancienne et philosophie médiévale : 3 heures. Sociologie : 1re partie. Les Hypothèses : 2 heures.

Séminaire de sociologie : une soirée par quinzaine.

Neuchâtel.

A. Reymond, professeur. Histoire de la philosophie ancienne, 3 heures. Philosophie morale : Le problème du mal, 1 heure. Philosophie des sciences : Le probabilisme dans les sciences et la philosophie, 1 heure. Pédagogie : 1 heure. Conférences : É. Boutroux (Idée de la loi naturelle).

E. Lombard : Psychologie de la religion : Les grands mystiques : Sainte Thérèse, 1 heure.

A. de Maday : 1o Philosophie du droit, semestre d’hiver : partie spéciale (systèmes politiques) ; semestre d’été : partie générale. — 2o Sociologie. Semestre d’hiver : Histoire des théories sociologiques ; semestre d’été : Sociologie théorique : les lois naturelles régissant la vie sociale. — 3o Législation sociale comparée. — 4o Séminaire de législation sociale (spécialement : enquête sur les cinématographes).

AGRÉGATION DE PHILOSOPHIE

Concours de 1914 : 1o De la conscience. 2o Des rapports logiques et de leur valeur. 3o De la certitude chez les Stoïciens et chez Descartes.

DIPLÔMES D’ÉTUDES SUPÉRIEURES DE PHILOSOPHIE
Faculté des Lettres de Paris.

M. Béguin : Les signes du langage chez les idéologues.

Mlle Frelin : La mémoire logique.

Mlle Gernez : Passage de la doctrine du fait primitif à la doctrine de la croyance chez Maine de Biran.

Mlle Lassalle : L’indifférence affective.

M. Ostrovsky : Les rapports de la liberté et du déterminisme chez Renouvier.

M. Zervos : Sur la possibilité de la conjonction ou de l’union de l’homme avec l’intellect actif et avec Dieu d’après Al-Kindi, Al-Karâbi, Avicenne, Al-Cazâli, Ibn Gebirol, Ibn Badja et Ibn Thofaïl.

Dijon.

M. Duprez, inspecteur primaire à Semur. 1o Mémoire : L’enseignement de la morale à l’école laïque.

2o Texte : Spinoza, Éthique, I.

Lyon.

1o Mémoire : Le droit de punir.

2o Texte : Fichte : Reden an die deutsche Nation.

Montpellier

1o Mémoire : L’idée de la science chez Socrate. Auteur : Schopenhauer, Kritik der Kantischen Philosophie.

2o Texte : Les vérités contingentes selon Leibniz. Auteur : Cicéron, De Officiis, livre I.

LIVRES NOUVEAUX

L’Allemagne au-dessus de tout. (La mentalité et la guerre). (Études et Documents sur la guerre), par E. Durkheim, 1 br. in-8 de 47 p. Paris, A. Colin, 1915. — La conduite de l’Allemagne pendant la guerre dérive d’une certaine mentalité. Il y a là tout un système mental et moral qui, constitué en vue de la guerre, restait, pendant la paix, à l’arrière-plan des consciences. Ce système se résume dans la formule « Deutschland über Alles ».

Treitschke dans l’ensemble de ses ouvrages, et plus spécialement dans sa Politique a largement exposé ce système ; c’est d’après lui que M. Durkheim l’analyse et s’il l’a choisi, c’est que Treitschke n’est pas un penseur original et que sa pensée est celle d’une collectivité ; très mêlé à la vie de son temps, il exprime la mentalité de son milieu. Ses principes sont ceux-là mêmes que la diplomatie allemande et l’État-major allemand mettent journellement en pratique.

Voici, à grands traits, quels sont ces principes : l’État est au-dessus des lois internationales ; il n’est pas lié par les traités ; la guerre est la seule forme de jugement qu’il puisse reconnaître. L’État est puissance ; un État faible est un non-sens ; les petits États n’ont aucun droit à l’existence. L’État est au-dessus de la morale, son seul devoir est d’être fort ; la fin justifie les moyens. L’État est au-dessus de la société civile ; entre l’individu et l’État il y a une véritable antithèse ; seul l’État a le sens de la chose commune ; le devoir des citoyens est d’obéir.

Les actes de l’Allemagne ne sont que l’application logique de ces idées : violation de la neutralité belge et des conventions de la Haye, guerre systématiquement inhumaine, négation du droit des nationalités.

Le système mental qui vient d’être étudié n’est pas fait pour la vie privée et de tous les jours ; on n’entend pas soutenir « que les Allemands soient individuellement atteints d’une sorte de perversion morale constitutionnelle qui corresponde aux actes qui leur sont imputés ». Mais, la guerre déclarée, il s’empare de la conscience allemande, il en chasse les idées et les sentiments qui lui sont contraires.

Ce système repose sur une hypertrophie morbide de la volonté : « besoin de s’affirmer, de ne rien sentir au-dessus de soi, impatience de tout ce qui est limite et dépendance, en un mot volonté de puissance ». De cette poussée d’énergie cherchant à s’expliquer à elle-même « est née cette mythologie pangermaniste, aux formes variées, tantôt poétiques et tantôt savantes, qui fait de l’Allemagne la plus haute incarnation terrestre de la puissance divine ».

Ainsi l’État allemand doit être au-dessus de tout : idéal de domination, affirmation de puissance qui va jusqu’à ameuter contre soi l’univers par bravade et par jeu : ambition outrée et pathologique, rêve morbide d’énormité qu’on retrouve jusque dans le détail des procédés allemands. Nous sommes donc en présence d’un cas de pathologie sociale ; mais toute suractivité maladive est passagère et la nature prendra sa revanche.

Le Pangermanisme (Les plans d’expansion allemande dans le monde). (Études et documents sur la guerre), par Charles Andler. 1 br. in-8 de 80 p., Paris, A. Colin, 1915. — Dans cette étude fortement documentée, M. Andler expose les principales formes littéraires du pangermanisme, livres de doctrine, pamphlets politiques, discours parlementaires, manifestations des Ligues, et le rapport de cette agitation pangermaniste avec l’action gouvernementale allemande. Faire mieux et plus grand que Bismarck c’est le thème commun qui anime l’une et l’autre. Pour les uns, Paul de Lagarde et Constantin Franz, il faut prussifier l’Autriche-Hongrie, puis l’Est polonais et l’Orient balkanique ; pour d’autres, Dehn et Bley, il faut annexer la Belgique et la Hollande. La Ligue pangermaniste et le « Deutscher Bund » sont l’expression politique de ces tendances. La doctrine formulée d’abord pour l’Europe, ne tarde pas à s’étendre au reste du monde ; nombreux sont les projets d’infiltration dans les colonies étrangères ou de dépècement du bien d’autrui. Il s’agit de faire prédominer dans tout l’univers l’idée allemande, et le moyen, c’est la guerre.

L’auteur met en évidence le rapport de l’agitation pangermaniste et de l’action gouvernementale allemande, la « complicité du gouvernement allemand dans le pangermanisme en particulier à propos de la Weltpolitik, de la création de la question marocaine, des armements de 1913 ; il montre également comment on retrouve dans la politique de Bülow les formules du pangermanisme. Dans un appendice il étudie le pangermanisme en Autriche.

Pratique et doctrine allemandes de la guerre. (Études et Documents sur la guerre), par E. Lavisse et Ch. Andler. 1 br. in-8 de 47 p., Paris, A. Colin, 1915. — Cette brochure renferme : 1o une série de documents authentiques sur la pratique allemande de la guerre.

2o Une étude sur la doctrine allemande de la guerre (résumé de l’étude de M. Andler, que nous venons d’analyser).

3o Une étude sur les idées inspiratrices de la doctrine (résumé d’un article de M. Lavisse dans la Revue de Paris.)

M. Lavisse ramène ces idées à trois : 1o la guerre est une nécessité pour l’Allemagne, qui a besoin de s’étendre, 2o la guerre est voulue par Dieu et par la nature, 3o l’Allemagne a la mission de régir le monde pour le plus grand bien de l’humanité. Ainsi la guerre, nécessaire à l’existence de l’Allemagne, est ennoblie et sanctifiée ; les guerriers d’Allemagne sont les soldats de Dieu.

« C’est pourquoi, nous qui combattons en cette guerre, nous avons le droit de dire aux peuples qui en sont les spectateurs… Veuillez vous demander si jamais un peuple fut comme le peuple allemand orienté vers la guerre, préparé à la guerre comme à une fonction essentielle et naturelle de sa vie nationale ; considérez combien de motifs et de mobiles s’unissent en un formidable faisceau ; les intérêts matériels, une naturelle brutalité barbare, le patriotisme surexcité par un orgueil fou, un complexe et puissant mysticisme concourent au même objet, qui est d’élever « l’Allemagne au-dessus de tout » et de subordonner au peuple providentiellement privilégié le reste des peuples. »

Les Usages de la guerre et la doctrine de l’État-major allemand, par Ch. Andler, 1 br. in-8 de 117 p., Paris, Alcan, 1915. — M. Andler démontre, dans cette brochure, que les atrocités allemandes sont conformes à l’enseignement officiel des théoriciens de l’état-major allemand, depuis les guerres de la libération allemande. C’est la vieille doctrine de Clausewitz, qu’au-dessus des formes imparfaites et relatives de la guerre, il y a la guerre absolue, parfaite dans l’horrible « feu déchaîné avec une fureur élémentaire et irrésistible ; la guerre doit mettre, au service de la volonté de vaincre, tous les moyens, même les plus inhumains ». Le général von Hartmann, le grand état-major allemand dans une brochure officielle « Kriegsbrauch im Land-Kriege 1902 » ne font que reprendre et varier sur tous les tons ce thème fondamental. Un recueil abondant de citations, empruntées à Clausewitz, Hartmann, Moltke, Bismarck, et à l’ouvrage que nous venons de citer, prouve jusqu’à l’évidence la concordance des pratiques abominables qui resteront la honte de l’Allemagne, avec la théorie longuement méditée et devenue doctrine officielle. M. Andler met en regard de ces doctrines allemandes la doctrine officielle de l’armée française, d’après le règlement sur le service en campagne.

Essai de biographie historique et psychologique. Maine de Biran (1766-1824), par A. de la Valette-Monbrun, d’après de nombreux documents inédits. Cet ouvrage est orné d’un autographe et de deux portraits, l’un en phototypie, l’autre en taille-douce. 1 vol.{ in-8, 544 p., Paris, Fontemoing et Cie, 1914. — L’auteur nous avertit dans l’avant-propos de son livre que c’est un ouvrage littéraire et historique, plutôt que philosophique qu’il présente au public. Grâce à l’étendue de ses informations, il a écrit la biographie de Maine de Biran, la plus complète que nous possédions. Il nous donne sur ses origines, sa famille, ses amis, sa carrière administrative et politique des renseignements précieux. Les admirateurs de notre grand psychologue lui sauront gré de la peine qu’il s’est donnée pour les réunir.

Sur la philosophie de Maine de Biran, M. de la Valette ne nous apprend rien de nouveau : il nous en avertit lui-même. Nous regrettons qu’il ait cru devoir donner pour titre au principal chapitre qu’il lui consacre : « Maine de Biran, métaphysicien du moi ». Maine de Biran a prétendu, peut-être à tort, être un psychologue, non un métaphysicien ; il oppose son point de vue à celui de Descartes ; le titre de ses deux grands ouvrages est du reste bien significatif à cet égard. Dans le même chapitre l’auteur nous apprend comme étant sa découverte personnelle (p. 345) que Maine de Biran avait professé successivement quatre philosophies différentes : la philosophie de la sensation, la philosophie de la volonté, la philosophie de la raison, la philosophie de l’amour. Ce qui semble vrai, c’est qu’en approfondissant de plus en plus sa pensée, Maine de Biran y découvrit successivement ces divers éléments qui se superposent et se complètent. Mais cela, Ernest Naville et Bertrand, l’ont vu avant M. de la Valette. Il est le premier, il faut le reconnaître, qui parle d’une philosophie de la raison. Mais cette expression est-elle bien exacte ? Il y a chez M. de Biran, une théorie, non une philosophie de la raison. Par cette théorie, il explique le passage de la vie humaine, à la vie de l’esprit, c’est-à-dire du moi, à Dieu et à la réalité absolue, mais c’est le sentiment religieux qui, dans la vie de l’esprit, donne un contenu à la raison.

Puisque M. de la Valette a voulu faire une œuvre historique plutôt que philosophique, il semblait que l’on fût en droit d’attendre de lui des précisions sur la date des diverses étapes de la pensée de M. de Biran, et des textes où elles sont indiquées. M. de la Valette dit, page 32, en parlant des Nouveaux Essais d’Anthropologie qu’il serait très important qu’on nous en restituât le texte, dans son intégralité. Croit-il donc la chose possible ? Ce qu’il eût peut-être dû nous dire ce sont les circonstances dans lesquelles M. de Biran fut amené à entreprendre cette nouvelle rédaction de sa pensée, les fragments qu’il eût le temps d’écrire, leur date. L’auteur ne nous apporte aucune lumière sur ces points importants d’histoire. Il nous apprend peu de choses sur le développement de la pensée de M. de Biran. Son ouvrage est un essai littéraire, d’une lecture facile, et qui ne manque pas d’agrément.

Maine de Biran critique et disciple de Pascal, d’après de nombreux documents inédits par A. de la Valette-Monbrun, docteur ès lettres, 1 vol. in-8 de 32 p., Paris, Alcan, 1914. — L’occasion de cet ouvrage et ce qui aurait dû en constituer le fond solide, ce sont les notes que M. de Biran a écrites sur un certain nombre de pensées de Pascal, dans l’exemplaire, qui se trouve aujourd’hui encore, dans la bibliothèque de Grateloup, de l’Édition des Pensées par Raynouard. Cette édition contenait en outre les notes publiées antérieurement par Voltaire et Condorcet sur les Pensées. Aux commentaires sur Pascal, M. de Biran ajouta quelques remarques sur les commentaires des commentateurs eux-mêmes. M. le chanoine Mayjonade, dans sa très intéressante édition des Pensées et Pages inédites de Maine de Biran, a reproduit une quarantaine de notes de M. de Biran. M. de la Valette lui reproche de n’avoir pas cité entièrement les pensées de Pascal auxquelles elles se rapportent. Nous lui adressons à lui-même le reproche autrement grave de n’avoir pas publié au début de son ouvrage le texte du commentaire de Maine de Biran. En l’absence de ce texte son livre est un assemblage de critiques qu’on ne peut contrôler. Le commentaire se borne du reste le plus souvent à des remarques générales qui sont visiblement inspirées des travaux antérieurs sur Pascal et Maine de Biran.

L’Idée de la Science dans Platon, conférence faite à l’Institut supérieur de Philosophie de l’Université de Louvain, par Aug. Diès. (Extrait du tome III des Annales de l’Institut supérieur de Philosophie), 1 vol. gr. in-8 de 66 p., Louvain, 1914. — Pour donner une idée suffisante de ce substantiel mémoire, il faudrait suivre M. Diès dans le détail de ses analyses de textes. On ne peut ici qu’indiquer les grandes lignes du plan suivant lequel il ordonne son étude et marquer quelques points particuliers. — Il distingue dans Platon deux sortes de définitions de la science. Les définitions subjectives, soit par le langage (Cratyle), soit par la sensation, ou enfin par l’opinion, même vraie et μετά λόγον (Théétète), n’aboutissent pas. Rien de contraire, sur ce dernier point, dans le Ménon, 98 a ; car il y est question seulement des conditions de fait, qui permettent à la pensée de rattacher l’objet du jugement à l’essence intelligible comme à sa cause par l’acte de la réminiscence ; il ne s’agit pas de chercher le contenu de la science dans une opinion améliorée ; ce sont là deux genres différents. Un résultat positif ne peut être trouvé que dans une définition objective. Car il existe, en opposition avec la mobilité infinie du devenir, un objet absolu ou pur, immuable, éternel, entièrement intelligible et immatériel, qui est la vérité même et qui fonde la vérité de toute connaissance. Ce n’est pas, comme chez Parménide, un être unique : il y a une pluralité d’εἶδοη, de formes (M. Diès se demande pourquoi le même mot se rend autrement dans Platon que dans Aristote et il se refuse, non sans raison et en dépit de la tradition, à le traduire par Idées) : « c’est que Platon ne réfute pas l’expérience sensible au nom de principes abstraits, mais bien au nom d’une autre expérience que nous pouvons appeler rationnelle », et qui consiste, en s’aidant du langage (Crat., 386 d-390 d), à former des classes qui mettent en évidence des natures d’êtres, individuellement déterminées, définies et stables. « Comme l’agir isole des natures d’actes [couper, tisser, etc.], ainsi le savoir isole des natures d’êtres. » (27 [159] suiv.) — Mais, si c’est le plus urgent, ce n’est pas tout de distinguer : au lieu de laisser dans l’isolement de leur unité les natures simples ainsi distinguées, il faut les lier. Il y a donc un principe constitutif supérieur de la science, qui ne s’est fait jour que peu à peu dans le Platonisme, le principe de relation. Dans la République (cf. 6509 b) c’est seulement une hiérarchie, que le Bien domine et commande ; dans le Sophiste (voir le livre de M. Diès, La définition de l’Être et la nature des Idées dans le Sophiste de Platon, Alcan, 1909), c’est une participation, avec des exigences et des incompatibilités réciproques : le non-être relatif de l’Autre sépare ce que d’autre part l’Être unit et qui, dans le fait d’être le même, réalise l’originalité propre de sa nature. Voilà les conditions de l’objectivité absolue, laquelle s’explique, en dernière analyse, par une participation à la forme de l’Être ; forme irréductible, car la définition de l’Être par la δύναμις (Soph., 247 d suiv.) ne peut constituer qu’une définition provisoire. — En résumé, la science est connaissance de l’Être dans ses relations, et M. Diès n’a pas tort, étant donné que d’autre part il affirme la réalité substantielle de l’Idée, d’insister sur ce rôle de la relation dans le Platonisme.

D’autres problèmes s’offraient encore à lui : relations de l’Être et du Bien, du Sensible et de l’Intelligible, application au Devenir de la Science de l’Être. L’auteur ne les dissimule pas ; il sait ce qu’il manque à son étude pour être complète. Telle qu’elle est, solidement établie sur les textes, bien conduite, en général très claire, bien que parfois la forme semble manquer un peu de sobriété ou prendre au contraire une allure bien scolastique (cf. III, la position des principes de distinction, d’intelligibilité, d’objectivité, d’arrêt, de détermination, de permanence), c’est une contribution utile à la connaissance de la philosophie de Platon. Reflet, autant qu’il est possible, immédiat des textes, appuyée sur une connaissance approfondie des interprétations diverses, cette représentation d’un système de réflexions a l’avantage de mettre en lumière « la continuité intime » (61 [193] ; cf. 7 | 139]) de la pensée platonicienne. Y a-t-il moins d’historicité dans un tel travail que dans l’étude plus complexe des relations de la conception platonicienne de la science avec les conceptions antérieures ou contemporaines ? Cette dernière étude, où l’érudition peut se déployer avec complaisance, ferait-elle, dans l’état actuel de nos connaissances sur le milieu philosophique grec à la fin du ve siècle et au début du ive, moins de place à l’hypothèse ? C’est douteux, et l’historien de la philosophie n’apercevra peut-être pas plus de risques (6 [138]) dans une reconstitution partielle, quand elle est conduite avec cette prudence, cette probité et ce constant souci de tenir compte des probabilités quant à l’ordre chronologique dans lequel s’est développée la pensée de Platon.

La notion du nécessaire chez Aristote et chez ses prédécesseurs, particulièrement chez Platon. Avec des notes sur les relations de Platon et d’Aristote et la Chronologie de leurs œuvres, par Jacques Chevalier, 1 vol. in-8 de ix-304 p., Paris, Alcan, 1915. — Si nous ne sommes pas arrivés, dit M. Chevalier, « à assouplir et à élargir suffisamment notre théorie de la science pour y donner droit de cité à l’individu », c’est parce que, fidèles à la tradition de la pensée grecque, nous parlons non pas du réel, mais de l’intelligence au sens de faculté de penser le nécessaire et le général qui en est le signe. Or nulle part la difficulté du problème n’apparaît plus nettement que chez Aristote, et l’idée du nécessaire, comme lien entre l’individualité du réel et l’intelligibilité de la science, est au cœur de sa philosophie. Mais, puisque cette idée s’est élaborée chez lui en opposition avec les doctrines de ses prédécesseurs, et notamment de Platon, c’est à ces doctrines et aux critiques dirigées contre elles par Aristote que sera consacrée la 1re partie — la moitié — de l’étude de M. Chevalier. Ce que l’ancienne physique, dont l’Atomisme est l’inévitable aboutissant, a seulement connu, c’est, d’après Aristote, la nécessité mécanique et aveugle. Or elle n’est que négation de l’ordre et indéterminisme véritable. Socrate, par contre, en s’attachant à la recherche de l’essence, a ouvert la voie à la découverte d’un déterminisme rationnel. — Quant à Platon, s’il fallait en croire son élève, il n’aurait guère ajouté à Socrate d’une part et d’autre part aux Éléates que l’invention, vaine et dangereuse, d’une existence séparée des notions. Interprétation en partie vraie ; car, sous l’influence des mathématiques, Platon a été conduit à concevoir comme une réalité indépendante ce contenu intelligible, universel et permanent de la pensée, auquel le fait même d’être pensé n’ajoute absolument rien. Mais d’autre part il est faux que Platon se soit enfermé dans la considération du concept : partant bien plutôt du Jugement, il cherche à discerner les articulations du réel, pour voir ensuite comment les genres ainsi distingués s’enchaînent nécessairement les uns aux autres. Le fondement du réel et l’objet de la science, c’est donc pour lui, non pas le général, mais bien le nécessaire, et l’Idée la plus haute, c’est celle qui est la plus riche en déterminations, celle qui comporte le plus grand nombre de liaisons nécessaires des genres entre eux, le Bien. C’est que l’Idée n’est pas un abstrait des choses particulières, mais un être simple, une individualité constituée par une nécessité interne et dont les choses particulières procèdent en vertu d’une nécessité agissante et productrice ; elle est essence nécessaire et cause nécessaire, et elle l’est absolument dans l’Idée du Bien. L’ontologisme de Platon se complète donc d’un dynamisme. Sans doute, après le Parménide, la conception du lien causal n’est-elle plus, avec, dans les derniers dialogues (Sophiste, Philèbe), l’idée d’une participation des genres entre eux, la même que dans le Phédon par exemple : la notion d’Altérité fait apparaître dans la sphère idéale une sorte de devenir soumis à la nécessité de la fin ou du Bien. Toutefois le dualisme subsiste ; car à la nécessité du Bien s’oppose une nécessité irrationnelle, condition et réceptacle du devenir sensible, d’où le recours, pour expliquer l’action du Bien sur cette nécessité étrangère et rebelle, à un démiurge mythique qui façonne les choses sur le modèle des Idées.

C’est à surmonter ce dualisme que tend l’œuvre d’Aristote : il s’efforcera de « plier la réalité tout entière à la nécessité rationnelle que la pensée exige » et d’arriver à une conception de la relation causale telle qu’il puisse de l’essence immuable faire sortir le devenir, directement et par voie analytique. Aristote, en effet, est avant tout un logicien et la nécessité logique ou formelle est pour lui le type de la nécessité réelle, de sorte que toute recherche scientifique, quelle qu’elle soit, vise toujours à la découverte d’un moyen terme. — À dire vrai, la nécessité de la liaison des concepts se fonde pourtant sur la nécessité de la liaison réelle des choses : c’est ce qu’Aristote reconnaît en distinguant, comme formes du jugement et du syllogisme, le nécessaire du contingent (Hermeneia) et du possible, différences ontologiques et relatives aux modes de l’être. Il y a, en effet, une pluralité d’acceptions de l’être, et c’est en outre dans la substance qu’il faut chercher l’être véritable et le principe même de la nécessité logique ; car l’intellect saisit dans une intuition immédiate et infaillible la nécessité réelle ou métaphysique qui lie à la substance ses propriétés. Or la vraie substance, c’est la forme : c’est elle qui dans les êtres concrets est le principe d’unité et qui donne à la puissance indéterminée la détermination et l’actualité ; c’est elle qui agit comme fin dans le mécanisme même de la cause efficiente. Ainsi nous nous élevons à l’Être qui, étant par soi forme, acte et fin, réalise en lui seul la nécessité absolue, où se confondent la nécessité analytique, car il est le suprême intelligible et la nécessité réelle. Puisque c’est en outre le seul véritable individu, la généralité, objet de la connaissance scientifique et révélée par l’induction, n’est décidément qu’un signe de la nécessité du par soi, et la nécessité logique, traduite en démonstration, n’est elle-même qu’un substitut de la nécessité ontologique. Si, d’autre part, le devenir peut être connu scientifiquement en tant que tel, c’est-à-dire comme succession de phénomènes, c’est seulement parce qu’il incite, par la continuité de l’espèce et par la génération circulaire, l’éternité des êtres nécessaires et l’immutabilité divine. Mais, en mettant ainsi au sommet le seul individu vrai, en rejetant au contraire la contingence vers le fond appauvri et obscur de la hiérarchie des êtres, Aristote montre bien que, en fin de compte, la tendance logique l’emporte dans sa pensée sur la tendance réaliste, de sorte que son système est un panlogisme. Comme d’autre part l’existence distincte du monde y reste inexplicable, il est sur la voie du panthéisme. Ce qui a manqué, selon M. Chevalier, à Aristote, c’est la notion d’une libre activité créatrice, irréductible à l’analyse ; elle l’eût conduit à concevoir une contingence rationnelle et à donner ainsi à la personnalité toute sa valeur. Il y avait des intuitions plus fécondes dans cette liaison synthétique que le Platonisme, moins systématique, avait laissé subsister entre l’essence nécessaire de l’Idée et l’existence des individus.

Le livre se termine par trois appendices, où sont exposées certaines recherches critiques que suppose l’étude sur Platon et Aristote : 1o chronologie des œuvres de Platon et leur exégèse à l’époque contemporaine (32 p.) ; 2o relations de Platon et d’Aristote ; comment ont-elles été comprises par les historiens de la philosophie (notamment Zeller, Ueberweg, Teichmüller, Natorp, Robin) (30 p.) ; 3o quelques points de la composition et de la chronologie de l’œuvre d’Aristote (36 p.). — Ces appendices sont intéressants ; on y retrouve les qualités qui distinguent le reste de l’ouvrage, une connaissance étendue des textes et de la littérature du sujet, une critique vigoureuse. Ce qu’on pourrait reprocher à M. Chevalier, c’est d’avoir écrit un livre trop riche et d’avoir parfois entassé ces richesses avec quelque hâte, sans les mettre assez distinctement en valeur. Il semble que son travail, borné tout d’abord à l’étude de la nécessité dans Aristote, ait ensuite bourgeonné, mais inégalement : le ch. i de la première partie laisse, en dépit d’indications excellentes, une impression un peu confuse. Peut-être en outre, notamment dans la conclusion, certains jugements auraient-ils demandé des explications plus complètes. Quoiqu’il en soit, le travail de M. Chevalier constitue, pour Platon et Aristote, une très utile exposition de la question, sérieuse, claire et souvent pénétrante. — Un double index, des matières et des noms, achève très heureusement l’ouvrage.

Étude critique du dialogue pseudoplatonicien l’Axiochos sur la mort et l’immortalité, par Jacques Chevalier, 1 vol. in-8, de 144 p., Paris, Alcan, 1915. — Après une bibliographie (manuscrits, éditions et traductions, travaux), M. Chevalier se pose la question de savoir quel est l’auteur de l’Axiochos. Assurément, comme l’avait déjà reconnu la critique ancienne et comme le prouve l’examen de la langue, de la composition, du contenu, ce n’est pas Platon. Serait-ce Eschine le Socratique, qui avait écrit un dialogue sous ce titre ? Ou Xénocrate ? Ou bien un Académicien de la fin du ive siècle, peut-être Polémon ? Aucune de ces opinion n’est acceptable : comment la première (Buresch) prouverait-elle sans pétition de principe que les formules épicuriennes de l’Axiochos, et qui y apparaissent comme une pièce rapportée, ne sont pas empruntées à Épicure ? Quant à la dernière (Immisch), d’après laquelle ce serait au contraire une attaque contre l’épicurisme naissant, elle s’appuie sur une reconstitution arbitraire du texte. — Cette critique négative conduit à la question : que pouvons-nous savoir de l’auteur de l’Axiochos, de ses tendances, de son esprit, de l’époque à laquelle le dialogue a été composé ? La langue fourmille de mots, de formules, de constructions qui, pour la plupart, ne sont pas de la bonne époque. L’expression manque de personnalité, ici platonicienne, ailleurs épicurienne, cynique ou stoïcienne. Des rapprochements de textes mettent en évidence des emprunts, dissimulés ou textuels. Ainsi le fond des discours que l’auteur prête au Sophiste Prodicus, et qu’on a été parfois tenté de considérer comme presque authentiques, vient d’Épicure ou du cynique Télès. Bref, ce dialogue a tous les caractères d’un travail d’école, et il serait absurde d’y chercher la source commune de tout ce qu’on trouve d’analogue chez tant d’auteurs différents. — Tout au contraire, il semble étroitement apparenté aux œuvres de l’époque alexandrine et de l’époque romaine. L’étude du mythe de Gobryas le mage, par lequel s’achève l’Axiochos, confirme et précise cette conclusion. Par une argumentation ingénieuse et souvent séduisante, en s’aidant des données littéraires et des documents archéologiques (vases peints), M. Chevalier s’efforce de prouver que, relativement aux lieux infernaux, aux récompenses et aux peines qui y attendent les morts, ce mythe révèle des additions ou des modifications tardives, sans doute à peine antérieures à l’ère chrétienne, aux croyances populaires et aux doctrines de l’Orphisme ou des mystères éleusiniens. Ce qui est tout au moins prouvé, c’est que les savants, pour fixer l’époque de ces transformations ou interpréter les documents figurés, ont postulé, sans examen suffisant, ce qui est en question, l’époque même de l’Axiochos. — Mais ne faudrait-il pas, en raison de certaines expressions voisines des conceptions chrétiennes, en avancer la date jusqu’à la fin du ier siècle après J.-C. ou le début du iie ? Non ; les similitudes signalées, purement extérieures du reste, sont probablement dues aux échanges qui se sont produits entre le judaïsme et l’hellénisme vers la fin de l’époque Alexandrine. Il doit se rattacher au début du Néopythagorisme qui, sur une base platonicienne, restaure le Pythagorisme et l’Orphisme, en y incorporant quantité d’autres éléments, grecs ou orientaux, et appartenir au plus tôt, au commencement du ier siècle av. J.-C. — Le dernier chapitre est consacré aux jugements portés sur l’Axiochos. Ce dialogue est passionnément admiré des hommes de la Renaissance, et la traduction qu’en donna Dolet en 1544, fut, à cause d’une expression qui semblait mettre en doute l’immortalité, le prétexte de sa condamnation, Montaigne, le premier, fait entendre une note discordante. La valeur du dialogue est en effet nulle ; mais l’intérêt en est très grand, parce qu’il est un reflet de la pensée commune, dans les écoles des rhéteurs, sur le problème de l’immortalité de l’âme avant l’avènement du Christianisme.

Le travail de M. Chevalier est une contribution méritoire, et qui témoigne d’autant d’ingéniosité que de soin et d’érudition, à l’étude d’une question difficile et ingrate.

William James and Henri Bergson, a study in contrasting theories of life, par H. M. Kallen, doct. en philos. de l’Université de Wisconsin. 1 vol. in-12 de xii-248 p., Chicago, University Press, 1914. — L’auteur, disciple et ami de W. James, s’est proposé dans ce petit volume de réagir contre une opinion très répandue, d’après laquelle la philosophie de James et celle de Bergson seraient d’accord sur les points essentiels. Cette idée vient surtout du chapitre où James, dans A pluralistic universe, a exposé avec tant de sympathie le bergsonisme. Mais c’était là un trait de son caractère : il entrait merveilleusement dans la pensée de ceux dont il appréciait la valeur, même lorsqu’il ne partageait pas leur manière de voir. En réalité, bien que James et Bergson soient tous deux de leur temps, et qu’ils en portent souvent la marque commune, ils diffèrent radicalement sur les points essentiels. M. Boutroux avait déjà remarqué cette opposition dans les raisons très différentes qui leur font subordonner l’intellect à l’intuition ; M. Flournoy avait noté le contraste entre l’idée de l’élan vital, qui donne au monde une unité substantielle, et le pluralisme de W. James, qui voit la réalité non comme un univers, mais comme un « multivers » fait de pièces et de morceaux.

Ce dernier point surtout, pense M. Kallen, est une divergence tout à fait grave et fondamentale. Il en résulte une foule d’oppositions plus particulières : pour l’un, l’intellectualisme est dirigé en sens inverse de la réalité ; pour l’autre, il est seulement un des moyens de la connaître, moyen insuffisant sans doute, mais non trompeur : c’est un outil spécial, excellent dans son domaine, mais inapplicable au delà. Pour Bergson (conformément d’ailleurs à la tradition philosophique) les relations, tant internes qu’externes, ne sont pas des réalités : elles ne consistent qu’en vues de l’esprit, unissant ce qui est divers, ou divisant ce qui est un (car il y a d’une part unité indivisible du contenu de la conscience, de l’autre composition purement extrinsèque dans les objets matériels situés dans l’espace) ; pour James au contraire, les relations existent au même titre que les choses ; elles peuvent être perçues de la même façon : il n’y a ni un bloc de l’être que notre pensée diviserait arbitrairement, ni une discontinuité absolue dont notre pensée unirait les éléments par une fonction synthétique qui lui serait propre ; ce qui existe, c’est une combinaison réelle d’indépendance et de solidarité, une mosaïque dont les pièces se soudent et se confondent par les angles. Il en est de même sur un grand nombre d’autres points.

Et toutes ces différences viennent d’une autre opposition, plus active encore que la première, car elle touche aux intentions mêmes du philosophe. La philosophie traditionnelle est, comme l’art, un des modes de réaction de l’homme contre ce qui le choque et le gêne dans le monde. Toutes les doctrines classiques, jusques et y compris celle de Bergson, sont des doctrines consolantes, faites pour nous offrir un monde soi-disant réel plus satisfaisant que le monde « des apparences » ; leur vraie fonction est de nous dédommager, par une vision conforme à nos désirs, de tous les désagréments affectifs, intellectuels et moraux que nous inflige l’expérience pure. James le premier a carrément renoncé à cet idéal de réconfort pour prendre les choses comme elles sont, avec tout ce qu’elles ont de divers, de décousu, de hasardeux ; et, chose curieuse, la critique bergsonienne de l’intellectualisme l’a précisément aidé à prendre cette position, tandis que Bergson restait fidèle, malgré sa critique, à la règle qui prescrit au philosophe comme au dramaturge, la réalisation d’une unité. Pour James, le monde n’a rien d’un drame bien construit et qui marche d’un mouvement sûr vers un dénouement esthétique : il est probable qu’il devient meilleur, plus intelligible, mieux ordonné ; mais personne ne peut dire si le dernier acte finira bien, soit pour l’individu, soit pour l’ensemble. Le Dieu de Bergson, tel qu’il est impliqué par toute l’Évolution créatrice, tel qu’il est défini dans une de ses lettres, qu’on peut lire notamment dans le livre de M. Le Roy, reste un Dieu unique, créateur, une garantie pour l’unité du monde et la destinée de l’homme ; grâce à lui, toutes les espérances traditionnelles du spiritualisme nous sont confirmées. Le Divin qu’admet W. James est au contraire une multiplicité réelle d’êtres imparfaits, analogues à la personne humaine, avec qui nous nous trouvons en rapport comme avec nos semblables ; ils appartiennent à l’expérience, non à la systématisation et à l’interprétation du monde. On dira que c’est renoncer à la philosophie ; et si l’on borne la philosophie à ce qui en a été jusqu’à présent l’idéal traditionnel, c’est, en effet, y renoncer : le dernier mot de W. James a été : « Il n’y a pas de conclusion. Mais la philosophie de l’avenir, pense M. Kallen, ressemblera sans doute plus aux sciences positives qu’à la poésie ; elle aura précisément pour traits caractéristiques ce pluralisme et ce « tychïsme » fondés sur une acceptation radicale de l’expérience, et qui s’opposent aux critères sur lesquels on s’appuyait jusqu’alors pour déclarer un système philosophique « satisfaisant » ou « contradictoire. »

The Philosophy of change, par H. Wildon Carr, prof. à l’Université de Londres, secr. hon. de l’Aristotelian Society. 1 vol. in-8 de x-216 p., Londres, Macmillan, 1914. — « Étude sur le principe fondamental de la philosophie de Bergson », tel est le sous-titre de cet ouvrage, qui en dit bien le caractère. Le titre « La philosophie du changement » a été suggéré à l’auteur par M. Bergson lui-même, qu’il connaît personnellement, et qu’il a consulté sur les points difficiles de la doctrine. L’exposition est d’un ordre et d’une lucidité remarquables. Les objections sont présentées avec conscience et méthodiquement discutées, point par point. Ni notes, ni références ; à peine deux ou trois citations dans tout le livre, ou la mention accidentelle du titre d’un ouvrage ; mais partout où c’était possible, étant donné le plan du travail, le texte même de M. Bergson est cependant suivi de la façon la plus exacte. Ce caractère vient sans doute de ce que ce livre reproduit une série de leçons faites à l’Université de Londres, et dans lesquelles M. Wildon Carr visait surtout à bien faire valoir les idées bergsoniennes en elles-mêmes, et non pas à écrire un chapitre d’histoire de la philosophie. Son but est de rattacher toute son exposition à cette notion fondamentale que « le changement est original », c’est-à-dire subsistant par lui-même, et producteur de nouveauté imprévisible ; que la réalité est la vie, le mouvement, et non pas seulement quelque chose qui se meut. Pour ce faire, il étudie successivement la méthode de la philosophie nouvelle, la doctrine de l’intuition, l’opposition de l’âme et du corps, celle de l’esprit et de la matière, la perception, la mémoire, l’action, l’élan vital. — Il serait plus qu’oiseux de résumer ici, pour des lecteurs français, cette exposition très fidèle de thèses qu’ils connaissent tous. Ce n’est pas à dire qu’ils n’aient pas d’intérêt à lire cet ouvrage, bien au contraire : d’abord, parce qu’il est très instructif de voir les idées bergsoniennes exposées ainsi en un tableau systématique ; ensuite, parce que la personnalité de M. Wildon Carr n’est pas absente de son œuvre ; il justifie parfois les doctrines qu’il expose par des arguments qui lui sont propres, et il termine son livre par deux chapitres plus particulièrement originaux : « Dieu, la liberté et l’immortalité. — La notion d’une réalité qui crée et qui est libre. » Ce prolongement religieux et moral des idées de M. Bergson préoccupe aujourd’hui beaucoup d’esprits. M. Wildon Carr montre combien l’idée traditionnelle de Dieu est transformée par la philosophie du changement. Si le fond de l’être est un devenir réel, altérant sans cesse ce qui est, Dieu lui-même n’est plus l’être immobile et parfait des théologiens et des philosophes classiques. L’absolu dure, il agit, il se modifie sans cesse librement, il se développe en donnant naissance à un univers indéterminé dont il est le principe et le ressort. « Dieu est l’élan vital qui se continue ; nous sommes une partie de son être, les instruments de son activité. » — Mais un Dieu de ce genre n’est pas un père ? Cette question ne regarde pas la philosophie ; s’il a pour nous des sentiments quelconques, c’est une question que nous ne pouvons résoudre par la raison seule. L’élan vital ne garantit pas non plus la fraternité humaine. La philosophie de l’évolution créatrice présenterait plutôt les différentes formes revêtues par la vie comme des adversaires en pleine lutte. D’où vient donc alors le grand attrait de cette philosophie, la profonde séduction qu’elle exerce sur les âmes, d’ailleurs à juste titre ? C’est qu’elle seule nous garantit un vrai libre arbitre, qu’elle seule nous reconnaît un pouvoir créateur absolu. « Elle est, conclut M. Wildon Carr, la réfutation définitive du calvinisme, qui a pesé si lourdement sur l’esprit humain. Il est vrai que le calvinisme a cessé d’être croyable sous la forme absurde d’une théologie anthropocentrique ; mais toute notre conception scientifique en est encore profondément imprégnée. La science ne voit dans le changement qu’un tour du kaléidoscope ; la philosophie déclare qu’il est la réalité d’une nouvelle création. » Ceci est-il bien fidèle aux idées de M. Bergson ? On peut en douter. Il est incontestable qu’une philosophie qui transporterait ainsi dans l’homme le pouvoir créateur, pour qui Dieu serait la prolifération universelle, la joie de vivre et de changer, aurait tous les droits à se déclarer l’ennemie du calvinisme. Mais ce ne serait pas assez dire : elle serait aussi l’antithèse absolue de toute l’idée chrétienne.

The Ethical Implications of Bergson’s Philosophy, par Una Bernard Sait (Columbia University contributions). 1 vol. in-8 de 183 p., New-York, The Science Press., 1914. — On trouve dans ce volume un exposé, fidèle mais assez diffus, des principales idées de la philosophie de M. Bergson. Le volume se divise en trois parties. On ne voit pas bien en quoi les deux premières parties sont distinctes l’une de l’autre : la première intitulée l’expérience et la réalité étudie la durée, l’intuition, la signification de la réalité et renferme un chapitre sur la morale ; la seconde étudie la perception, la mémoire, la liberté et l’évolution créatrice. La troisième partie est plus proprement sociale et morale. L’auteur observe que la philosophie de M. Bergson a ses origines dans l’étude de la science, et dans une certaine tendance esthétique plutôt que dans un besoin moral. Elle essaie de montrer en quoi, malgré la négation de causes finales, la théorie de la détente dans le processus vital, et de la genèse de l’extension, la philosophie de M. Bergson comporte des conséquences morales. Mais les conclusions morales que l’auteur tente d’établir restent très vagues, par exemple : « La bonne conduite est dirigée par la reconnaissance de valeurs qui sont telles par suite de leurs relations avec les tendances du principe dynamique de vie. » Elle insiste sur le fait que la vie morale est essentiellement développement, sur l’importance morale de la sympathie. — « Le tort de la philosophie bergsonienne est dit-elle, de ne pas avoir accordé à la société le rôle auquel elle a droit, d’avoir trop exclusivement insisté sur la vie individuelle. »

Ueber den wahrhaften Krieg, par W. Wundt, 1 vol. in-16 de 40 p., Kröner, Leipzig, 1914. — « Une guerre véritable est celle qu’un peuple entreprend contre l’ennemi qui veut lui ravir sa liberté et son indépendance. » La liberté et l’indépendance d’un peuple c’est la possibilité pour lui de développer ses forces au service de la civilisation humaine. Doucement et pacifiquement l’Allemagne remplissait cette tâche ; mais elle était guettée par des ennemis implacables qui lui ont imposé la guerre, la guerre véritable.

Qu’on n’aille pas parler des menaces de l’Autriche à la Serbie, de la violation de la neutralité de la Belgique. Non ; depuis longtemps nos ennemis armaient contre nous et nous n’armions que pour nous défendre. La jalousie commerciale de l’Angleterre, le chauvinisme français, le panslavisme, de tout cela Sir Edward Grey a tiré la guerre présente, réalisant le plan d’Edouard VII ; et, s’il a proposé des conférences d’ambassadeurs pour chercher les moyens d’éviter une guerre inévitable, c’était pour donner aux Russes et aux Français le temps de se préparer. L’Angleterre est la grande coupable ; elle est tout entière complice de ce crime.

Et c’est ce qu’il y a de triste ; car les Anglais ont beau avoir changé depuis les jours de la vieille Angleterre, ils sont encore fort apparentés aux Allemands. « Qu’importent après cela les Belges qui, dans leur aveuglement téméraire, ont fait cette guerre pour, en fin de compte, prouver au monde entier leur incapacité d’exister comme État ? » (p. 18). Qu’importent après cela les Français, aveuglés par leurs politiciens, dignes de notre pitié malgré leurs injures ? Et la Russie, dont nous ne pouvions attendre autre chose ? Ainsi contre le peuple pervers de l’utilité et de l’argent, l’Allemagne accomplit son devoir sacré, sa sainte guerre.

Du côté des ennemis de l’Allemagne tout est mensonge : mensonge l’intervention de la Russie en faveur de la Serbie, intervention qui cachait une attaque toute prête ; mensonge, la protestation anglaise contre la violation de la neutralité de la Belgique, neutralité violée depuis longtemps par les Français et les Anglais eux-mêmes ; mensonge, l’entente cordiale, simple préparation de la guerre ; mensonges, les nouvelles de victoires françaises ou russes.

Et la violation de toutes les lois de l’humanité ! Atrocités commises par les Belges, crimes anglais contre le droit des gens. « Les lois de la guerre défendent l’attaque des navires neutres et de ports neutres : les Anglais ont attaqué des navires neutres, pour y chercher des Allemands, ils ont détruit des vaisseaux allemands dans les ports neutres. » Ce n’est pas une guerre ouverte qu’on nous fait, c’est une guerre de brigands.

Il faut mettre l’ennemi hors d’état de recommencer ; rendre aux Français la revanche impossible, prendre beaucoup aux Anglais, réunir à l’Autriche la Pologne russe, à l’Allemagne les provinces baltiques, libérer la Finlande. Après, ce sera la paix éternelle, dans le développement moral, assurée par la confédération de l’Europe centrale.

M. Wundt est si aveuglé qu’il déraisonne même sur la philosophie et nous croyons devoir reproduire, à titre de document, et pour montrer à quel degré d’aberration la folie du pangermanisme peut conduire un penseur éminent, un des maîtres de la philosophie contemporaine, ce qu’il écrit de notre compatriote M. Bergson (p. 18). « Que nous importe que M. Henri Bergson, qu’en Allemagne aucun philosophe sérieux n’a jamais pris au sérieux, nous traite de barbares. Ne savons-nous pas que ce philosophe nous a volé ses idées, à nous barbares, en tant du moins qu’elles valent quelque chose, pour les lancer dans le monde comme sa propre création, après les avoir revêtues des oripeaux de ses phrases. » Tout commentaire serait superflu. Au public impartial de juger et de dire que penser aujourd’hui du « philosophe sérieux » qui a signé cette brochure.

Die weltgeschichtliche Bedeutung des deutschen Geistes, par Rudolf Eucken. Der deutsche Krieg, Achtes Heft, 1 vol. in-8, de 23 p. Stuttgart, Berlin, 1914. — « Des ennemis innombrables peuvent s’allier contre nous, ils peuvent entasser l’une sur l’autre jalousie et haine, ruse et férocité, nous avons la supériorité de notre essence profonde et cette supériorité nous conférera pleinement la force de résister à toute attaque. Tenons seulement ferme, sur nous-mêmes, recourons au principe le plus profond et à la force la plus intime de notre être ; notre génie sera avec nous, nous conduira à la victoire, et les portes de l’enfer ne prévaudront point contre nous. »

C’est par ces lignes que Eucken conclut son étude, qui avait commencé plus humblement, à la façon d’un plaidoyer ; car il s’agit de justifier l’esprit allemand des « calomnies » de ses adversaires, de montrer « que nous sommes plus qu’on ne pense, que nous avons une signification historique qu’on ne peut nous ravir ».

Au début du xixe siècle l’Allemagne passait pour un peuple de poètes et de penseurs ; on l’appelait l’Inde de l’Europe. Maintenant elle est le peuple de la technique, du commerce mondial, de l’industrie prodigieuse ; on l’appelle l’Amérique de l’Europe. Par là elle n’est point devenue infidèle à soi-même ; ce sont là les deux éléments de sa nature ; qu’ils soient en opposition, peu importe : il n’y a pas de peuple puissant sans une opposition intérieure.

Si l’Allemagne, à une certaine période de son histoire, s’est réfugiée dans la science, dans l’art, si elle s’est crée un monde invisible, cela tient à l’épuisement de la guerre de Trente ans ; l’Allemagne se relève au xviiie siècle, mais ses membres épars sont encore incapables de se rassembler pour une activité nationale et politique ; le royaume de l’idéal est alors le seul refuge des âmes puissantes et hardies.

L’écrasement de l’état prussien à Iéna, la constatation que tout l’éclat de l’art et de la science ne sauve pas un peuple de la domination étrangère, l’effort qui en est résulté ont orienté l’Allemagne vers le monde visible où elle a fait de grandes choses, les sciences de la nature, le progrès technique, l’organisation commerciale.

Les autres peuples trouvaient leur compte à la rêverie allemande ; les Anglais prenaient la mer et les Français la terre pendant que les Allemands se contentaient de l’air. Aussi ils ont reproché à l’Allemagne d’être infidèle à elle-même : que n’en restait-elle à la poésie et à la philosophie ?

Mais l’Allemagne n’a fait que raviver une tendance profonde ; guerrière, n’avait-elle pas détruit l’empire romain, n’avait-elle pas fondé l’empire romain germanique ? Organisatrice, que n’avait-elle fait ? Villes allemandes du moyen âge, agriculture, mines, Hanse et domination des mers, industrie et inventions de toute espèce.

C’est précisément sa grandeur d’être à la fois un peuple d’intériorité et d’extériorité. Intériorité : le mysticisme allemand si profond et si populaire, la réforme allemande, si immédiate et si personnelle ; la philosophie allemande, cet effort unique pour comprendre du dedans le monde ; la musique allemande et le lyrisme qui entr’ouvrent les profondeurs de l’âme et prêtent une voix à toutes les âmes. Extériorité : la domination du monde visible et le déploiement d’une civilisation de travail.

Certes, cette dualité n’est pas sans danger ; l’excès d’intériorité peut conduire à la dispersion, au vague sentimentalisme : l’extériorité, au travail servile, à l’érudition sans âme. On convient que de tels excès se sont produits.

Mais la puissance de l’esprit allemand est dans l’unité de ces contraires : travail aimé pour lui-même, dévouement à la profession, plein don de soi-même à sa tâche. Les œuvres sont animées par un esprit ; et cet esprit aspire à la réalisation ; il ne se contente pas des rêves, des ébauches. Grandeur, sincérité, originalité, tels sont les fruits de cet idéalisme réalisateur.

Esprit indispensable à l’humanité ; ne risque-t-elle pas de se perdre dans son amour immodéré de la force pour elle-même ; à ce mouvement désordonné, l’Allemagne oppose un repos qui consolide la vie humaine : l’intériorité allemande donne un sens à la vie et aux œuvres de l’humanité.

Tel est ce plaidoyer, dont le seul défaut est de passer sous silence l’événement qui l’a rendu nécessaire. Car ce que l’on voudrait savoir, ce n’est pas si l’Allemagne a été grande dans le passé, ni si son essence complexe explique son histoire d’autrefois ou s’explique par elle, mais comment sa grandeur en a fait un monstre, et comment la dualité de sa nature explique le crime d’aujourd’hui. Le présent ne nous révèle que trop, sous la figure effrayante du crime, ce mélange de profonde rêverie intérieure et de volonté de conquête que dégage l’analyse de M. Eucken. La question grave, c’est de savoir si le mélange, si le dosage des éléments ont été faussés ou non par l’effet de circonstances historiques. Si l’Allemagne est, comme nous le croyons, responsable de la guerre, et coupable dans la guerre, combien il devient dangereux pour elle que ses penseurs s’évertuent à montrer qu’elle n’est aujourd’hui que ce qu’elle a été, ce qu’elle sera toujours ! La seule excuse que lui voient ceux qui admirent certains aspects de sa grandeur passée, c’est qu’elle serait devenue, par une sorte de vertige, infidèle à ce qu’elle avait de meilleur, c’est que le mauvais principe aurait altéré le bon. Rien ne saurait être présentement plus grave pour l’Allemagne que de la peindre conforme aujourd’hui à son essence éternelle ; ainsi son crime, avec le danger de crimes nouveaux, elle le porterait avec elle toujours, et l’humanité, à laquelle on la proclame si nécessaire, devrait, pour rester humaine, abroger à jamais cet esprit. On voit combien une apologie peut être dangereuse et comment M. Eucken, pour avoir voulu esquisser dans l’éternité, au-dessus de l’histoire présente, une justification de l’Allemagne, peut donner à penser aux gens les moins prévenus que son esprit est redoutable. Il est vrai que sans doute, M. Eucken, comme M. Wundt, s’imagine l’Allemagne innocente, assaillie par un monde de criminels et barbares ennemis.

De ce plaidoyer l’actualité est absente ; non pas absolument pourtant. Elle apparaît en traits légers et malheureux. « Jean Paul a dit jadis avec un sérieux amer : les Anglais ayant pris la mer et les Français la terre, à nous Allemands que nous reste-t-il, que l’air ? On ne pouvait savoir alors qu’un Zeppelin viendrait et donnerait aux Allemands en réalité la maitrise de l’air. » (P. 8.) C’est parce qu’ils ne connaissent que la vie anglaise, avec ses aspirations utilitaires, c’est parce qu’ils la tiennent pour le type de la vie européenne, que les Indous estiment qu’une telle vie ne vaut pas la peine d’être vécue (p. 18), s’ils étaient colonie allemande, comme ils penseraient autrement ! Et que penser de la réflexion suivante : « Nous faisons des jouets d’enfant pour tout l’univers. Cela n’est possible que parce que nous savons entrer dans l’âme de l’enfant, et cela même, parce que nous avons au fond de l’âme quelque chose d’enfantin, de simple, d’originel. » (P. 13.)

REVUES ET PÉRIODIQUES

Przegbad filosoficzny (Revue philosophique, XVIe année, 1913).

A. Zielenczyk : La place de Henri Struve dans l’histoire de la philosophie polonaise.

Struve définit les caractères fondamentaux de la philosophie polonaise de la manière suivante : 1o une tendance vitale grâce à laquelle les principaux facteurs de la philosophie, c’est-à-dire le criticisme et la conception générale du monde deviennent avant tout des moyens pour satisfaire certains besoins de la nation dans un moment historique donné ; 2o une tendance synthétique qui veut embrasser les plus larges sphères de la pensée pour aboutir à une conception qui, autant que possible, embrasserait la totalité des objets ; 3o une manière de s’exprimer colorée et pleine d’images qui résulte non seulement du sentiment esthétique inné, mais aussi de la volonté de mettre dans un équilibre tous les besoins de l’esprit et de parler non à la classe des savants, mais au grand public.

Struve envisage la philosophie comme une tendance critique de l’esprit humain vers une conception générale du monde. Dans cette définition nous trouvons réunis les deux principes fondamentaux de la philosophie : d’un côté la conception du monde, de l’autre le criticisme. C’est le point de vue qui domine la philosophie de Struve ; elle se divise en deux parties : la métaphysique et la logique comprise dans le sens d’une théorie de la connaissance.

La tendance synthétique de la philosophie de Struve, laquelle représente un « réalisme idéaliste » non seulement s’étend aux problèmes fondamentaux de la métaphysique, mais encore veut-elle embrasser tous les domaines de la pensée et de la création humaine. Le principe synthétique, la tendance de vouloir unir l’idéal avec la réalité se reflètent non seulement dans sa théorie de l’art, mais aussi dans sa théorie de la morale.

Selon notre auteur cet élément synthétique marque le trait d’union entre la philosophie de Struve et la philosophie polonaise précédente. On retrouve la tendance synthétique qui, selon Struve, forme le caractère essentiel de la philosophie polonaise, chez les premiers hégéliens polonais. Ainsi on peut considérer à ce point de vue Struve comme un continuateur de la pensée spéculative polonaise, bien qu’il n’ait pas eu conscience de sa solidarité avec ces penseurs.

L’auteur croit que deux facteurs, une influence considérable exercée par le hégélianisme et le caractère national de la pensée qui, pour avoir été un moment étouffé, n’en est pas moins resté conscient, créent cette tendance métaphysique à laquelle se rattache le caractère synthétique de la philosophie polonaise.

Le système de Struve a donc pour la philosophie polonaise contemporaine et future une importance capitale. Il a maintenu la tradition philosophique en Pologne. La philosophie de Struve forme le chaînon qui relie notre génération philosophique à l’époque de Wronski, Cieszkowski, Frentowski, Libelt, Kremer.

B. Bornstein : Kant et Bergson.

L’auteur donne d’abord un exposé des conceptions fondamentales de Kant et de Bergson sur le rapport de l’intuition et du concept. En comparant la conception de Kant avec celle de Bergson l’auteur trouve que les deux philosophes ont cela de commun qu’ils s’attachent avant tout à faire ressortir une double différence entre les éléments intuitifs et les éléments conceptuels en envisageant leur caractère d’individualité et de généralité et d’autre part en analysant leur caractère intuitif et discursif. La distinction des deux éléments aboutit chez les deux philosophes à la conception d’une désharmonie laquelle se reflète nettement dans l’existence des faits irrationnels, qui, malgré qu’ils soient donnés dans l’intuition immédiate, sont absolument incompréhensibles pour notre pensée. Ainsi la valeur objective de notre connaissance est mise en question.

Après une analyse critique très détaillée des conceptions de Kant et de Bergson l’auteur aboutit à la conclusion suivante.

Nous pouvons toujours saisir par le concept certains caractères individuels et ainsi individualiser le concept qui par ce fait cesse d’être général et de s’opposer aux intuitions. Le fait que nous ne pouvons pas épuiser par le concept tous les caractères d’une intuition donnée, ne prouve en aucune manière la relativité de la connaissance conceptuelle déjà acquise, mais seulement le caractère incomplet et inachevé de cette connaissance. D’ailleurs du point de vue intuitif-discursif les intuitions et les purs concepts sont vraiment distincts et c’est ici que Kant et Bergson ont tout à fait raison. Seulement l’auteur pense que Bergson commet une erreur en considérant la pure mobilité comme le caractère typique de l’intuition, et l’espace comme l’élément par excellence conceptuel. Notre pensée, malgré la différence qui sépare les deux domaines, celui de l’intuition et celui du concept, peut tout de même se rendre compte des faits avec une précision absolue. Ainsi la pensée pourra se saisir des faits au moyen de concepts, si seulement elle ne néglige pas la nature intuitive spécifique des faits. De cette différence entre les intuitions et les concepts il ne faut donc pas conclure à la réalité des faits irrationnels. Seulement le concept se distinguera du fait intuitif qui lui correspond par son caractère discursif. Ainsi se pose le nouveau problème de savoir si notre connaissance conceptuelle peut malgré cela être considérée comme adéquate. La différence des intuitions et des concepts ne rend-elle pas impossible la vérité absolue de la connaissance ?

L’auteur ne pense pas qu’on puisse aboutir à cette conséquence. Selon lui, si on introduit l’intuition dans la connaissance même on y fait entrer un élément qui pourra impliquer le concret. Si de plus nous distinguons dans le concept le contenu et l’objet, le caractère discursif du concept peut parfaitement se concilier avec le caractère concret de son objet.

Kant et Bergson, bien qu’en établissant une différence fondamentale entre les intuitions et les concepts, n’ont pas tenu compte de cette différence à propos de l’intuition. Ils ont envisagé cette forme de la connaissance comme s’il s’agissait d’une simple connaissance conceptuelle. Dans ces conditions la connaissance conceptuelle des objets intuitifs devaient sembler inadéquate. La raison en était que la connaissance ne concernait pas du tout les objets mêmes qu’il s’agissait de connaître. Si au contraire nous tenons compte de cette différence nous parvenons à rapprocher les intuitions et les concepts. Ainsi nous arriverons à une connaissance vraie et adéquate, à une connaissance conceptuelle absolue des objets intuitifs. L’auteur remarque que cette connaissance conceptuelle absolue est différente de la connaissance des objets, comme choses en soi. Pour lui la question du degré de la réalité des objets intuitifs ne se pose pas, parce que cette question n’est pas du domaine de la théorie de l’objet de la connaissance, mais du domaine de la connaissance des objets.

Selon l’auteur il y aurait donc à la base de la thèse irrationaliste une double erreur : d’un côté la preuve apriorique substitue le contenu de la connaissance à l’objet de la connaissance, de l’autre dans la preuve apostériorique un objet se glisse à la place d’un autre.

B. Biegeleisen : Le pragmatisme et les mathématiques. Après avoir donné une analyse de Schiller, puis des tendances logiques des mathématiques contemporaines et enfin des vérités mathématiques, l’auteur arrive à la conclusion que la tendance de la logique contemporaine consiste à vouloir réduire tous les systèmes des mathématiques à une seule forme. Cette forme unique pourra être exactement déterminée par un nombre restreint de concepts simples et de certains postulats fondamentaux indiquant les relations de ces concepts.

Jusqu’ici on a considéré ces postulats comme des axiomes qui seraient intelligibles en eux-mêmes, mais si le logicien approfondit ces principes des mathématiques, il trouvera de plus en plus des raisons pour restreindre ou pour supprimer tout à fait une évidence qui se suffirait à elle-même. L’auteur ne s’explique pas comment le pragmatisme qui fait de l’utilité finale des vérités mathématiques leur trait caractéristique peut rencontrer une opposition si déterminée chez les mathématiciens et chez les logiciens. Le pragmatisme doit beaucoup aux études subtiles des logiciens mathématiciens et par suite une harmonie complète devrait plutôt régner entre logistique et pragmatisme. Suivant l’auteur la raison principale de cette désharmonie provient de la conception de Russell qui aboutit à un réalisme scolastique étranger aux tendances de la logistique.

Une grande partie de ce travail traite du problème de l’induction. D’après l’auteur, en faisant du principe de l’induction un jugement synthétique a priori, on renonce dans les mathématiques au point de vue pragmatique. L’analyse de M. Biegeleisen aboutit au résultat suivant : non seulement il est possible, mais encore il est même nécessaire pour une transformation logique des mathématiques de considérer les principes mathématiques comme des postulats. Ces principes ont les mêmes caractères pragmatiques que tous les postulats en général, s’ils sont utiles au système logique et servent à franchir les limites qui séparent le fini de l’infini.

La critique de l’intuitionisme en mathématiques a amené l’auteur à ces deux conclusions ; d’abord l’intuition dans les mathématiques n’est pas en opposition avec l’intelligence, comme le prétendent certaines théories, ensuite l’intuition est dans les mathématiques un facteur psychologique qui a son importance pour la genèse de la pensée mathématique, mais ne peut guère servir de critérium pour la vérité mathématique.

Dans le chapitre suivant, l’auteur en parlant du problème de l’expérience en géométrie, distingue différentes étapes de la philosophie de la géométrie. On commença par se borner pour établir les bases de la géométrie aux seules « intuitions ». Tous les énoncés géométriques n’ont fait qu’exprimer les liaisons entre ces intuitions on arrive ainsi à une géométrie entièrement « empirique ». Mais tout change du moment où on substitue aux intuitions, des concepts. Cette substitution caractérise la géométrie « euclidienne ». Si nous comparons la géométrie empirique à la géométrie euclidienne nous constatons que celle-ci est-plus exacte. Seulement si nous l’envisageons comme système philosophique elle manque de précision, car en se plaçant au point de vue de la géométrie euclidienne on ne peut pas déterminer les limites qui permettraient d’y introduire des propositions qui se distinguent à différents degrés des intuitions. Comme dernier stade de ce développement l’auteur envisage la géométrie « non-euclidienne ». Selon lui au lieu de combattre cette géométrie ses adversaires devraient plutôt essayer de préciser les bases philosophiques sur lesquelles reposent la géométrie euclidienne et la géométrie non euclidienne. La transformation logique des mathématiques a toujours été très avantageuse pour le progrès de la science elle se justifie donc précisément au point de vue pragmatique.

Pour terminer M. Biegeleisen pense que dans l’avenir un esprit doué d’une faculté d’analyse plus subtile pourra, en partant exclusivement de l’intuitionisme, parvenir à un système philosophique de la géométrie lequel ne sera plus en opposition avec la logique générale.

E. Stamm : Sur les objets fictifs.

Suivant l’auteur les objets fictifs sont des phénomènes d’un ordre supérieur, auxquels s’ajoutent les objets d’un ordre premier.

Après une analyse détaillée des objets fictifs dans les sciences, dans la religion et dans l’art, l’auteur donne une théorie générale des objets fictifs. Les objets fictifs peuvent être considérés comme des éléments d’une synthèse faisant partie d’un domaine donné ou comme le rapport même entre les éléments. Aux objets fictifs correspondent des objets supplémentaires, lesquels sont toujours des phénomènes du premier ordre et ont pour fonction de créer des objets fictifs. Les objets supplémentaires représentent ce qui est commun aux objets réels et fictifs. Les rapports entre les objets fictifs et les objets supplémentaires sont déterminés dans la science par la causalité, dans la religion par la dépendance, dans l’art par l’isolement. En outre les objets supplémentaires peuvent exister en même temps que les objets fictifs qui leur correspondent.

L’utilité des objets fictifs consiste en ce qu’ils nous amènent aux différents degrés de réalisation, analogue aux objets réels. Ils nous permettent ainsi une complète réalisation du but posé, où ils produisent une pratique correspondante.

Les objets fictifs sont des créations faisant partie du domaine de la méthodologie et qui ne possèdent pas de valeur indépendante. Selon l’auteur, il n’y aurait exception à cette règle que pour ceux des objets fictifs qui dénotent une tendance vers une réalisation.



Coulommiers. — Imp. Paul BRODARD