Revue de métaphysique et de morale/1912/Supplément 2

REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(N° DE MARS 1912)



NÉCROLOGIE
Wilhelm Dilthey
(1833-1911)

W. Dilthey, né à Biebrich le 18 novembre 1833, après avoir fait ses études à Heidelberg et à Berlin, enseigna aux Universités de Bâle, Kiel, Breslau et, à partir de 1882, à l’Université de Berlin. Il était membre de l’Académie des Sciences de Prusse. Sans compter différents travaux parus dans les Abhandlungen der preussischen Akademie der Wissenschaften et dans l’Archiv für die Geschichte der Philosophie, Dilthey a écrit : Das Leben Schleiermachers (1 vol., 1860-1863) ; Einleitung in die Geisteswissenschaften (1 vol., 1883) ; Das Schaffen des Dichters, Bausteine zu einer Poetik (1887) ; Das Erlebnis und die Dichtung (1905), qui contient des études sur Lessing, Gœthe, Novalis et Hölderlin. Ce n’est que lorsque les différents travaux que M. Dilthey a publiés dans des recueils différents seront réunis que l’on pourra apprécier l’ensemble de son œuvre. Pour ce qui concerne les tendances fondamentales de sa philosophie, nous renvoyons le lecteur à l’article sur le « mouvement philosophique contemporain en Allemagne » paru dans le numéro de septembre 1908 de la Revue. Le mérite de Dilthey a été surtout d’avoir défendu avec la plus grande énergie l’autonomie de la vie de l’esprit ou de ce qu’il appelait Geisteswissenschaften, dans un temps où les tendances naturalistes étaient prédominantes en Allemagne. Tout en étant un adversaire de la métaphysique intellectualiste, Dilthey considérait la conscience métaphysique de la personnalité comme quelque chose d’éternel. Non moins importante est la lutte de Dilthey contre le subjectivisme et sa recherche d’une objectivité vraie. C’est à cet égard que ses travaux sur ce qu’il appelait expérience intérieure (Erlebnis) sont du plus haut intérêt. L’influence de Dilthey comme professeur et comme maître a été considérable.

Otto Liebmann
(1840-1912)

En O. Liebmann l’Allemagne vient de perdre un des plus grands représentants du kantisme de la deuxième moitié du xixe siècle. Il était né à Lœwenberg (Silésie) le 25 février 1840. Il fit ses études à Iéna, Leipzig et Halle. Il enseigna aux Universités de Tubingue et de Strasbourg, et, à partir de 1882, à l’Université d’Iéna. Ses ouvrages les plus remarquables sont : Kant Und die Epigonen (1863), Analysis der Wirklichkeit (1876, 4e éd. 1911), Gedanken und Tatsachen (1886), Die Klimax der Theorien (1884). Il a fait aussi un volume de poésies philosophiques, Weltwanderung. Liebmann est un des premiers qui ont lancé l’appel Retour à Kant. La critique qu’il fait de la biologie et de la psychologie mécanistiques est importante, et, à cet égard, son ouvrage, Analysis der Wirklichkeit, dont le style est d’une beauté remarquable, présente un grand intérêt.

Paul Duproix
(1851-1912)

Nous apprenons avec regret la mort de M. Paul Duproix, professeur ordinaire de pédagogie à la Faculté des Lettres et des Sciences sociales de l’Université de Genève. Né à Mâcon en 1851, il avait su grouper à Genève, depuis 1890, autour de sa chaire pédagogique, de nombreux élèves ; et ses collègues avaient prouvé l’estime où ils le tenaient en faisant de lui, pendant plusieurs années, le doyen de leur Faculté. Son ouvrage sur Kant, Fichte et le problème de l’Éducation, avait été couronné par l’Académie française, et traduit en plusieurs langues.

LIVRES NOUVEAUX


La Perception du Changement (Conférences faites à l’Université d’Oxford les 26 et 27 mai 1911), par Henri Bergson. 1 vol. in-8 de 37 p., Clarendon Press, Oxford, 1911. — Dans ces deux conférences M. Bergson a exposé avec une simplicité, une lucidité et une élégance admirables quelques-unes des idées les plus essentielles de sa doctrine. Ceux-là mêmes à qui elles sont familières éprouveront un rare plaisir d’esprit à les retrouver ici, traduites dans la langue la mieux faite pour les rendre suggestives et persuasives. Dans la première conférence, M. Bergson a insisté sur le genre de faculté et de méthode qu’il faut mettre en œuvre pour philosopher, et il a expliqué comment la philosophie doit être une vision du réel, non pas différente par nature de nos perceptions ordinaires, mais dégagée des conditions d’utilité, pratique auxquelles ces dernières sont soumises, obtenue par une conversion de notre attention vers tout ce qui s’offre dans le monde sans servir pratiquement à rien : ainsi sont écartées les contradictions et les difficultés inhérentes à toutes les tentatives faites pour corriger ou remplacer, à l’aide de concepts et de raisonnements, les données usuelles des sens et de la conscience : en réalité, c’est une vision plus large, une vision désintéressée, qu’il faut substituer à la vision rétrécie et déformée par les nécessités de la vie et de l’action. — Dans la deuxième conférence, M. Bergson montre comment la réalité est changement, comment le changement est indivisible, et comment par suite le passé continue à être et fait corps avec le présent, malgré l’illusion d’origine pratique qui nous porte à croire que le présent seul est réel et que le passé a besoin d’être reconstitué : ainsi sont écartées encore toutes les contradictions ou difficultés issues de la dénaturation artificielle du changement par les concepts et de l’énoncé fait ici de problèmes tels que ceux que posaient les Eléates, concernant la reconstitution du mouvement par les positions successives du mobile, ou tels que ceux que posent les modernes, concernant le rapport des états changeants avec la substance. — En somme toute la pensée de M. Bergson se développe ici à partir de cette proposition qui en effet, une fois acceptée, donne raison à toute la suite : « Si nos sens et notre conscience avaient une portée illimitée, si notre faculté de percevoir, extérieure et intérieure, était indéfinie, nous n’aurions jamais recours à la faculté de concevoir ni à celle de raisonner. Concevoir est un pis-aller dans les cas où l’on ne peut pas percevoir, et raisonner ne s’impose que dans la mesure où l’on doit combler les vides de la perception externe ou interne, et en étendre la portée » (p. 5).

Science et Philosophie, par Jules Tannery, avec une notice par Emile Borel, professeur à la Sorbonne, sous-directeur de l’École Normale Supérieure. 1 vol. in-16 de xvi-336 p. Paris, Alcan, 1912. — Après une notice de M. Borel qui rappelle en quelque sorte par le fait que l’une des œuvres les plus importantes de Jules Tannery, ce furent ses élèves, (nous regrettons ici l’absence d’une bibliographie complète comme celle qui a été faite pour Paul Tannery) on trouvera dans le recueil quelques-uns des nombreux articles que Jules Tannery écrivit dans diverses revues, et des extraits intéressants de comptes rendus pour le Bulletin des Sciences mathématiques, auquel pendant de longues années il a collaboré de la façon la plus active. La plus importante de ces études a paru dans la Revue de Paris, en 1895 : elle a pour titre le Rôle du Nombre dans les Sciences, et synthétise avec cette pureté de langage et cette simplicité toujours mêlée de quelque réserve ironique qui sont la marque de l’esprit de Jules Tannery, une période dans l’histoire de la pensée humaine. Mais le danger même de cette conception arithmétique des sciences, si on la comprenait en gros et si on l’appliquait sans critique, serait de dénaturer la réalité dont on prétendrait rendre compte, et de stériliser l’enseignement de cette mathématique à laquelle on voulait assurer la prédominance. Ce double danger, philosophique et pédagogique, avait préoccupé Jules Tannery. Au lendemain de l’apparition de la Psychologie allemande contemporaine, il avait dirigé contre la loi de Fechner des objections scientifiques qui sont aujourd’hui classiques : l’excellente thèse de M. Foucault a fourni à Jules Tannery l’occasion de revenir, à vingt-cinq ans de distance, sur les problèmes fondamentaux de la psychophysique, comme sur « l’histoire d’une chose morte » ; on sera heureux de posséder dans leur ensemble toutes ces remarques décisives. D’un autre côté, par une description des examens d’admission aux grandes Écoles, par une analyse des procédés les plus recommandables pour l’enseignement primaire de l’arithmétique ou de la géométrie, Jules Tannery a pénétré sous une forme directe et concrète dans le domaine de la psychologie sociale, il a montré à quelles conditions la mathématique pouvait devenir un instrument pour la culture de l’intelligence vraie. Tels sont les traits dominants de ce recueil, mais ils ne suffisent pas à le faire connaitre : il faut ajouter que chaque ligne porte la marque vivante de ce qu’a été le penseur et l’homme : ayant conçu la vie comme une amitié, il a eu le secret de communiquer à ses réflexions sur des questions toutes abstraites et toutes techniques en apparence, un inexplicable, un incomparable esprit d’amitié.

Les Opinions et les Croyances, par Gustave Le Bon. 1 vol. in-18 de 340 p. Paris, Ernest Flammarion. — « Trois ordres de vérités nous guident : les vérités affectives, les vérités mystiques, les vérités rationnelles. Issues de logiques différentes, elles n’ont pas de commune mesure ; » conclusion de ce livre, reproduite en épigraphe, comme pour plaire d’avance aux uns et mettre les autres en défiance. Car, par la fécondité des psychologues et leur clarté d’apparence, ces paradoxes sont à la mode. Et, d’un autre côté, ceux qui se sont exercés à la critique à l’exemple des grands auteurs n’aiment pas trop qu’on les ramène à leurs premiers étonnements en leur faisant voir que le Soleil tourne autour de la Terre. Mais il faut refaire ce voyage de temps en temps à travers la crédulité humaine. Voici par où M. Le Bon veut nous conduire. Livre I : la croyance diffère de la connaissance. Livre II : la sensibilité, l’inconscient, la personnalité et ses oscillations. Livre III : les formes diverses de la Logique (logique biologique, l’affective, la collective, la mystique, l’intellectuelle). Livre IV : les conflits des diverses Logiques. Livre V : les opinions et les croyances individuelles. Livre VI : les opinions et les croyances collectives. Livre VII : propagation des opinions et des croyances. Livre VIII : la vie des croyances. Livre IX : recherches expérimentales sur la formation des croyances (Les rayons N, la magie, l’occultisme, le spiritisme ; la connaissance et la croyance chez les savants). Le dernier livre surtout est bon à lire ; mais il faut dire pourtant que l’aventure des rayons N (p. 273) présentée en raccourci, et comme un exemple des effets de la suggestion, perd un peu trop de sa vraisemblance ; il n’est plus qu’une anecdote que l’on veut bien piquante ; on s’y amuse, on ne s’y instruit guère. Il faut en dire autant de tous les récits qu’on trouve dans cet ouvrage, et qui tendent trop à une même fin : cela fait penser à ces histoires de sauvages qu’on peut lire ailleurs, objets trop fragiles pour la réflexion. Bref cette psychologie et cette sociologie anecdotiques sont bonnes pour la conversation. Peut-on penser sérieusement que c’est par mépris pour le luxe et les beaux-arts que la Commune incendia les plus beaux monuments de Paris ? (p. 32).

Les vues théoriques n’ont pas plus de portée : « l’intelligence, variant considérablement d’un sujet à l’autre et n’étant pas comme les sentiments contagieuse, ne peut jamais revêtir une forme collective » (p. 47). Au reste on lit plus loin (p. 89) : « La logique affective varie d’un sujet à un autre parce que les sentiments des individus sont fort différents. Dans tous les domaines qu’elle régit, croyances religieuses, morales, politiques, etc., l’accord est, pour cette raison, impossible ». Il est traité ailleurs de la contagion mentale (p. 203) et avec abondance. Nulle part on n’aperçoit la moindre ébauche d’une analyse méthodique qui puisse guider l’esprit. Bref on ne sait jamais bien de quoi l’auteur veut parler. Aussi de telles remarques ne sont ni vraies ni fausses. Que la Psychologie à demi littéraire, à demi scientifique reconnaisse ici ses fleurs et ses fruits. En somme des événements ne sont point encore des faits.

Mais il arrive pis encore. Il arrive que, par cette habitude de disserter en courant, des notions sans doute discutables, mais enfin bien déterminées, sont exposées avec une légèreté inexplicable. « D’après Fechner, la sensation grandit suivant le logarithme de l’excitation… Soit un orchestre de dix exécutants jouant du même instrument. Pour doubler l’intensité sonore, il faudra élever à cent (chiffre dont le logarithme est 2) le nombre des instruments. Pour tripler la même sensation, il faudrait le porter à mille (dont le logarithme est 3). » Apprenons à M. Le Bon que les logarithmes de cent et de mille sont 2 et 3 dans le système de base 10 seulement, et que notre sensibilité différentielle n’est pas réglée sur les logarithmes décimaux.

L’Avarice, essai de psychologie morbide, par J. Rogues de Fursac. 1 vol. in-12 de 185 p., Paris, Alcan, 1911. — « Peu de passions, dit l’auteur, sont aussi nettement morbides que l’avarice ; peu obéissent à des lois étiologiques et pathogéniques aussi précises ; peu enfin ont des conséquences individuelles et sociales aussi profondes et aussi funestes ». Aussi c’est en médecin qu’il aborde l’étude de ce vice, qui n’a jusqu’ici donné lieu qu’à des développements littéraires. Il en expose successivement les symptômes, les causes et l’évolution.

Parmi les symptômes, le plus important est l’hypertrophie de l’instinct d’épargne. Car l’épargne n’est pas le résultat d’un raisonnement conscient, d’un calcul : c’est « l’expression d’une tendance profonde, ancienne, antérieure à l’intelligence, née d’une nécessité d’adaptation ». Si elle se montre chez l’homme sous ses formes les plus élevées, on la retrouve chez l’animal, chez le végétal et chez l’homme même elle repose sur le fond primitif de l’instinct. L’avarice, qu’on définit « un état morbide de l’esprit dont l’élément essentiel est l’amour de la richesse, considérée indépendamment des biens qu’elle procure » est donc une anomalie de cet instinct d’épargne. Mais ce, symptôme principal est accompagné ordinairement de tout « un ensemble d’anomalies d’ordre négatif, traduisant un affaiblissement de l’activité mentale et parmi lesquels l’atrophie des sentiments et la restriction des besoins qui ne sont pas en relation directe avec l’instinct d’épargne tiennent le premier rôle. » Il faut lire dans M. de Fursac tout ce chapitre, qui est le meilleur du livre. On y trouve marquées avec beaucoup de sagacité et dessinées avec finesse les tares intellectuelles et sentimentales de l’avare : la pauvreté de son imagination, son inconscience de son propre état, son incompréhension de ses véritables intérêts, son horreur du risque, l’étroitesse de son jugement vis-à-vis d’autrui, sa méfiance, sa sécheresse de cœur, son insensibilité en face de la souffrance, sa cruauté. M. Rogues de Fursac ne garde point devant son hideux modèle l’impassibilité d’un Spinoza, peintre des passions, et il n’est pas tendre pour cette sorte de maladie : il a peur que notre pitié, — bien à tort — s’émeuve en leur faveur. Ce serait absurde, nous dit-il. L’avare n’a que des besoins restreints : d’où la vie qu’il s’impose, mesquine, étroite, sans horizon, sans air, sans lumière. Il a perdu le sentiment de dignité personnelle, et, tout en étant parfois très vaniteux, il sacrifiera au besoin sa susceptibilité et sa réputation pour sauvegarder quelques parcelles de son trésor. La plupart du temps, il vit isolé, renfermé, impénétrable aux autres hommes. Un trait assez curieux de sa psychologie, c’est la domination absolue, tyrannique, qu’il exerce parfois sur son entourage, et qu’il fait accepter même à des étrangers à sa famille. M. Rogues de Fursac en a très finement démêlé les raisons.

Parmi les causes de l’avarice, les unes, comme le culte de l’économie, agissent en exaltant l’instinct d’épargne ; les autres, comme la monotonie de la vie et l’absence de stimulants affectifs d’ordre normal, en favorisant l’affaiblissement de l’activité mentale. La première de ces causes est de nature sociale, et elle a dans notre pays une importance toute particulière. La France est par excellence le pays des avares, parce que notre grande vertu est l’économie. Est-ce-bien une vertu ? Si l’on écoutait M. Rogues de Fursac, on ne serait pas loin d’englober dans la même condamnation la pratique et l’excès. Il considère cette vertu un peu vieillotte comme étant une survivance destinée à une prochaine disparition, et il se plaît à opposer à la vie calme, mesurée, mais aussi étroite, mesquine, et peureuse, du petit bourgeois de nos villes, l’existence aventureuse, fiévreuse et active, de l’Américain qui ne songe qu’à amasser l’or pour le répandre à pleines mains, et même pour le jeter par les fenêtres. Ainsi le problème de psychologie devient un problème social : on ne peut guérir les hommes de l’avarice, mais on en guérira peut-être l’humanité.

Le Problème Religieux dans la Philosophie de l’Action. M. Maurice Blondel et le P. Laberthonnière, par M. Cremer, pasteur de l’Eglise Réformée. Préface de M. Victor Delbos, membre de l’Institut, professeur à la Sorbonne. 1 vol. gr. in-8 de xiii-112 p., Paris, Alcan, 1912. — M. Cremer n’a pas, dans ce court opuscule, prétendu donner une idée de ce qu’est en elle-même la dialectique à la fois si riche et si serrée de l’Action ; il n’a pas suivi du dedans l’élan qui d’inquiétude en inquiétude conduit le philosophe à la volonté et à l’acceptation de la religion révélée ; il s’est proposé seulement de caractériser, de situer cette philosophie qui a joué un si grand rôle dans l’évolution de la pensée contemporaine ; il y a réussi de la façon la plus heureuse et la plus simple. En particulier il a montré nettement l’injustice qu’il y avait à l’accuser de ne pas avoir dépassé les limites du subjectivisme kantien : Pascal et Ollé-Laprune seraient seuls les maîtres authentiques de M. Blondel et de M. Laberthonnière. De même la philosophie de l’action ne saurait se confondre ni avec le pragmatisme américain dont elle repousse les bases empiristes et utilitaires, ni avec l’intuitionisme bergsonien : car elle veut sinon aboutir du moins conduire à un système de croyances précises et déterminées, étendre le domaine de l’intelligible à cela même qui n’est pas intellectuel. La philosophie de l’action a l’immanence pour point de départ, en tant du moins que, par une curieuse interversion du sens étymologique, l’immanence s’entend des « vérités autonomes ou autochtones, c’est-à-dire celles qui ou bien sortent de l’homme ou bien correspondent en quelque façon à un besoin d’expansion ». Mais la méthode de l’immanence n’implique pas la doctrine de l’immanence. Philosophiquement on n’établit pas l’existence du transcendant, qui aussi bien est surnaturel ; on doit seulement montrer qu’il y avait en nous une requête du surnaturel et du transcendant, et qu’elle trouvera sa satisfaction dans la connaissance de vérités qui préexistaient à la recherche philosophique, et qui en dépassent la conclusion. Au terme de son étude destinée à éclairer la notion d’une philosophie religieuse, M. Cremer soulève en termes discrets une question importante. Il se demande si le protestantisme conçu à la façon d’un Vinet, d’un Secrétan, d’un Auguste Sabatier, ne correspondrait pas à la philosophie de l’action mieux que le catholicisme, s’il ne serait pas plus capable d’assurer la suprématie de l’esprit sur la lettre. Cette question est reprise à son tour par M. Delbos dans la Préface, concise et pleine, qu’il a écrite pour le travail de M. Cremer. Si la philosophie de l’action n’est pas comme d’autres systèmes de philosophie religieuse une « utilisation » factice de doctrines qui sont nées hors de la religion, si elle est issue de l’intérieur même de la pensée chrétienne, si elle implique au fond d’elle-même l’idée de « la puissance qui réalise substantiellement l’accord de la vérité proposée aux âmes et de la pratique capable de l’introduire en elles efficacement », il est naturel, aux yeux de M. Delbos, qu’elle trouve son expression la plus complète dans l’assimilation intégrale de la lettre à l’esprit, par conséquent dans le catholicisme.

Maïmonide, par Louis-Germain Lévy. 1 vol. in-8 de 284 p. Paris, Alcan, 1911. — M. L.-G. Lévy, qui en 1905 avait publié un essai sur la métaphysique de Maïmonide, vient de nous donner une étude d’ensemble sur l’œuvre du plus célèbre des métaphysiciens juifs au moyen âge. C’est là, si nous ne nous trompons, le premier ouvrage de quelque importance écrit en langue française que l’on ait consacré à ce philosophe. Mais, pour avoir attendu longtemps son historien français, Maïmonide n’aura rien perdu ; car ce livre est excellent de tous points. Après avoir, par une série de brèves notices, rattaché Maïmonide à ses prédécesseurs arabes et juifs, l’auteur retrace la vie du philosophe en insistant spécialement sur ce qui peut nous aider à comprendre le caractère spécial de ses œuvres. Il s’attache ensuite à déterminer les sources de sa doctrine : l’ancienne littérature judaïque d’abord, Bible, Talmud et Midrasch ; la plupart de ses devanciers juifs et arabes ; enfin Platon, les Néo-Platoniciens, les Stoïciens, mais surtout Aristote dont l’influence est prépondérante dans son œuvre. Selon M. Lévy, il conviendrait d’y adjoindre. Platon dont on a nié à tort l’influence sur la pensée juive du moyen âge.

Dans l’ensemble cependant le système de Maïmonide consiste essentiellement en une tentative pour fonder rationnellement, sur les bases de la métaphysique aristotélicienne, la tradition judaïque. Il fait pour la religion juive ce que saint Thomas va faire pour le christianisme, avec cette différence toutefois que l’aristotélisme de Maïmonide est, plus encore que celui de Thomas d’Aquin, teinté de néo-platonisme. Dans le Guide des Indécis qui est son œuvre maîtresse, nous trouvons des preuves de l’existence, de l’unité et de la spiritualité de Dieu. C’est peut-être à propos de la question des attributs divins qu’il se montre le plus original, en refusant absolument l’attribution à Dieu de tout attribut positif pour ne lui reconnaître que des attributs purement négatifs. Il apporte à établir cette doctrine une rigueur où n’avaient pas atteint ses prédécesseurs. En ce qui concerne sa conception de l’univers, il se rallie à Aristote sauf sur ce point qu’il critique la théorie de l’éternité du monde pour lui substituer celle de création ex nihilo. En montrant que cette dernière thèse, dont d’ailleurs on ne peut établir de démonstration absolue, est, non seulement acceptable pour la raison, mais encore plus vraisemblable que celle d’Aristote, Maïmonide rend possibles la révélation, les miracles et la prophétie, fondements nécessaires de la religion. Viennent ensuite les questions relatives au mal, à la finalité et à la Providence, qui conduisent à justifier Dieu des reproches qu’on lui adresse touchant la présence du mal dans le monde. Enfin viennent l’explication rationnelle des prescriptions religieuses et la détermination du but suprême de nos efforts : la connaissance métaphysique, par laquelle nous nous élevons à la perfection et nous assurons du même coup la béatitude et l’immortalité. Cette dernière partie du Guide des Indécis contient plus d’une vue originale et même profonde. Signalons notamment la doctrine par laquelle l’intellect agent est conçu comme situé en dehors de l’homme, ainsi que le concevait Alexandre d’Aphrodise, mais non identifié à Dieu. L’intellect agent est une des intelligences pures. De même Maïmonide conçoit l’immortalité de cet intellect en tant que son action demeure acquise après l’acte d’intuition intellectuelle, d’où résulte une immortalité limitée aux seuls hommes supérieurs et inaccessible pour les autres dont les âmes sont vouées à la destruction. Il faut noter encore une théorie détaillée de la vision prophétique qui suppose une pénétration psychologique rare à cette époque.

Cette étude de Maïmonide se complète par la détermination de l’influence que son œuvre a exercée. Dans les milieux judaïques d’abord où, passionnément, attaquée et défendue, elle marque profondément son empreinte sur Gersonide et vient se heurter à la résistance de Hasdaï Crescas qui la soumet à une pénétrante critique. L’auteur ne veut pas que l’on exagère l’influence que le Guide peut avoir eue sur Spinoza ; mais, bien qu’il la réduise sagement lui-même, il lui fait encore parfois la part trop belle en signalant des analogies qui peuvent aussi bien être considérées comme prouvant la filiation de Spinoza à d’autres philosophes qu’à Maïmonide. Ainsi Spinoza peut tenir de Descartes cette affirmation que Dieu crée non seulement l’existence, mais encore l’essence des créatures : la filiation cartésienne est ici peu douteuse. Même remarque en ce qui concerne cette doctrine que l’intelligence, la volonté et la puissance de Dieu ne sont qu’une seule et même chose. Si cela remonte à Maïmonide, c’est en passant par Descartes et saint Thomas. Par contre les quelques pages relatives à l’influence du Guide sur Thomas d’Aquin, bien qu’elles n’épuisent pas la matière, sont extrêmement instructives en ce qu’elles mettent nettement en relief l’action exercée par la pensée philosophique juive sur la spéculation chrétienne au moyen-âge. Les références réunies par l’auteur établissent sans conteste que Guillaume d’Auvergne, Alexandre de Habès, Albert le Grand et Thomas d’Aquin ont connu la doctrine de Maïmonide et en ont tenu compte.

Le bref résumé qui précède permet peut-être d’apercevoir quelle utile contribution le travail de M. L.-G. Lévy apporte à l’histoire de la philosophie médiévale. Si nous ajoutons qu’il est composé avec une clarté qui ne laisse rien à désirer et dans un esprit aussi objectif que possible, nous aurons dit tout le bien que nous pensons d’un livre dont l’auteur est à la fois un hébraïsant érudit et un excellent historien.

Œuvres Complètes de Jean Tauler, Traduction littérale de la version latine du chartreux Surius, par E.-Pierre Noël. O. P. 5 vol. in-8 de 437, 465, 484, 509 et 438 p., Paris, Tralin, 1911. — L’ordre de Saint-Dominique se devait de donner au public français la traduction des œuvres de l’un de ses religieux les plus célèbres. Le P. Noël a entrepris pour Tauler ce que le P. Thiriot avait fait pour Suso. Mais il s’en est tenu à la traduction latine de Surius (contrôlée du reste sur l’édition allemande de 1543) ; il est vrai que la tâche de P. Thiriot avait été singulièrement facilitée par la version et les travaux de Denifle. Quoi qu’il en soit, le travail qu’on nous présente a pour base l’œuvre de Tauler, telle que Surius l’a éditée en 1552. Quoiqu’il ne soit pas dépourvu d’information, il semble avoir pour but l’édification plutôt que la recherche critique.

L’introduction s’efforce vainement, croyons-nous, de sauver l’authenticité du récit de la conversion de Tauler : Denifle semble bien l’avoir ruinée à tout jamais. Les arguments qu’on présente contre sa thèse sont peu probants ; il est curieux, du reste, qu’on les dirige non point contre le travail critique de Denifle, mais contre le compte rendu que Mury en a donné dans la Revue des questions historiques.

Un avertissement au lecteur précède la seconde partie du volume IV, laquelle contient les sermons d’Eckart, de Suso, de Ruysbrock, que Surius a intercalés dans les œuvres de Tauler. Dans cet avertissement, il nous semble qu’on exagère cette fois la thèse de Denifle sur l’orthodoxie d’Eckart. Il est très vrai qu’il n’y a pas entre Eckart et la scolastique toute la distance que s’étaient imaginés les premiers historiens avant la découverte, par Denifle, des œuvres latines d’Eckart. Mais, sans vouloir entrer dans le débat, on ne peut s’empêcher de rappeler que vingt-huit propositions, extraites des œuvres d’Eckart, ont été condamnées en leur temps comme hérétiques. La justification que l’on esquisse ne paraît pas des plus probantes. Il y aurait lieu aussi de faire des réserves sur l’interprétation que l’on propose d’Eckart et de Tauler.

Quoi qu’il en soit, cette traduction rendra des services, non pas tant au public lettré, capable de lire au moins la version de Surius, qu’au public religieux qui trouvera dans l’œuvre de Tauler une source très féconde de vie spirituelle. Le célèbre mystique a écrit d’admirables pages.

L’Œuvre Scientifique de Blaise Pascal, bibliographie critique et analyse de tous les travaux qui s’y rapportent, par Albert Maire, bibliothécaire à la Sorbonne. Préface par Pierre Duhem, professeur à l’Université de Bordeaux, correspondant de l’Institut, 1 vol. in-8 de xxx-184 p., Paris, Hermann. — L’intérêt des travaux mathématiques et physiques de Blaise Pascal pour l’histoire de la science comme pour l’intelligence de la pensée pascalienne, justifie amplement l’effort considérable de M. Maire pour réunir les titres exacts, et caractériser à l’occasion la portée de toutes les publications qui reproduisent le texte, élucident le contenu, poursuivent le développement des traités de Pascal. Dans une solide préface, M. Duhem montre quel secours une bibliographie consciencieuse et qui se propose d’être exhaustive peut fournir à l’élaboration de cette histoire des sciences a laquelle M. Duhem a contribué plus que personne. Si minutieux donc que soit le bibliographe, on ne lui reprochera jamais d’être trop minutieux : si loin qu’il recherche la trace de l’influence de son auteur, ou même la simple mention de son nom, on ne lui reprochera jamais de vouloir être trop complet. Par contre, on lui signalera ce qui pourrait paraitre omission ou erreur. Ainsi, comme le rappelle encore M. Adam dans sa récente Vie de Descartes, c’est à Étienne Pascal qu’il convient de rapporter l’invention du limaçon : les travaux relatifs au limaçon devraient donc figurer dans la rubrique que M. Maire a réservée au père de Pascal. De même M. Maire, signalant les divers ouvrages qui traitent des relations de Descartes et de Pascal, aurait dû semble-t-il, ne pas négliger les pages de M. Janssens au début de la Philosophie et l’Apologétique de Pascal.

Malebranche, par J. Martin, 1 vol. in-16, de 64 p. Paris, Bloud, 1912. – M. J. Martin a usé d’une méthode ingénieuse et que suggère d’ailleurs l’irrésistible attrait du style de Malebranche : il a publié une suite d’extraits de Malebranche en insistant surtout sur les questions théologiques : Dieu, la Providence, l’Optimisme, et en y rattachant les problèmes relatifs à l’existence des corps et la liberté. Cela serait entièrement louable si M. J. Martin n’avait introduit dans cette étude historique des considérations dogmatiques empruntées à Bossuet, et que leur brièveté rend plus tranchantes que convaincantes ou équitables. Ce n’est pas manifester la meilleure disposition pour entrer à fond dans la pensée de Malebranche que d’écrire, dans la courte Préface de ces extraits, des phrases comme celles-ci : « Ce qui empêche Malebranche de se tenir au niveau de saint Augustin et même de Bossuet, c’est un attachement à des théories, ou incertaines, ou gratuites, ou fausses. Bossuet, parlant de Descartes, pouvait dire : pour le pur philosophique, j’en fais bon marché. Malebranche n’a pas assez de détachement ; et que le pur philosophique vienne de lui ou de Descartes, il lui inspire une trop absolue conviction. »

Léon Ollé-Laprune, l’Homme et le Penseur, par Georges Fonsegrive, 1 vol. in-16, 64 p., Paris, Bloud, 1912. — Dans cette courte monographie M. Fonsegrive a voulu surtout donner une idée de la place qu’Ollé-Laprune a occupée dans le monde universitaire et académique d’une part, dans le monde catholique de l’autre : il y a réussi d’une manière élégante et discrète. On aurait désiré toutefois que M. Fonsegrive se fût efforcé d’entrer davantage à l’intérieur de la doctrine et qu’il eût essayé d’en exprimer la substance philosophique. D’autant que M. Fonsegrive accuse les membres les plus autorisés de l’Académie des Sciences morales et politiques d’avoir fait un procès de tendance à la candidature d’Ollé-Laprune : il eût été bon de savoir si cette accusation pouvait être appuyée par quelque analyse suffisamment profonde et suffisamment précise pour faire ressortir la valeur philosophique de l’œuvre.

Der Sinn und Wert des Lebens, par Rudoff Eucken. 3e éd. augmentée et revue, 9e-12e mille. 1 vol. in-8 de v-183 p., Leipzig, Quelle et Meyer, 1911. — Dans ce livre qui, pour beaucoup de lecteurs de la Revue n’est plus nouveau, Eucken montrait le sens et la valeur de l’existence, la possibilité de raffermir en quelque sorte la vie et de rajeunir la culture, et posait les conditions de cette renaissance. Dans la seconde édition il s’était efforcé de préciser les degrés et les contrastes du mouvement immanent à notre vie, de donner à son œuvre un caractère toujours plus intime et plus concret et en même temps plus accessible et plus populaire. La troisième édition a été faite dans le même sens et complétée d’un chapitre nouveau où sont exposées (p. 149-163) les « conséquences, pour la vie de l’individu », de la réforme morale dont Eucken est l’éloquent prophète et dont l’approfondissement de la vie intérieure est le premier article. Par elle nous pourrions sortir des errements, des hésitations douloureuses, de la résignation à la fois morne et affairée qui est le lot de la plupart des hommes de notre temps ; par elle nous donnerions un centre à notre vie qui se gaspille dans la monotonie ou la dispersion des tâches quotidiennes ; nous ferions de notre existence fragmentaire et chaotique un tout. Il s’agit de dépasser en les conciliant le naturalisme qui domine notre travail et nos intérêts avec l’idéalisme qui domine nos jugements de valeur sur les choses : ces deux grandes, puissantes et, en leur fond, légitimes, tendances ne laissent aujourd’hui, par leur lutte incessante, qu’un sentiment de vide, de tristesse, à l’homme qui se méprise au milieu de ses plus grands succès techniques. Pour être capable d’accomplir les grandes tâches qui s’imposent à elle, l’humanité a besoin d’un viril optimisme : il faut donc qu’elle maintienne ou conquière son moi spirituel. Elle le peut, car il y a en nous comme en tout possibilité de progrès, car la vie ne s’est pas épuisée dans les formes qu’elle a revêtues. Il faut lire les pages où Eucken montre les forces et les faiblesses, la vérité et les lacunes de la conception religieuse, de l’idéalisme immanent des Grecs et de Gœthe, et du naturalisme qui est au fond des plus récentes tentatives pour donner à la vie humaine une signification, où il établit qu’il faut chercher autre chose, créer en nous quelque chose qui soit, non pas une création arbitraire, mais le plus profond de nous-mêmes. Or l’homme n’est pas seulement nature ; par sa connaissance, ses désirs, ses efforts, l’homme dépassé le donné : en lui se manifeste une vie nouvelle qui n’est point nature : « la vie n’a pas besoin de voir sa vérité confirmée du dehors, elle la porte dans sa propre réalisation » (p. 80) ; elle atteint ainsi, pour rappeler une expression de Hegel, au Beisichselbstssein (p. 83) et à la liberté : elle devient toute acte. Par là se constitue en nous une vie supratemporelle et nous participons à l’éternité et à l’infinité (p. 148) ; par là l’homme devient une énergie spirituelle, ou plutôt il nait un homme nouveau, l’homme spirituel (p. 159) ; l’homme cesse de vivre sur un capital donné, et qui va s’épuisant ; il vit d’une richesse infinie et toujours renaissante ; il rajeunit tous les jours, en ce sens que tous les jours il sort plus du temps et entre plus dans l’éternité ; et par là seulement sa vie acquiert un sens et une valeur. Il est à peine utile de dire que ce livre est plein des idées les plus hautes exprimées dans le plus noble langage, et tout soulevé d’un enthousiasme qui fait songer le lecteur à ces paroles d’Eucken lui-même : « En cette matière la jeunesse ne se mesure pas seulement au nombre des années ».

Einführung in die Psychologie, par W.Wundt. 1 vol. in-8 de 129 p., Voigtländer, Leipzig, 1911. – Cette Introduction à la Psychologie est la première publication régulière de la nouvelle collection pédagogique Neue Bahnen à Leipzig. Elle nous donne un excellent aperçu de la psychologie de Wundt par lui-même, et aborde les problèmes suivants : Conscience et Attention, Éléments de la Conscience, Association, Aperception, Lois de la Vie Mentale. Même à côté du Grundriss, ce bref aperçu ne manque pas de mérite propre et garde sa raison d’être. Il subordonne l’étude des éléments à celle des lois fondamentales de l’esprit, et il sait unir la clarté concrète à la concision synthétique. On peut dire que cette Introduction est à beaucoup d’égards une conclusion, et que non seulement les débutants, mais les initiés mêmes auront avantage à le lire.

Erkenntnistheorie, par le Dr E. Durr. 1 vol. gr. in-8 de viii-362 p., Leipzig. Quelle et Meyer, 1910. – La question fondamentale de la théorie de la connaissance est, pour le professeur de Berne, la nature de la vérité. Pour la résoudre il faut, selon lui, faire la psychologie de la connaissance, en démêler les espèces, les processus élémentaires, les lois d’évolution. Puis, comme la connaissance, ainsi que toute activité humaine, est soumise à un jugement de valeur, il faut établir une « Wertlehre » de la connaissance : M. Dürr déduit la valeur de la vérité de la valeur de la non-contradiction et de la valeur de la certitude. Il prend position contre les théories qui voient l’essence de la vérité dans la seule certitude ou la seule non-contradiction ; contre celles qui consciemment ou inconsciemment oublient la distinction entre les valeurs pratiques et la valeur de la vérité telle qu’elle se manifeste dans les « sentiments logiques » ; contre celles enfin selon lesquelles la vérité est quelque chose d’inanalysable, qui appartiendrait exclusivement à un groupe déterminé de connaissances et qui ne pourrait être déterminé qu’intuitivement. Mais la connaissance ne saisit pas uniquement des objets qui ne seraient donnés que momentanément dans l’acte qui les saisit : de quel droit et de quelle manière en saisit-elle d’autres ? Telle est la question que doit se poser la théorie de l’objet de la connaissance après avoir écarté un certain nombre de pseudo-problèmes. La psychologie de la connaissance a établi que nous avons conscience de rapports de causalité ou de relations fonctionnelles entre objets qui restent identiques ou objets qui se modifient constamment ; l’identique est saisi comme identique, le différent comme différent : il est impossible de prétendre que les objets ou les processus de connaissance immédiatement, momentanément donnés, soient les seuls. En conséquence, M. Dürr, repoussant les diverses formes de l’idéalisme, développe une théorie réaliste, qui n’est ni un spiritualisme ni un matérialisme, ni un agnosticisme ni un dualisme substantialiste, mais un monisme de la substance accompagné d’un dualisme des fonctions au sens du parallélisme psychophysique. On pourra être en désaccord avec M. Dürr sur plusieurs points, et son psychologisme même soulèvera sans doute des objections : mais son livre reste en tout état de cause un excellent manuel de psychologie de l’intelligence et de théorie de la connaissance, où l’on trouvera nettement défini plus d’un concept obscur, et un répertoire précieux des théories que M. Dürr expose avec précision et force, même quand il doit les réfuter dans la suite. Les professeurs de philosophie accueilleront avec sympathie des chapitres comme celui où M. Dürr résume et discute successivement les théories matérialiste, rationaliste, sensualiste, hypersensualiste, empiriste, positiviste, criticiste, de la perception extérieure (p. 3-20), ou la dernière partie de l’ouvrage sur la classification des sciences, leur lutte pour la prééminence, et leur tendance commune à s’élever au rang de philosophie. Les qualités d’ordre et de clarté que M. Dürr a déployées dans ses précédents ouvrages se retrouvent dans cette Théorie de la Connaissance, où il a réussi à surmonter les difficultés offertes tant par des problèmes délicats que par des théories peu connues et aussi importantes parfois que les systèmes les plus en vogue.

Zür Geschichte des Terminismus, von Dr. Alfred Küthmann. 1 vol. in-8 de 127 p., Leipzig, Quelle und Meyer, 1911. – Ce petit livre forme le 20e fascicule des Abhandlungen zur Philosophie und ihrer Geschichte, publiées sous la direction du Prof. Falckenberg ; il est consacrée à l’histoire critique du nominalisme, à qui il donne le nom nouveau et sans doute plus convenable de terminisme. De l’aveu même de l’auteur, il ne saurait être question de présenter sous un format aussi réduit une histoire complète du Terminisme, mais seulement d’en exposer quelques points essentiels.

L’auteur emprunte à Schopenhauer la formule même du problème général du Terminisme : la nature des concepts, qu’ils soient universels, particuliers ou individuels, et leur aptitude à nous donner une connaissance générale et scientifique, tel est le centre du problème des Universaux (p. 4). La question se divise elle-même en cinq autres : a) la question de la construction des concepts et de leur rapport à nos perceptions ; b) la question de la relation du langage à la pensée ; c) la question de savoir si la pensée conceptuelle peut nous fournir une connaissance générale et scientifique ; d) la question du rapport des représentations et concepts aux choses ; e) dans quelle mesure la pensée conceptuelle peut-elle nous élever à des connaissances métaphysiques ? Dans son désir de faire sentir l’effort du Terminisme à résoudre ces problèmes, l’auteur choisit, pour les étudier spécialement, quatre auteurs, qui représentent des moments importants de son histoire : Wilhelm von Occam, Étienne Bonnot de Condillac, Hermann von Helmholtz et Fritz Mauthner.

Le chapitre consacré à d’Occam retrace avec fidélité le processus suivant lequel l’esprit humain s’élève du particulier, qui est selon Aristote lui-même la seule substance, au général par le moyen du signe, et des opérations connues de la « suppositio » et de l’ « intentio ». Ainsi s’effectue la séparation du monde des choses, et du monde des idées, sur laquelle repose la négation de la valeur objective des universaux. La distinction du « terminus mentalis » et du « terminus vocalis » achève de mettre en évidence le caractère artificiel des idées générales, et de la science qui se fonde sur elles. L’auteur relève la persistance de la doctrine d’Occam dans les critiques récentes dirigées contre la psychologie substantialiste et en particulier dans la doctrine de l’objectivité immanente de Brentano (p. 20).

Dans la doctrine de Condillac, l’auteur insiste surtout sur la théorie du raisonnement scientifique, conçu comme un calcul mécanique, destiné à recomposer l’expérience, mais sans valeur objective intrinsèque (p. 47) ; il voit avec raison dans cette conception la partie nouvelle et féconde de l’œuvre, plutôt que dans l’analyse psychologique, empruntée de Locke, qui la précède. L’algébrisme de Condillac contient déjà le rêve des modernes algèbres de la Logique.

Helmholtz a apporté au Terminisme la contribution des recherches des physiologistes sur la nature de nos sensations. Par là se trouve établi que nos sensations n’ont rien de commun avec les objets qu’elles représentent ; et notre connaissance, fondée sur les sensations, n’est donc qu’un système de signes qui représentent les rapports inconnaissables en eux-mêmes des choses en soi (p. 66). Quand nous supposons sous les mouvements naturels une force qui les produit, nous n’entendons pas par là une substance, car nous ne savons de la force que ce qui apparaît dans ses effets. Suivant la même direction, Mach démontrera plus tard la vanité de la distinction philosophique du physique et du psychique, et ne verra dans la science qu’un moyen économique d’exprimer les rapports empiriques entre les sensations (p. 75).

Mauthner enfin fait profiter le Terminisme des progrès modernes de la Linguistique, comme Helmholtz avait fait pour la Physiologie. La Philosophie n’est, selon lui, que la critique du langage ; c’est aussi la seule science véritable, qui nous renseigne sur le caractère relatif et conventionnel de nos connaissances (p. 82). Les idées générales ne sont que les signes mnémoniques des groupes de représentations semblables.

L’auteur expose dans un dernier chapitre la façon dont se posent aujourd’hui les problèmes du Terminisme et les difficultés qu’ils présentent. a) La psychologie moderne a montré l’origine spontanée des abstractions qui déterminent nos concepts ; b) Les mots interviennent pour donner une existence indépendante à des contenus complexes de pensée, qui resteraient sans eux inséparables de l’intuition où ils apparaissent ; c) L’analyse conceptuelle de notre pensée n’est donc jamais exactement achevée ; d) Dans la conscience du vouloir réside le sentiment du moi, qui implique la corrélation du sujet et de l’objet, de la volonté et de ce qui est voulu ; e) Enfin l’Être n’a d’autre réalité que celle de l’ensemble des phénomènes par lesquels il se développe ; Ainsi se trouvent rassemblées les thèses essentielles du nominalisme moderne, où se reflète l’angoisse qui tourmente la science humaine de n’être qu’un « miroir » (p. 127).

Philosophie, Economie Politique, Socialisme (contre Eugène Dühring), par Frédéric Engels (traduit sur la 6e édition allemande avec une introduction et des notes par Edmond Laskine). 1 vol. in-8 de cxiv-420 p., Paris, Giard et Brière, 1911. – Traduction (la première en langue française) de l’ouvrage classique d’Engels, Herren Eugen Dühring’s Umwälzung der Wissenschaft ; la traduction est précédée d’une longue introduction dont il faut louer la sobre et solide érudition. M. E. Laskine y donne une brève biographie d’Engels une biographie de Dühring suivie d’une exposition de sa philosophie intégrale. Il définit l’opposition qui existe entre la philosophie de l’histoire chez Dühring (philosophie de la force) et l’économisme de Engels. Il explique enfin, pour finir, d’une manière fort heureuse, et dans le détail, souvent neuve, la manière dont Marx transpose et adapte, pour les besoins de sa conception du progrès, les formes de la dialectique hégélienne.

Ueber den Satz des Widerspruchs bei Aristoteles, par Dr Jan Lukasiewicz. Bulletin de l’Académie des Sciences de Cracovie, décembre 1909. – Travail d’un caractère dogmatique et critique. L’auteur, du point de vue de la logique symbolique nouvelle, examine le principe de contradiction tel qu’il est énoncé au livre Γ de la Métaphysique d’Aristote. Aristote donne à son principe trois formules différentes (p. 16). Un énoncé ontologique : « On ne peut à la fois attribuer la même chose à la même chose et ne pas la lui attribuer sous le même rapport. » Un énoncé logique : « Deux énonciations contraires ne peuvent pas être vraies à la fois ». Un énoncé psychologique : « Personne ne peut croire que la même chose soit la fois et ne soit pas. » M. Lukasiewicz corrige ces trois énoncés qui ne lui paraissent pas suffisamment précis. Aristote a cru pouvoir démontrer logiquement le principe psychologique. Sa démonstration est insuffisante, car ce principe ne peut pas être démontré à priori, mais uniquement justifié par l’expérience (p. 21). Aristote tient pour évident le principe ontologique. Mais, ce principe est logiquement postérieur, notamment au principe d’identité, qui lui-même, selon M. Lukasiewicz, peut être, démontré et ramené à cette loi vraiment générale : je dis qu’une proposition affirmative est vraie, quand elle attribue à un objet une détermination qui appartient effectivement à cet objet (p. 23). Au reste, Aristote lui-même à plusieurs fois essayé de démontrer le principe d’identité par le principe de contradiction. Ce dernier principe est avant tout, pour lui, une loi métaphysique, valable pour les substances, mais qui ne s’étend pas nécessairement au monde des apparences (p. 31).

De ces considérations, M. Lukasiewicz conclut que le principe de contradiction n’est nullement la loi générale qui domine toutes les démonstrations (p. 33). Les démonstrations directes peuvent se faire sans lui. Dans une conclusion théorique, M. Lukasiewicz essaie de prouver qu’il est impossible de démontrer logiquement le principe de contradiction. Ce principe n’est pas en réalité une loi logique : il n’a qu’une valeur morale. C’est notre arme unique contre le mensonge et l’erreur.

Die Methode der Erkenntniss bei Descartes und Leibniz, par Heinz Heimsoeth, Dr. Phil. Erste Hälfte : Historische Einleitung, Descartes, Methode der klaren und deutlichen Erkenntniss (Philosophische Arbeiten herausgegeben von H. Cohen und P. Natorp, VI, I). 1 vol. in-8 de 192 p., Giessen, 1912. — Cet ouvrage débute par une introduction intéressante sur l’esprit de la philosophie nouvelle. Le problème de la méthode joue dans la philosophie moderne le rôle principal. Et l’apparition de ce problème coïncide avec une transformation du subjectivisme de la Renaissance. L’individu, que les anciens avaient sacrifié, reste à la fin du xvie siècle l’élément d’intérêt essentiel. Mais il n’est plus, comme au temps de la Renaissance, détaché de l’objet et opposé à lui. Il détermine l’objet, et le problème fondamental est celui de savoir comment l’individu peut déterminer le monde extérieur (p. 4-5). Cette direction nouvelle, visible déjà chez Pétrarque, se manifeste clairement chez Léonard de Vinci (p. 8), par un souci jusqu’alors inconnu de l’expérience. Le mépris des livres, le prix particulier que Léonard de Vinci attache à ce qu’il nomme « un bon naturel, c’est—à-dire à tout ce qu’il y a de personnel et de vivant dans l’esprit, sont des traits remarquables. Plus encore, cette conviction profonde de l’expérience et la raison ne sont pas opposées mais se complètent et travaillent d’accord. L’harmonie de la nature et la loi de causalité permettent à la raison une fois éclairée de prévoir les résultats de l’expérience. Et c’est en définitive dans l’esprit du savant que réside la force créatrice qui fait les découvertes. Les mêmes idées se retrouvent chez Képler, pour lequel l’activité de l’âme, l’instinct naturel, agissant en conformité avec les lois générales de la nature (p. 16) peut reconstituer des touts dont l’expérience ne nous offre que des parties. Cette méthode fut déjà celle des anciens, de Platon et de Proclus entre autres, auxquels Képler se réfère sans cesse (p. 15). Galilée, qui tient les mathématiques pour l’instrument nécessaire de toute recherche scientifique (p. 19) estime que la démonstration mathématique part de principes formulés grâce à l’expérience et tirés des faits (p. 21). La méthode « résolutive », seule propre à la découverte, analyse l’expérience et elle en dégage les éléments qui permettront la déduction mathématique et la reconstruction ou composition. La science remonte des faits connus par l’expérience aux causes et elle reconstruit ensuite les effets à l’aide des causes. Cette reconstruction ne peut se faire qu’en laissant de côté les éléments perturbateurs, c’est-à-dire le détail des actions matérielles (p. 22). Enfin Bacon (que M. Heimsoeth néglige un peu) exprime des idées analogues.

Après cette préface, qui malgré son caractère un peu schématique est sans doute la partie la plus intéressante du livre, M. Heimsoeth aborde l’étude de la méthode cartésienne. Il examine successivement la théorie de la méthode dans les Regulæ ad directionem ingenii, la méthode métaphysique de Descartes, enfin la théorie de la Mathesis universalis. Le Discours de la Méthode ne renferme que des fragments de la doctrine cartésienne et ne permet pas d’en comprendre toute la portée (p. 29). Œuvre populaire et en somme superficielle, il traite, pour les gens du monde, de l’ensemble de la philosophie cartésienne, sans rien approfondir. On y trouve surtout, avec une autobiographie, le plan de l’œuvre future de Descartes (p. 31). Or, chez Descartes, la méthode ne se dégage pas, comme chez Galilée, de réflexions spéciales sur telle ou telle science, mais d’une étude générale des conditions de la pensée (p. 33). L’idée maîtresse de cette méthode est celle de l’unité et de l’universalité de la science, fondée sur l’unité des lois de la pensée (p. 34-35). Descartes s’est assigné un double but : formuler des règles précises et découvrir les lois mêmes de la pensée. En premier lieu, il a cherché un criterium de la vérité (l’évidence), et en deuxième lieu il a déterminé, à la lumière des mathématiques, la loi d’ordre, condition de toute activité intellectuelle, M. Heimsoeth analyse assez rapidement les règles cartésiennes, analyse, déduction, énumération. Toutes ont pour objet d’assurer une exacte continuité dans le fonctionnement du mécanisme intellectuel (p. 59). Dans les Regulæ, œuvre inachevée, Descartes n’a pas abordé le problème de l’expérience qui devait y être examiné (p. 63). Toutefois, quelques exemples nous permettent de nous faire une idée du rôle qu’il attribuait à l’expérience. Dans son principe la méthode est toute rationnelle, et l’on voit mal la place que l’expérience y peut prendre. Dans les séries constituées par la déduction cartésienne, l’expérience ne saurait intervenir. Elle fournit seulement les composés, dans lesquels l’analyse devra découvrir et démêler les natures simples (p. 76). Descartes ne dit rien de plus précis dans la partie des Regulæ qui nous est parvenue (p. 77).

La méthode tient étroitement à la métaphysique cartésienne (p. 80). Mais on aurait tort de penser qu’une fois achevée la construction de la métaphysique, il n’y a plus de place pour l’activité vivante de l’esprit (p. 82). La forme même de la Méditation que Descartes a choisie pour exposer sa métaphysique nous atteste l’importance que la méthode, conserve dans le système achevé (p. 83). Les premières causes que Descartes détermine sont à la fois des causes de l’être et des lois de la pensée (p. 85). Il s’agit aussi à la fois de fixer les limites de la connaissance claire et distincte, et de définir la connaissance par les Idées, c’est-à-dire la portée de l’esprit, siège des Idées (p. 87). Au surplus, la première source de toute connaissance est une démarche de l’esprit actif, le Cogito, et la loi qui fixe toute certitude n’est pas autre chose qu’une loi de l’esprit pur (p. 92-93). L’intellect qui découvre le Cogito est le même qui énonce les règles de la Méthode, et le procédé qui nous mène à proclamer la réalité des natures simples est un procédé méthodologique. En définitive le Cogito aboutit à une réflexion sur les principes de la connaissance et à une critique a priori de la connaissance (p. 105). C’est aussi une connaissance de la conscience, de la conscience pure et non de la conscience empirique (p. 107).

M. Heimsoeth examine ensuite les diverses parties de la métaphysique cartésienne et il montre les difficultés que Descartes a rencontrées dans son effort pour appliquer sa méthode.

Ainsi, peu à peu, la méthode est devenue la Scientia universalis (p. 161). Selon M. Heimsoeth, cette science universelle, ce n’est pas tant le système de toutes les sciences que la méthodologie elle-même. Dans sa forme, c’est une mathématique universelle (p. 163), une science des proportions et des rapports en général (p. 169). Ce travail témoigne d’une lecture attentive de Descartes. Il est malheureux que la forme en soit compliquée et obscure et gâtée par une détestable terminologie. Il est regrettable aussi que l’auteur, disciple de Natorp, ne retienne dans Descartes que ce qui peut annoncer Kant. Comme tous les ouvrages de cette série, le livre de M. Heimsoeth se signale par une ignorance systématique de tout ce qui n’a pas été publié par les maîtres de Marbourg.

Logicæ Pars Prima Criticæ. De Conceptu. Scripsit Arpad Borsiczky. Segidini. In ædibus E. Endrenge, 69 p., 1911. — L’objet de cet opuscule est d’abord de situer la logique parmi les disciplines philosophiques pour en délimiter ensuite avec plus de sûreté le domaine. À cet effet, l’auteur établit que des trois disciplines philosophiques connexes : psychologie, logique et métaphysique, aucune ne doit, à proprement parler, être placée à la base des autres. Ensemble, elles forment un tout complexe, dont les parties sont étroitement solidaires : la psychologie traitant de la matière de la connaissance, la logique de la connaissance réglée et réfléchie, la métaphysique de l’existence réelle des choses connues (p. 3, 14, 69). Le tout constitue ce que l’auteur appelle : la philosophie critique, et dispense de toute théorie de la connaissance, qui n’est, à vrai dire, qu’un compromis entre la logique et la métaphysique (p. 5).

Ayant ainsi fixé l’objet de la logique, l’auteur expose la nature de la connaissance logique, fondée sur la conscience de la connaissance individuelle et de ses lois (spontanéité) et sur la relation entre les fonctions de connaissance et leur substratum (évidence). Il énumère ensuite les catégories logiques principales (identité, diversité, limitation, relation) et termine par l’étude classique des rapports du concept avec les catégories du langage, et des rapports des concepts entre eux.

L’auteur a puisé abondamment aux sources de la logique philosophique allemande de ces derniers temps (Wundt, Jérusalem, Ueberweg, Drobish, etc.), et cet excès de compilation nuit d’ailleurs à la netteté de ses conclusions personnelles. Mais surtout, nous croyons que depuis Boole, Schröder, Russell, la logique a pris conscience d’elle-même comme science exacte, positive, indépendante de toute philosophie, et que, de ce moment, a commencé son véritable progrès. La philosophie critique a désormais à tenir compte de ce fait scientifique, elle devrait enfin renoncer à ces vaines tentatives de construire dans le vague des logiques philosophiques.

William James als Religionsphilosoph, par K.-A. Bush. 1 broch. de 88 p., Goettingen, Vandenhoeck et Ruprecht, 1911. – M. Bush note l’importance des idées religieuses dans le pragmatisme. « On peut dire avec raison, semble-t-il, que si les pragmatistes s’attachent avant tout à définir la vérité, c’est pour trouver des principes qui rendent légitime une conception personnaliste du monde ». M. Bush replace dans l’ensemble de la psychologie et de la philosophie de James sa psychologie et sa philosophie religieuses ; il réunit les principaux passages des œuvres de James, qui se rapportent à la religion : il étudie l’influence du pragmatisme sur la théorie de la religion ; il oppose la métaphysique pragmatiste, qu’il nomme un pluralisme supranaturel mélioriste. Il montre que, dans la psychologie de James, dans son pragmatisme, dans son pluralisme, deux tendances sont présentes, la tendance empiriste et la tendance volontariste. Après avoir critiqué le pragmatisme du point de vue d’une philosophie idéaliste, aprioriste, et anti-relativiste, l’auteur fait voir comment le pragmatisme a pu contribuer au développement de la philosophie et de la psychologie de la religion. Mais il ne peut, dit-il, donner une philosophie religieuse définitive ; seule une philosophie des valeurs permettra une interprétation de la religion. — L’exposé de l’œuvre de William James est bien fait, accompagné de citations abondantes. Peut-être les deux tendances que l’auteur démêle ne sont-elles pas assez rigoureusement distinguées (p. 68). De plus il aurait été intéressant de rechercher les origines des conceptions religieuses de William James, et d’autre part de voir si William James n’a pas évolué. Enfin les critiques adressées aux théories de William James ne sont pas toutes convaincantes.

Antecedents of Greek Corpuscular Theories, par William Arthur Heidel. Harvard Studies in classical Philology, vol. XXII, 1911, p. 111-172. — Ce travail très curieux et très suggestif sur les origines des théories corpusculaires grecques, renouvelle en partie l’histoire de la philosophie antésocratique. Nous connaissons l’atomisme grec sous la forme classique qu’Epicure lui a donnée après Démocrite (p. 115). L’atomisme classique part de la proposition : nullam rem e nilo gigni divinitus unquam. D’où résulte que toute chose naît de germes définis (semina certa). Inversement aucune réalité ne peut être annihilée. Ces deux propositions ne sont vraies que si la matière existe sous la forme de petites particules (p. 117).

Lucrèce après Épicure le prouve par divers arguments tirés de l’expérience. Entre autres, il affirme que tous les corps émettent des effluves invisibles, et il cite notamment le fait de l’évaporation, qui a de tout temps attiré l’attention des savants grecs (p. 122). M. Heidel trouve la raison de cette importance donnée au fait de l’évaporation dans les croyances de l’animisme primitif (p. 124-126). Les exhalaisons, les vapeurs, les fumées jouent partout un rôle dans les cultes animistes (p. 125), et comme les démons qu’elles évoquent ou qu’elles nourrissent, elles sont malfaisantes ou bienfaisantes suivant les cas. La lumière, considérée comme une exhalaison particulière (par exemple chez Empédocle), est un puissant moyen de purification, et d’autre part la médecine ancienne fait un usage constant des fumigations. L’âme est tenue pour analogue aux exhalaisons (p. 128). Des théories voisines se rencontrent dans la physiologie grecque telle que nous la connaissons par le Corpus Hippocrateum. Les règles de cette physiologie valent du reste de l’univers entier, qui est tenu pour un être vivant. Partout la vie s’entretient par des procédés identiques : elle implique une perte de substance sans cesse réparée par des apports nouveaux. Une exacte balance des apports et des pertes est nécessaire ; sinon il y a augmentation on diminution excessive et finalement mort. La nourriture, à laquelle les Grecs rattachent la respiration, sert à réparer les pertes (p. 133). Comme la nutrition, la respiration intéresse le corps tout entier, dans lequel vont se répandre les particules d’air inspiré. C’est ce que montre l’examen du texte du π. ψυσιός παιδίου relatif à la respiration (p. 135). L’univers respire, exactement comme un individu (p. 137). Ces idées permettent de comprendre les théories de la respiration des atomistes et des pythagoriciens (p. 139). Comme la nutrition, la respiration implique l’action de la chaleur (p. 141). C’est la chaleur qui transforme l’eau en vapeur et la rend nutritive. Le processus de la nutrition unit ainsi les deux éléments contraires (eau et feu) ; il suppose que les contraires se réconcilient, l’eau devenant l’aliment du feu (p. 145). Le sang, liquide chaud, est l’élément nourricier par excellence. Or, les liquides que l’organisme absorbe ont des compositions variées ; l’organisme lui-même contient des humeurs variées. Par le mécanisme de la nutrition, ces liquides sont répartis dans le corps de telle façon que chaque humeur interne attire à elle l’élément du liquide absorbé qui lui convient. Ce travail de répartition s’accomplit donc sous l’influence du principe : les semblables s’unissent aux semblables (p. 149). De même, chaque plante extrait du sol l’humeur qui lui convient. La loi de l’affinité des semblables, énoncée par Empédocle, domine ainsi toute l’ancienne médecine.

Cette doctrine primitivement simple s’accrut d’additions nombreuses. Aristote notamment y ajouta la théorie de la coction (πέψις). Ainsi toute la physiologie grecque implique la doctrine des corpuscules et la théorie symétrique des pores. Car il faut que les corpuscules puissent pénétrer dans les corps qu’ils vont nourrir.

Les vues de M. Heidel paraissent contestables dans le détail. Mais il appelle l’attention sur un fait important, déjà signalé du reste par Otto Gilbert. C’est que l’atomisme de Leucippe et de Démocrite n’est pas la seule forme qu’ont prise en Grèce les théories corpusculaires. On savait depuis longtemps que les Pythagoriciens ont défendu des conceptions analogues. M. Heidel montre la présence chez les partisans les plus décidés de la physique qualitative, chez les médecins, d’une physique atomistique. L’essai que fait M. Heidel pour dériver cette théorie des conceptions de l’animisme primitif semble hasardeux : nous ne rencontrons plus dans la science grecque, même la plus ancienne, de conceptions vraiment primitives.

The Doctrine of Mâyâ, par Prabhu Dutt Shâstrî. 1 vol. in-12 de 136 p., London, Luzac. — L’extrême difficulté que rencontrent les Européens à entrer dans la familiarité des idées philosophiques de l’Asie serait singulièrement atténuée, si, à l’effort de nos orientalistes, correspondait un effort inverse des esprits formés dans les écoles asiatiques pour repenser et exposer à notre usage les anciennes doctrines qui leur sont chères. Selon que les résultats obtenus par ces deux tentatives se confirmeraient mutuellement ou au contraire seraient discordants, on pourrait présumer que l’on s’approcherait, ou, au contraire, que l’on s’écarterait du sens authentique des théories. Il est même permis de penser que la seule façon décisive de fixer leur signification consisterait à associer la méthode scientifique dont s’enorgueillissent les savants d’Europe et la compréhension intime que possèdent des idées ceux qui, pour ainsi, dire, les « vivent ».

M. Prabhu Dutt, en vertu des dons qu’il tient de la naissance et de l’étude, est bien près de satisfaire à ce desideratum. Professeur à la « Punjab University » de Lahore, récemment pourvu, après deux années de travail à Oxford et à Kiel, des grades universitaires anglais et allemands, il s’est conquis toutes les sympathies au Congrès de Bologne en 1911, où il indiquait, en un court factum, les idées essentielles de l’ouvrage qu’il offre aujourd’hui au public. Ce livre est destiné à préciser la nature de l’idéalisme védântiste, c’est-à-dire de la philosophie qui, originaire de la littérature védique et exprimée dans les Upanisads, ne cessa de se développer au cours du moyen âge indien et se perpétua jusqu’à notre époque, où elle reste la croyance des Hindous les plus cultivés. C’est un monisme qui affirme l’identité de l’âtman ou âme individuelle avec l’âtman de l’univers, et qui ne voit qu’illusion, mâyâ, dans le monde entier. S’il était légitime d’énoncer cette thèse en des termes grecs, familiers à la philosophie moderne, on pourrait déclarer que le Vedânta pose le noumène un et absolu, et proclame inexistant le phénomène, en raison même de la diversité qui lui est inhérente. Croire à l’existence du monde équivaut, selon les comparaisons classiques, à prendre une corde pour un serpent, à se laisser décevoir par un mirage du désert, à tenir un rêve pour une réalité. L’auteur nous met en garde contre l’interprétation panthéistique de cet idéalisme : de ce que « l’Univers est Brahmane » (c’est-à-dire l’Âtman), et de ce que Brahman est la seule réalité, il ne faudrait pas conclure à la réalité du monde : cette formule signifie que Brahman seul existe, bien loin d’impliquer son immanence dans l’univers. La Mâyâ n’est pas une réalité spéciale, un « tertium quid » interposé entre l’absolu et nous ; c’est simplement notre ignorance (avidyâ).

Cette étude se poursuit dans trois substantiels chapitres consacrés à rechercher les divers emplois du mot mâyâ, l’évolution de la doctrine correspondante, et les objections auxquelles cette théorie a donné lieu au sein du Vedânta. Le premier de ces chapitres est aussi exact que peut le souhaiter un esprit soucieux de se conformer à la méthode critique ; la revue des textes védiques et des passages des Upanisads où figure le mot mâyâ est à peu près complète ; elle constitue un répertoire précieux pour les indianistes. Par contraste avec la rigueur de ce premier tiers, les deux autres parties, quoique aussi objectives, paraissent quelque peu diffuses. Cette impression naît sans doute, chez le lecteur, du fait que M. Prabhu Dutt, usant d’un droit incontestable, a délibérément restreint son étude au seul Vedànta, et, à l’intérieur de cette philosophie, aux Védas, aux Upanisads et à Çankara. Il insiste fort peu sur Gaudapâda, ce précurseur de Çankara dont nous aimerions à être plus informés. Quant à la doctrine postérieure à Çankara, c’est-à-dire au viiie siècle de notre ère, sous prétexte que ce n’est plus un monisme idéaliste aussi radical, il la tient à l’écart. D’où un appauvrissement du sujet traité ; et en même temps l’exposé semble manquer de nerf, parce que ce sont toujours les mêmes doctrines qui sont décrites, doctrines dont la forme « ne varietur » est empruntée à Çankara. L’auteur allègue que la mâyâ n’a pas changé de sens après cet illustre commentateur ; il a pourtant bien fallu que sa signification évoluât dans la mesure où l’idéalisme faisait des concessions à un certain réalisme dualiste. M. Prabhu Dutt, qui est brahmane, déclare avec raison qu’il a poursuivi son travail en faisant abstraction de sa foi personnelle : il a vraiment accompli œuvre de science. Mais c’est parce que, selon ses croyances, l’orthodoxie s’arrête à Çankara, que l’auteur a ainsi limité son sujet. Le lecteur européen se prend à penser que peut-être le sens de la mâyâ védântique serait plus profondément pénétré, si une confrontation avait été entreprise entre cette notion et d’autres idées parallèles, celle surtout de la prakrti dans la Sârikhya, et si l’on saisissait, fût-ce d’une façon sommaire, l’ensemble de l’histoire du terme mâyâ après comme avant Çânkara, et extérieurement comme intérieurement au Vedânta.

En exprimant ces réserves, nous ne prétendons nullement formuler des critiques ; nous regrettons seulement qu’un auteur si averti en ces matières ne nous instruise pas plus encore qu’il ne le fait ; cela même, à notre sens, témoigne de notre estime pour ses enseignements. Ce livre sera utile par son contenu propre et aussi comme exemple de monographie d’un concept.

The Genteel Tradition in American Philosophy, by George Santayana, article paru dans The University of Californa Chronicle, vol. 13, no 4, p. 357-380. — L’article de M. Santayana nous fait bien sentir certaines des tendances les plus importantes de la philosophie américaine. On trouve chez les penseurs américains, dit-il, deux mentalités bien différentes. L’une est une survivance des croyances et des idéaux anciens, non pas sans doute de la foi calviniste, qui a disparu en même temps que « les consciences tourmentées » dont elle était l’expression, mais des conceptions transcendentalistes qui sont nées précisément au moment où le sens du péché disparaissait ; la « vision » transcendentaliste du monde est celle d’un spectacle agréable et varié, d’une surface polie et lisse ; Emerson et ses disciples sont pour M. Santayana comme pour James des hommes à l’âme tendre, à l’esprit délicat et un peu craintif (tender-minded, dit James, genteel, dit Santayana). L’autre tendance est celle des poètes et des philosophes qui ont voulu échapper à cette tradition de mollesse : ils sont rares. Il y a Watt Whitman, le poète démocrate qui a senti que tous les êtres et tous les événements de la vie sont égaux et également bons, mais qui n’a pas su s’élever au-dessus d’une sorte d’impressionnisme et d’anarchisme esthétiques. Il y a surtout William James qui a été le porte-parole à la fois de l’américain sentimental, mystique et spirite, et de l’américain sain et pratique ; à la tradition de mollesse, il a opposé la conception à la fois radicalement empirique et radicalement romantique d’un monde fait de hasard, de miracle, de volontés en lutte, de poésie, d’avenir. Cette vision est-elle vraie ou fausse ? C’est là une question de foi et d’imagination. L’important, c’est que William James a montré la possibilité de cette vision nouvelle, et que personne ne sera plus effrayé d’être appelé dualiste ou empiriste. Le monopole illégitime de la tradition de mollesse qui prétendait nous dicter nos croyances et nos espérances a été détruit ; un honnête homme a parlé. Et, pour conclure, M. Santayana se déclare partisan de la philosophie de William James (si on en excepte le pragmatisme) ; partout est la beauté, mais nous ne trouvons nulle part la permanence ; de tous côtés nous entendons des préludes d’harmonie, nulle part nous ne découvrons l’intention ou le dessein. Ce que nous enseignent les choses, c’est la vanité de la logique, l’inutilité des arguments, le caractère passager de la morale, la puissance du temps, la fécondité de la vie ; ce qu’enseigne l’étude de l’homme, c’est la grandeur de son imagination, l’intérêt et la beauté de son paysage intérieur, l’importance unique de son âme.

La Filosofia di Giambattista Vico, par Benedetto Croce. 1 vol. in-8 de 316 p., Laterza, Bari, 1911. — M. Croce, qui a consacré déjà à l’étude de son illustre compatriote, J. B. Vico, trois mémoires présentés en 1903, 1907 et 1910, et réunis en un volume intitulé Bibliografia Vichiana, nous offre maintenant le fruit mûri de ses méditations : c’est un très remarquable exposé de la pensée du grand précurseur, où la Philosophie de Vico apparaît interprétée à la lumière de la philosophie de Croce. Dans un Appendice, qui pourrait servir d’utile introduction, il donne les principales indications bibliographiques et les renseignements indispensables sur la vie et le caractère de Vico, et sur l’histoire de son influence. Mais il relègue tout à fait à l’arrière-plan ces données, si intéressantes soient-elles, parce que son intention est uniquement de dégager les idées du maître des circonstances particulières de sa vie et de son œuvre, pour les rattacher au développement général de la pensée philosophie.

La pensée de Vico nous est connue en France, grâce notamment à Michelet, comme l’ébauche puissante et confuse d’une philosophie de l’histoire. La thèse de M. Croce est qu’il faut y voir les linéaments grandioses, bien qu’inachevés, de toute une nouvelle Philosophie de l’Esprit. De ce point de vue, l’insuffisance d’horizon historique et les erreurs de fait, que l’on rencontre chez Vico, n’auraient pas la même gravité. Il suffirait de montrer qu’il a posé en profondeur sur un roc inébranlable quelques idées fortes et neuves, comme des pierres d’attente du grand édifice que devait élever le xixe siècle ; et c’est ce qu’entreprend de faire son éminent interprète. M. Croce n’a certes pas pour son auteur une admiration aveugle ni une indulgence illimitée. À son avis, si Vico est obscur, ce n’est en aucune façon qu’il l’ait voulu ; mais il n’a pu l’éviter, malgré tous ses efforts, parce qu’il y a dans son esprit une réelle confusion d’idées, et qu’il semble être dans un état de surexcitation mentale, où l’exactitude lui serait devenue impossible. Au milieu même de ses vues les plus originales, Vico conserve quelque chose de rétrograde ; le catholique, qui subsiste en lui, étouffe la philosophie, qui fermente obscurément au fond de son esprit. M. Croce veut donc restituer la pensée véritable et profonde de Vico, remédier aux insuffisances et aux erreurs, dégager l’essentiel de l’accessoire, grâce à la distinction et à la séparation très nette des divers points de vue que Vico lui-même confond toujours : point de vue historique, point de vue scientifique (philologie et sociologie), et point de vue philosophique, qui est celui du nécessaire et de l’éternel.

Au domaine de l’histoire se rattachent notamment l’essai d’histoire générale des peuples primitifs à l’aurore des civilisations ; la description des sociétés antiques, en Grèce et surtout à Rome ; les recherches sur la poésie primitive, qui visent à déterminer la genèse et la nature des poèmes homériques ; l’histoire des luttes sociales d’où sortit la démocratie romaine ; la description du retour à la barbarie au moyen âge, comparé avec les sociétés primitives. La sociologie peut revendiquer l’idée d’un développement uniforme des nations, et tous les types abstraits du patriarcat, de la plèbe, de la féodalité, de la famille paternelle, du droit symbolique, du langage métaphorique, de l’écriture hiéroglyphique, etc. Enfin la philosophie de l’esprit comprend les idées énoncées dans quelques axiomes sur l’imagination et l’universel imaginaire, l’intelligence et l’universel logique, le mythe, la religion, le jugement moral, la force et le droit, le certain et le vrai, les passions, la Providence, et tout ce qui a rapport au développement de l’esprit humain, en tant que nécessaire. En laissant entièrement de côté ce qui a trait à l’histoire et à la science, il ne nous paraît pas superflu, et il pourra suffire, de signaler ici les thèses essentielles de Vico que M. Croce met en relief comme fondement de cette nouvelle Philosophie de l’Esprit.

Vico, tout d’abord, s’oppose à la théorie cartésienne de la connaissance. Il a pour principe qu’on ne connaît véritablement que ce qu’on est capable de faire : le vrai coïncide avec le fait. Dans le De Antiquissima Italorum Sapientia (1710), il admet que Dieu seul connaît vraiment en ce sens, parce que seul il est créateur. L’homme possède sans doute dans la mathématique une science vraie, mais cela tient à ce que les figures sont de pures fictions créées par l’esprit ; ce que l’homme a fait lui-même de la sorte, il peut donc aussi parfaitement le connaître. Les sciences physiques, au contraire, ne sont pas mathématiquement démontrables, parce que l’homme ne peut pas créer leurs objets. Plus tard, dans la Science Nouvelle (la seconde, 1730), Vico affirme que l’homme peut avoir une science parfaite, non seulement des figures mathématiques, mais aussi des choses humaines, parce qu’il en est lui-même l’auteur. L’homme apparaît ainsi créateur du monde humain, comme Dieu est créateur de la nature ; en pensant ce qu’il a fait, il le ressuscite et le possède alors d’une science pleine et véritable.

La philosophie de l’esprit, qui est contenue d’une manière plus ou moins explicite dans la Science Nouvelle, a le double aspect d’une philosophie esthéthique et d’une philosophie juridique ; mais elle considère de préférence et presque exclusivement les formes primitives et instinctives de l’esprit : l’imagination et la poésie, la force et l’origine du droit. Elle conçoit l’esprit comme un développement, un cours progressif, qui, une fois atteint un certain niveau, tombe et recommence (ricorsi). Pour tirer un sens clair et plausible de la théorie des cycles de développement, M. Croce y applique avec un soin tout particulier sa distinction des trois points de vue. Vico a constaté en fait que l’histoire de Rome parcourt un cycle qui semble se répéter au moyen âge. De là il déduit cette loi d’évolution sociale que les nations s’élèvent progressivement de la barbarie des sens à la civilisation, mais finissent par aboutir à la barbarie de la réflexion, et retombent alors dans la barbarie des sens pour recommencer un nouveau cours. La vérité philosophique que l’on peut extraire de là, c’est qu’il y a un enchaînement nécessaire entre les époques d’imagination créatrice et les époques d’intelligence réfléchie, de telle sorte que les secondes sortent des premières par développement, et que des secondes l’on retourne aux premières par un processus de décomposition.

Le cours des nations est gouverné par un principe que Vico appelle la providence divine. Par ce terme il entend, d’une part, en un sens subjectif, la croyance qu’ont les hommes en une divinité providentielle quelconque, et d’autre part, en un sens objectif, l’opération effective de la providence même. Or, en ce dernier sens, il conçoit la puissance qui gouverne l’histoire, comme une raison immanente, aussi éloignée du fatalisme que du hasard, agissant avec liberté et sagesse par des causes secondes et des voies naturelles, d’une manière bien différente de la providence transcendante et miraculeuse que les théologiens se plaisent à décrire.

Il est vrai, toutefois, que l’histoire des nations tourne dans un cercle, et que l’idée de progrès ne s’y fait pas encore jour. « Le progrès, déduit de la providence immanente et introduit dans la Science Nouvelle, conclut M. Croce (p. 144), aurait accentué la variété dans l’uniformité, les innovations incessantes, le perpétuel enrichissement de l’évolution à chaque nouveau cycle. Le progrès aurait fait de l’histoire, non plus le parcours résigné et toujours répété du sillon tracé par Dieu sous l’œil de Dieu, mais un drame portant en soi sa raison d’être ; il aurait entraîné dans ses spires l’univers entier et rendu réelle l’idée des mondes infinis. Vico, au lever de cette vision, s’arrête effrayé, et le philosophe cède en lui la place au catholique. »

C’est ainsi que M. Croce introduit l’ordre, projette la clarté et discerne une philosophie dans une œuvre qui paraît au premier abord inextricablement touffue et confuse. Son interprétation, d’ailleurs, si intéressante et satisfaisante qu’elle puisse paraître, ne se donne pas pour autre chose qu’une interprétation et ne prétend pas être à l’abri de toute objection. Il aurait atteint son but, s’il avait réussi à rouvrir le débat, à ranimer la discussion et à renouveler l’intérêt du sujet. Sa thèse pose notamment une question générale, qui sans doute ne pourra jamais être définitivement tranchée à savoir : Est-on plus fidèle à la pensée de Vico, lorsqu’on déduit de la Science Nouvelle une nouvelle philosophie qui bouleverse en réalité les notions et les croyances expressément professées par lui, ou bien au contraire lorsqu’on se borne à enregistrer toutes ses déclarations, sans en tirer d’autres conclusions que lui-même ? C’est là une question à la fois très grave et très actuelle en Italie, où l’œuvre de Vico est restée vivante et se trouve encore de nos jours énergiquement débattue et disputée entre les partis.

Notons enfin que M. Croce dédie son livre à W. Windelband, avec le vœu que Vico obtienne désormais dans l’histoire de la philosophie la place qui lui est due et qui ne lui a pas encore été accordée, à savoir : à la suite de Spinoza et de Malebranche, à côté de Leibniz et en contraste avec lui, comme anneau idéal du développement qui s’opéra plus tard en Allemagne, de Hamann à Hegel, de Friedrich Wolf à Niebuhr et Ottfried Müller. Il est temps en effet que le nom de Vico soit inscrit en caractères indélébiles et à sa vraie place dans l’histoire de la pensée moderne ; et nous espérons que le livre de M. Croce aura ce double effet de faire connaître Vico plus exactement et d’obtenir pour lui cette juste et pleine réparation, que notre Michelet, ne l’oublions pas, a été le premier en Europe à lui faire rendre.

La Scienza Nuova de G. B. Vico, annotée par Fausto Nicolini, 1re partie. 1 vol. in-8 de lxxxix-303 p., Laterza, Bari, 1911. — Cette excellente édition critique de La Science nouvelle fait partie de la collection des classiques de la Philosophie moderne, dirigée par B. Croce et G. Gentile. M. Nicolini qui en a été chargé et qui publie maintenant le premier volume, reproduit le texte de 1744 ; mais il a dépouillé tous les autographes inédits, et il enrichit l’édition, jusque-là classique, de Ferrari, de toutes les variantes des rédactions effectuées depuis 1730 jusqu’à la dernière. Il a de plus contrôlé toutes les citations de Vico, et enfin il a réformé l’orthographe et la ponctuation. Son Introduction très intéressante examine la structure de la Science nouvelle, ses différentes rédactions, les réimpressions et les traductions, et donne les caractéristiques de l’important travail en cours de publication.

Les autres œuvres complètes de Vico vont paraître successivement chez le même éditeur dans la collection des Écrivains d’Italie. Le tome cinquième, l’Autobiografia, il Carleggio e le Poesie Varie, vient d’être publié par les soins, de B. Croce.

Cette édition sera bientôt l’unique édition à consulter, et elle rendra plus sensible le besoin d’une fidèle et intégrale traduction française des principales œuvres de Vico.

La Comunicabilità del Diritto e le Idee del Vico, par Giorgio del Vecchio Extrait de La Critica). 1 broch. in-8 de 13 p., Vecchi e C., Trani, 1911. — Son étude Sur l’idée d’une Science du Droit universel comparé, qui commentait en appendice la doctrine de Vico sur la communicabilité du droit ayant suscité quelques observations de G. Folchieri, M. Giorgio del Vecchio expose en réponse sa thèse avec plus de précision.

Si Vico a nié que le droit se propage de peuple à peuple, ce n’est nullement pour conclure, avec l’école historique, que le droit est et restera différent dans chaque nation, mais tout au contraire parce que le droit lui apparaît dès l’abord providentiellement uniforme, en sorte qu’il n’a même pas besoin de se propager pour parvenir à l’uniformité.

C’est là, reconnaît M. del Vecchio, une vérité fondamentale, mais que Vico a eu le tort de pousser trop loin et de croire exclusive de toute communicabilité du droit. Il y a des cas indéniables de propagation historique, comme ne tardèrent pas à le comprendre des disciples mêmes de Vico. La capacité de transmission et d’assimilation a sans doute sa raison d’être dans l’identité de l’esprit humain ; mais elle devient aussi un moyen particulier, efficace, historiquement conditionné, pour réaliser concrètement l’union du genre humain. Ce n’est pas abandonner la thèse ou l’esprit de Vico, que de corriger et de compléter ce qui s’y trouvait encore d’insuffisant et d’unilatéral.

Philosophie de la Pratique : Économie et Éthique, par Benedetto Croce, traduit par H. Buriot et Jankelevitch. 1 vol. in-8 de 371 p., Paris, F. Alcan, 1911. — Nous renvoyons à notre compte rendu de l’ouvrage italien dans le no de juillet 1909. La traduction nous semble bien faite, mais pourquoi est-elle si inférieure à l’édition originale au point de vue typographique ? D’autre part, on sait que la Philosophie de la Pratique n’est qu’une partie d’un ensemble fortement lié ; et il nous semble qu’il y aurait eu intérêt pour le lecteur français à rappeler, au moins dans une note, les rapports de l’ouvrage traduit avec l’Esthétique et la Logique, et à signaler en particulier les traductions françaises déjà existantes, chez Giard et Brière, à savoir : L’Esthétique, et Ce qui est vivant et ce qui est mort de la Philosophie de Hegel.

Religione, par Africano Spir (traduzione del tedesco, con prefazione e una bibliografia di Od. Campa). 1 vol. in-8 de 127 p., Lanciano, 1911. — M. Odoardo Campa, qui avait déjà traduit pour le Cœnobium le court dialogue de Spir sur la Religion, publie aujourd’hui, dans la collection des Petits livres philosophiques, dirigée par G. Papini : Cultura dell’Anima, la version italienne de quelques-unes des pages où Spir a condensé le plus pur et le plus émouvant de sa pensée. La courte préface du traducteur fait ressortir la simplicité et la profondeur des formules qui assurent à l’idéalisme dualiste de Spir une place importante dans la philosophie du xixe siècle.


REVUES ET PÉRIODIQUES

Bulletin de la Société Française de Philosophie. 11e année (janvier-août 1911). — Dix années de suite, nous nous sommes fait scrupule de mentionner dans ce Supplément, le Bulletin de la Société Française de Philosophie : tant le Bulletin et la Revue, sont deux entreprises étroitement liées l’une à l’autre. Nous ne voulions pas critiquer, nous n’osions pas louer. Il semble cependant que tant de scrupule soit excessif, et qu’il soit permis, après dix années écoulées, de jeter un regard satisfait sur le travail accompli. Quel était le dessin des fondateurs de la Société ? Ils voulaient donner, en quelque sorte, un corps, ou un organe, à la tradition philosophique française. Ils voulaient permettre aux philosophes, une fois groupés, de s’instruire en offrant l’hospitalité soit à des savants qui viendraient discuter devant eux, avec eux, l’état actuel de leurs recherches, soit à des philosophes étrangers. Ils voulaient fournir aux philosophes le moyen d’accomplir des travaux collectifs, dont la nature, aussi bien, lorsque la Société fut fondée, demeurait indéterminée. En feuilletant les sept numéros qui constituent la onzième année du Bulletin, nous avons l’impression que ces diverses fins ont, dans une large mesure, été atteintes. La séance où MM. Espinas et Milhaud ont discuté sur La Science et la Religion chez Cournot, est un hommage rendu à la mémoire de celui qui est un des plus grands parmi les maîtres de l’école française. M. Bertrand Russell est venu de Cambridge exposer les principes du Réalisme analytique, et les défendre contre les critiques de MM. René Berthelot, Dufumier, Lalande et Michaud. Des savants, M. Piéron, M. Doléris, MM. Le Dantec et Blaringhem, sont venus discuter des problèmes portant sur la nature de l’instinct, sur l’éducation sexuelle, sur les lois de l’évolution. Voici enfin le premier essai d’une entreprise nouvelle, — une Bibliographie de la Philosophie Française pour l’année 1910, — qui, sous la direction d’un groupe de professeurs français, belges et suisses, semble appelée à prospérer. Et voici le quatorzième fascicule du Vocabulaire Philosophique de M. André Lalande (du mot Métaphysique au mot Nous). Est-il bien nécessaire de rendre hommage au labeur constant de l’auteur, à la méthode originale de travail collectif dont il est l’inventeur ? Le Vocabulaire, est déjà une institution établie, qu’entoure l’estime générale.

Les Revues Catholiques en 1911. — Tant par leur tenue générale que par la qualité des articles publiés, les Annales de Philosophie Chrétienne (1910-1911, 2 vol. in-8) continuent à tenir la tête des revues catholiques. Nous regrettons de n’avoir point le loisir de citer toutes les études parues au cours de l’année et qui seraient dignes de mention. Bornons-nous à signaler les plus importantes, tout en prévenant le lecteur que beaucoup de celles dont nous n’aurons pas le loisir de parler ne sont point pour cela à négliger.

M. l’abbé Laberthonnière a publié la Psychologie de William James (I, 175-187), la Théorie de la Foi chez Descartes (II, 382-403), et surtout la Religion de Descartes (II, 510-523 et 617-640). La méthode de M. l’abbé Laberthonnière, en histoire de la philosophie, est pour déconcerter beaucoup de gens : il ne s’agit plus d’examiner un système comme une chose morte ; ne présentant plus qu’un intérêt archéologique, et de l’expliquer exhaustivement par des considérations d’ordre historique : il ne s’agit plus de déposer sur la tombe de Descartes un nouveau bloc d’érudition, comme si l’on craignait qu’il vienne à s’en échapper quelque pensée toujours jeune et vivante. L’auteur lit Descartes comme s’il s’agissait d’un contemporain, non plus sub specie historiarum mais sub specie veritatis… Son article apporte d’intéressantes précisions sur la question tant débattue de la religion de Descartes. Le cartésianisme est une entreprise pour constituer la science, science conçue comme « une mainmise, une suprématie exercée sur les choses par une prise de possession de leur essence. Savoir c’est régner » (p. 513). Descartes avait assigné pour but à sa vie la constitution de cette science. Chrétien convaincu et sincèrement, simplement pratiquant, il n’a pas voulu traiter du problème religieux : la tâche qu’il s’était tracée était autre. De là sa mauvaise humeur (souvent signalée, mais rarement expliquée par les historiens) lorsque quelque correspondant cherche à l’attirer sur ce terrain. « En définitive, il n’a traité des questions religieuses que pour s’en débarrasser ; non point, encore une fois, parce qu’il cherchait à se débarrasser de la religion, mais parce qu’il désirait en avoir le bénéfice dans le temps et dans l’éternité, sans avoir à s’en occuper ici-bas et afin de s’occuper d’autre chose » (p. 626).

Testis, dont on se rappelle assurément les articles de l’an dernier sur la Semaine Sociale de Bordeaux, a donné un vigoureux article sur le Système des « Alliances pour les résultats seuls » (I, 263-285), qui, une fois de plus, met dans une lumière éclatante les contradictions de ceux qui entreprennent d’amalgamer le catholicisme et l’immorale brutalité des doctrines de l’Action Française. Citons encore : D. Sabatier : Pascal et son Temps (I, 249-262) et la Conversion de Calvin (II, 245-271) ; G. Fonsegrive : Intuition, Sentiment, Valeur (II, 225-243) ; A. Léger : la Doctrine de Wesley (II, 449-492 et 561-601), etc… et enfin la pénétrante étude de M. P. Archambault sur la Morale de Renouvier (II, 5-23, 149-169, 272-289 et 347-352).

La Revue de Philosophie ( 1911, 2 vol. in-8), dans son article initial : Dix ans d’existence (I, 5-9) s’est plainte, non sans aigreur, du sectarisme « de ceux qui, chaque année, sous prétexte d’exposer le bilan philosophique d’une revue », considèrent la Revue de Philosophie comme quantité négligeable. Ces lignes visaient notre compte rendu de l’an dernier. Les lecteurs de la Revue de Métaphysique savent qu’ici, plus peut-être que partout ailleurs, l’on est prêt à rendre justice à tous les efforts, d’où qu’ils viennent, à sympathiser avec toute pensée sincère et vivante. Toutes les fois que la Revue de Philosophie a publié des articles dignes d’être cités, nous avons été heureux de le faire, et, cette année encore, nous avons plaisir à signaler les très consciencieuses Revues critiques d’histoire de la philosophie antique de M. A. Diès (I, 389-410 et 688-721), une remarquable étude de M. Duhem, le Temps selon les philosophes hellènes (II, 5-24 et 128-145) ; les articles de M. Gemelli, sur la Notion d’espèce et les théories évolutionnistes (I, 47-68, 141-153 et 252-267). La Revue de Philosophie nous permettra-t-elle de regretter qu’à côté de ces excellents travaux, l’on rencontre encore parfois chez elle des articles — ne citons point de noms — insignifiants, aussi inutiles aux disciples qu’aux maîtres ?

La Revue Pratique d’Apologétique (1910-1911, 2 vol. in-8) publie de temps à autre quelque bonne et solide étude. Citons : M. Lépin, la Valeur historique des trois premiers Évangiles (I, 161-185 et 241-264) ; J. Pressoir « Orpheus et l’Assyriologie » (I, 277-284), bonne mise au point, sur une question importante, du hâtif « Orpheus » de M. S. Reinach ; A. Loth, La valeur historique de l’Évangile selon saint Marc (II, 99-109 et 417-435), etc… Il est profondément regrettable que chacun des numéros de cette revue soit gâté par une chronique intitulée : Apologétique au jour le jour dont le ton, à la fois hargneux et mesquin, est tout à fait déplaisant. C’est du journalisme, et du pire. Ne peut-on pas faire de l’apologétique, même « au jour le jour » sans mauvaise humeur ni malveillance ?

Les revues de philosophie scolastique continuent à faire d’excellente besogne historique. Déjà, l’ensemble des travaux qu’elles ont publiés constituent, de précieux matériaux pour une vaste histoire de la philosophie du Moyen age qu’il faut souhaiter que quelques-uns de leurs collaborateurs entreprennent un jour. Nous regrettons de ne pouvoir citer que quelques unes de ces diligentes études.

Dans la Revue Thomiste (1911 in-8), Histoire des preuves de l’existence de Dieu au Moyen âge, jusqu’à la fin de l’apogée de la Scolastique (pp. 1-24 et 141-158), par le R. P. Henry ; le Mouvement thomiste au XVIIIe siècle (pp. 421-444 et 628-650) par le R. P. Coulon ; la Théorie du Pouvoir dans saint Thomas (pp. 591-616) par le R. P. Pègues.

Dans la Revue Néo-Scolastique (1911, in-8) Notion de la scolastique médiévale (pp. 177-196) par M. de Wulf, et un intéressant article de M. Joseph Lottin : Le libre arbitre et les lois sociologiques d’après Quételet (pp. 479-515).

Dans la Revue des Sciences Philosophiques et Théologiques (1911, in-8), J.-B. Frey, l’Angélologie juive au temps de Jésus-Christ (pp. 75-110) P. Doncœur, la Religion et les Maîtres de l’Averroïsme (pp. 267-298 et 486-506) ; R.-M. Martin, la Question du Péché Originel dans saint Anselme (pp. 735-748). Disons, une fois de plus, quelle est la sûreté et l’ampleur d’information de ces trois revues.

Archiv für Geschichte der Philosophie (année 1911). — Pour plus de clarté, on a cru devoir grouper les articles de cette revue par matières et selon l’ordre chronologique des auteurs étudiés.

I. Philosophie ancienne. — On remarquera la proportion considérable des travaux de philosophie ancienne qui ont été publiés cette année dans l’Archiv.

Bruno Jordan. Beiträge zu einer Geschichte der Philosophischen Terminologie (p. 449-481).

Cet article se compose de deux études différentes, l’une sur le sens du mot ἀρχή chez les antésocratiques, la seconde sur le vocabulaire d’Anaximandre. Le terme ἀρχή dont Aristote attribue la paternité philosophique à Thalès, tandis que Théophraste l’attribue à Anaximandre (p. 450), a, dans le langage d’Aristote, le même sens que le mot : αἰτία. Mais ce n’est pas sans doute sa valeur, primitive (p. 455), Chez Homère, ἀρχή signifie commencement, première étape dans le développement d’une chose, première forme d’une réalité (p. 456). Même sens chez Xénophane, Héraclite oppose ἀρχή à πέρας. Pareillement Mélissos. Ainsi l’ἀρχή apparaît comme un terme, une limite, notamment chez les Pythagoriciens, pour lesquels l’unité est par excellence ἀρχή (p. 459). De même, pour Empédocle et Anaxagore, l’ἀρχή est le premier terme d’une série. De là suit que l’ἀρχή n’est pas le principe d’où les choses sortirent, mais leur première forme (p. 466). C’est Aristote qui a modifié le sens du mot.

Dans le seul fragment d’Anaximandre qui nous soit parvenu, M. Jordan signale les mots Φθορά (inconnu d’Homère), τἀ ὄντα (les êtres), χρέων (nécessité, du mot homérique : χρέω). Rien de nouveau dans cette deuxième partie.

Wilhelm Frankl : Ueber Anaximandros Hauptphilosophem (p. 195-196).

Interprétation délayée du début du fragment d’Anaximandre, qui s’analyse en dix propositions.

Emanuel Loew : Die Zweiteilung in der Terminologie Heraklits (p. 1-21) ; Parmenides und Heraklit im Wechselhampfe (343-369).

Dans ces deux articles, M. Loew défend, contre les critiques de Nestlé et de Lortzing, l’interprétation qu’il avait proposée, dans un programme du Sophiengymnasium de Vienne, de la doctrine d’Héraclite. Héraclite est, avant tout, un physicien, qui proclame l’immutabilité des lois naturelles (p. 1). Ces lois, communes à l’univers et à l’individu, déterminent la pensée qui reflète la nature, et, dans son essence, est quelque chose de spontané et d’immédiat. Par suite, tout ce qui est artificiel doit être exclu. Les mots sont des productions de la nature et chacun d’eux exprime la réalité. Au contraire, la pensée abstraite ne parvient jamais à la vérité (p. 2). Le Logos est, comme l’a bien vu Anathon Aall (p. 4), un calcul, un raisonnement ; il s’oppose au mot (ὄνομα, σημεῖον) qui exprime ce qu’il y a de naturel dans la pensée. M. Loew examine et traduit les fragments 4 a, 92, 93, 32, 112, 113, 114, 48, 75, 30, 53, 111, 129, 15, 73, 17, 140, 55. Partout, il constate l’opposition de deux séries de termes, l’une exprimant la nature, l’autre l’artifice. Λέγειν et ποιεῖν sont toujours associés (p. 10, 11) ; ces deux termes s’opposent à φρονεῖν et ἐργάζεσθαι (p. 8), comme μανθάνεω s’oppose à γιγνώσκειν (p. 13). Ces théories sont directement contraires à celles de Parménide, qui refuse de tenir les mots pour des productions de la nature (p. 20) et s’attache au raisonnement, méprisé par Héraclite (p. 21).

Héraclite et Parménide, écrivains contemporains l’un de l’autre (leur ἀκμή a tous deux tombe entre 504 et 502 ; leurs œuvres n’ont pu être, ni l’une ni l’autre, publiées avant 478) (p. 344), ont dû être en rivalité, sinon dans leurs écrits, du moins dans leur enseignement oral. Leurs deux doctrines se rattachent au grand mouvement sceptique provoqué par Xénophane : mais Parménide est conservateur, Héraclite radical (p. 345).

Depuis Sextus Empiricus, la doctrine du Logos est interprétée comme une doctrine mystique. En réalité, Héraclite, comme tous ses successeurs jusqu’à Aristote, emploie le mot Logos, dans son sens étymologique (calcul, combinaison mentale, Berechnung, p. 347-348). Dans l’antiquité, il a passé pour un physicien empiriste (p. 350). Sextus, le premier a systématiquement altéré le sens du fr. 1, et tous les traducteurs modernes (Diels compris) l’ont suivi (p. 355). Mais chez Héraclite, comme chez Parménide, le Logos s’oppose à la poésie, à la fiction (σῆμειον, ἔπεα, ὄνομα). Bref, tout concourt à nous attester le sens réaliste et rationnel de la doctrine du Logos (p. 366-367). En terminant, M. Loew montre que le sens du terme λόγος n’est pas différent dans le fragment d’Épicharme invoqué par Lortzing (p. 367-369).

Wolfgang Schultz : Der Text und die unmittelbare Umgebung des Fgmt. 20 des Anaxagoras (p. 322-342).

Le fragment 20 d’Anaxagore nous est connu par une traduction hébraïque faite elle-même d’après un original arabe. Au xvie siècle, le juif Moïse Alatino a traduit en latin le texte hébreu. M. Schultz publie au complet le texte hébreu, la traduction latine d’Alatino, et une traduction allemande du texte hébreu, qui est due à M. H. Müller. Dans le texte hébraïque. Anaxagore est appelé Ansaros, et il est question de lui dans un long pas sage, qui précède celui que Diels a publié.

C. M. Gillespie : On the Megarians (p. 218-241).

Nouvelle discussion sur le fameux texte du Sophiste de Platon relatif aux εἰδῶν φίλοι (p. 246 B et suiv.). M. Gillespie admet comme Zeller que les amis des Idées sont les Mégariques, mais il se refuse à découvrir chez les Mégariques une Théorie des Idées, analogue à celle de Platon (p. 220). Comme les Éléates, les Mégariques admettent l’existence d’un Être unique, immobile et parfait, mais, à la différence de l’Idée Platonicienne du Bien, dépourvu de toute activité (p. 22). Il est peu probable qu’ils aient employé les termes εἶδος ; et ἴδεα dans un sens technique. Contre Burnet et Taylor, M. Gillespie affirme que l’emploi technique de ces termes date de Platon (p. 223-225). L’interprétation de Zeller est viciée, du reste, comme toute l’interprétation qu’il donne de la philosophie socratique, par le subjectivisme kantien (p. 225). Toutes ces doctrines ne sont à aucun degré des philosophies du concept. Elles se proposent d’atteindre l’essence réelle des choses et de déterminer les rapports de l’un et du multiple, non ceux de l’individuel et de l’universel (p. 228). Tandis que Platon estime possible une conciliation du multiple et de l’un, les Mégariques restent fidèles à la thèse éléatique (p. 229). Leur unité, comme celle de Parménide est une substance (p. 232). Par suite, le monde sensible n’est qu’apparence ; la prédication et le changement sont inintelligibles (p. 234-235). On s’explique alors le goût des Mégariques pour les sophismes, leur négation de toute réalité potentielle, leur analyse du mouvement renouvelée de Zénon et diverses autres particularités de leur doctrine.

Willy Moog : Das Naturgefühl bei Plato (p. 169-194).

La liberté de la forme dialoguée permet à Platon d’utiliser quantité d’éléments de la pensée et de la sensibilité grecques que la plupart de ses successeurs a méconnus. M. Moog étudie successivement les comparaisons, les images, les descriptions et les mythes dans l’œuvre de Platon, et il montre que partout chez Platon on trouve un sentiment très vif et très personnel de la nature. Les comparaisons et les images sont empruntées à la vie des animaux domestiques et des abeilles, à quelques phénomènes météorologiques simples (vulcanisme, tremblements de terre, cours des eaux), enfin et surtout aux divers modes de l’activité humaine (p. 169, 171, 173). Sur 800 images environ, 80 sont tirées de la vie des animaux, 74 des phénomènes météorologiques, tout le reste de l’activité des hommes (p. 176).

Dans la mise en scène de certains dialogues (Phèdre, Lois, Banquet, Timée) on rencontre des descriptions précises et vives. Enfin les mythes, notamment les mythes eschatologiques, témoignent d’un sentiment très pénétrant de la nature (p. 191). Rarement on trouve chez Platon des traces de lyrisme subjectif. Presque toujours, l’image s’associe étroitement à une idée abstraite. La poésie platonicienne n’a rien de romantique ni de sentimental (p. 194).

Willi Lewinsohn : Zur Lehre von Urteil und Verneinung bei Aristoteles (p. 197-217).

Les deux termes, contradiction ou opposition et négation, confondus par les Éléates, sont distingués par Héraclite (p. 197). Chez Platon la notion de contradiction n’est pas encore pleinement développée. Ariste le premier distingue l’opposition (ἐναντιοτής) et la contradiction ({{lang|grc|ἀντίφασις) (p. 280). La privation implique une opposition seulement partielle, qui ne suffit pas à produire la contradiction (p. 201). Ces principes énoncés, M. Lewinsohn examine la théorie aristotélicienne du jugement. Deux tendances différentes s’y manifestent. Considérant l’affirmation et la négation comme deux faits parallèles, Aristote arrive à la notion de privation. D’autre part tout jugement implique une relation positive entre le sujet et le prédicat. La théorie de l’accident permet de considérer cette relation comme passagère et de distinguer la vérité actuelle de l’erreur future.

David Neumark : Materie und Form bei Aristoteles ; Erwiderung und Beleuchtung (p.271-322 et 391-432).

L’auteur défend vivement contre les critiques d’Isaac Husik son interprétation de la théorie aristotélicienne de la matière. Reprenant une à une les critiques formulées par Husik dans diverses revues, il les discute avec âpreté et à grand renfort de textes. Sa conclusion est que son adversaire n’entend rien à la philosophie ni à quoi que ce soit.

II. Philosophie moderne.

Ernest Altkirch : Die Bildnisse Spinozas (p. 370-380).

Nous possédons cinq portraits authentiques de Spinoza. Le plus significatif est celui qui est conserve à la bibliothèque de Wolfenbuttel. Mais le portrait de jeunesse qui se trouve dans une collection privée à Bruxelles mérite aussi l’attention (p. 372). Dans ce portrait daté de 1660, Spinoza, âge alors de vingt ans, est représenté avec la moustache et la barbe, à la manière des juifs portugais et espagnols peints par Rembrandt (p. 375). Son visage est celui d’un homme bien portant. On comprend mal en le voyant l’affirmation de Colerus, d’après lequel Spinoza fut pris vers 1661 de la maladie de poitrine, qui devait l’emporter (p. 372). En effet, une lettre de 1666 permet à M. Altkirch de conjecturer que Spinoza ne fut atteint que vers cette époque, après son séjour dans l’humide et froide maison de Rinsburg (p. 373). Son visage s’amaigrit, les joues rentrèrent, le nez ressortit comme il arrive chez les malades. Sur ce seul portrait, Spinoza a les cheveux courts. Sur les quatre autres, il porte la perruque, de forme différente suivant qu’il s’agit de la perruque de maison ou de la perruque de sortie. Quel est l’auteur de ce portrait de 1660 ? Il est possible que ce soit Spinoza lui-même, dont les talents de dessinateur et de peintre sont attestés par tous les biographes (p. 380).

Stanislaus von Dunin Borkowski : Nachlese zur ältesten Geschichte des Spinozismus (p. 61-98).

Suite de curieuses études sur divers points de l’histoire du Spinosisme.

1. « L’esprit de M. Benoit Spinosa », daté de 1697 et publié pour la première fois en 1719, est probablement (malgré l’avis contraire de Marchand, Dictionnaire historique, I, 325) l’œuvre de J. M. Lucas. M. v. Dunin Borkowski cite les dix-huit manuscrits de ce livre qui lui sont connus (p. 63). L’étude du texte montre que Lucas connaissait fort mal Spinoza (p. 66). À titre d’exemple M. v. Dunin Borkowski donne une édition critique d’une partie du chapitre 4, relatif à la doctrine de Spinoza (p. 66-67).

2. Boulainvilliers, personnage fort pieux, mais, à ce qu’il semble, de moralité médiocre et fort dissimulé, a composé trois ouvrages sur Spinoza : une analyse insignifiante du Traité Théologico-politique (Londres, 1767), la traduction de l’Éthique qui a été publiée par M. Colonna d’Istria (Paris, 1907) et une analyse détaillée de l’Éthique, publiée en 1731 dans la Réfutation des erreurs de Benoit de Spinosa (p. 69). Ces ouvrages, répandus par de nombreuses copies, témoignent de l’intérêt de Boulainvilliers pour Spinoza, et, bien qu’ils ne soient pas toujours très fidèles au texte de Spinoza, ils montrent une connaissance approfondie du Spinozisme (p. 70).

3. En 1677 parut à Groningen un ouvrage intitulé : Vervolg van’t Leven van Philopater, rédigé apparemment par un disciple de Spinoza. Ce texte, en général assez médiocre, est intéressant en ce qu’il nous fait connaître la tradition spinoziste, telle qu’elle se fixa de bonne heure parmi les amis du maître (p. 71). M. v. Dunin Borkowski cite cinq exemples curieux de cette interprétation traditionnelle.

4. En 1684 parurent à Marbourg des Principes de Philosophie rédigés par Joh. Cuffeler (p. 77). Chrétien sincère, Cuffeler n’en accepte pas moins la doctrine de Spinoza, qu’il interprète avec beaucoup de pénétration (sans nommer Spinoza). M. v. Bunin Borkowski analyse en détail la première partie de cet ouvrage.

5. Études sur Chr. Wittich et J. Bredenbourg, qui, écrivant en réalité contre Spinoza, eurent la mauvaise fortune de passer pour des Spinozistes déguisés (p. 69.).

Emil Raff : Die Monadenlehre in Ihrer wissenschaftlichen Vervollkommnung (p. 99-127).

L’auteur se propose de reconstruire logiquement, en lui donnant toute sa force, le système de la Monadologie de Leibniz. Ce système est un « monisme idéologique ». M. Raff croit avoir complété et perfectionné ce système par sa théorie des formes de la pensée.

C. A. Armstrong : The idea of feeling in Rousseau’s religious philosophy (p. 242-260).

Rousseau a réagi à sa manière contre le déisme abstrait et froid de la philosophie des lumières, et il a fait appel au sentiment. Mais, on oublie souvent que Rousseau tente de justifier par de longs raisonnements cet appel au sentiment (p. 243-260), et qu’il a subi, malgré tout, l’influence des Encyclopédistes (p. 244). Sa doctrine religieuse part d’un « sentiment intérieur », qui est subjectif, car il exprime une conviction essentiellement individuelle. Mais ce sentiment même est identique à la « lumière intérieure », à « l’assentiment intérieur », et il est dans sa racine quelque chose de rationnel (p. 247). Il y a chez Rousseau une sorte de certitude subjective et immédiate et une appréciation des valeurs morales qui font penser à la raison pratique de Kant (p. 257). D’un autre côté, en tant que sentiment, cette faculté enveloppe le désir, l’émotion, l’aspiration religieuse, l’appréciation des valeurs idéales. Toutefois, Rousseau, qui signale l’élément moral de la religion, n’accorde pas encore à cet élément la place qui lui sera donnée plus tard.

Heinrich Romundt : Die Mittelstellung der Kritik der Urteilskraft in Kants Entwurf zu einem philosophischem System (p. 482-493).

La Critique du jugement est destinée à combler la lacune qui subsiste entre la vérité théorique et la vérité pratique, telles que les avaient définies la Critique de la Raison pure et la Critique de la Raison pratique. Elle ne figurait pas dans le plan primitif de l’œuvre critique. Pour la première fois on y trouve un essai de définition de la métaphysique. Cette définition, annoncée vingt-cinq ans auparavant dans les Rêves d’un visionnaire expliqués par les rêves de la métaphysique, a été complétée en 1791, dans le mémoire sur les progrès de la métaphysique. La métaphysique est, selon Kant, la connaissance qui passe, par les ressources de la raison, de la connaissance du sensible à la connaissance du suprasensible. L’auteur de l’article examine le sens de cette formule et la conception générale de la philosophie qu’elle implique. Le problème posé est résolu, au moins en partie, dans la Critique du jugement. Cet article, obscur et inégal, est destiné à compléter des travaux antérieurs de M. Romundt.

Leo Ehlen : Die Entwickelung der Geschichtsphilosophie W. von Humboldts (p. 22-60).

Après des considérations générales sur la difficulté de constituer une philosophie de l’histoire, M. Ehlen résume les théories de Herder, de Kant et de Schelling. Herder a mis en relief l’importance de la notion d’organisme (p. 25), mais il n’a pas précisé les rapports des divers organismes entre eux et il n’a pas montré la continuité du développement historique (p. 26). Kant, qui a reconnu l’importance du concept d’organisme, n’en a pas montré l’application historique (p. 27). Humboldt a essayé de concilier les deux théories et de constituer sur une base empirique une philosophie de l’histoire (p. 29). À la différence de Schelling, il s’intéresse à l’histoire pour elle-même et il connait les faits (p. 35). Il a le sens de la réalité historique. En même temps il a un souci très vif de l’idéal (p. 36).

Chaque individu est pour lui l’expression d’une idée (p. 37). Facile à apercevoir dans les organismes vivants, cette idée est malaisée à découvrir lorsqu’il s’agit de réalités complexes, comme l’art ou la science. M. Ehlen étudie le développement de la conception de Humboldt dans les différents ouvrages de ce dernier. Il montre comment l’individu est pour Humboldt l’objet de toute recherche historique et comment la réalité de l’individu ne peut s’expliquer dans le système de Humboldt que par l’action d’un idéal extérieur à l’univers.


CORRESPONDANCE

Paris, le 5 mars 1912.

Mon cher directeur,

M. Léon Bollack, grand ami de l’Ido (membre du Comité de l’Uniono por la lingo internaciona), me prie aimablement de rectifier ou d’expliquer une phrase de mon article paru en juillet 1911, p. 513 : « Sans un système de dérivation, une langue ne serait qu’une poussière de mots, et alors, ou bien ces mots pourraient être presque indifféremment choisis d’une manière arbitraire (comme dans certaines langues a priori, en Volapük et en Bolak)… »

D’abord, cette citation n’implique pas que le Bolak et le Volapük doivent être rangés parmi les langues a priori, au contraire : et les lecteurs de notre Histoire de la Langue universelle savent bien que nous les rangeons dans les « systèmes mixtes », précisément parce que leurs mots ne sont pas choisis d’une manière absolument arbitraire ; ce que j’ai voulu dire, c’est qu’ils ne sont pas choisis suivant le principe du maximum d’internationalité, appliqué dans la plupart des systèmes à posteriori, et surtout en Ido.

Ensuite, cette phrase ne signifie nullement que le Bolak et le Volapük n’ont pas de système de dérivation : on sait au contraire qu’ils en ont un, très régulier, auquel j’ai fait allusion ailleurs, et qui se trouve analysé en détail dans notre Histoire. Je n’ai cité ces deux langues ici qu’au sujet, du choix des mots, non au sujet du système de dérivation.

Je tiens d’autant à réparer ce que ma phrase incidente pouvait avoir d’équivoque dans son laconisme, que le Bolak appartient désormais à l’histoire impartiale… et reconnaissante, M. Bollack ayant généreusement renoncé à son système pour se rallier à l’Ido, « Langue internationale de la Délégation ».

L. Couturat.