REVUE DE MÉTAPHYSIQUE ET DE MORALE


SUPPLÉMENT
Ce supplément ne doit pas être détaché pour la reliure.
(No DE MAI 1908)



NÉCROLOGIE

Eduard Zeller.

Eduard Zeller s’est éteint à Stuttgart, dans sa 94e année. Il était né en 1814. D’origine et d’éducation, il était théologien, il enseigna d’abord la théologie à Tübingen comme privatdocent (1840), puis à Berne (1847) comme professeur ordinaire. Ses idées libérales, son admiration pour Hegel, son amitié pour David Friedrich Strauss (dont il devait publier, de 1876 à 1878, les œuvres complètes) suscitèrent contre lui des attaques violentes parmi les théologiens orthodoxes. En 1849 il dut quitter Berne pour Marburg, où il enseigna d’abord également la théologie. L’hostilité de ses collègues à la faculté de Théologie le força d’abandonner l’enseignement de la théologie pour celui de la philosophie. En 1862, il fut appelé à Heidelberg, en 1872 à Berlin, comme professeur de philosophie. Il enseigna avec éclat jusqu’au moment où la fatigue de l’âge l’obligea à prendre sa retraite. Il se retira à Stuttgart.

Les ouvrages de E. Zeller sont très nombreux. La partie dogmatique de son œuvre est presque aussi considérable que la partie historique. Quelques-uns de ses travaux philosophiques ont été réunis dans les trois volumes de Vorträge und Abhandlungen publiés de 1865 à 1884. La doctrine de Zeller peut être appelée un hégélianisme raisonnable. Il convient, d’après lui, de reprendre d’abord le problème de la connaissance là où Kant l’avait abandonné. Kant proclame l’impossibilité de connaître la chose en soi ; par suite sa philosophie semble justifier toutes les intempérances du subjectivisme et du scepticisme. Or, nous avons, non seulement la possibilité, mais le devoir moral de dépasser le point de vue kantien. En effet la pensée apparaît comme ayant seule dans l’univers une valeur absolue, supérieure à la réalité sensible, et même indépendante et créatrice. La destination de l’homme est définie par la pensée.

Ces idées permettent de passer du subjectivisme à un réalisme idéaliste. Ayant reconnu la suprématie de la pensée, nous sommes en droit de proclamer l’existence réelle de choses en soi, et d’affirmer aussi l’accord absolu des lois du réel avec les lois de la pensée. Au point de vue religieux, Zeller, dans un opuscule célèbre sur l’origine et la nature de la religion (1884), refuse de se contenter de la religion morale qui résulte du Kantisme. La religion intéresse non seulement l’activité pratique, mais l’activité spéculative. Elle met en jeu toutes les facultés humaines, elle a pour objet le bonheur entendu dans le sens le plus large et elle exige l’intelligibilité d’une nature adaptée à l’activité humaine tout entière. Mais Zeller est surtout illustre comme historien. Les Platonische Studien de 1839, la monumentale Philosophie des Grecs (dont la 5e édition est en cours de publication), dont la 1re édition a paru de 1844 à 1852, d’innombrables monographies, des études critiques sur tous les domaines de la philosophie grecque, une excellente histoire de la philosophie allemande depuis Leibniz (1872), le travail sur Frédéric II comme philosophe (1886), ont consacré universellement la réputation de Zeller. La Philosophie des Grecs est, depuis son apparition, un livre classique. Zeller a uni la méthode hégélienne à la plus scrupuleuse érudition historique. D’après lui, toute philosophie se développe véritablement et il est possible, à travers les doctrines des différents philosophes de la Grèce, de découvrir la continuité d’une pensée unique. Chaque système fait naître des contradictions que les systèmes suivants tentent de résoudre. Cette conception donne aux exposés de Zeller une certaine monotonie. Cependant un art extrême pour simplifier les questions, distinguer l’essentiel de l’accessoire, un style clair et simple rendent ces exposés très attachants. La partie la plus importante de la Philosophie des Grecs est constituée par les notes étendues qui accompagnent l’exposé. Elles forment non seulement un recueil inestimable de textes bien classés, mais un ensemble de discussions critiques, d’une exactitude et d’une honnêteté admirables. L’Histoire de Zeller contient un assez grand nombre de vues contestables. Elle est inégale : les trois premiers volumes l’emportent certainement sur les volumes suivants. Mais l’ensemble est vraiment imposant par l’ampleur et la sûreté de l’information, la prudence des conclusions, la hauteur des vues. L’œuvre avait été entreprise à un moment où les recherches de détail n’étaient pas encore très nombreuses. Zeller dans ses éditions successives a remanié toutes les parties de son œuvre et, jusqu’à ces dernières années, il se tenait au courant, avec une attention et un scrupule admirables, de toutes les études nouvelles, maintenant ses vues contre les objections qu’elles avaient soulevées. Les revues critiques qu’il fît dans les premières années de l’Archiv für Geschichte der Philosophie sont des modèles de précision simple et de bon sens. Ses amis louaient l’agrément et la sûreté de son commerce, la noble simplicité de sa vie. Sa rigoureuse probité scientifique, son libéralisme, son opposition irréductible au formalisme prussien, la largeur de son esprit, faisaient de lui un des derniers survivants de la grande génération de savants qui fut la gloire de l’Allemagne, vers le milieu du xixe siècle, et que l’impérialisme étroit et dogmatique de beaucoup d’historiens contemporains ne peut faire oublier.

LIVRES NOUVEAUX

Science et Religion dans la philosophie contemporaine, par Émile Boutroux, membre de l’Institut, 1 vol. in-8 de 400 p. Flammarion. — La Bibliothèque de philosophie scientifique vient de s’enrichir d’un ouvrage magistral, où tous ceux qui ont le souvenir des leçons de M. Boutroux retrouveront vivantes leurs impressions de charme et d’admiration. Ces leçons, faites suivant la méthode de fidélité scrupuleuse et de concentration pénétrante qui caractérise l’historien de la philosophie, portent sur des doctrines contemporaines, et sur le problème central que notre civilisation agite, sur les rapports de la science et de la religion. Après avoir brièvement rappelé quelles furent les destinées respectives et les attitudes réciproques de la religion et de la science dans l’antiquité et dans les temps modernes, M. Boutroux analyse les tentatives qui furent faites pour relier les deux domaines du point de vue compréhensif de la philosophie. Deux courants se font jour, le courant naturaliste et le courant spiritualiste, et de là les deux parties de l’ouvrage de M. Boutroux. Dans la première, Auguste Comte et la religion de l’humanité, Herbert Spencer et l’inconnaissable, Hæckel et le monisme, les trois doctrines ont ce caractère commun de tendre à donner à la notion religieuse un contenu positif, ou, si l’on préfère, un substitut positif, mais en demeurant sur le plan de la science, en faisant de la religion l’aboutissant ou la synthèse des connaissances positives. Par là ces doctrines demeurent encore à certains égards des conceptions proprement religieuses, auxquelles s’opposent les formes récentes du naturalisme et qui sont strictement critiques : le psychologisme et le sociologisme résolvent la vie religieuse dans les lois générales de la vie psychique ou de la vie sociale, ils en expliquent la genèse et l’évolution des religions, à titre de faits humains, et sont indifférents à la justification de leur valeur et de leur vérité. Plus délicate était l’ordonnance de la seconde partie consacrée à la tendance spiritualiste ; car si le spiritualisme est ici interprété comme tendant à l’apologie de la croyance religieuse, encore faut-il distinguer dans ces croyances entre ce qui porte la marque de la spiritualité et ce qui n’est que la survivance d’habitudes individuelles ou collectives. M. Boutroux est parti du dualisme radical, professé sous des formes diverses par Albrecht Ritschl, par Wilhelm Herrman, par Auguste Sabatier, où la séparation est complète entre le domaine de la recherche intellectuelle et le domaine de la croyance sentimentale ; puis il montre comment le problème s’est transformé par la conception de plus en plus nette et de plus en plus accusée des limites et de la relativité de la science. La critique de la science prépare les voies à une philosophie de l’action qui a trouvé en France d’éminents interprètes, et à la doctrine de l’expérience religieuse. (La Revue de métaphysique a publié en janvier dernier le chapitre de M. Boutroux sur William James.)

Nous avons essayé de donner à nos lecteurs une idée de la richesse des analyses que contient le livre de M. Boutroux, mais chacune de ces analyses est accompagnée de réflexions critiques, qui, sous une forme discrète mais substantielle et qui demandera au lecteur un vigoureux effort de méditation, met en lumière les difficultés subsistantes et dénonce l’instabilité de l’équilibre établi d’un point de vue trop étroit, trop unilatéral, entre la science et la religion. Nous ne pouvons ici qu’indiquer d’un mot le leit-motiv de ces critiques. Aux doctrines naturalistes, qui seraient disposées à renfermer la religion dans les bornes de l’humanité considérée comme fait donné, M. Boutroux reproche de faire abstraction du fait proprement humain, c’est-à-dire de l’effort de l’homme pour se dépasser lui-même. Aux doctrines dites spiritualistes, qui s’imaginent sauver la religion en opposant les inspirations des sentiments et les actes de foi aux lois rigoureuses de l’activité intellectuelle, M. Boutroux reproche de compromettre la fécondité de la vie intérieure et de se perdre dans un subjectivisme abstrait et vide : « L’action, pour l’action, par l’action, la pratique pure, engendrant peut-être des concepts, mais indépendante elle-même de tout concept, ce pragmatisme abstrait mérite-t-il encore le nom de religion ? » Cette double série de critiques permet au lecteur d’entendre les larges et profondes conclusions de M. Boutroux. Le système de la cloison étanche, si fort à la mode au xixe siècle, n’est plus de mise aujourd’hui : ce n’est pas telle partie de l’enseignement religieux qui est en conflit avec telle découverte particulière de la science, c’est l’esprit scientifique qui est en conflit avec l’esprit religieux. L’originalité de M. Boutroux est d’avoir considéré le conflit de ces deux tendances comme une condition nécessaire, perpétuelle, de leur développement réciproque. Science et religion sont deux puissances qui tendent à persévérer dans l’être ; par leur opposition mutuelle, elles prennent conscience de leur spécificité propre, en même temps qu’elles sont amenées à se séparer de leurs additions artificielles, de leurs parties caduques, et s’assouplissent pour vivre d’une vie plus haute et plus féconde. À ce titre la religion, prise dans son intégrité avec ses dogmes et rites, comme avec ses principes essentiels et simples qui sont les postulats de la morale et de la vie, est une condition fondamentale de l’harmonie universelle : par elle, le principe de la tolérance, notion mal venue, expression d’une condescendance dédaigneuse, refus mental de ce qu’on semble accorder, se transforme en amour : plus audacieuse que la philosophie, la religion fait de l’amour un devoir, le devoir intellectuel qui ne s’adresse qu’à l’unité rationnelle ; il s’attache aux formes les plus diverses de la vie et de la personnalité morale en raison de leur diversité même : « Considérez, disait le cordonnier Jacob Bœhme dans une phrase qui semble exprimer l’inspiration maîtresse de M. Boutroux, les oiseaux de ces forêts : ils louent Dieu chacun à sa manière sur tous les tons et dans tous les modes. Voyons-nous que Dieu s’offense de cette diversité et fasse taire les voix discordantes ? Toutes les formes de l’être sont chères à l’être infini. »

Nous ne saurions, en terminant, énumérer seulement les problèmes sur lesquels ce beau livre arrêtera la pensée du lecteur ; nous en signalerons un, qui dépasse les limites de la génération à laquelle nous appartenons, mais qui nous semble le problème essentiel posé par la conclusion de M. Boutroux : la vitalité de la puissance religieuse est-elle de même ordre que la vitalité de la puissance scientifique ? Les sciences sont données au philosophe : mais, en dehors de cette intuition intellectuelle, de ce sens de l’unité universelle, qui, avec un Spinoza ou, pour prendre l’auteur favori de M. Boutroux, avec un Gœthe, a renouvelé dans les temps modernes l’inspiration de la vie spirituelle, l’esprit religieux a-t-il conservé de nos jours un élan de vitalité et une promesse de fécondité, et le pragmatisme ne s’est-il débarrassé de l’intellectualité que pour se tourner plus commodément vers l’image stérile du passé ? Répondre d’une façon trop affirmative à la question serait sans doute trahir nos partis pris personnels ; nous avouons que les critiques adressées par M. Boutroux aux représentants de la tendance spiritualiste nous rassurent médiocrement à cet égard.

Leçons de philosophie, t. II, Morale, Logique, Métaphysique, par P. Malapert, 1 vol. in-8 de 592 p., Paris, Juven, 1908. — On retrouve naturellement dans le second volume de ce solide ouvrage les remarquables qualités d’exposition qui ont valu au premier volume un si favorable accueil. Les méthodes des sciences, les questions de morale appliquée, les diverses doctrines métaphysiques y sont présentées et examinées avec une sûreté de méthode et une netteté d’expression qui feront de cet ouvrage un très utile instrument de travail pour les étudiants.

Toutefois cette seconde partie des Leçons de philosophie a quelque chose de plus personnel et présente par suite plus d’intérêt philosophique que la première. En matière de morale ou de métaphysique, il n’y a pas de science faite, mais seulement des problèmes dont on ne sait pas toujours bien comment ils doivent être posés, et des hypothèses plus ou moins hasardeuses entre lesquelles il faut choisir à ses risques et périls. C’est ici que le professeur doit naturellement laisser paraître le philosophe. Et c’est pourquoi aussi il est difficile de parler de leur œuvre commune comme d’un simple livre de classe et sans en apprécier ou en discuter le fond. Nous ne considérerons ici que la métaphysique, qui est la philosophie même.

La métaphysique de M. Malapert se maintient, avec la prudence qui est le caractère de tout son travail, dans la tradition classique. Ses études sur la nature, sur la vie ou sur l’âme, aboutissent au spiritualisme. Tout serait psychique. « C’est là le panpsychisme, dont on voit aisément les rapports avec le spiritualisme leibnizien, qui relie la nature et l’esprit, qui dans celle-là aperçoit déjà le germe de cette activité qui se déploie dans celui-ci sous des formes de plus en plus hautes, et considère l’univers tout entier comme aspirant sourdement à la pensée et s’y élevant peu à peu à travers une série de formes, par une succession d’efforts qui constituent la hiérarchie des êtres de la nature. »

C’est là une doctrine intéressante et défendable et qui a pour elle, outre ces arguments plausibles dont s’appuie M. Malapert, l’autorité d’assez grands philosophes. Cependant on n’a pas le sentiment qu’elle soit établie aussi solidement qu’elle devrait l’être. Toutes ces discussions sur la nature de la matière ou sur les explications possibles de la vie supposent l’existence d’objets ou d’êtres indépendants de l’intelligence qui les perçoit accidentellement et fragmentairement. Mais cette réalité métaphysique du monde, M. Malapert est-il bien sûr de l’avoir prouvée ? Opposant le réalisme à l’idéalisme, M. Malapert se contente de remarquer, comme une vérité évidente, que la réalité ne saurait se limiter à notre pensée individuelle. Et, en effet, tout le monde y consent. Mais cela ne prouve pas le réalisme, car il reste à savoir si ce qui nous dépasse ainsi et où nos pensées individuelles ont leur fondement, c’est un objet, un monde, ou si ce ne serait pas une pensée plus large, lien et principe des esprits qui n’en seraient que les phénomènes. Mais c’est de quoi M. Malapert ne dit rien.

Cette incertitude ou cette pétition de principe tient à un parti-pris plus grave. M. Malapert ne s’arrête pas aux doutes idéalistes parce qu’il ne prend pas assez au sérieux la critique de la connaissance dans ses résultats. Trait éminemment caractéristique : il rejette cette critique tout à la fin du cours et ne lui consacre que quelques pages. C’est une question qui manifestement lui paraît dénuée d’intérêt. La science, dit-il, précède toute réflexion sur la science ; et, tout de même, la métaphysique doit précéder toute réflexion sur sa propre valeur. Mais c’est confondre l’ordre historique et l’ordre logique des questions. Les systèmes ont précédé la critique ; nul n’en doute, mais il ne s’ensuit pas qu’il n’appartienne pas à la critique de déterminer quelles questions doivent être posées et d’éliminer les faux problèmes. En fait, M. Malapert n’a pu établir le caractère spirituel de la réalité d’apparence matérielle qu’en faisant la critique de la connaissance sensible ; et, s’il eût voulu, comme il le devait, établir que la réalité qui déborde la pensée individuelle est un système d’objets, il eût dû procéder à la critique de la connaissance intellectuelle, et notamment à la critique de l’idée d’être et des principes de causalité et de substance. N’est-pas la preuve que la critique domine toute construction métaphysique ?

Études d’histoire et de psychologie du Mysticisme, par Henri Delacroix. 1 vol. de xix-470 p., Paris, Alcan, 1908. — Nos lecteurs ont déjà pu goûter les prémices de cet important ouvrage dans la Revue de novembre dernier et dans le Bulletin de la Société de Philosophie de janvier 1906. La compétence de M. Delacroix en matière de mysticisme, sa parfaite maîtrise et son intelligence pénétrante du sujet sont si connues, que nous n’avons pas besoin de faire l’éloge de ses études, qui s’imposent également à l’attention du psychologue, du philosophe et du théologien, et qui ne tarderont pas à devenir elles-mêmes l’objet d’études spéciales. Nous devons nous borner ici à en donner une brève analyse qui en fasse pressentir l’intérêt.

L’ouvrage comprend deux parties principales. La première, qui est de beaucoup la plus développée, nous présente la description et l’analyse d’états mystiques individuels, avec les conditions et les conséquences historiques de leur apparition. La deuxième consiste en une interprétation générale, où la critique philosophique vient s’ajouter à l’observation. Il ne faut pas oublier de signaler un appendice solidement documenté sur les hallucinations psychiques et le sentiment de présence, qui est un excellent morceau de psychologie empirique.

Les personnalités mystiques étudiées sont peu nombreuses, mais évidemment représentatives. Au premier plan se détachent deux grandes figures bien connues : sainte Thérèse et Mme Guyon ; ensuite vient Suso, beaucoup plus effacé, mais encore dans le cadre d’un chapitre spécial ; enfin dans l’ombre, à l’arrière-plan, saint Jean de la Croix avec sa doctrine et le Père Surin avec ses souffrances.

Les trois premiers chapitres du livre sont consacrés à sainte Thérèse : I. La vie intérieure, II. Développement des états mystiques, III. Les paroles et les visions. M. Delacroix fait ressortir la succession chronologique des états surnaturels, qui est gouvernée par une loi d’évolution psychologique, et se ramène à trois périodes principales : 1o l’union avec Dieu à différents degrés, 2o les peines extatiques, 3o le mariage spirituel ou état théopathique. Il répond dans une note (p. 353) aux arguments que M. Boutroux a opposés à cette thèse.

Dans les trois chapitres suivants, qui nous font connaître le mysticisme de Mme Guyon, l’auteur a moins de difficulté à montrer le développement chronologique en trois périodes analogues à celles qui viennent d’être signalées. Il analyse de près et dans tous ses ressorts la « motion divine », que l’on peut définir un automatisme dynamique et téléologique.

Les deux derniers chapitres du livre, auxquels il faut ajouter la préface qui tient lieu de conclusion, contiennent un résumé synthétique et une discussion générale, qui offrent un intérêt plus direct pour le philosophe. M. Delacroix étudie d’abord l’influence de la doctrine sur l’expérience, et il conclut en reconnaissant un rôle égal à ces deux facteurs. « Nous trouvons, dit-il (p. 362), un double courant qui se mêle et se renforce : d’une part, la doctrine chrétienne qui commande l’action et la vie, et la tradition mystique qui met dans l’unité primordiale une puissance d’expansion ; d’autre part, l’expansivité naturelle à nos mystiques, issue du caractère actif de leur subconscience… Il y a coopération d’une nature mentale prédéterminée et d’idées directrices qui la soutiennent et l’encouragent à se développer. »

L’expérience mystique apparaît avant tout comme une évolution, passive, mais organisatrice, qui a son point culminant dans une sorte d’intuition intellectuelle continue, où le mystique se sent identifié avec un absolu qui s’épanche en spontanéité créatrice (p. 368). Intuition, passivité, systématisation : tels sont les trois caractères fondamentaux de cette expérience. M. Delacroix essaie de caractériser l’intuition, naturellement indéfinie et indéfinissable, d’abord dans sa dépendance à l’égard du Dieu chrétien, puis dans son opposition au discours, c’est-à-dire à la pensée discursive, enfin en elle-même. Il montre qu’elle n’est pas liée nécessairement à l’anesthésie sensitive et sensorielle et à l’inhibition intellectuelle, comme on l’a soutenu, mais que dans l’état définitif de la conscience mystique ou état théopathique, elle est combinée avec la vie mentale ordinaire et une vue claire du monde. Bref l’intuition mystique ne semble pas être d’une autre essence que l’intuition esthétique ou l’intuition intellectuelle : il n’y a entre ces diverses formes qu’une différence de degré et de contenu.

M. Delacroix a fait un sincère effort pour « respecter l’intégralité du fait », et pour rendre pleine justice à « ses sujets ». Par réaction nécessaire et opportune contre certaine tendance psychologique en France, il a voulu insister sur tout ce que le grand mysticisme chrétien renferme de sain, de logique, de créateur. Il nous semble résulter de là deux conséquences assez imprévues. D’un côté, le théologien éclairé et libéral n’aura pas de peine à tirer de ce livre impartial des conclusions favorables à sa foi, comme déjà il a pu le faire de L’expérience religieuse de W. James. Et par contre le pur psychologue empirique se demandera si le souci de dégager « l’essence » de la chose n’a pas conduit l’auteur à tracer une ligne de séparation trop nette entre les mystiques dits de premier ordre et ceux de deuxième ou de troisième ordre ; il pourra soutenir que M. Delacroix, en restreignant de parti pris l’emploi de la méthode physiologique et comparée, relègue dans l’ombre quelques-uns des points décisifs de la question.

Mais si le livre de M. Delacroix ne peut dispenser de toutes les recherches antérieures et divergentes, il vient sans aucun doute les compléter très heureusement. Nous souhaitons qu’il soit suivi de nouvelles études de psychologie religieuse, aussi approfondies et désintéressées ; et l’on trouvera peut-être en fin de compte qu’elles sont d’un profit aussi réel pour la foi libre que pour la pensée philosophique, lorsqu’elles ne se préoccupent de rien d’autre que de la vérité.

Croyance religieuse et croyance intellectuelle, par Ossip-Lourié. 1 vol. in-16 de 175 p., Paris, Alcan, 1908. — Cet ouvrage est composé, nous dit l’auteur, de leçons faites, sous une forme différente, à l’Université nouvelle de Bruxelles en 1907. C’est un livre de combat, avec les qualités et les défauts de ce genre, parfois inévitable, mais toujours peu philosophique. Il aborde toutes ces questions vitales, plus controversées que jamais à l’heure actuelle : la croyance, la morale, la destination de l’individu et de l’univers. Il tranche les problèmes, plutôt qu’il ne les étudie. M. Ossip-Lourié nous apporte son témoignage et son credo ; il expose avec enthousiasme ses fortes convictions rationalistes, qui visent à écraser la croyance religieuse pour y substituer la croyance intellectuelle.

Par religion il entend le christianisme, et par christianisme l’orthodoxie ecclésiastique ; il ne tient pas à établir des distinctions et des nuances ; il condamne tout en bloc sans circonstances atténuantes. « Sans la croyance supra-terrestre qui endort l’esprit, Darwin serait né avant Charlemagne » (p. 28).

Il est évident que l’auteur, entraîné par l’ardeur de sa logique, n’a pas suffisamment envisagé la complexité objective des faits et des problèmes. Il lui reste à soumettre ses idées au contrôle impartial de l’histoire et de la psychologie. Il verra que la croyance intellectuelle ne peut remplacer la croyance religieuse, parce que l’une et l’autre ne répondent pas aux mêmes aspirations ni aux mêmes besoins. La raison, tout en démasquant l’illusion des dogmes et en interprétant les données positives des religions, peut leur reconnaître une signification essentielle et permanente, comme M. Boutroux vient de le montrer magistralement dans la belle conclusion de Science et Religion.

Éléments de psychologie concrète et de métaphysique, par Melchior Canal, 1 vol. in-8 de xvii-628 p., Paris, Didier, 1907. — Il n’est pas bien aisé d’entendre ce que M. Canal a voulu nous donner sous ce nom de psychologie concrète. C’est sans doute une psychologie toute proche des faits, plus descriptive qu’analytique, plus curieuse de la diversité des détails et des applications morales que des causes et des lois abstraites. Au point de vue de l’enseignement, auquel ce livre est destiné, cette conception de la psychologie pourrait être légitime et intéressante, si elle ne s’inspirait d’une vue métaphysique très contestable et qui a conduit M. Canal à d’étranges assertions.

M. Canal, à la suite de M. Bergson, tient évidemment l’analyse, procédé de la science, pour une cause d’erreur. Tout ce qui est distingué, abstrait, est faux pour autant. Il faut donc revenir sans cesse des abstractions, où nos besoins pratiques nous conduisent, à la réalité infiniment complexe et indiscernable. C’est pourquoi, comme d’autres — ceux qui font œuvre de science — s’appliquent à tout distinguer, M. Canal s’applique à tout confondre. Et il y réussit.

Il ne remarque pas seulement que les diverses fonctions mentales se continuent ou se superposent, vue exacte et utile, mais au demeurant banale ; il conclut de ce qu’elles s’exercent ensemble qu’elles ne se distinguent pas. Il tient la simultanéité pour une identité spécifique. Ainsi de ce que l’on n’éprouve jamais ( ? ) une sensation sans la coordonner à quelques autres pour en former une image, M. Canal conclut que sentir c’est percevoir, et inversement. « La distinction entre ces deux états est purement abstraite : elle n’est pas réelle. L’idée de la perception est clairement distincte de l’idée de la sensation, mais les phénomènes correspondants ne le sont pas ». (199). De même, comme l’homme ne se représente jamais un objet sans le classer, comme il superpose toujours quelque pensée à ses représentations, M. Canal en conclut que percevoir c’est généraliser, et inversement. Il est vrai que comme, à ce compte, tout rentrerait dans tout, ce qui supprimerait la psychologie, M. Canal se hâte d’ajouter chaque fois que, « pour satisfaire aux exigences de l’analyse et du discours », il va expliquer à part ce qui n’existe pas à part. Une fois l’erreur affirmée en principe, M. Canal consent volontiers à revenir à la vérité, ou à ce que le vulgaire tient pour tel.

D’ailleurs ce que M. Canal nous en dit est bien souvent du plus grand intérêt. D’un tour très personnel, abondant en fines analyses ou en ingénieuses réflexions morales tout aussi bien qu’en assertions paradoxales, l’ouvrage de M. Canal invite bien souvent le lecteur, d’une façon assez impérieuse, à douter des formules en cours et à reviser ses opinions, sans d’ailleurs lui fournir toujours des arguments suffisants pour y renoncer.

Le caractère personnel et primesautier de cet ouvrage est précisément ce qui le rend médiocrement propre à rendre à l’enseignement les services qu’en attendent l’auteur et les éditeurs. Il peut être d’une lecture suggestive pour des élèves très intelligents et déjà avertis. Deux ou trois exemplaires dans la bibliothèque d’une classe y rendraient certainement des services. Mais ces éléments de psychologie ne sauraient à aucun titre être considérés comme un livre d’étude, comme un véritable cours. — Aucun effort pour distinguer, dans un esprit véritablement scientifique, ce qui est vérité reconnue, comme faits ou comme lois, des hypothèses personnelles et hasardeuses ; — des lacunes que rien n’explique : trois lignes, par exemple, sur le jugement ; — nul enchaînement des chapitres dont chacun ignore tous les autres et dont la distribution ne se réfère à aucune vue générale de la vie mentale ; — en chaque chapitre, nul plan, nulle distinction ni organisation systématique des questions secondaires ; ce sont là des fantaisies ou des incohérences qui rendent difficilement utilisables les idées ingénieuses que l’auteur a semées en son livre.

Psychologie d’une Religion, par Revault d’Allonnes. 1 vol in-8 de 289 p. ; Paris, Alcan, 1908. — Guillaume Monod (1800-1896) à la suite de troubles mentaux qui ont duré de 1832 à 1836 et qui ont nécessité son internement, s’est cru Jésus-Christ ; pour reprendre ses fonctions de pasteur, il a, pendant vingt-six ans, gardé le silence sur son caractère divin et sur sa mission ; à partir de 1872 il a prêché sa messianité, groupé autour de lui un petit nombre d’adeptes profondément convaincus, enseigné une théologie sommaire, défendu, par des raisonnements compliqués et parfois subtils, sa divinité et son église contre les attaques de sa famille, de ses anciens collègues et de l’église protestante.

Son église lui a survécu ; il y a encore 200 monodistes environ. Quelques-uns (une trentaine) ont été, à la période de fondation, ou sont encore des prophètes, du point de vue psychologique diversement inspirés. Il y a aussi un groupe de gens rassis et dialecticiens qui ont cru par la doctrine.

L’auteur s’est procuré les ouvrages très rares où G. Monod a consigné son histoire et sa doctrine ; il s’est mis en relation directe avec les monodistes, il a fait leur histoire et observé leur prophétisme. En cela consiste le mérite de son livre.

Mais, contrairement à son titre, il n’apporte pas la psychologie de cette religion dont il esquisse l’histoire, et contrairement aux promesses de sa couverture il n’apporte rien sur la psychologie de la révélation et de l’inspiration. Il n’a pas vu que décrire n’est pas la même chose qu’analyser et expliquer et, dans cette étude sur la personnalité et la religion de G. Monod, ce qu’il laisse de côté, ce sont justement les problèmes psychologiques. D’autre part, s’il a bien compris que son étude ne pourrait être utile que par le rapprochement de Monod et de ses disciples avec d’autres personnalités religieuses, des messies antérieurs, des prophètes et inspirés, faute de connaissances nécessaires, cette partie de son travail (1re partie, ch. III ; 2e partie, ch. III) est, du point de vue historique, souvent inexacte, et presque toujours superficielle ; et comme, du point de vue psychologique, il n’en tire rien de précis, il s’ensuit qu’il ne fait pas plus la psychologie de l’inspiration en général qu’il n’avait fait celle d’un inspiré en particulier ; ces deux parties de l’ouvrage ne s’éclairent point réciproquement.

En effet, l’évolution psychologique et pathologique de Monod n’est pas analysée. La période 1827-1832, mieux étudiée, aurait donné des renseignements utiles sur la fonction du délire et sur les expériences religieuses, dont il est en partie le produit. La période même du délire, avec ses hallucinations et la résistance du malade, la longue période de dissimulation ; l’intervention d’une voix dans la conscience de Monod, l’automatisme verbal, l’interaction de la personnalité et de la doctrine du maître et ses disciples, pourraient, croyons-nous, donner beaucoup plus au psychologue et à l’aliéniste.

L’auteur, préoccupé de prouver certaine thèse sur le caractère normal de ce fondateur de religion, essaye d’établir qu’au point de vue théologique, les affirmations et la doctrine de Monod sont aussi correctes que celles de ses adversaires. Sans discuter cette thèse, notons que l’auteur se laisse entraîner par elle à bien des développements inutiles. En quoi l’exposition d’ailleurs très superficielle du modernisme est-elle nécessaire ? Rien de commun entre l’école historique dite moderniste et l’exégèse de Monod. En revanche, l’auteur aurait pu trouver des méthodes d’exégèse comparables dans beaucoup de sectes qu’il ne paraît pas connaître.

Leçons élémentaires de psychologie et de philosophie. Nouvelle édition, revue et considérablement augmentée, par Abel Rey, professeur agrégé de philosophie et docteur ès lettres, 1 vol. in-8 de 1042 p. Paris, Cornély, 1908. — La première édition du Manuel de M. Rey (1903) ne contenait que 632 p. On voit l’importance matérielle des additions que M. Rey a écrites en vue de cette seconde édition. Quant au contenu de ces additions, elles portent sur certains points intéressants de psychologie, tels que la mémoire, la distinction de l’imagination reproductrice et de l’activité inventive, le caractère, etc. Sur l’exposé historique des théories morales ou métaphysiques, la principale innovation concerne la logique, qui est rajeunie par l’introduction de notions historiques sommaires sur le développement des sciences. Le souci de M. Rey est demeuré ce qu’il était dans la première édition, à savoir se tenir aussi près que possible du mouvement actuel des idées, ramenant les doctrines à leur expression la plus simple, en évitant toute argumentation dialectique, toute décision dogmatique partout où l’expérience positive n’apporte pas encore de conclusion.

Psychologie et Morale appliquées à l’Education, par F. Alengry, 1 vol. in-8 de viii-355 p. Paris, Alcide Picard, 1908, — C’est le 3e volume de la série commencée par M. Alengry, il est fait pour le cours de 3e année des Écoles normales. Il suit le programme de très près et en illustre l’esprit par de nombreuses citations de circulaires, arrêtés et discours ministériels de J. Ferry à nos jours. Ce livre est d’ailleurs principalement un recueil de bons extraits habilement mis en œuvre et très utiles au public spécial auquel il s’adresse. Les « secondaires » même liront avec intérêt certaines pages sur l’interrogation en classe, sur les divers types d’écoliers, etc., où l’on retrouve d’excellentes remarques de MM. Boutroux, Mélinand, Philippe et Boncour, de James Sully, des Drs Laurent et M. de Fleury, avec les références nécessaires. Faut-il reprocher à l’auteur une allure scolaire et livresque un peu excessive ? On regrette le « plein air » de M. Payot. Des citations et des renvois coupent bizarrement l’effet des meilleurs morceaux, comme s’il s’agissait moins de faire sentir les choses que, suivant un mot qui a échappé évidemment à M. Alengry, de fournir des « thèmes à développement » (p. 188). Pourtant bien des pages nous assurent de la parfaite sincérité de l’auteur comme celles où, soucieux d’adapter l’école au milieu contemporain, il insiste sur les besoins sociaux de l’heure présente, et sur ceux qui lui paraissent les plus essentiels de tous : être des gouvernés « déférents, confiants, patients » vis-à-vis d’un pouvoir central aujourd’hui légal (p. 150 et suiv.) ; avoir « le sens des réalités pratiques », le « respect de la loi ; ordre et progrès », le sens de la « liberté individuelle » et du « bien public » contre les associations multiples qui risquent d’asservir l’une et de morceler l’autre, contre l’ennemi, jamais nommé mais toujours présent dans ces dernières pages : le syndicalisme révolutionnaire.

Le mobilisme moderne, par A. Chide, 1 vol. in-8 de 292 p. Alcan, 1908. — Nietsche semblait avoir fait peu de disciples en France : quelques esprits ardents paraissent pourtant se proposer aujourd’hui de nous donner quelque chose de sa manière romantique et violente, de son dogmatisme négatif, de sa philosophie au fond si essentiellement antiphilosophique. M. Jules de Gaultier représentait cette tendance : il faut joindre désormais à son nom celui de M. Chide. Dans un livre écrit de verve, dont il faut reconnaître, à défaut de qualités plus profondes, qu’il amuse et se fait lire, M. Chide nous retrace à vol d’oiseau l’histoire de la pensée théologique d’abord, puis de la pensée métaphysique à partir du christianisme, et nous y fait voir un effort continu pour résoudre le vieux problème éléatique de l’un et du multiple au profit de l’un. L’idée centrale de l’œuvre est que la philosophie moderne tout entière est une théologie laïcisée où l’on se contente seulement d’appeler Raison ce que le moyen âge appelait Dieu. Pourtant, notre temps commencerait à s’apercevoir de la vanité de ce long effort : d’abord, l’idée hégélienne d’évolution, puis l’idée darwiniste d’évolution sans but ni loi, enfin l’idée bergsonienne d’une évolution contingente et créatrice, inexprimable en concept, irréductible à aucune logique et où se dessinent seulement je ne sais quels vagues rythmes, — ces trois idées, selon M. Chide, viennent enfin renverser la vieille superstition de la Raison, de Dieu ou de l’Un ; et, réconciliant « les deux ennemis farouches, religion et science, unis soudain au nom de l’Immuable », font apparaître contre eux l’universel mobilisme.

La psychologie inconnue, introduction et contribution à l’étude expérimentale des Sciences psychiques, par E. Boirac, 1 vol. in-8 de 346 p. Paris, Alcan, 1908. — Ce livre est pour la plus grande partie un recueil d’articles : d’où beaucoup de redites et d’inutilités. L’auteur, s’appuyant sur des expériences personnelles et rappelant des espérances déjà connues, veut restaurer, comme convenant seule à une catégorie de faits, l’hypothèse du magnétisme animal, c’est-à-dire « d’une force qui, à la différence de la suggestion, consiste dans l’influence encore non définie, non étudiée, qu’un organisme exerce sur un autre, une force externe ou inter-organique, qui présente les plus grandes analogies avec l’électricité et le magnétisme, du moins autant que nous pouvons en juger, jusqu’ici par ses effets » (p. 308). Les faits qu’il a lui-même observés et produits consistent en somme en des actions à distance (anesthésies, paralysies, modifications diverses de la sensibilité et de la motricité) produites sur un petit nombre de sujets, autant que possible en dehors de toute intervention de la suggestion et de l’hypnotisme. L’auteur ne songe nullement à nier la part légitime qui revient à ces deux facteurs dans de nombreux cas (p. 160 par exemple) ; il veut seulement établir que certains phénomènes ne peuvent s’expliquer que par l’hypothèse de Messmer. On trouvera dans son ouvrage de nombreux faits curieux et de bonnes remarques de méthode sur l’étude des phénomènes occultes (par exemple, p. 282 et suiv.) Les faits de ce genre et les livres qui les étudient sont en général accueillis avec ironie ; c’est injuste : ils méritent à tout le moins la curiosité. Il est fâcheux pourtant que ce livre qui renferme des remarques intéressantes soit si peu un livre : l’auteur aurait dû, avec ses articles antérieurs comme matière, composer un véritable ouvrage.

La Subconscience, par Jastrow, 1 vol. in-8 de 371 p. Paris, Alcan, 1908. — Sans apporter de faits nouveaux ni d’interprétation vraiment nouvelle, ce livre passe en revue de façon instructive les différentes formes de subconscience. C’est un ouvrage de vulgarisation informé et commode, quoique parfois un peu diffus.

L’essence du christianisme, seize conférences prononcées à l’Université de Berlin devant les étudiants de toutes les facultés en 1899-1901, par Adolphe Harnack, traduction entièrement nouvelle, 1 vol. in-18 de 360 pp. Paris, Fischbacher, 1907. — La question religieuse, enquête internationale, par Frédéric Charpin, 1 vol. in-18 de 355 pp. Paris, Société du Mercure de France, 1908. — Quelques lettres sur les questions actuelles et sur les événements récents, par Alfred Loisy, 1 vol. in-18 de 292 pp., chez l’auteur, Ceffonds, près Moutier-en-Der (Haute-Marne), 292 p. — Nous réunissons les titres de trois publications très diverses qui, en raison de leur date ou de leur contenu, ne sauraient être analysées ici mais qui sont toutes trois des contributions de premier ordre à l’étude du problème religieux. Nous n’avons pas besoin d’insister sur les conférences de Harnack qui ont été en Allemagne un événement politique autant que religieux. L’enquête de M. Charpin a été publiée par le Mercure de France : elle portait sur la question suivante : Assistons-nous à une dissolution ou à une évolution de l’idée religieuse et du sentiment religieux ? Les signataires des réponses appartiennent aux points les plus divers de l’horizon intellectuel, depuis les philosophes, comme MM. Bergson, Durkheim, Fouillée, Lévy-Bruhl, Ribot, jusqu’aux artistes comme MM. Humperdinck, d’Indy, Maurice Denis, Raffaëlli. — Enfin nous devons signaler à nos lecteurs que M. Loisy vient de publier un certain nombre de lettres écrites à divers correspondants, amis ou adversaires, depuis la condamnation portée contre ses livres en 1903 jusqu’au décret d’excommunication de 1908. Peu d’ouvrages font pénétrer à cette profondeur dans la conscience d’un homme ; peu de livres sont d’une pareille grandeur et d’une pareille simplicité.

Le monde végétal, par Gaston Bonnier, membre de l’Institut, professeur à la Sorbonne. 1 vol. in-18 de 391 pages, Flammarion. — Nous signalons à nos lecteurs cette nouvelle publication de la Bibliothèque de philosophie scientifique : à égale distance de la technique et de la systématique, elle parait correspondre exactement au type de l’ouvrage de bonne vulgarisation. Le titre est beaucoup plus large que le contenu. M. Bonnier se borne à étudier quelques problèmes que les récents progrès de la botanique ont mis à l’ordre du jour : « Bien que cela semble au premier abord paradoxal, écrit M. Bonnier à la première page de son livre, nous verrons que, dans l’état actuel de la science, c’est chez les cryptogames que l’on connaît le mieux la production des cellules sexuelles et la formation de l’œuf, tandis que bien des questions restent à résoudre dans l’étude véritable de la sexualité des phanérogames ». La justification de cette assertion peut servir de fil conducteur à travers les problèmes que M. Bonnier étudie. Il part de la fleur, de la formation de l’œuf, pour aborder les idées successives sur la formation des groupes botaniques, pour résumer les découvertes relatives aux cryptogames, et les transitions entre les plantes sans fleurs et les plantes à fleurs, qui remettent en question les classifications acceptées aujourd’hui. Dans la dernière partie de l’ouvrage, c’est le problème général de l’espèce qui est traité, mais du point de vue expérimental : mutation, — action de la lumière, — modification du milieu organique (expériences de Molliard sur la culture pure des phanérogames et la féculisation du radis), — reconstitution artificielle des conditions climatériques, — influence de la vie souterraine.

Œuvres de Descartes. — Le tome X des Œuvres de Descartes vient de paraître achevé d’imprimer, 20 mars 1908). Il comprend, comme pièces déjà connues, le Compendium Musicæ (p. 79-150), et les Regulæ ad directionem ingenii (p. 349. 488). Mais ce n’est même pas là le tiers du volume. Il contient, en outre, tous les extraits, qui se rapportent à Descartes, du Journal de Beekmann, manuscrit retrouvé à Middelbourg en 1903 (voir p. 15-78, p. 151-170, p. 331-348, 151-170, avec des lettres de Descartes de 1619). De plus, d’importants fragments mathématiques, publiés soit en 1701, soit par Foucher de Careil en 1859-1860, ont été révisés avec soin sur les manuscrits et corrigés (p. 203-330) : on y a rétabli, en particulier, les caractères cossiques, dont Descartes s’est servi dans ses premiers travaux d’algèbre. On a réuni d’autres fragments qui se rapportent aux opuscules tels que Olympica, Experimenta, Studium Bonæ Mentis, etc. (p. 171-204). On a retrouvé, non pas la totalité, malheureusement, mais le début d’un dialogue en français, La recherche de la vérité, dont on n’avait qu’une traduction latine (p. 489-532). Enfin on a donné un long supplément à la correspondance : lettres inédites de Saumaise, Chanut, Schooten, Huygens père, etc., citations de Descartes, faites de son vivant, dans les nombreux ouvrages de Mersenne, histoire d’un curieux épisode de la vie du philosophe en Hollande, etc. (p. 539-632), et, pour terminer, le Calcul de Mons. Descartes ou Introduction à sa Géométrie (p. 659-680). L’édition comprendra encore deux volumes. Le tome XI, dont l’impression est déjà fort avancée, donnera Le Monde ou Traité de la lumière et Traité de l’homme ; Description du corps humain ; les Passions de l’âme ; notes manuscrites se rapportant à l’anatomie ; et surtout un index complet et détaillé des matières contenues dans les onze volumes de l’édition. Le tome XII et dernier sera entièrement consacré à la biographie du philosophe.

La Philosophie de Newton, par Léon Bloch, agrégé de Philosophie, Docteur ès lettres. 1 vol. in-8 de 642 p. Paris, F. Alcan, 1908. – L’auteur a présenté ce livre comme thèse de philosophie à la Faculté des Lettres de Paris, et ce n’est pas là un des caractères les moins intéressants de ce travail qui est avant tout un important chapitre de l’Histoire de la pensée scientifique. « Si nous ouvrons un livre de Science de l’époque de Descartes, puis ensuite la Mécanique Céleste de Laplace, ou simplement un cours de physique en usage dans l’enseignement actuel, il y a entre ces ouvrages une différence profonde… J’ai cru trouver la raison de cette transformation de la Science dans les découvertes et l’influence de Newton. » Ces paroles que prononçait M. Bloch à sa soutenance donnent assez bien la clé de son livre. C’est à ses yeux Newton qui, par son sens pratique, par l’importance attribuée à l’expérience, par le rôle donné à la Mathématique, par l’éloignement de toute systématisation une et absolue, — comme avait été le Cartésianisme, — a réalisé l’avènement du véritable esprit positif. L’auteur dégage cette conclusion générale de ses analyses minutieuses, patientes et fort savantes de tous les travaux de Newton. Qu’il s’agisse d’Arithmétique, d’Algèbre, du Calcul des flexions, des notions fondamentales et des principes de la mécanique, de la gravitation et de la mécanique céleste, de la physique mathématique, de l’hypothèse, M. Bloch nous montre Newton substituant décidément ses vues exclusivement positives aux conceptions métaphysiques de Descartes. Le livre fait une petite place aux croyances métaphysiques de Newton, puis se termine par un appendice : « Les origines de la théorie de l’éther et la physique de Newton », où, contrairement à l’opinion courante, l’auteur nous présente Newton comme ayant hésité et oscillé entre la théorie de l’émission et celle des ondulations.

C’est là un travail considérable, témoignant des connaissances scientifiques les plus étendues et les plus précises, et qui est certainement appelé à rendre les plus grands services.

Sur le fond même de la thèse, il nous semble que l’admiration, si légitime d’ailleurs, de M. Bloch pour l’œuvre de Newton l’a conduit à certaines exagérations. Il voit trop dans cette œuvre le commencement absolu de la Science positive ; il l’oppose trop radicalement à l’œuvre de ses prédécesseurs, et, en particulier, la métaphysique cartésienne l’empêche de reconnaître toute la part de Descartes dans l’avènement ou aussi les progrès de l’esprit positif. Enfin il rapproche trop la pensée de Newton de celle de nos contemporains… Mais le livre mérite une étude plus complète, nous y reviendrons.

Ferdinand Brunetière. L’homme et l’œuvre, par George Foksegrivb, 1 vol. in-16 de 101 p., Paris, Bloud, 1908. – L’auteur de cette courte étude est sympathique à la cause que Brunetière a défendue ; il rend justice à la dignité et à l’intégrité de l’attitude qu’il a conservée aux époques les plus troubles de la vie publique et à travers tant de causes prochaines d’affaiblissement moral ; mais c’est aussi un penseur averti, qui ne peut être dupe de l’hypertrophie verbale, de la griserie du verbe, qui a été la « faculté maîtresse » de son héros. De là l’originalité singulière et la pénétration des jugements de M. Fonsegrive. Comme critique littéraire, Brunetière s’interdit toute jouissance esthétique qui pourrait le faire pénétrer dans l’âme même de l’artiste : il a un rôle à jouer, il a été engagé par Buloz, sur le conseil de Bourget, pour manier la férule de Planche, et il frappe. Orateur, il lance « comme à l’assaut des intelligences la grosse cavalerie de ses longues phrases, la masse bien en ordre de ses arguments ». Quant à la capacité propre de réflexion que pouvait posséder Brunetière, M. Fonsegrive semble en être médiocrement frappé : « Il ne fut jamais le philosophe qui, du haut des marches sereines du temple, juge les opinions diverses et démêle avec une lenteur calme ce que chacune d’elles renferme de vérité… M. Brunetière, en homme d’action, voulait avant tout le triomphe de la vérité. Il le préférait presque à la vérité elle-même. » Aussi M. Fonsegrive conclut-il très finement que M. Brunetière, « plutôt que parmi les fidéistes, se serait rangé parmi les modernes pragmatistes ». Et comme il se serait vanté d’en être, et de beaucoup, le moins philosophe, peut-être se serait-il trouvé qu’il en était par là même le plus conséquent et le plus profond.

Le Penseur chez Sully Prudhomme, par le Dr Camille Spiess (conférence académique prononcée le 13 mai 1907 dans l’Aula du Muséum de Bâle) 1 brochure in-8 de 57 pp., avec un portrait de Sully Prudhomme, Paris, Léon Vanier, 1908. — On trouvera dans la première partie de cette conférence un sentiment assez juste de ce qui fait le charme de la poésie des Vaines Tendresses. Mais sur l’aspect proprement philosophique de l’œuvre de Sully Prudhomme, elle ne contient que des considérations vagues et sans portée. L’auteur affecte de se placer au point de vue du physiologiste, pour faire ressortir l’intérêt d’une œuvre qui dépasse infiniment les cadres de la physiologie, et n’a même avec elle que de rares points de contact : il n’est pas surprenant qu’une étude entreprise d’un point de vue aussi extérieur à son objet ne conduise pas à des résultats précis.

Commentaire littéral de la Somme Théologique de saint Thomas d’Aquin. (I. Traité de Dieu ; – II. Traité de la Trinité), par le R. P. Pègues. 2 vol. in-8 de 455-605 pages, Privat, Toulouse, 1907. — L’intention est excellente de vouloir nous donner un commentaire de la Somme Théologique, l’œuvre maîtresse du Docteur Angélique, et à ce titre M. Pègues mérite d’être loué. Ce travail a d’ailleurs reçu l’approbation et les encouragements du pape, comme l’indique un bref publié en tête du Traité de la Trinité. Aussi bien ce témoignage de satisfaction nous confirme-t-il l’impression que nous avait laissée la lecture du commentaire. Pour M. Pègues, qui s’indigne contre la « philosophie mauvaise pétrie d’erreurs » des modernistes, la Somme Théologique est tout entière article de foi. C’est faire œuvre pieuse que de commenter « le chef-d’œuvre par excellence de la pensée humaine mise au service de la foi ». Il est inutile de demander à M. Pègues une concession en faveur des méthodes de la critique moderne. Il ne s’agit point pour lui d’éclairer la pensée profonde de saint Thomas par des rapprochements nécessaires de textes, tirés d’autres œuvres, la Somme contre les Gentils, ou les commentaires sur Aristote ; pas davantage d’expliquer ou de développer les textes de Platon, d’Aristote et des Pères de l’Église que le saint docteur cite à l’appui de sa discussion. M. Pègues se soucie encore moins de s’arrêter aux doctrines controversées, de signaler les objections des adversaires immédiats de saint Thomas, sinon de les discuter. On peut trouver étrange que dans un commentaire de plus de mille pages de la Somme de Théologie, le nom de Duns Scot ne soit pas une seule fois mentionné. C’est qu’en effet M. Pègues prétend surtout faire œuvre apologétique. Il se contente de paraphraser le texte de la Somme en une langue facile, quelquefois trop facile. (Le point précis où s’origine la question actuelle », I p., 47. — « Saint Thomas nous y assigne le dernier mot de la prédestination », I, p. 376 ; etc.) Pour chaque question, il analyse objections et réponses et le chapitre qui suit est annoncé par la même transition invariable et monotone : « c’est ce que nous allons voir dans le chapitre suivant ». M. Pègues n’épargne même pas les exclamations admiratives et la monnaie courante de la louange, allant des « insondables profondeurs » jusqu’aux « aperçus les plus sublimes » de la doctrine, sans parler des endroits où saint Thomas « nous transporte à des hauteurs qui sembleraient devoir donner le vertige ».

On peut maintenant se demander de quelle utilité sera pour l’intelligence de la science théologique, un commentaire conçu d’une façon si surannée et si simple. Saint Thomas méritait vraiment un plus grand effort de pensée au moment où le thomisme jouit d’une si grande faveur, et où l’orthodoxie catholique livre, en son nom, une lutte si ardente contre toutes les doctrines subversives qui se font jour au sein de l’Église.

La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, étude historique et critique, par Léon Robin, 1 vol. in-8 de xvii-702 p., Paris, Félix Alcan, 1908. — M. Robin s’est proposé d’étudier successivement les diverses interprétations anciennes du platonisme. Cet ouvrage, le premier volume d’une série, est consacré à l’interprétation d’Aristote. Désespérant de comprendre les dialogues eux-mêmes, M. Robin veut faire appel au secours des commentateurs anciens, retrouver la tradition platonicienne. Pour appliquer cette méthode, il convient d’abord de faire abstraction de tout ce que nous savons de Platon, et de nous référer aux seuls textes d’Aristote. C’est pourquoi on ne trouve pas dans ce livre une seule citation de Platon. Mais l’étude attentive des opinions d’Aristote permet certaines conclusions relativement aux textes qu’Aristote a utilisés. Si l’exposition d’Aristote renferme des contradictions, si les critiques qu’il dirige contre Platon sont sophistiques ou forcées, nous pourrons rétablir, au moins partiellement, le sens véritable des doctrines critiquées. Il nous suffira de conférer Aristote avec lui-même, pour restituer un peu de l’œuvre originale de Platon.

Or, les indications d’Aristote sont relatives à la théorie des Idées, à la théorie des Nombres-Idées, enfin aux principes, c’est-à-dire à l’Un et au Bien. M. Robin consacre à ces trois questions les trois livres de son ouvrage : le deuxième est le plus considérable, comme l’expliquent la difficulté du problème et la longueur des dernières parties de la Métaphysique d’Aristote. Les résultats les plus importants de la longue analyse de M. Robin sont les suivants : 1e Aristote déforme tantôt inconsciemment, tantôt volontairement, la doctrine de son maître. Il nous en donne à vrai dire une sorte de caricature. Tous les arguments qu’il dirige contre la théorie des Idées et une partie de ceux qu’il emploie contre la théorie des Nombres-Idées sont sophistiques. Plusieurs d’entre eux porteraient contre Aristote lui-même autant que contre Platon. 2e La théorie des Nombres-Idées a dans le Platonisme une importance considérable. Ces dix nombres, composés de l’un et la dyade du Grand et du Petit, occupent dans la doctrine la place la plus haute ; ils ne sont pas des intermédiaires entre les Idées et les Choses sensibles, comme les Nombres mathématiques, mais ils sont inférieurs aux Idées mêmes, dont ils régissent les rapports ; 3e le véritable intermédiaire c’est l’âme du Monde, qui est le lieu des Idées et dont l’activité introduit l’ordre dans les choses.

Chemin faisant, M. Robin donne son avis sur une foule de questions relatives au Platonisme. Par exemple, il donne de la théorie de la χώρα une interprétation qui concorde avec celle qu’en avait proposée M. Rivaud, bien qu’elle ait été obtenue par une méthode très différente, et indépendamment du travail de M. Rivaud. Cet ouvrage, témoigne d’une très grande érudition, et il a été fait avec le soin le plus minutieux. La forme en est toujours très claire et très précise, malgré l’extrême difficulté du sujet. Il est permis d’en trouver les conclusions excessives. M. Robin, qui veut ignorer Platon, fait au moins deux hypothèses que sa méthode excluait : d’abord que Platon a composé une œuvre systématique et cohérente, et ensuite qu’Aristote est le continuateur de Platon. Les résultats les plus importants de son interprétation (par exemple la situation des Idées-Nombres) restent de pures conjectures, malgré le grand effort qu’il fait pour les justifier par des textes. Enfin est-il possible de faire un tout avec les indications d’Aristote ? Ces indications se rapportent, semble-t-il, à des périodes différentes de la vie de Platon, et peut-être même autant ou plus aux disciples de Platon qu’à leur maître. La synthèse provisoire que tente M. Robin est donc prématurée. Mais, si les conclusions du livre sont discutables, on admirera la science et le talent de l’auteur, et le colossal effort que son travail représente. Et ce travail demeure un répertoire excellent pour l’étude non seulement de Platon, mais surtout d’Aristote.

La théorie platonicienne de l’Amour, par Léon Robin, 1 vol. in-8 de 229 p., Paris, Félix Alcan, 1908. — M. Robin analyse d’abord les trois dialogues qui contiennent la théorie platonicienne de l’Amour (Lysis, Banquet, Phèdre), en se limitant pour les deux derniers aux textes qui exposent la doctrine de Platon sur l’Amour (le discours de Socrate dans le Banquet, les deux discours de Socrate dans le Phèdre). Après avoir montré dans le Lysis que la conception ordinaire de l’amitié ne suffit pas, Platon établit, dans le Banquet, que l’Amour, puissance intermédiaire entre les réalités parfaites et le Monde sensible, est l’aspiration vers la possession éternelle du Bon. Le Phèdre explique ce désir : L’âme ayant goûté le bonheur dans une vie antérieure ressent vivement le contraste entre la vie terrestre, douloureuse et limitée, et la joie sublime qu’elle a connue : elle veut fuir le corps, s’évader de sa prison matérielle. L’examen chronologique confirme cette analyse. Car le Lysis précède le Banquet auquel fait suite le Phèdre. Le Banquet n’est pas antérieur à 385 : il répond non à la diatribe de Polycrate, mais au Plutus d’Aristophane (388). Le Phèdre n’est pas, comme on le dit souvent, un des premiers dialogues de Platon : il est postérieur au Phédon auquel il renvoie ; à la République, car la doctrine des parties de l’âme y est plus précise et mieux fixée ; il est proche par le contenu du Timée, du Philèbe, des Lois, et des dialogues logiques. L’Amour est donc un démon. Sa nature est synthétique, intermédiaire entre l’Intelligible et le sensible. Mais il est, comme l’âme, cause de mouvement et de vie. Les âmes mêmes sont des démons. Ou plutôt, ce nom convient à la partie intellectuelle de l’âme ; l’Amour, sous sa forme la plus parfaite, appartient à l’âme intellectuelle, intermédiaire entre le monde des Idées et le monde sensible. Il appartient donc aussi à l’âme du Monde, composé de Fini et d’Infini, le plus grand des démons. De là suit que l’Amour a dans le platonisme un rôle considérable. Il nous élève à la contemplation de la Beauté. Or, la Beauté est un rapport universel qui domine le monde sensible et le Monde des Idées. Unis à la nature corporelle, l’âme et l’Amour peuvent se pervertir, mais en eux réside cependant toute la force de la vie.

Ces conclusions, justifiées par des dissertations très savantes et très ingénieuses, restent discutables. Sans doute, M. Robin adopte une chronologie raisonnable, mais les moyens qui lui servent à l’établir sont insuffisants : le progrès logique du Banquet au Phèdre n’est pas évident ; il y a peu de fond à faire sur les allusions d’un dialogue à un autre. Seule l’étude externe des textes serait convaincante. Et les recherches stylistiques (vis-à-vis desquelles M. Robin conserve quelque méfiance) sont encore trop imparfaites, pour fournir une preuve décisive. L’identification des âmes et des démons reste douteuse : le texte du Timée (41 A-B) n’est pas assez explicite. Et le mot δαίμων est, en grec, d’un usage si général que son application à l’âme ne prouverait pas grand’chose. Enfin, il est impossible d’isoler ainsi la doctrine platonicienne de l’Amour. Le Banquet et le Phèdre font partie d’un cycle rhétorique et poétique très important. Ils se rattachent, comme leur forme même le prouve, à toutes les discussions érotiques que les Sophistes avaient mises en honneur. Platon y traite des sujets « d’actualité ». Il est malaisé d’en tirer une doctrine cohérente, à moins de « compléter » Platon, comme l’a fait M. Robin, avec plus d’ingéniosité et d’habileté, sans doute, que de rigueur véritable.

Die typischen Geometrien und das Unendliche, par Branislav Petronievics. 1 vol. in-8 de 87 p. ; Heidelberg, Carl Winter, 1907. – M. Petronievics développe dans son nouveau travail les idées formulées dans ses Principien der Metaphysik (1904). Dans ce dernier ouvrage, il expliquait par une théorie finitiste la constitution du temps et de l’espace. Dans le présent travail l’auteur établit la possibilité logique de l’espace discret (konsekutiv) et l’indépendance de la nouvelle géométrie (la géométrie finitiste de l’auteur) vis-à-vis de la métaphysique finitiste — bien que dans la section la plus importante de l’ouvrage il se prononce en faveur de la doctrine finitiste.

L’ouvrage est divisé en quatre parties. Dans la première partie l’auteur examine toutes les formes possibles de l’espace d’après quatre points de vue fondamentaux.

1o Au point de vue de la réalité, l’espace est vide ou réel.

2o Au point de vue de la division en points, l’espace est continu ou discontinu.

3o Au point de vue de la séquence des points, l’espace est consécutif ou inconsécutif.

4o Au point de vue du nombre des points, l’espace est fini ou infini.

En donnant à chaque type d’espace un caractère pris dans chacun des quatre groupes précédents, M. Petronievics obtient huit types spatiaux fondamentaux. Par exemple le premier type d’espace sera vide, continu, inconsécutif et infini (p. 15).

Dans la deuxième partie, l’auteur examine les deux principaux types d’espace qui correspondent à des géométries différentes, l’espace consécutif et fini et l’espace continu et infini. Il montre que la géométrie discrète qui répond au premier type d’espace peut être généralisée de façon à convenir à toutes les géométries, tandis que la géométrie continue n’a pas cette généralité. Dans la troisième partie, intitulée : Les nombres transfinis et le discontinu consécutif (Diskretum konsekutive), l’auteur, après avoir montré que la nature de l’infinitisme est contradictoire au point de vue de la « logique réelle », est amené à chercher un nouveau fondement pour la doctrine finitiste. Tandis que, dans son précédent ouvrage métaphysique, M. Petronievics partait de la critique logique de la notion d’infini pour aboutir à la possibilité logique de l’espace discontinu consécutif ; ici, inversement, il part de cette dernière notion pour en déduire l’impossibilité de l’infini. Il étaye ses théories sur une discussion de la théorie des nombres transfinis de Cantor et de Véronese et il essaie de montrer que ces nombres ne s’appliquent pas au discontinu consécutif (Diskretum konsekutive). Dans la quatrième partie l’auteur fait quelques remarques sur le problème du continu. Il observe qu’il y a intérêt à séparer le problème du continu géométrique du problème du continu arithmétique, et tandis que le premier se résout facilement, le deuxième demeure sans solution.

De vagues dissertations à propos d’une géométrie qu’on aperçoit dans le lointain, et comme dans un brouillard, aucune preuve mathématique, aucune justification positive, telle est la méthode de M. Petronievics. L’ouvrage que nous venons d’analyser remplaçant les démonstrations par les développements purement verbaux doit être condamné en bloc parce qu’il pèche par la base. Ce n’est pas tel ou tel point particulier de la doctrine de M. Petronievics que l’on doit discuter — car il faudrait pour cela accepter sa manière de raisonner dans une certaine mesure ; c’est la conception scolastique d’où il est parti qu’il faut rejeter catégoriquement. Pour faire de la critique ou de l’histoire il faudrait un bon jugement et des connaissances scientifiques nombreuses et précises, mais ces qualités sont, avouons-le, complètement inutiles pour écrire un roman idéologique tel que M. Petronievics nous en donne un.

Die Willens-freiheit und ihre Gegner (2e édition augmentée), par le Dr Constantin Gutberlet, 1 vol. in-8o de 458 p., Fulda, Fuldaer Actiendruckerei, 1907. — Ceci est un livre de polémique. L’auteur le reconnaît dans la préface : « Nous avons donné une réfutation complète, décisive, universellement intelligible du monisme moderne, une apologie universellement compréhensible, invincible de la conception chrétienne. »

Après une position préalable du dogme du libre arbitre, c’est une suite de chapitres discutant une série de doctrines, assez dissemblables entre elles, mais toutes opposées au libre arbitre. L’exposé est clair et loyal. Mais, qu’il s’agisse de la statistique morale, de l’anthropologie, du déterminisme social ou psychophysiologique, de divers systèmes philosophiques contemporains (Schopenhauer, Rée, Paulsen, Höffding, Hartmann, Windelband, etc.), l’auteur n’a pas à cœur de saisir les principes profonds et le sens réel : ce qui pourtant est nécessaire pour un jugement motivé et définitif. La discussion, malgré l’ampleur de certains chapitres, reste superficielle. Si les lois d’ensemble établies par les statistiques ne contraignent pas les individus ; si les recherches de Lombroso et de son école n’établissent pas le déterminisme du crime même chez les tarés ; si les théories de Litzt et Mohr sur l’influence du milieu social, si la psychologie expérimentale de Wundt, de Münsterberg, de Ziehen ne réussissent pas à enserrer d’un déterminisme exact l’activité individuelle, l’auteur ne précise pas, n’indique pas toujours les vraies et décisives raisons de ces limitations.

Et de plus dans ce livre, réédité et fortement augmenté en 1907, l’auteur croit toujours au libre arbitre métaphysique, que tous possèdent, plus fort que toutes les circonstances ; il croit à la responsabilité absolue, le criminel ayant selon lui toujours gardé son libre pouvoir de décision, il oppose déterminisme et peine, déterminisme et moralité. Or, en France au moins, les idées sur la liberté, ne fût-ce que sous l’influence de M. Bergson, ont évolué, depuis le temps dont date cette conception du libre arbitre.

Si bien que ce livre est moins une « Apologie invincible » qu’un document sur une façon de penser qui date. Toujours est-il qu’il est fort bien informé ; par ses analyses et ses références il fait connaître une série d’auteurs et d’ouvrages et, s’il ne semble pas fournir de conclusions acceptables, peut fournir d’utiles renseignements — quoique sa documentation (en dehors de l’anthropologie et de la statistique morale) soit à peu près tout allemande.

The Will to believe as a basis for the defence of religious faith, a critical study by Ettie Stettheimer, 1 vol. in-8o, 97 p. New-York, the Science Press, 1907. — Étude serrée et sévère des doctrines religieuses de James dans leur rapport avec sa théorié du jugement. L’auteur s’efforce de montrer, en la confrontant avec les doctrines allemandes contemporaines les plus voisines, que la thèse de James est foncièrement équivoque et ne constitue pas un apport bien solide à la philosophie volontariste. — Après un bon exposé, il essaie d’établir d’abord que la défense de la foi religieuse comme la tente James compromet la valeur de toute connaissance : car James oscille entre une séparation radicale de la foi et de la connaissance, et une réduction de la connaissance elle-même à une affirmation purement volontaire qui ne serait pas nécessairement en rapport avec une réalité objective. — Puis, il veut montrer qu’elle compromet également l’idée de réalité objective, hésitant encore entre une conception de la libre croyance qui la ferait toute différente du jugement proprement dit, et une réduction de la libre croyance à un sentiment subjectif de conviction qu’on peut développer ou affaiblir à son gré. Enfin, il prétend que la croyance religieuse chez James constitue un cercle vicieux : parce qu’il n’établit nullement que, dans un jugement théoriquement incertain, la suspension de toute affirmation ou l’état de doute soit, autant que l’affirmation sans preuve, un état passionnel : ce n’est pas à la suite d’une démonstration, c’est par un acte de libre croyance qu’on nous demande en somme de croire et à la liberté du vouloir et à la liberté de la croyance même.

Cette critique est intéressante. On peut la trouver, en même temps que très sévère, un peu diffuse et confuse parfois. On peut regretter aussi que M. Stettheimer ne semble connaître que les doctrines allemandes, et ignore la plus voisine à coup sûr de la doctrine de James, celle peut-être où elle a sa source : la psychologie de Charles Renouvier.

L’orientazione psicologica dell etica e della filosofia del diritto, par le prof. Alessandro Bonucci, 1 vol. in-8 de 378 p., V. Bartelli, Perugia, 1907. — Il est impossible de résumer ici ce livre, qui est un véritable répertoire de tous les efforts des psychologues pour analyser les divers jugements et concepts moraux et juridiques. Il ne faut pas y chercher, comme le titre nous y porterait peut-être, un essai de solution, par la psychologie, des problèmes pratiques, ou une méthodologie générale destinée à nous fournir les moyens de les aborder, quelque chose comme la psychologie de l’homme de bien tentée par M. F. Rauh. C’est une simple analyse psychologique des sentiments moraux et des concepts juridiques que tente l’auteur, se plaçant successivement au point de vue subjectif (les jugements de valeur, la norme juridique) et au point de vue du contenu de ces jugements, de leur objet. Une doctrine générale s’en dégage, une sorte de subjectivisme empirique, avec lequel l’auteur nous semble vraiment identifier trop facilement la psychologie. L’intellectualisme lui paraissant définitivement condamné, c’est une sorte de sentimentalisme à demi utilitaire, à demi kantien, auquel il aboutit : le respect est le sentiment moral essentiel, mais ce sentiment individuel est suscité par les normes sociales qui s’imposent comme résultant des expériences de plaisirs et de peines faites par la collectivité. L’élément rationalité est dans tout cela singulièrement négligé. Ce sont également les caractères objectifs du droit, si bien mis en lumière par des juristes et des économistes dont M. Bonucci proclame un peu rapidement la défaite, et si accentués peut-être par l’évolution récente du droit civil, que l’auteur nous paraît refuser de voir, en identifiant la psychologie du droit avec une psychologie subjectiviste et individualiste, valable surtout pour le droit criminel. — Signalons l’abondance extrême des notes bibliographiques relatives à chaque problème effleuré. Il y a là une mine de références utiles, d’où le choix est peut-être trop exclusif, et où la science française est assez peu représentée.


REVUES ET PÉRIODIQUES

Revue scientifique. 1er février et 8 février. P. 129-135 et 169-176.

Gustave Lebon. L’édification scientifique de la connaissance. — Étude très générale, où l’auteur examine attentivement la connaissance qualitative et la connaissance quantitative des phénomènes, les lois scientifiques et leur degré d’exactitude, la valeur des faits d’expérience et d’observation, les méthodes d’observation et de raisonnement, l’interprétation mathématique des phénomènes, les grandes théories scientifiques et leur rôle, les conceptions scientifiques de l’Univers (Mécanisme-Énergétisme), pour aboutir à des vues très générales sur les interprétations scientifiques et théologiques des phénomènes inaccessibles et à une conception optimiste de l’inconnaissable considéré seulement comme un inconnu actuel. Nous ne saurions résumer un exposé déjà si succinct de questions si importantes. Signalons seulement quelques idées : la connaissance quantitative des phénomènes, qui se ramène « à la mesure de changements, c’est-à-dire de mouvements », tient non pas à ce que tous les phénomènes de la nature sont d’origine cinétique, mais à ce que la structure de nos sens et des instruments qui les complètent « ne nous permet de percevoir que ce qui se manifeste sous forme de mouvements ». « Nos instruments de mesure sont les véritables réactifs qui nous permettent de connaître exactement les choses… Chaque ordre de phénomènes a son réactif approprié. Dès qu’un réactif nouveau est trouvé, un phénomène nouveau apparaît et l’édifice de la Science grandit » (p. 133). Passons sur la conception de la loi, obtenue en créant une discontinuité abstraite dans le complexus des phénomènes, qui ne peut donc avoir qu’une exactitude relative et ne représente qu’une vérité moyenne, – sur la conception du fait, qui n’est jamais quelque chose de simple, mais consiste toujours dans une synthèse d’éléments plus ou moins nombreux, — sur les méthodes d’observation et de raisonnement, où l’auteur signale avec justesse l’importance de l’analogie comme processus de connaissance. Venant au rôle de l’analogie mathématique et physique, l’auteur tend certainement à en restreindre le plus possible l’importance, en contestant la fécondité et mettant en garde contre le prestige des formules, qui semblent transformer en certitudes les incertitudes », et il appuie son opinion sur celle de Chwolson, qui constate que l’importance de la physique mathématique a diminué : 1o parce qu’elle n’est en état de résoudre que des problèmes relativement très simples ; 2o parce que même dans ces problèmes simples « les formules finales de la physique mathématique sont souvent si extraordinairement compliquées que leur utilisation est pratiquement impossible ». La fécondité que n’a pas l’analyse mathématique, c’est aux grandes théories qu’il faut l’attribuer : en effet, le progrès de la science se fait par un double processus, les théories ordonnant les faits connus et en enfantant de nouveaux, les nouveaux faits forçant les théories à se transformer et à s’élargir.

8 février 1908. P. 161-166. De Cyon. La réfutation scientifique de l’apriorisme kantien. – Cet article est la préface d’un ouvrage de M. de Cyon : « Das Ohrlabyrinth als Organ der mathematischen Sinne für Raum und Zeit. » M. de Cyon a été conduit par ses recherches expérimentales sur l’oreille et le labyrinthe à cette conclusion : « Le labyrinthe doit être considéré comme le siège de deux organes sensoriels : un organe du sens géométrique, grâce aux sensations des trois directions des canaux semi-circulaires, et un organe du sens arithmétique, grâce aux sensations sonores. À l’aide de ces deux sens mathématiques, nous parvenons à la représentation d’un espace tridimensionnel et nous formons nos concepts de temps et de nombre. » M. de Cyon énumère les principales conclusions de son livre : « 1o L’orientation dans le temps et la formation de nos concepts de temps dépend principalement, comme l’orientation dans l’espace et la formation des concepts d’espace, des fonctions du labyrinthe… 4o La continuité de nos perceptions de temps résulte du fait qu’il n’existe pas d’intervalles libres ou d’interruption, dans les excitations de notre système nerveux sensible… 5o Les parties du labyrinthe qui règlent dans l’espace toute notre activité motrice par la mensuration et la graduation de l’intensité des innervations transmises des centres cérébraux aux muscles, dominent aussi ses mouvements dans le temps par le fait qu’elles règlent et mesurent exactement la successivité et la durée de ces innervations… 6o La connaissance du nombre indispensable à la mensuration des processus dans le temps de l’ordre sensitif ou moteur nous est donnée par les excitations sonores arithmétiquement déterminées des ramifications nerveuses dans le limaçon. 7o C’est dans les centres cérébraux où ces excitations des terminaisons nerveuses sont transmises et utilisées par mensurations, que nous possédons de véritables appareils à calculer. Le limaçon doit donc être désigné comme l’organe du sens arithmétique, analogue au sens géométrique de l’appareil semi-circulaire. Les sensations sonores remplissent pour un organe le rôle que les sensations de direction remplissent pour l’autre. — On voit que, dès à présent, on peut affirmer avec certitude que, pas plus pour le temps et le nombre que pour l’espace, il ne saurait être question d’une origine aprioristique. » Voilà la nouvelle réfutation de Kant : au lecteur d’en juger ! — Ajoutons que M. de Cyon prévoit des conséquences d’une portée incalculable, pour la philosophie et les mathématiques, de sa théorie, parce que par elle « l’origine de la géométrie et de l’arithmétique est ramenée à l’expérience sensorielle », et on s’explique par là pourquoi « les mathématiciens se voient forcés de reconnaître que la géométrie euclidienne, théoriquement la plus simple, est seule confirmée par l’expérience ».


THÈSES DE DOCTORAT

Thèses de M. Robin, agrégé de philosophie, professeur au lycée d’Angers.

I. La théorie platonicienne de l’Amour.

M. Croiset invite M. Robin à présenter un court exposé de sa thèse, et d’en indiquer à la Faculté la méthode et les conclusions.

M. Robin. On n’a jamais étudié la théorie platonicienne de l’Amour dans ses rapports avec les théories centrales de la philosophie platonicienne. Or ces rapports sont très étroits. Il est intéressant de suivre, à travers les dialogues de Platon, le progrès de ses idées sur l’amour. Il est intéressant de voir comment cette théorie se complète ou se transforme du Lysis au Banquet et du Banquet au Phèdre. En second lieu, il est important de montrer quels sont les rapports de la dialectique et de l’amour. Peut-être arrivera-t-on ainsi à déterminer quel a été chez Platon le rôle du sentiment, et si la philosophie de Platon est un intellectualisme ou un mysticisme. Dans l’idée qu’il se fait d’Eros, entre-t-il des éléments extra-intellectuels, sentimentaux, mystiques ? C’est ce qu’il est important d’étudier. D’autant que du même coup on aura sans doute occasion de déterminer quel est le sens, quelle est la portée et quelle est la nature du mythe dans la philosophie platonicienne.

Mais s’il s’agit en premier lieu de suivre, à travers les dialogues de Platon, l’évolution de la théorie de l’Amour, c’est d’abord la question de l’ordre chronologique de ces dialogues qui se pose. On sait combien cette question est obscure, on sait aussi quelle est son importance. Les dialogues qui traitent de l’amour sont le Lysis, le Banquet et le Phèdre. Faut-il placer le Phèdre avant ou après le Banquet ? C’est une question essentielle, puisque la théorie de l’amour dans le Banquet n’est pas la même que dans le Phèdre. Et c’est une question dont on comprendra toute l’importance, si l’on remarque que, selon que le Banquet est postérieur au Phèdre, ou le Phèdre au Banquet, la théorie de l’Amour est chez Platon épisodique, et en quelque manière indépendante, ou au contraire elle est fondamentale et dépend étroitement des idées essentielles de la philosophie platonicienne. Or, il paraît certain que le Phèdre est postérieur au Banquet. Et j’en ai donné les raisons. J’ai signalé dans le Phèdre des renvois au Banquet et au Phédon. Il n’y a pas, dans le Banquet, des renvois au Phèdre. Mais, de plus, j’ai essayé d’établir que le Phèdre est postérieur non seulement au Banquet, mais encore à la République. Car on trouve, dans la République, la théorie du Phèdre à l’état d’ébauche. De plus, j’ai montré que le Phèdre est postérieur aux grands dialogues dialectiques (le Sophiste, etc.). On peut s’en convaincre si l’on veut bien remarquer que c’est dans le Phèdre que Platon a exposé sous sa forme la plus complète sa théorie de la dialectique. Et enfin, le Timée lui-même est antérieur au Phèdre. Car, dans le Timée, certains mystères (la chute de l’âme) restent en suspens, certaines solutions restent obscures. Et ces questions sont résolues, ces solutions sont éclaircies dans le Phèdre. Ainsi nous sommes conduits à placer le Phèdre tout près des Lois, à la fin de la vie philosophique de Platon. Ce qui revient à dire que la théorie de l’Amour n’est pas chez Platon un épisode, mais tient au fond même de sa pensée, et dépend étroitement de ses idées fondamentales. J’ai essayé de réfuter, dans ma thèse, toutes les objections qui ont été élevées contre l’antériorité du Banquet sur le Phèdre. Une seule est spécieuse : c’est celle qui s’appuie sur l’éloge d’Isocrate qu’on lit dans le Phèdre. Le Phèdre serait donc antérieur à la brouille de Platon et d’Isocrate, et par conséquent, antérieur au Banquet. L’argument porterait si cet éloge d’Isocrate n’était pas, comme j’ai essayé de le montrer, de pure ironie.

Après avoir ainsi restitué, à l’aide de la chronologie, à la théorie du Phèdre, sa véritable place dans la philosophie de Platon et sa véritable portée, j’ai essayé d’exposer dans le détail cette théorie, et de déterminer quels sont les principaux caractères de l’Amour platonicien. J’ai montré que, chez Platon, l’amour est une fonction essentielle de l’âme. Il est le moteur de l’intellect. C’est un principe de synthèse, de médiation entre le sensible et l’intelligible. C’est un médiateur et, comme dit Platon, un « δαίμων ». L’amour est donc chez Platon un principe intellectuel et la méthode de l’amour se rapproche beaucoup de la méthode de la dialectique. — L’amour est médiateur entre le sensible et l’intelligible. C’est-à-dire qu’il est, tout comme la dialectique, un moyen d’arriver aux Idées en partant de l’expérience. La méthode de l’amour est une dialectique empirique ascendante. — Tels sont, résumés très sommairement, les principaux caractères de l’Eros platonicien.

M. Croiset félicite M. Robin de son ingéniosité. Il loue la sûreté de ses connaissances philologiques et philosophiques, sa science de la langue grecque, son intelligence de la pensée platonicienne. Mais, il fait toutes réserves sur les arguments chronologiques qu’a employés M. Robin. D’ailleurs, d’une manière générale, il ne croit pas qu’il soit indispensable, pour comprendre la pensée de Platon, de connaître l’ordre’chronologique de ses dialogues. En tous cas, c’est impossible. Sans doute, on sait que le Lysis est un des premiers dialogues de Platon, et il est sûr que les Lois sont au terme de sa vie philosophique. Mais il est impossible d’aller plus loin. Aucune des méthodes proposées n’a donné de résultats probants. Il est sûr, en premier lieu, que les raisons logiques ne sont pas valables. — Chacun est disposé à ordonner la série des dialogues de Platon d’après l’idée qu’il se fait de l’évolution de la philosophie platonicienne. — Mais c’est un cercle vicieux. Peut-on dire que tel dialogue est antérieur à tel autre dialogue, que le Timée par exemple est antérieur au Phèdre, parce que le Timée ne contient qu’une ébauche des théories qui sont développées dans le Phèdre ? Ébauche soit : mais pourquoi cette ébauche ne serait-elle pas tout aussi bien un résumé ? Tous les arguments de cette nature sont à deux tranchants.

Reste la méthode stylistique de Lutoslawski. Elle consiste essentiellement à comparer des choses qui ne sont pas comparables. Et si l’on allègue en sa faveur que les résultats qu’elle obtient coïncident parfaitement avec les résultats obtenus par d’autres méthodes, avouons du moins que cette concordance, d’ailleurs incomplète, n’a pas de quoi surprendre.

Il est vrai qu’on peut tirer des conclusions chronologiques de certaines allusions que contiennent les dialogues à des événements dont par ailleurs on connaît la date. Ainsi, on s’est autorisé de l’éloge d’Isocrate, du « jeune Isocrate » pour placer le Phèdre avant le Κατὰ σοφιστῶν d’Isocrate, puisque c’est le Κατὰ σοφιστῶν qui nous révèle la brouille de Platon et d’Isocrate. C’est incertain, j’en conviens. Mais je ne puis admettre que (comme l’affirme M. Robin pour placer à une date plus récente la composition de Phèdre), l’éloge d’Isocrate soit ironique. Pourquoi ironique ?

M. Robin. Je crois cependant que la concordance très exacte des termes du « Κατὰ σοφιστῶν » et des termes du Phèdre indique l’intention ironique de Platon.

M. Croiset. Cette concordance, c’est vous qui la créez. Vous placez d’un côté sur une fiche le mot d’Isocrate, et de l’autre côté, sur une autre fiche, le mot de Platon. Et vous dites « Voilà qui concorde ». Mais on ne doit pas morceler un texte de cette manière.

M. Robin. Soit ! Mais il y a (en tout cas) certains termes du Phèdre qui ont une intention ironique dans l’esprit de Platon. Voyez par exemple comme il parle du « bon naturel » d’Isocrate.

M. Croiset. Vraiment, je ne vois pas là d’ironie, Vous êtes plus ironique que Platon. Platon parle du « jeune » Isocrate. Pour pouvoir affirmer que ce passage est ironique, il faudrait savoir qu’à cette date Platon est brouillé avec Isocrate. Cette brouille ne nous est connue que par le Κατὰ σοφιστῶν. Quelle est la date de Κατὰ σοφιστῶν ? Je n’en sais rien du tout.

M. Robin. J’abandonnerai donc la critique externe. Mais voyez : cet éloge d’Isocrate est introduit d’une façon tout à fait inopinée et singulière.

M. Croiset. Je n’en suis pas frappé. D’ailleurs, dans le Phèdre, il y a aussi un éloge de Périclès, que Platon n’a pas toujours loué. Et cet éloge ne s’accorde-t-il pas très bien avec les flatteuses prédictions de Socrate sur le jeune Isocrate. Aussi bien quand Platon est ironique, il me semble qu’on s’en aperçoit. Je vous avouerai qu’ici, l’ironie, puisqu’ironie il y a, me paraît assurément très subtile. Enfin vous savez que la question des rapports d’Isocrate et de Platon est des plus obscures. Nous sommes ici dans le conjectural et dans l’incertain. Sans doute Platon et Isocrate ont été un moment brouillés. Mais Speusippe, neveu de Platon, a suivi les leçons d’Isocrate. J’ai cru devoir faire ces réserves. Mais je tiens à redire avec quel soin et quel talent la thèse est faite.

M. Delbos loue l’érudition solide et la parfaite probité de la thèse. Mais M. Robin n’a pas seulement les qualités d’un érudit. Il apporte réellement une interprétation assez neuve et fort intéressante de la théorie platonicienne de l’amour. Le malheur est que cette interprétation dépend étroitement des considérations chronologiques que l’auteur a développées. Et M. Delbos est obligé de faire sur cette chronologie certaines réserves.

Mais tout d’abord il regrette que M. Robin ait si étroitement limité son sujet. C’était assurément son droit. Il n’empêche qu’on eût aimé savoir comment le problème de l’amour s’est introduit dans la philosophie grecque et comment cette question était traitée dans l’école socratique.

Si nous envisageons maintenant le problème chronologique, je m’accorde avec M. Robin pour placer le Lysis avant le Phèdre et aussi, sans trop de difficultés, le Phèdre après le Banquet. Mais la question de la place respective du Phèdre et du Timée est délicate et la solution de M. Robin problématique.

M. Robin. Je ne saurais dire en effet quelle est la date exacte du Timée et quelle est la date du Phèdre. Mais on peut établir que le Timée est antérieur au Phèdre : c’est une impression, mais qui s’appuie sur des raisons sérieuses.

M. Delbos. Pourtant la doctrine des idées dans le Timée est plus développée que dans le Phèdre.

M. Robin. Oui, mais j’ai montré qu’il y a des détails du Phèdre qui supposent le Timée, et la réciproque n’est pas vraie.

M. Delbos. Certainement il faut admettre que le Timée n’est pas loin du Phèdre : mais c’est tout ce qu’on peut dire. On peut affirmer que, quand Platon écrit le Phèdre, il est en état d’écrire le Timée. On ne peut dire que le Timée est écrit avant le Phèdre.

La doctrine de l’âme dans le Phèdre a un caractère mythique : elle est bien plus rationnelle dans le Timée, qui affirme l’immortalité de l’âme. D’ailleurs, pour éclaircir cette question, vous auriez pu recourir à un procédé que vous avez négligé. Il fallait comparer le 9e livre des Lois et le Phèdre au point de vue de la division des parties de l’âme. Vous voyez que je reconnais la complexité de la question. Il reste qu’il paraît fort étrange qu’après avoir exposé dans le Timée la doctrine des Idées sous une forme systématique, Platon soit revenu dans le Phèdre à une théorie indéterminée et mythique.

M. Robin. Je ne trouve pas que les théories du Phèdre soient indéterminées.

M. Delbos. C’est que vous les poussez dans le sens de votre thèse. Il y a là, je le crains, des interprétations un peu arbitraires. Je n’en méconnais pas l’intérêt, mais enfin quand vous dites l’amour est un démon, et l’âme une fonction démoniaque, c’est intéressant parce que vous réagissez ainsi contre une interprétation étroitement rationaliste du platonisme. Mais en faveur de cette thèse vous n’invoquez qu’un seul argument. Cette interprétation, dites-vous, est conforme à celle des néo-platoniciens. Mais Platon n’est pas responsable de ses disciples. Vous avez été entraîné par vos idées personnelles. Vous avez eu le désir de rejoindre votre première thèse à votre grande thèse.

M. Robin. Non ! j’ai fait mon travail sans savoir où j’allais et je me suis placé en toute bonne foi devant les textes de Platon.

M. Delbos. Sans aucun doute ! mais n’oubliez pas qu’à côté de la volonté ou du désir conscient, il y a les raisons subliminales.

M. Robin. Je sais bien le danger des suggestions inconscientes. Mais je crois pouvoir affirmer que je n’ai pas été vers la jonction de mes deux thèses.

M. Delbos. Mais non, vous n’y êtes pas allé, seulement vous y êtes arrivé. Je termine en rendant hommage à la rigueur, à l’intérêt, à l’honnêteté de votre travail.

M. Séailles. Je m’associe aux éloges de MM. Croiset et Delbos, et je suis heureux de pouvoir rappeler à M. Robin quel cas Brochard faisait de son talent. Il avait lu en manuscrit la grande thèse de M. Rolin et il en vantait les mérites. Je présenterai cependant à M. Rolin quelques observations. Et, d’abord, c’est sa méthode elle-même qui me paraît contestable. On appelle les méthodes de ce genre « méthodes scientifiques ». Mais ce qui justifie une méthode scientifique, c’est son succès. Or, s’il s’agit des recherches que M. Robin a entreprises, on voit que les résultats ne légitiment pas la méthode. Au reste, ce n’est pas ici une objection que je soulève : je vous fais part d’un scrupule. Ce n’est pas une objection, et c’en est une grosse. C’est une objection qui porte sur tout. C’est donc comme si elle ne portait sur rien.

M. Robin répond qu’à défaut de certitudes on aboutit à des probabilités.

M. Séailles regrette que ces probabilités ne soient pas plus convergentes. Du reste, M. Séailles pense comme M. Delbos que, quelle que soit la beauté et la généralité du Phèdre, on a l’impression que le Timée systématise et organise des notions qui dans le Phèdre sont mal débrouillées et confuses. Il est normal que la pensée mythique et enveloppée précède la pensée analytique et organisée.

M. Robin fait remarquer qu’on peut dire aussi bien qu’après avoir exposé des théories sous leur forme abstraite, Platon pour les répandre leur a donné une forme poétique.

M. Séailles. C’est bien vrai ; vous voyez donc qu’on ne sort pas de l’impasse. Vous voyez qu’en ces matières tout argument est à deux tranchants. Mais je ne veux pas insister plus longtemps sur ce point.

M. Séailles, après avoir demandé au candidat quelques renseignements sur la nature des démons platoniciens, regrette que les conclusions de l’auteur sur la nature de l’amour ne soient pas très déterminées. D’une part, M. Robin voit dans l’amour une fonction de l’intellectuel et d’autre part il en fait un enthousiasme. Vous semblez dire deux choses contraires. D’une part vous faites de l’amour une sorte de dialectique et d’autre part vous affirmez que l’amour est différent de la dialectique.

M. Robin. Platon dit que l’amour est un délire. C’est-à-dire que l’amour est une certaine émotion qui marche vers l’analyse, un moteur de l’intelligence qui la pousse à la dialectique. J’ai appelé la méthode de l’amour platonicien une sorte de dialectique empirique ascendante.

M. Séailles remercie le candidat de ses explications et lui renouvelle ses éloges.

M. Girard. Vous débutez par une analyse de Lysis, qui est consacré à l’étude de l’amitié. Vous étudiez ensuite le Banquet et le Phèdre consacrés à l’étude de l’amour. Vous n’expliquez pas si pour les Grecs l’amour et l’amitié sont une même chose.

M. Robin ne voit pas de différence entre l’amitié du Lysis et l’amour du Banquet : les questions posées par Platon dans le Lysis sont résolues par lui dans le Banquet et le Phèdre.

M. Girard. C’est donc que pour les Grecs il n’y avait pas de différence entre l’amour et l’amitié ?

M. Robin. C’est à peu près mon avis.

M. Girard. C’est bientôt dit, mais d’ailleurs vous vous enlevez le moyen de résoudre ce problème. Je ne crois pas à la légitimité d’une méthode qui étudie les idées à part de la vie, qui ne replace pas les idées grecques dans la vie grecque, mais qui les isole et pour ainsi dire les suspend. Il y a là des nuances extrêmement délicates, mais réelles. Le sentiment de l’amitié et le sentiment de l’amour empiètent l’un sur l’autre chez les Grecs. Ce n’est pas douteux. Il eût fallu le dire, et serrer la question de près. Mais pour y réussir, il fallait d’abord, avant de regarder les idées grecques, regarder la vie grecque. Je regrette que M. Robin ne l’ait pas fait. — M. Girard termine par l’éloge du candidat.

II. La théorie platonicienne des Idées et des Nombres d’après Aristote, étude historique et critique.

M. Robin. C’est un fait digne de remarque que les divers interprètes de la philosophie de Platon n’ont jamais pu se mettre d’accord. Les uns la tirent dans le sens de la pensée moderne ; d’autres s’efforcent d’y retrouver des étapes et entreprennent de reconstituer l’évolution du système. J’ai pensé, en présence de ces divergences, qu’il pourrait être intéressant et utile, après avoir lu Platon, de demander aux anciens sous quel jour ils l’ont vu. Sans doute ils ne l’ont pas toujours compris de la même manière, mais du moins ils ont pu l’étudier avec un esprit plus semblable au sien que le nôtre. C’est à Aristote que j’ai demandé une explication du platonisme. Comment Aristote a-t-il compris Platon ? Comment l’a-t-il critiqué ? Retrouve-t-on dans les théories aristotéliciennes des influences de la pensée de Platon, et lesquelles ? On voit quel vaste champ d’exploration était ouvert : j’ai essayé de traiter une des innombrables questions qui se posaient devant moi. En séparant la théorie des Idées et la théorie des Nombres, voici les principaux résultats auxquels je suis parvenu :

1o Au sujet des Idées, il résulte de l’étude d’Aristote que pour Platon les Idées sont bien à part (χωρισταί) ; encore imprégné de mythologie, il a été amené à séparer effectivement ses concepts des choses. La plupart des interprétations modernes sont donc à rejeter sur ce point.

2o Au sujet des Nombres, Aristote nous offre une doctrine des nombres idéaux parfaitement cohérente, doctrine qui se rattache à la période de l’enseignement oral de Platon. Ces nombres idéaux sont des substances ayant une existence à part, comme les idées.

Reste alors à savoir comment se concilient les Nombres et les Idées, et sur ce point trois solutions sont possibles : 1e les Nombres sont sur le même plan que les Idées ; mais cette concordance fait naître de nombreuses difficultés ; — 2e le Nombre est postérieur à l’Idée ; mais alors le Nombre idéal se rapproche fort du nombre mathématique ; — 3e les Nombres sont antérieurs aux Idées. Telle est la solution que j’ai adoptée. Les Nombres sont les modèles des Idées, ils sont les types des relations qui peuvent s’établir entre elles. L’Idée n’est pas quelque chose de simple ; sa simplicité est ordonnée et non pas absolue ; les Idées sont pluralité, mais elles peuvent former une unité, et deviennent ainsi les types de la constitution des Nombres. Quant aux nombres mathématiques, ils apparaissent comme intermédiaires entre la sphère idéale et la sphère sensible, et leur rôle consiste à introduire la quantité, dans le monde sensible.

Je reconnais en terminant que ma méthode fait appel à l’hypothèse ; mais il est difficile, pour ne pas dire impossible, d’exclure l’hypothèse en pareille matière, l’histoire de la philosophie étant faite d’interprétations.

M. Radier. Vous me permettrez d’abord, Monsieur, d’évoquer ici la mémoire de Victor Brochard. Ce maître vénéré se promettait d’être à cette place le jour où vous soutiendriez votre thèse, dont il faisait le plus grand cas. « La thèse de M. Robin », écrivait-il, « sera considérée par tous les juges compétents comme une contribution de premier ordre à l’histoire de la pensée grecque. » Je m’associe à ces éloges, et je considère que sur beaucoup de points votre travail est définitif.

Je viens maintenant aux critiques, et je ne vous les ménagerai point. Et, tout d’abord, je trouve votre méthode déconcertante. Pour étudier Platon, vous avez voulu le voir à travers Aristote, lequel l’a vu à travers Xénocrate, lequel était loin d’être intelligent. Vous vous êtes ainsi lancé volontairement dans des difficultés inextricables. D’ailleurs l’attitude que vous aviez voulu adopter était intenable. En effet vous aviez lu Platon lui-même, et vous n’avez pu l’oublier. En sorte que l’interprétation alexandrine de Platon à laquelle vous a conduit Aristote, c’est en réalité vous qui y avez conduit Aristote.

D’autre part votre thèse eût pu être beaucoup plus courte : elle contient de nombreuses redites. Par exemple vous revenez en plusieurs passages sur cette idée que l’un et l’être ne sont pas un genre de l’être. La suppression de ces répétitions inutiles eût allégé votre travail.

M. Robin. Pour ce qui est de ma méthode, je reconnais sans difficulté qu’il est difficile de s’abstraire complètement de la pensée de Platon. Je reconnais également qu’Aristote a vu Platon à travers Xénocrate. Mais si je m’étais mis en face de Platon seul, j’aurais apporté mon platonisme, et c’est ce que je ne voulais pas. J’ai voulu essayer d’un autre genre de méthode, et j’ai fait un fragment d’histoire du platonisme. Je crois qu’il y a moins d’inconvénient à rester imprégné de Platon qu’à interpréter Platon à travers Leibniz et Kant.

Quant aux répétitions, elles m’ont paru nécessairement amenées par la suite des idées, et d’ailleurs Aristote n’est pas si clair qu’on ne soit obligé de reprendre ses idées à plusieurs reprises.

M. Rodier. Votre réponse est en partie satisfaisante. Mais j’aurais cependant préféré avoir votre Platon à côté de ceux qui existent déjà. D’ailleurs vous êtes bien obligé de faire un choix entre les indications d’Aristote et de donner votre interprétation. De sorte qu’en fin de compte, vous vous trouvez aussi nous avoir donné votre Platon sans le vouloir.

M. Robin. Je crois qu’en général on peut suivre l’opinion d’Aristote ; lorsque je m’en écarte, c’est que j’ai des indices contraires et assurés.

M. Rodier. Vous plaidez les circonstances atténuantes. En fait vous avez fait d’Aristote un homme perfide, un homme capable de tout et qui a dénaturé les idées de Platon exprès pour les réfuter. Et si l’on se rappelle les termes pleins de respect dont Aristote use envers Platon dans un texte bien connu de l’Ḗthique à Nicomaque, ce ne peut être qu’un homme de mauvaise foi, un hypocrite.

M. Robin. Je ne pense pas qu’Aristote soit capable de tout. Mais il a été sophistique…

M. Croiset. Qui est-ce qui n’a pas été sophistique ?

M. Robin. D’ailleurs il me semble indéniable que la perfidie se montre dans certains de ses procédés. Le texte de l’Éthique à Nicomaque prouve simplement qu’à certains moments Aristote a fait des politesses aux Platoniciens.

M. Rodier. Il est fâcheux que pour votre histoire du platonisme vous soyez tombé sur un aussi mauvais témoin qu’Aristote.

M. Robin. C’est un témoin quand même, et que l’on est bien forcé de prendre faute de meilleur.

M. Rodier. J’aurais voulu pouvoir descendre aux détails et vous montrer que souvent vos critiques d’Aristote sont peu fondées ; par exemple à propos de la théorie du bien et de l’acte pur. Mais voici qui est plus important. Vous transformez Platon en un scolastique sans poésie. Mais Platon savait envelopper d’un voile exquis les obscurités de sa doctrine. Platon, à la fin de sa vie, a voulu construire le monde des Idées en allant du simple au complexe. Il a vu à ce moment que les Pythagoriciens avaient trouvé le moyen de faire du complexe avec du simple, et de même qu’ils avaient tenté la génération des nombres, de même il a voulu tenter la génération des idées. Il faut regarder comme un symbole l’assimilation des Idées aux Nombres.

M. Robin. En ce qui concerne l’époque de l’enseignement oral de Platon, nous avons un témoignage d’Aristoxène, qui rapporte que les auditeurs de Platon étaient déçus par l’exposé de ses théories, abstraites et dépourvues de charme. — Aristote n’a pu comprendre cette théorie des nombres qui ne sont pas des nombres. Platon est encore plein de mythologie, Aristote s’en affranchit bien davantage.

M. Rodier. La façon dont vous procédez à la reconstitution de la génération des Nombres chez Platon est étrangement obscure : je n’y ai rien compris.

M. Robin. Cette conception est en effet énigmatique, et les anciens l’ont toujours considérée comme mystérieuse. Mon effort a été de repousser les interprétations trop mathématiques.

M. Lévy-Bruhl. Votre travail est consciencieux et complet, et je tiens à vous en féliciter. Mais la discussion qui vient d’avoir lieu pourrait rendre sceptique. Après quinze ans du plus consciencieux labeur sur les mêmes textes, on aboutit respectivement à des résultats divergents. Toute interprétation semble donc condamnée à demeurer subjective et hypothétique. Je remarque en passant que les anciens n’avaient pas la notion de critique objective.

Je crois pouvoir relever dans votre thèse un postulat : c’est solution et que la mystique platonicienne est intelligible.

M. Robin. Je ne cherche pas à expliquer, mais seulement à exposer.

M. Lévy-Bruhl. La philosophie platonicienne est un effort pour rationaliser ce qui n’est pas rationalisable. Platon cherche mettre sous la règle de l’entendement des choses qui ne sont pas intelligibles.

M. Robin. C’est précisément cet effort pour rationaliser des idées religieuses qui est intéressant et mérite d’être étudié.

M. Croiset. Je vous renouvellerai les éloges que je vous adressais à propos de votre thèse complémentaire. Il est impossible de ne pas être touché du soin et de la conscience que vous avez apportés à votre travail, qui révèle en outre une grande connaissance du grec dont je vous félicite. Seulement, en vous lisant, j’ai le sentiment d’être très loin de Platon. Et je crois que votre méthode est sujette à caution. Entendez-vous, par platonisme, le platonisme de Platon ou le platonisme des Platoniciens ? Si vous prenez ce dernier sens, votre méthode est légitime ; mais si vous prenez le premier, elle ne l’est plus. D’autre part vous expliquez les obscurités de Platon par Aristote, et les obscurités d’Aristote par Alexandre d’Aphrodise et Simplicius. Mais un penseur comme Platon est trahi quand il est traduit par des scolastiques ! Généralement les successeurs d’un homme de génie, voyant les difficultés de son système, élaborent une scolastique afin de lier toutes ces créations géniales et vivantes, mais souvent mal coordonnées. Ils échafaudent toute une construction dialectique pour démontrer que les idées contradictoires ne sont pas contradictoires, et détruisent ce qu’il y avait de génial dans l’œuvre du maître.

Quand Platon a-t-il été dialecticien ? Quand il discutait avec ses disciples, d’abord ; ensuite dans les dialogues où il avait affaire à des dialecticiens. Il me semble, pour ma part, que Platon, qui est un merveilleux poète et un génie intuitif, voit une solution avant de l’avoir démontrée ; et comme son génie est poétique et plastique, ses visions sont précises, elles s’imposent, à lui. Quand quelques-unes de ces visions, sont contradictoires, Platon, descendu des hauteurs, cherche à les accommoder, à les concilier dialectiquement.

M. Robin se range à l’opinion de M. Croiset. On a beaucoup parlé du Platon poète, peut-être plus que du Platon dialecticien. C’est surtout ce dernier qui nous intéresse.

M. Robin est déclaré digne du grade de docteur, avec la mention : très honorable.


Thèses de M. Charles Lalo, agrégé de philosophie, professeur au Lycée de Bayonne.

I. L’Esthétique expérimentale de Fechner.

M. Séailles, président du jury, invite le candidat à résumer brièvement l’esprit et la méthode de son travail.

M. Lalo. Je commence par faire remarquer le lien qui existe entre mes deux thèses celle dont il s’agit présentement complète l’autre. Le but de Fechner en effet a été celui même que je me suis proposé dans ma thèse principale.

Mon premier travail comprend deux parties : un exposé, puis une critique de l’esthétique expérimentale de Fechner.

L’idée dominante de Fechner est celle-ci : le beau, c’est le plaisir immédiat. Or ce plaisir peut être matériel, s’il dérive des objets eux-mêmes ; ou formel, s’il dérive de leurs rapports ; ou enfin indirect, s’il vient de l’association des idées.

Fechner distingue donc trois catégories de principes : la première comprend les principes matériels, la deuxième les principes formels qui, eux-mêmes, doivent être divisés en principes supérieurs et en principes inférieurs : c’est dans la démonstration de ces derniers que Fechner a montré le plus d’originalité. La dernière catégorie enfin comprend l’unique principe de l’association esthétique des idées.

Ces lois sont présentées dans le plus grand désordre. La « tendance à la stabilité » est indiquée cependant comme le lien pouvait servir à les unifier.

Les critiques qu’il convient, selon moi, d’adresser au système sont les suivantes :

1o Les trois sortes de principes ne sont pas absolument cohérentes.

2o Fechner n’a pas atteint ce qu’il y a de spécifique dans la beauté. il n’en a établi que les conditions. Je crois en effet que les faits esthétiques sont des faits sociaux.

M. Lévy-Bruhl. Je tiens à vous féliciter du travail consciencieux que vous nous présentez.

Cependant, ne vous êtes-vous pas un peu trop hâté ? J’ai remarqué à la lecture de votre ouvrage, ici, des traductions fort imparfaites du texte de Fechner ; là, quelques erreurs et, en particulier, celle d’avoir attribué à l’éditeur de Fechner l’appréciation ironique d’un directeur de revue ; plus loin, p. 137, un manque de précision dans la pensée. Mais je ne veux pas m’attarder à des critiques de détail.

Votre ouvrage se présente comme « L’esthétique expérimentale de Fechner », or il ne traite pas seulement de cette esthétique, mais de toute l’esthétique de Fechner et, qui plus est, des théories de ses successeurs.

M. Lalo. La thèse présentait par là un plus grand intérêt.

M. Lévy-Bruhl. Sans doute, mais il fallait alors l’intituler « Esthétique de l’école de Fechner ».

Quant à l’Esthétique même de Fechner votre travail est insuffisant. Vous avez trop considéré Fechner comme un polygraphe : vous auriez dû nous montrer le rapport qui existe entre son esthétique et le reste de son œuvre. Le principe de stabilité auquel vous venez de faire allusion n’est pas quelque chose d’aussi accidentel que vous le pensez.

M. Lalo. Ce n’est qu’une hypothèse présentée par Fechner.

M. Lévy-Bruhl. Elle n’a cependant pas le caractère d’extrême généralisation que vous lui attribuez.

Enfin j’aurais voulu que vous nous parliez des rapports de Fechner avec Herbart et surtout Lotze, d’autant plus que Fechner lui-même les cite constamment et discute leurs théories.

M. Basch. La théorie de l’association se trouve tout entière dans Lotze.

M. Lalo. À ce compte, j’aurais pu remonter jusqu’à Kant.

M. Séailles. Ce qui n’eût pas été si mal !

M. Lalo. Aristote…

M. Lévy-Bruhl. Vous exagérez.

M. Lalo. Si je ne me suis pas occupé des antécédents de la doctrine, c’est que j’étais beaucoup plus vivement intéressé par ses conséquences.

M. Lévy-Bruhl. Je conclus. Malgré son titre, votre ouvrage n’a pas un caractère bien historique. On sent qu’en écrivant ce travail d’histoire vous avez eu des préoccupations dogmatiques.

M. Lichtenberger. Je me bornerai à vous poser quelques questions. À la page 51, dans votre étude de la méthode de choix, vous indiquez l’effort de Fechner pour élargir cette méthode. Et sur l’exemple précis des deux Madones d’Holbein qui sont à Darmstadt et à Dresde, vous montrez qu’il admettait le procédé de statistique esthétique.

Je vous demande donc :

1o Si ce procédé est une application de l’esthétique expérimentale ?

2o Si cette application relève de l’esthétique expérimentale ou de l’esthétique sociologique ?

En outre, puisque quelques germanistes ont préconisé récemment la méthode statistique pour juger les œuvres littéraires, vous semble-t-il que cette méthode objective, appliquée à la littérature, soit comparable à celle de Fechner ? Si oui, n’auriez-vous pas dû la proposer comme un développement de celle-ci ?

M. Lalo. Les deux méthodes sont à peu près identiques. Elles ne se confondent cependant pas avec la méthode sociologique.

M. Lichtenberger. Vous auriez donc dû présenter la seconde comme un développement de la première.

M. Basch. Je me réjouis fort du choix de votre sujet. En France, nous ignorons à peu près complètement les théories des esthéticiens allemands, de Kant à Hegel et à partir de Hegel. Vous avez ouvert la voie, j’espère que vous continuerez d’y marcher.

Votre analyse est assez complète, votre critique me semble pénétrante et juste.

Je vous ferai observer cependant que plusieurs de vos traductions ne sont pas très heureuses, que dans votre bibliographie très copieuse — trop copieuse peut-être — manque un certain nombre d’articles et de livres très importants : ceux en particulier de l’article de Windelband (Ueber experimentale Aesthetik) ; les livres de Siebeck (Das Wesen der asthetischen Anschauung) et surtout les ouvrages si importants de Volkelt, de Dessoir, de Lipps.

M. Lalo. Le sujet précis que je m’étais proposé d’étudier ne m’a point paru réclamer la lecture de ces ouvrages.

M. Basch. Pardon ! Vous critiquez l’EÉcole de Fechner, il était nécessaire de prendre au moins connaissance des critiques analogues faites par les auteurs que je vous ai cités.

Je passe maintenant à quelques objections plus graves. Il y a une critique de certaines méthodes de fait que j’ai été étonné de ne pas rencontrer dans votre thèse. Fechner présente un objet à un individu et lui demande de répondre après trois secondes à la question suivante : Est-ce beau ou ne l’est-ce pas ? C’est aller contre ce fait que en art, comme en dévotion, nous sommes sujets à ce que les mystiques appellent des « aridités ». On ne vibre pas toujours devant un bel objet, surtout on ne vibre pas toujours immédiatement. En d’autres termes, la sensation esthétique ne se provoque pas à volonté. Et, par suite, la méthode de Fechner peut n’avoir pas grande valeur.

De même, vous n’avez pas assez dit combien l’abstraction est impossible en esthétique. La forme ne doit pas être séparée du contenu (Inhalt). Dans la contemplation d’une œuvre d’art, on sympathise avec cette œuvre, on devient l’œuvre même en quelque sorte : rectangle, s’il s’agit d’un rectangle, sphère s’il s’agit d’une sphère.

M. Lalo. Mais les artistes, suivant les époques, se sont identifiés avec des formes différentes. Il y aurait donc lieu de distinguer.

M. Basch. Je parle du contemplateur, Monsieur, non de l’artiste, du créateur. Et je soutiens que celui-là sympathise avec l’objet.

Voici enfin mon objection la plus grave ; elle est relative au passage où vous traitez de l’ « association » dans l’esthétique de Fechner. C’est sur cette théorie que l’école moderne a le plus insisté et celle qu’elle a le plus vivement critiqué. Or vous passez rapidement. Pourquoi ?

M. Lalo. Fechner n’y a consacré qu’un chapitre.

M. Basch. Oui, mais c’est le chapitre qui, dans la suite, a été le plus fécond.

II. Esquisse d’une esthétique musicale scientifique.

M. Lalo. Deux idées essentielles ont inspiré ma méthode sur ce travail : la première, c’est que le fait concret ne s’explique que par une série d’éléments se subordonnant les uns aux autres ; – la seconde, c’est que les faits sociologiques sont sui generis et se surajoutent aux autres.

Or je me suis placé en face du fait esthétique musical et j’ai voulu en rechercher scientifiquement les éléments. Dans une première partie, j’ai passé en revue les principales systématisations abstraites de la théorie musicale. J’en ai conclu que l’étude mathématique des faits musicaux ne pouvait fournir que des éléments très indéterminés. Dans une deuxième partie, je me suis placé au point de vue psycho-physiologique. Il m’a paru ne définir que l’agréable ou le désagréable, les formes ou les limites possibles, non le beau ou les formes artistiques usitées. Restait le point de vue purement psychologique, non moins insuffisant, selon moi.

C’est alors qu’après avoir successivement reconnu la nécessité et en même temps l’insuffisance de ces différents systèmes, j’en suis venu à formuler des lois sociologiques qui me semblent dominer la nature psychologique des éléments de l’art musical et qui, seules, peuvent leur conférer le caractère esthétique. Or ces lois sont de deux sortes : lois statiques et lois dynamiques. Ce sont celles-ci surtout, que je me suis appliqué à mettre en lumière et, plus spécialement, la loi des trois états esthétiques, suivant laquelle, dans l’histoire de la musique, les classiques et les pseudo-classiques succèdent périodiquement aux primitifs et aux précurseurs et sont remplacés eux-mêmes par les romantiques et les décadents.

Ces lois sont très générales et ne reposent que sur des faits extrêmement complexes. On pourra donc leur faire bien des objections.

Mais ce qui importe ici c’est la méthode plus que le résultat : or je crois et j’ai voulu montrer que la méthode synthétique d’une esthétique intégrale serait de nature à doter enfin la science de l’art de ses bases vraiment scientifiques et positives.

M. Séailles. Il y a beaucoup de travail dans votre thèse. Mais je vous trouve bien audacieux d’avoir écrit des phrases comme celle-ci : « L’esthétique de l’avenir sera scientifique ou ne sera pas. » Vous avez manqué un peu de ce que Pascal appelait « l’esprit de finesse ».

L’idée essentielle de votre ouvrage est que le fait esthétique est social. Vous croyez donc pouvoir vous moquer des Académies. Mais êtes-vous bien sûr, Monsieur, que ces Académies n’exercent pas une influence sur l’art ? les prix qu’elles distribuent ne représentent-ils pas, par exemple, pour l’artiste, des années de loisir, d’indépendance, de travail ? — De plus, en définissant ainsi l’esthétique par le social, vous laissez de côté le phénomène esthétique lui-même : ce qui me paraît un peu fort dans un traité d’esthétique musicale. — D’ailleurs, vous ne nous avez nullement démontré que ce phénomène était social. Et les hommes de génie ? Et les luttes qu’ils ont à soutenir, le plus souvent, contre une société dont ils dérangent les habitudes et qui les combat ?

Je vous reproche donc deux choses :

1o D’avoir négligé ce qui est proprement le phénomène esthétique, à savoir, de l’avis de tous les esthéticiens, l’intime pénétration de l’émotion et d’un langage sensible ;

2o D’avoir, sans preuve, affirmé que cette modification de la technique est sociale – et que les génies sont inutiles.

M. Lalo. Le phénomène esthétique reste en dehors de ce que je me suis proposé d’étudier. — D’autre part, je repousse l’argument d’autorité, et malgré l’avis contraire de tous les esthéticiens, je persiste à croire que mon opinion peut avoir sa valeur.

M. Séailles. Il n’est pas question d’autorité, je vous objecte un fait reconnu par tous les esthéticiens. Le phénomène esthétique est caractérisé par l’intime pénétration de l’émotion et d’un langage sensible.

Passons à la deuxième partie de votre thèse.

La technique, selon vous, est une espèce d’idée qui se développe par thèse, antithèse et synthèse. Après les primitifs viennent les classiques, auxquels succèdent les décadents. C’est vague, général, si général que cette prétendue sociologie peut s’appliquer à tout et — chose grave ! — vous amène à des bizarreries comme celles-ci : Bach est un romantique, Beethoven un grand classique, Schumann un pseudo-classique.

M. Lalo. Les faits sont complexes, et je ne puis faire qu’une loi générale n’offre pas d’exceptions dans le détail.

M. Romain Rolland. Votre thèse provoque d’innombrables critiques. C’est un sujet si vaste ! — Je dois vous louer pourtant de la somme de travail qu’elle représente, et de l’érudition dont vous avez fait preuve, spécialement dans les trois premières parties.

J’en viens à la discussion.

Vous avez d’abord beaucoup trop négligé les influences sociales qui se sont exercées sur la technique.

M. Lalo. Il me semble que l’évolution de la musique a un caractère nettement spécifique.

M. R. Rolland. Que signifie votre loi des trois états ? Sont-ce des états séparés les uns des autres ? Assurément non. Alors, pourquoi prétendez-vous que les classiques ignorent leurs prédécesseurs ? Mozart n’a pas ignoré Hændel. Il a même, dans un âge déjà avancé, écrit en style d’Hændel.

Vous dites encore : On sent les classiques à l’époque. C’est faux. Beethoven n’a pas été considéré comme tel. — Plus loin : « Les gros classiques ne font pas de théâtre ». C’est énorme ! Que faites-vous des quatre opéras de Haydn — et même de ses oratorios, de ses symphonies écrites en style d’opéra-bouffe ? Beethoven n’a-t-il pas écrit « Fidelio » ? Et Mozart aurait-il, par hasard, fait du théâtre malgré lui ?

M. Lalo. Il y a là une question de mesure. Ce qu’ils ont produit en ce genre est peu considérable relativement à l’ensemble de leur œuvre.

M. R. Rolland. Et les pseudo-classiques ? Et Weber, que vous n’avez pas cité ?

Votre synthèse est quelque chose de très provisoire — elle est surtout un bel exemple de travail.

M. Laloy. Je m’associe aux hommages qui vous ont été rendus.

Mais, d’abord, je regrette que vous ayez fait appel à des sources de valeur très inégale. Reportez-vous à la page 159, note 2, à la page 247, notes 1 et 2, à la page 294, note 3 : vous m’éviterez de préciser et vous comprendrez ce que je veux dire. — Et pourquoi ne m’avez-vous pas donné de bibliographie ?

Votre première partie est fort intéressante, exacte, c’est un résumé fort commode des différentes théories de la musique. J’en admets les conclusions et vous signale simplement quelques petites erreurs de détail.

L’harmonie moderne sacrifie, dites-vous, les parties intermédiaires. Je n’en crois rien. Et, par exemple, admettez-vous que l’on puisse supprimer le ré # dans l’accord fa, ré #, sol #, (de la 4e mesure) du Prélude de Tristan et Isolde.

Vous dites encore : « Le violon est le roi des instruments ». C’est exact pour une certaine période de l’histoire de l’art musical, ce n’est plus exact pour l’époque moderne. Si le violon a occupé si longtemps la première place, c’est parce que cet instrument s’est perfectionné plus vite que les autres. Les instruments en bois et en cuivre ne jouent pas aujourd’hui, dans nos orchestres, un moindre rôle que lui.

Mais voici qui est plus grave. Il s’agit de votre seconde partie.

Ce que vous dites de la musique grecque est tout à fait contestable et plus contestable encore le caractère d’infériorité que vous attribuez à la musique de théâtre. Celle-ci serait, à la vraie musique, ce que le journalisme est à la littérature.

Enfin, je voudrais savoir ce que vous entendez par « décadence » : vos conclusions en effet sont des plus tristes, nous serions en pleine décadence.

M. Lalo. Je veux parler d’un certain désordre, de tendances divergentes.

M. Laloy. Ce sont précisément les conditions d’un renouvellement, c’est le renouvellement même qui commence peut-être.

En résumé, vous avez eu tort de vouloir appliquer votre loi des trois états à cette histoire de la musique ; il aurait mieux valu vous en tenir à une petite période, bien connue.

M. Lemonnier. En tant qu’historien, je vous reproche d’avoir embrassé un sujet trop vaste, d’en être sorti, surtout de n’avoir pas donné de références et d’avoir commis de graves erreurs.

Vous parlez de mystères, avant le xiie siècle et l’on n’en connaît point avant le xiiie. – Ce ne sont pas, comme vous le prétendez, les miracles qui ont succédé aux mystères, c’est le contraire qui est vrai. – De l’art gothique sous Philippe-Auguste, ce que vous dites est faux, et il en va de même de la plupart des rapprochements que vous tentez.

Quant aux « monstruosités de la Révolution », je voudrais savoir ce que vous entendez par là.

M. Lalo. Il s’agit de grandes démonstrations musicales avec accompagnement de canon et de milliers de tambours.

M. Lemonnier. Comme vous exagérez ! Il n’y eut pas que cela, à cette époque.

M. Lalo est déclaré docteur avec la mention honorable.


IVe CONGRÈS DES MATHÉMATICIENS

H. Poincaré,
« L’Avenir des Mathématiques ».

Les lecteurs de la Revue de Métaphysique ont pu souvent apprécier les profonds articles de M. Poincaré et ils savent combien les idées de l’illustre géomètre sont originales et fécondes : on peut certainement affirmer que la renaissance de la philosophie des mathématiques dans ces dernières années est due en grande partie à l’impulsion qu’il a donnée à cette branche d’études. Une conférence de M. Poincaré sur l’avenir des mathématiques intéressera donc également les philosophes et les mathématiciens. Nous voudrions dégager brièvement quelques-unes des idées générales de cette communication.

Le passé détermine le présent et le présent est gros de l’avenir, disait Leibnitz ; M. Poincaré estime aussi que pour prévoir l’avenir des mathématiques, il faut étudier leur histoire et leur état présent ; il examinera donc à ce point de vue les branches diverses des mathématiques. Mais avant d’aborder les questions techniques, M. Poincaré dégage quelques vues d’ensemble sur la pensée mathématique.

D’abord le mathématicien a un rôle pratique à remplir parce que le physicien et l’ingénieur lui demandent de résoudre des problèmes qu’ils rencontrent dans les applications. Mais le géomètre ne doit pas se borner à répondre aux questions qu’on lui pose. La mathématique doit se développer librement selon ses propres tendances, car ce qui parait inutile aujourd’hui au vulgaire sera essentiel demain. Il en est en mathématique comme en physique : au xviiie siècle les savants qui s’occupaient d’électricité semblaient perdre leur temps à des distractions oiseuses ; aujourd’hui la science électrique joue dans le développement de l’industrie un rôle capital. Ce n’est donc pas l’utilité immédiate qui doit guider le mathématicien, il doit surtout satisfaire aux exigences de la pensée. « Si un résultat nouveau a du prix, c’est quand en reliant des éléments connus, mais jusque-là épars, il introduit l’ordre là où régnait l’apparence du désordre. » L’idée simple qui met de l’ordre constitue aussi une économie de pensée selon le mot de Mach, parce qu’elle embrasse un grand nombre défaits différents et évite de recommencer à propos de chacun d’eux un raisonnement valable pour tous. M. Poincaré remarque, en terminant ces considérations générales, que la conception que l’on se fait de la solution d’un problème varie avec le progrès de la science ; on considérait autrefois une équation comme résolue quand on en avait exprimé la solution à l’aide d’un nombre fini de fonctions connues : mais on sait aujourd’hui que cela n’est généralement pas possible, et l’on cherche à résoudre le problème qualitativement, en quelque sorte, en indiquant l’allure générale de la courbe qui représente la fonction inconnue.

Nous ne reprendrons pas en détail l’examen de tous les problèmes techniques qu’expose M. Poincaré. Bornons-nous à caractériser l’idée générale qui domine cette exposition et à indiquer quelques exemples qui la justifient. L’idée capitale de cette partie de l’exposé de M. Poincaré est que c’est surtout par des rapprochements entre les branches diverses de la science que les progrès s’accomplissent.

Ainsi l’arithmétique a progressé surtout en s’inspirant des théories de l’algèbre et de l’analyse. La théorie des congruences, par exemple, se développe parallèlement à la théorie des équations. L’analogie qui existe entre la théorie des idéaux et la théorie des surfaces éclairera ces deux doctrines.

En ce qui concerne les équations aux dérivées partielles, des résultats très importants ont été obtenus par M. Fredholm, précisément parce que le savant géomètre a su modeler cette théorie difficile sur une théorie beaucoup plus simple, celle des déterminants et des systèmes d’équations du premier degré. Cette analogie doit pouvoir s’étendre à tous les problèmes relatifs à des équations de formes linéaires et même aux équations différentielles ordinaires puisque leur intégration peut se ramener à celle d’une équation linéaire aux dérivées partielles du premier ordre.

Dans la théorie des groupes, l’étude des groupes discontinus de Galois est beaucoup moins avancée que celle des groupes continus de Lie et nul doute qu’on ne doive tirer parti de l’analogie qui existe entre les deux doctrines.

En ce qui touche la géométrie, M. Poincaré rappelle l’avantage que l’analyse a tiré de la considération des géométries non euclidiennes qui lui ont fourni un langage plus concis que le langage analytique. Mais c’est surtout grâce à l’introduction de la notion de transformation et de groupe que la géométrie a conquis une véritable unité et qu’elle a fait ses plus récents progrès.

Les mathématiques, en résumé, se rattachent à la fois à la philosophie et à la physique. Si les géomètres, en effet, doivent d’une part déterminer les principes de leur propre science, ils doivent aussi fournir aux sciences de la nature l’instrument analytique qui leur est nécessaire.


VIe CONGRÈS INTERNATIONAL DE PSYCHOLOGIE
(GENÈVE, 1909)


Le VIe Congrès de Psychologie, conformément à la décision prise à Rome par le dernier Congrès, aura lieu à Genève l’an prochain. Le Comité d’organisation constitué à cet effet en a fixé la date du 31 août au 4 septembre 1909.

Les membres du Comité, MM. Th. Flournoy, président, P. Ladame, vice-président, Ed. Claparède, secrétaire général, dans leur appel au public, affirment l’intention de « rajeunir » autant qu’ils pourront « l’organisation vieillie et inutile des Congrès internationaux ». Sur trois points, ils désirent innover. Nous reproduisons les termes mêmes de leur intéressante circulaire.

« 1o Aujourd’hui que les périodiques scientifiques se sont tellement multipliés et offrent les plus grandes facilités de publication à tout travail de quelque valeur, le vrai but d’un Congrès international ne saurait plus être la lecture forcément écourtée et hâtive d’innombrables communications isolées sur les sujets les plus disparates, mais serait bien plutôt de permettre l’étude et la discussion, un peu approfondies, d’un choix restreint de questions particulièrement intéressantes ou vitales. Notre premier désir est donc de mettre à l’ordre du jour du Congrès certaines questions d’actualité, sur lesquelles seraient présentés des rapports et contre-rapports, qui devraient être publiés d’avance, afin que les personnes se proposant d’assister au Congrès puissent préparer leurs objections ou leurs communications sur ces thèmes de discussion.

2o Nous voudrions en particulier consacrer quelques séances du Congrès de Genève à la question de la terminologie psychologique, dont le Congrès de Paris de 1900 avait déjà émis le vœu que l’on s’occupât dans une prochaine session. Notre intention est de présenter au Congrès un projet d’équivalents terminologiques entre nos principales langues, afin de fixer un certain nombre de termes techniques, chaque jour plus indispensables, relatifs à des dispositifs expérimentaux et peut-être aussi à quelques phénomènes ou processus psychologiques. Il va sans dire qu’il s’agit là d’une œuvre de longue haleine, et que notre futur Congrès ne pourrait planter que les premiers jalons de ce travail.

3o Nous désirons enfin organiser une exposition d’appareils, comme cela s’est d’ailleurs déjà fait aux précédents Congrès. Mais nous voudrions que plus de temps fût réservé à la démonstration de ces appareils ; car c’est là un genre de communication qui ne peut que difficilement et très imparfaitement se faire par l’intermédiaire des mémoires imprimés, tandis qu’il rentrerait admirablement dans le rôle d’un Congrès. »

MM. Flournoy, Ladame et Claparède concluent en exprimant leur reconnaissance « à tous ceux de leurs collègues qui voudront bien le plus tôt possible leur envoyer leurs observations sur les points qu’ils viennent de toucher, leur suggérer éventuellement d’autres innovations encore, et leur faire des propositions quant au choix des sujets de discussion à mettre à l’ordre du jour du prochain Congrès ».


LANGUE INTERNATIONALE


Progreso, organe officiel de la Délégation pour l’adoptation d’une Langue auxiliaire internationale et de son Comité, consacre à la propagation, à la libre discussion et au développement constant de la Linguo internaciona. (Paris, Delagrave, mars 1908).

La publication de cette revue est le résultat des décisions prises par le Comité de la Délégation : la langue internationale que celui-ci a adoptée est une forme simplifiée et perfectionnée de l’Espéranto, qui en conserve toutes les qualités essentielles, mais qui en applique plus rigoureusement les principes et en élimine les complications inutiles. Voici les principales modifications :

1o Orthographe phonétique sans lettres accentuées ;

2o Suppression de l’accusatif et de l’accord de l’adjectif ;

3o Vocabulaire composé des racines les plus internationales ;

4o Formation des mots régulière et simple.

Progreso, qui est rédigé en partie en Espéranto primitif et en partie en Espéranto simplifié, est ouvert (à la différence d’autres revues espérantiste) à la discussion impartiale des questions linguistiques. Son supplément contient une « clef » de l’Espéranto simplifié, comprenant un résumé de, la grammaire et de la dérivation, et la liste des mots les plus usuels. Les rédacteurs de cette revue sont MM. L. Couturat et L. Leau, secrétaires du Comité.