Revue de la Littérature anglaise de 1840 à 1843/06



REVUE
DE
LA LITTÉRATURE ANGLAISE.

Les trois générations. — Mort de Southey.
— Walter Savage Landor. — Philosophes et Économistes. —
Homère et la Bible. — M. Borrow,
la Bible en Espagne.
— Robert Wilson. — Miss Burney. —
Le Mouvement intellectuel et littéraire.
— Tendances d’Oxford

Les grands mouvemens littéraires n’ont lieu qu’à des intervalles éloignés. Vouloir indiquer de mois en mois une modification sensible dans les produits intellectuels de chaque peuple serait une prétention ridicule. Aux révolutions importantes succèdent des époques moyennes, marquées seulement par des oscillations peu appréciables ; telle est aujourd’hui la situation de l’Angleterre. Le mouvement qui sollicite les esprits, ou plutôt qui se prépare dans leur intimité, n’a pas encore passé dans les livres ; à peine, avec une extrême attention et quelque sagacité, peut-on deviner les tendances nouvelles qui s’annoncent timidement et qui éclateront plus tard.

Pendant que ce travail secret s’opère avec la sûreté et la lenteur accoutumée, les vieilles gloires descendent dans le tombeau. La génération littéraire contemporaine de Byron et de Scott n’a plus que de rares représentans et de nobles débris ; la seconde génération, celle de Bulwer, de Sheridan Knowles et de Payne Collier, commence à s’endormir dans le repos d’une célébrité acquise, et la troisième, la plus active et la plus jeune, ne se distingue point par des caractères assez précis et des théories assez spéciales pour qu’on l’isole de ses aînées.

Le polygraphe Southey vient de mourir. Depuis long-temps, son intelligence s’était affaiblie ; les cordes de l’instrument s’étaient détendues, non-seulement au souffle des années et sous l’hiver de l’âge, mais fatiguées d’avoir donné trop d’accords, et comme usées sous la main de l’historien, du poète, du philosophe et du philologue. Nous ne le connaissons guère en France que par le mal que l’on a dit de lui ; personne n’a été moins épargné que cet écrivain supérieur ; le scandale, la médisance et la calomnie ont escorté sa vie entière. On le rencontrait dans toutes les carrières, toujours ardent et excessif. À peine, dans ces derniers temps, l’Angleterre a-t-elle rendu justice complète aux travaux de son impétueuse jeunesse, de sa virilité laborieuse, de son âge vieillissant qu’il consumait dans une solitude toujours féconde. C’est une des grandes misères des talens originaux d’étonner la médiocrité jalouse et de lui déplaire par la nouveauté même de leurs procédés, et Dieu sait ce qu’elle tient en réserve d’inventions malveillantes pour éclairer l’obscurité de cette énigme qu’elle ne comprend jamais.

Aujourd’hui l’on reconnaît enfin, dans ce même Southey, si vivement poursuivi par lord Byron, l’un des meilleurs prosateurs et des poètes les plus remarquables de la génération qui s’éteint. Peut-être ne lui manquait-il que les qualités médiocres, la sobriété et la modération. La pureté et la solidité idiomatique de sa prose, l’audace et l’élévation de sa poésie, l’étrangeté de ses essors, les variations de ses doctrines, le radicalisme voltairien de sa jeunesse et le torysme enthousiaste de son vieil âge, la vagabonde ubiquité de son érudition, ses essais rhythmiques, le nombre et la bizarrerie de ses épopées, la finesse de ses recherches grammaticales et la sûreté de son savoir dans presque toutes les langues et les littératures de l’Europe, ne permettent de le comparer à personne, même parmi ses plus célèbres concitoyens. C’était une tête essentiellement épique. Il ne valait rien pour les petites choses. Ses fautes même ont de la grandeur et une certaine vaste régularité d’erreur. Ses narrations en prose, ses chroniques, ses livres de controverse et ses histoires, trop anglais pour être européens, trop imbus du levain patriotique pour que le patriotisme étranger n’ait pas quelque droit d’en rire, procèdent avec largeur et sincérité. Quelques analogies le rapprochent de Goethe ; l’un et l’autre ont accompli tout ce qu’ils ont commencé ; leur mission intellectuelle, prise au sérieux et comme un noble devoir, a laissé des monumens. Goethe, conseiller d’état et homme de cour, a concilié les soins de l’étiquette avec la constance du labeur, et la pauvreté primitive de Southey ne l’a pas empêché de produire des œuvres belles et complètes.

Aux épines de cette pauvreté originelle et à l’ardeur d’une fantaisie sans cesse émue par de nouveaux objets et de nouveaux désirs se joignaient les obstacles que la violence intellectuelle de Southey faisait naître sur sa route. Il soulevait autour de lui la poussière et l’orage. D’un caractère excellent, il a été fort maltraité par tous les partis ; l’exagération sincère de ses opinions effrayait ou révoltait ceux que l’agrément et la sûreté de son commerce auraient séduits dans la vie privée. Byron l’a traité d’apostat, Thomas Moore l’a raillé, Walter Scott a eu peur de lui, Lamb, le doux Lamb, l’a querellé ; Coleridge et Wordsworth seuls lui sont restés fidèles. La discipline d’une étude savante lui a rapporté les notables bénéfices de l’ordre, de la concentration et de la fixité. Il a beaucoup gagné à la maturité de l’âge ; la sévérité des travaux l’a épuré et agrandi, comme l’ascétisme chrétien agit sur la fougue indomptée de certaines natures. Southey s’est calmé en se soumettant au régime des chroniques en prose, qu’il composait avec habileté, et même des compilations scientifiques, qui, sous sa main, prenaient un caractère de supériorité originale. Sa jeunesse avait aspiré à toutes les libertés de la pensée et de l’utopie sociale avec une passion presque effrénée ; ses élégies avaient été démoniaques et ses drames insurrectionnels ; il avait fait des poèmes épiques en vers libres et des histoires en vers alexandrins. Cette débauche l’avait assoupli sans le briser ; il avait gardé sa force mûrie.

Poète et érudit, doué d’imagination et de savoir, il a essayé tous les genres, le drame et le roman exceptés. Son Wat Tyler, dont on a fait tant de bruit en 1820, n’est qu’un pamphlet politique, divisé en scènes. Le talent de Southey se déployait avec avantage dans les formes vastes et souples de la narration historique ou épique. Trop passionné pour pénétrer les caractères humains dans la profondeur de leurs variétés, trop impatient pour se les assimiler ou les reproduire, il aurait abordé sans succès le théâtre ou le domaine du romancier. Dans ses morceaux lyriques, dont quelques-uns sont comparables aux belles odes de Schiller par l’élévation de la pensée et la force du coloris, on sent encore le poète épique qui se trouve gêné par les limites de l’ode, et qui transforme volontiers le sentiment en récit. Les meilleurs ouvrages qu’il laisse après lui sont une Défense de l’église anglicane et une bonne Histoire de la marine anglaise, composée sur le modèle des anciennes chroniques, et pour laquelle la connaissance et l’étude des historiens étrangers, florentins, vénitiens, espagnols et portugais, lui ont été d’une grande ressource. Le style de ce livre est facile, coloré, entremêlé de citations heureuses et de détails pittoresques. Un roman n’a pas plus d’intérêt ; un beau poème n’est pas plus fertile en émotions variées. Son Histoire de la guerre de la Péninsule manque d’exactitude et d’impartialité. Les poèmes épiques de Southey se distinguent par le luxe de l’imagination et la belle disposition des masses. Madoc, Thalaba et Jeanne d’Arc rappellent la manière de Paul Véronèse ; c’est assez dire les grandes qualités qu’on y admire. Mais Southey, qui s’était annoncé comme réformateur du monde poétique et moral, était entré dans un faux système. Pour augmenter l’indépendance du rhythme anglais, déjà trop libre, il avait tenté de le briser et de l’assouplir encore ; de là une poésie sans accent, une prose trop accentuée, prose run mad, comme disait Johnson, une prose folle, quelque chose comme l’Hymne au Soleil, par l’abbé Reyrac, ou comme cette triste parodie de la philosophie et du sublime qui a pour titre les Incas et pour coupable Marmontel. Cet esprit violent, toujours emporté par son ivresse naturelle, brisait les chaînes qui lui eussent été plus nécessaires qu’à tout autre.

Wordsworth, si justement célèbre, et qui a exercé une action si vive sur la littérature de l’Europe, reste debout au milieu des tombeaux de ses amis. On aperçoit encore auprès de lui quelques noms de la génération précédente, Leigh Hunt le journaliste, le poète Robert Wilson d’Édimbourg, et Walter Savage Landor. On peut parler de ce dernier comme d’un mort, tant l’estime qu’on lui accorde est veuve d’éclat et de popularité. Au lieu de chercher la renommée, il paraît la fuir, et il y réussit. Pour s’éloigner plus sûrement des coteries, il vit loin des hommes et de l’Angleterre. Le style moderne lui déplaît, et la publicité l’effarouche. Retiré à Florence après avoir cédé la majeure partie de sa fortune à son fils, il écrit sans s’embarrasser du public, et choisit le style qui doit déplaire le plus à cette foule qu’il méprise. Dans sa jeunesse, Landor a eu maille partir avec les journalistes anglais, auxquels il n’a jamais pardonné. Un livre qu’il publie est une voix qui sort de la tombe ; la masse ne s’en occupe pas, trois ou quatre personnes le lisent, et l’œuvre va prendre doucement sa place entre Fuller et Burton, à côté des vieux classiques, dont Landor a tout-à-fait le ton et les allures. C’est ainsi que de son vivant une sorte de réputation posthume l’environne ; on ne le discute pas, personne ne parle de lui, il n’ébranle aucun intérêt actuel. Nul homme n’est moins vivant, et l’on ne peut le juger comme un contemporain. Pour couronner tant de singularités, il est aristocrate par les goûts et radical par les opinions ; enfin, c’est ce que les Anglais appellent un non-descript, quelque chose d’étrange que toutes les classifications repoussent.

Gebir, poème que lord Byron admirait, les Conversations imaginaires, Périclès et Aspasie, l’Interrogatoire de Shakspeare, sont les principales compositions dues à cet esprit sévère et isolé. Comme poète, son inspiration ne manque ni de grace ni de vigueur, mais elle est courte et se soutient peu. Comme prosateur, il se place au premier rang. Rien de plus énergique, de plus vigoureux et de plus austère que son style. Il n’a pas répudié les doctrines de Jean-Jacques, et sa philosophie, mêlée de l’esprit religieux de Milton et des théories libérales de 1825, d’ailleurs arriérée et peu d’accord avec le mouvement des sociétés, a dû nuire considérablement à son crédit.

Il ne suffit plus de crier au peuple qu’il est opprimé, et de déclamer comme l’abbé Raynal. Les dithyrambes contre les tyrans portent en l’air : où sont les tyrans ? La force, en Angleterre et en France surtout, appartient à la bourgeoisie et au peuple. C’est l’organisation de cette force nouvelle qui constitue le problème de la politique ; c’est l’emploi de cette puissance qu’il s’agit de régler. À quoi mèneront aujourd’hui les utopies et les élégies ? À irriter des passions quand il faudrait régulariser des forces, à enflammer des colères stériles chez ceux qu’il faut rappeler au sentiment de leur dignité. Il est dangereux de s’isoler dans un cénotaphe, de s’emprisonner dans sa propre méditation, et de rester toujours en face des abus détruits d’une société détruite. Walter Savage Landor s’est ainsi privé de sa naturelle puissance. Le plus grand malheur d’un homme qui écrit pour ses contemporains, c’est de n’être plus de son temps.

Quelques-unes des petites pièces de vers qu’il a semées dans ses œuvres en prose sont des chefs-d’œuvre, et doivent être placées à côté des perles poétiques qui enrichissent l’écrin de Milton et de Wordsworth, du Tasse et du Guarini. Comme ce poète, très peu lu en Angleterre, est encore moins connu en France, nous citerons de lui la pièce suivante, dont l’exquise délicatesse et la naïveté ingénieuse, mêlant habilement les teintes chrétiennes et la pureté des contours helléniques, rappellent à la fois l’Anthologie grecque et le Lycidas de Milton.


LA COQUILLE DU PÉLERIN[1].

Il était midi ; sous une touffe de roses sauvages, un pèlerin détacha sa coquille et voulut s’abreuver de l’eau jaillissante d’une fontaine. C’était une tête de pierre, fruste et usée, la tête de Pan ou de Méduse ; méconnaissable et sans forme, toute rongée par l’orage et les années, elle se perdait sous une chevelure épaisse de mousse et de lichen, qui l’enlaçaient comme la chevelure d’une jeune fille.

Je le regardai, et je dis dans ma pensée : — Qu’il est heureux ! Avec quelle joie sa soif brûlante va s’étancher dans cette eau pure ! — La coquille était petite, des raies concaves en sillonnaient le contour. Lui, de haute stature, il éleva sa coquille au-dessus de sa tête pour recevoir l’eau étincelante au moment où elle jaillissait ; le jet vigoureux rencontre un obstacle, s’y brise, bondit avec plus de force, s’épanche de toutes parts, ruisselle sur le bras et sur le coude du pèlerin, et va mouiller le gazon à ses pieds.

Le pèlerin secoua la tête, s’assit tristement et dit : « Hélas ! que mes désirs sont aujourd’hui peu de chose ! et combien ils sont encore au-dessus de moi ! »

On sait quel parti ingénieusement frivole Fontenelle a su tirer de l’idée de Lucien, qui faisait causer les ombres dans le Tartare en leur conservant les souvenirs de l’existence et la vivacité de leurs passions. Cette fiction usée est devenue sous la plume de l’écrivain anglais quelque chose de neuf et de piquant. Il suppose des conversations réelles entre des personnages qui, pendant leur vie, ont pu se rencontrer et se parler. Bossuet rencontre Mlle de Fontange ; Voltaire, un docteur de Sorbonne ; Élisabeth, Shakspeare ; Henri VIII, Anne de Boleyn. Études de caractère, de mœurs et d’histoire, tableaux achevés dans leur genre, d’un coloris austère, d’une remarquable sobriété, ces trois volumes des Conversations imaginaires[2] prennent déjà leur place parmi les livres modèles du XIXe siècle, the standard-books. Elles n’offrent aucun attrait à la curiosité vulgaire ; point d’incidens, de situations, de mouvemens pour ainsi dire extérieurs. Ce sont des études. On voit que l’auteur, si je peux me servir de cette expression, a long-temps pensé sa pensée, et que rien de frivole n’était capable de le satisfaire. C’est le livre le plus diamétralement opposé à la légèreté et à la facilité commune de l’intelligence.

Landor travaille très lentement, comme on peut le croire. Pas une de ses phrases qui ne soit sculptée curieusement, élaborée et retouchée cent fois ; la double fatigue d’une pensée méditative et d’une forme peu spontanée se communique au lecteur. De temps à autre, il ajoute à ses Conversations imaginaires une scène nouvelle, et son talent ne vieillit pas : c’est un malheur qui n’arrive qu’à ces génies à fleur de peau et à ces verves du premier âge, dont la jeune chaleur passe vite et emporte la gloire. Dans la dernière Conversation qu’il ait publiée, il place vis-à-vis l’un de l’autre Kotzebue et son assassin le jeune Sand, c’est-à-dire le type de la popularité servilement captée et facilement acquise, l’homme de lettres sans principes, sans cœur et sans style, faisant pour de l’argent tout ce qui concerne son état, Russe pour l’empereur de Russie, Allemand pour les Allemands, sentimental pour les femmes, philosophe pour les philosophes, espèce d’écho vulgaire et prétentieux de tous les vents qui soufflent, de tous les bruits qui passent, et ce malheureux fou Sand, le vengeur prétendu de l’Allemagne outragée, qui s’imaginait niaisement que Kotzebue était quelque chose, et qu’en le tuant il ferait le bonheur de son pays.

KOTZEBUE, à Sand.

Les lettres de recommandation que vous m’apportez ne vous attribuent qu’un défaut, c’est d’être jeune. Vous avez vécu jusqu’ici dans la retraite d’un collége, où vous vous êtes livré, me dit-on, à des études laborieuses et surtout à celle de la philosophie.

SAND.

Vous me désapprouvez ?

KOTZEBUE.

Qui vous désapprouverait ?

SAND.

Personne. Mais vous, qu’en pensez-vous, et qu’entendez-vous par philosophie ? Ne vous rejetez pas ainsi avec impatience sur le dos de votre fauteuil en cherchant à m’instruire auprès de vous, j’espère ne point vous blesser.

KOTZEBUE.

Jeune homme, qui dit philosophie dit la science de la vérité et du bonheur.

SAND.

Je ne vous comprends pas. Nous donne-t-elle la fortune, les emplois, le crédit, cette philosophie ? Empêche-t-elle le puissant de nous persécuter, le riche de nous fouler aux pieds, le pauvre de nous mépriser, nous et nos conseils ? Qu’est-ce donc que cette philosophie et ce prétendu bonheur qu’elle nous promet ?

KOTZEBUE.

C’est moi qui ne vous comprends plus.

SAND.

Que la philosophie ou la sagesse conduise au bonheur dans ce monde, c’est la plus palpable des faussetés ; dans un autre monde, je le veux bien : sans doute, ce monde-là est construit de matériaux qui diffèrent du nôtre. Mais ici, sur cette taupinière stérile qui croule et disparaît sous nos pas, qu’avons-nous à attendre de la sagesse ? Montrez-moi, Kotzebue, montrez-moi un homme qui ait découvert une vérité ou un monde et qui n’ait pas été puni ? Colomb ou Galilée ? Descendons plus bas, montrez-moi un homme qui ait dénoncé une injustice, flétri une coterie, prouvé une absurdité, proclamé le bon sens, dévoilé une malversation, et qui n’ait pas été lapidé, pendu, brûlé, empoisonné, exilé, réduit à la misère. La chaîne de Prométhée est toujours là, rivée dans le roc fatal et toute prête à torturer les oseurs de la vérité[3] ! Ô hommes, esclaves de la passion et lâches devant toutes les puissances !

KOTZEBUE.

J’ai peur, monsieur, que vous ne vous soyez fait sur la vérité et sur la sagesse des idées très romanesques.

SAND.

J’en ai peur aussi.

KOTZEBUE.

Tout ce que vous me dites est puéril. Restons dans la sphère où la volonté de la Providence nous a placés, tâchons de nous y rendre utiles autant qu’il est en nous, sans aspirer ridiculement à un mieux impraticable.

SAND.

C’est le secret de votre pensée dans lequel vous m’introduisez, monsieur. Ce sont les derniers recoins de votre ame dans lesquels vous me faites pénétrer. J’y pénètre avec honte. Comme ce sanctuaire est vide, sombre et étroit !

KOTZEBUE.

C’est à moi que vous parlez, monsieur ?

SAND.

À vous et à de plus grands que vous. N’avez-vous pas dit que chacun devait rester dans sa sphère ? Pourquoi n’êtes-vous pas resté dans la vôtre ?

KOTZEBUE.

Moi ! j’ai écrit des drames, des romans, des voyages ; j’ai été appelé auprès de la cour impériale de Russie.

SAND.

Vous avez cherché la renommée ; je ne vous blâme pas. L’atmosphère épaisse de la foule convient à certaines constitutions d’esprit, comme l’air puissant de la solitude à certaines autres. Il y a des coursiers qu’on excite en battant des mains, d’autres que ce bruit fatigue. Mais revenons : qu’alliez vous faire à cette cour impériale, et quelle est l’espèce de littérature qu’elle comprend ou qu’elle tolère ?

KOTZEBUE.

Des drames.

SAND.

Des joujoux d’enfant.

KOTZEBUE.

Des voyages…

SAND.

Puérilités ! Et vous avez choisi la Russie pour seconde patrie !

KOTZEBUE.

.............................. La Russie ne m’effraie pas. Nous n’avons rien à craindre que de la France. Elle promet la liberté, mais ses promesses sont plus dangereuses que l’esclavage. Impatiente de l’une et de l’autre, éblouie par l’éclat de ses armes, elle prend la gloire pour l’indépendance, et n’est jamais plus agitée que lorsqu’elle est en paix.

SAND.

Il n’y avait qu’un moyen de la rendre unie, c’était de l’attaquer. Chacune des épées qui ont brillé contre elle a servi de conducteur à la foudre qui est tombée sur l’Europe. Pour nous, pensons à nos foyers domestiques, à nos enfans et à nos femmes… ..............................

KOTZEBUE.

Phrases ! rhétorique ! Vous abusez des métaphores, monsieur Sand ! Permettez-moi de vous le dire, tout cela n’est pas très poli. Je crois que vous connaissez mieux les livres que les hommes.

SAND.

Et par qui donc sont faits les livres ? Par quelque chose de moins que les hommes, apparemment ? Hélas ! cela est trop vrai, presque tous les livres sont faits par des gens qui n’ont ni la fermeté de courage ni la constance de pensée nécessaires pour proclamer ce qu’ils savent être juste et pour le soutenir.

KOTZEBUE.

Mon cher ami, la conduite doit se modeler sur la situation et s’y conformer. Soyons patriotes, mais ne tombons pas dans un puritanisme étroit et intolérant. Le philosophe regarde le monde comme son domaine ; il n’appesantit pas trop curieusement son regard sur les lignes de démarcation qui séparent les nations et les gouvernemens.

SAND.

Et ces lignes de démarcation ne tardent pas à s’effacer ; nous n’avons plus de patrie ; etc., etc.

Ainsi se développent parallèlement les deux théories et les deux caractères de ces personnages, dont le contraste terrible éclate enfin par l’assassinat de Kotzebue. On ne pouvait, sans une grande force de pensée et de style, placer en regard l’ivresse des utopies et la mollesse énervée de l’indifférence, et à la folie de l’enthousiaste Sand opposer la personnalité demi-voluptueuse et demi-bavarde qui se nommait Kotzebue. Mais comment adopter les conclusions du solitaire de Florence ? Comment croire à la sublimité d’un héros myope qui prend Kotzebue pour un géant, ou à la scélératesse de ce Kotzebue, si bien assorti en drames, et en voyages, en vers et en prose, en élégies et en épigrammes, et qui les débitait sans autre souci ? On plaint l’un, le blâme et le regret se mêlent à une douloureuse admiration pour l’honnêteté cachée au fond de ce fanatisme étourdi ; on a pitié de l’autre, dont la fin tragique a relevé la vie assez peu noble. En 1780, ces exagérations pouvaient passer sur le compte de la fièvre publique ; aujourd’hui, elles ne se rapportent à rien : leur danger et leur malheur sont sans excuse.

Ne vaut-il pas mieux chercher, comme tous les esprits pratiques de l’époque, les moyens d’organiser et de régulariser la société nouvelle ? À quoi bon les larmes, les cris, les fureurs, et tout ce drame d’une satire exaspérée ou d’une utopie fabuleuse ? La moindre enquête, la plus simple investigation du bon sens, valent mieux. J’ai parlé tout à l’heure de Southey. Diamétralement opposé à Landor, il est tombé dans le même malheur des intelligences exclusives et absolues. Si les Conversations imaginaires de ce dernier respirent tout l’enthousiasme libéral de 1820, les Colloques de Southey rappellent à beaucoup d’égards les plus virulentes attaques de M. de Maistre et de M. de Bonald contre la civilisation moderne. Southey la regarde comme un fléau, le progrès de l’humanité n’est pour lui qu’une chimère. « Les sots y croient et les habiles l’exploitent. Les classes pauvres ou moyennes, chargées de plus de travail, livrées à une envie plus jalouse et plus amère, achètent plus cher aujourd’hui des vêtemens moins solides et une nourriture moins substantielle qu’autrefois. Elles sont plus ambitieuses et plus mécontentes. Leurs désirs se sont accrus en proportion de leur impuissance, et leurs haineuses propensions ont seules gagné à ce mouvement funeste[4]. » De telles conclusions sont inadmissibles. Dans le travail incessant des sociétés et dans les vives douleurs qui accompagnent ce travail, la rhétorique ne sert à rien ; la seule philosophie acceptable est celle de l’observation pratique. Vers ce but se dirigent maintenant les grandes intelligences de tous les partis, sir Robert Peel comme lord Brougham. Quant aux déclamateurs éloquens, tels que Southey et sir Walter Savage Landor, ceux-là sont d’un autre monde. Ils parlent une langue morte, et l’on a cessé de les écouter.

Les romanciers eux-mêmes et les conteurs, tels que Dickens et Marryatt, sentent la nécessité de prendre part à l’enquête universelle. Les Notes américaines de Dickens contiennent des détails très exacts sur les maisons pénitentiaires de New-York et de Philadelphie. Son Olivier Twist fait pénétrer le lecteur dans l’intérieur des hôpitaux et des asiles pour les pauvres, établissemens qu’il dissèque sans pitié. Plusieurs romans de miss Martineau donnent des notions justes sur les cantons manufacturiers et sur les causes de leur mécontentement et de leur malaise ; tout cela est préférable au cri de la colère et à la stérilité de l’emphase. Parmi les philosophes observateurs qui ont tenté récemment avec une profondeur sérieuse l’analyse de la société moderne de l’Angleterre, on doit citer en première ligne un nom jusqu’ici peu connu, celui du docteur Vaughan. Déjà Chalmers avait essayé de classer et d’apprécier les élémens constitutifs d’une métropole, mais son point de vue était exclusivement presbytérien ; M. Vaughan reprend à son tour le même sujet, qu’il traite moins en théologien qu’en statisticien et en homme politique. Esprit ferme et distingué, d’une logique trop systématique et trop rigide peut-être pour que l’on se fie toujours à ses déductions, il est de ceux qui ne maudissent pas la société quand elle est malade, et qui ne prétendent pas l’exorciser quand elle est folle. Dans ce volume, intitulé The Age of great cities (l’époque des grandes villes)[5], il montre les populations tendant à s’agglomérer au lieu de se disséminer, les groupes sociaux s’élevant à des proportions gigantesques, le travail opéré sur la nature par la science et la main de l’homme exigeant un concours de forces beaucoup plus nombreuses et plus concentrées qu’autrefois. Cette tendance lui semble favorable à la moralité, à la richesse, à l’industrie, à la pacification du globe ; la cessation des guerres civiles, la suppression des infamies et des énormités féodales, l’adoucissement des codes et des mœurs, le bien-être des classes inférieures et moyennes, lui paraissent découler de cette source unique. Il compare aux filles de fermier de l’Oxfordshire, qui ont maintenant des souliers, des boucles d’oreilles et des chemises, les dames d’honneur d’Élisabeth, qui « s’étendaient jusqu’à midi, disent les Nugæ antiquæ[6], sur des joncs entassés devant le feu, et sans aucun vêtement (disencumbered of all clothing) ; » on était forcé de leur défendre cette récréation passé midi. Il fait valoir, comme l’a déjà tenté le capitaine Hamilton, observateur très ingénieux[7], l’importance des grandes villes pour le progrès des lumières et le perfectionnement des industries. Peut-être n’a-t-il pas apprécié avec assez de sévérité le mauvais côté de la situation. Cette agglomération d’êtres humains, tous ces intérêts pressés, toutes ces cupidités enflammées, tous ces désirs et toutes ces passions accumulées et bouillonnant dans la même cuve, ne produisent pas exclusivement du bonheur et de la vertu ; la défense morale des villes manufacturières ne semble guère concluante malgré l’éloquence statistique de M. Vaughan et de son parti. Un autre philosophe pratique, M. W. C. Taylor, dans ses lettres à l’archevêque de Dublin et dans le voyage récent entrepris pour reconnaître la situation morale des districts manufacturiers de l’Angleterre[8], laisse échapper à ce sujet des aveux fort tristes, à l’appui desquels viennent encore les observations de M. Torrens, économiste distingué[9], et les révélations courageuses de lord Brougham. « À Colne, dit le docteur Taylor, je visitai au hasard quatre-vingts logemens d’ouvriers ; c’était la désolation même. Pas de meubles ; au lieu de chaises, de grosses pierres brutes, et de vieilles malles servant de tables ; des lits de paille sans couverture, ou recouverts par des haillons de tapisserie usée. Ces malheureuses populations vivent d’eau de gruau et d’un peu de lait. Quinze de ces familles ne pouvaient se procurer de lait que tous les trois jours. Je vis une pauvre femme, parvenue au dernier état d’épuisement et nourrissant un enfant qui ne trouvait plus une goutte de lait dans ses mamelles desséchées. Je demandai l’âge de l’enfant ; il avait quinze mois. — Pourquoi il n’était pas sevré ? — La mère n’avait plus d’alimens. Toute cette misère était horrible, mais ce n’était pas la misère du vice. Les enfans étaient en haillons, mais propres. On allait au service divin régulièrement, et les enfans à l’école de deux jours l’un. Personne ne sollicita mes secours. Je me rappellerai toujours l’agonie d’une jeune femme et son désespoir, quand elle fut forcée de vendre une horloge de bois donnée par son mari le jour de ses noces… À Tylney, j’entrai dans le logement occupé par un jeune ménage, que je pris d’abord pour le frère et la sœur. C’étaient un mari et une femme, mariés depuis six ans, mais sans enfans. Sur une mauvaise table de bois très propre, le dîner se trouvait servi, le seul repas qu’ils eussent goûté depuis vingt-quatre heures ; il se composait d’une bouillie de farine, d’un morceau de pain de seigle, et d’un peu de thé extrêmement faible. Ces pauvres gens avaient engagé ou vendu leurs meubles et leurs vêtemens pièce à pièce. Ils espéraient, disaient-ils, un meilleur temps ; mais le temps meilleur était bien long à venir. Le mari aurait pu s’expatrier ; il ne voulait pas abandonner sa femme à la détresse et à la mort. — Vous repentez-vous, lui demandai-je, de vous être marié si jeune ? — Il me regarda, se tut, tourna vers sa femme un regard plein de tendresse, la vit sourire avec tristesse, et, secouant la tête en laissant tomber une larme qu’il voulait cacher : — Non, répondit-il ; nous avons été heureux et nous avons souffert ensemble, elle a toujours été la même pour moi. »

Ce sont ces populations infortunées, opprimées non par la tyrannie des grands ou la volonté des rois, mais par le progrès même de l’industrie, les effets de la concurrence et les crises inévitables de la production et de la consommation qui se sont soulevés récemment dans les provinces septentrionales de l’Angleterre, et qui, sous le double aiguillon de la faim et de la colère, maîtresses de la ville de Manchester, ont apporté dans leur révolte une si étonnante modération. Les partis, comme il arrive toujours, s’imputent mutuellement le crime de cette misère. C’est à la prospérité, à la grandeur démesurée et factice de cette civilisation industrielle, à la lutte prolongée de l’Angleterre pour soutenir et accroître sa richesse et son influence qu’il faut l’attribuer. Au moins ne s’aveugle-t-elle pas sur ses périls, et ses penseurs et ses philosophes, au lieu de se contenter de théories vagues et de déclamations impuissantes, ne craignent pas de soumettre à un examen attentif les parties les plus malades de la société, de descendre dans ses replis saignans, d’interroger toutes ses souffrances ; c’est le seul moyen de les alléger ou de les guérir. M. Vaughan, partisan trop enthousiaste d’ailleurs de l’industrie manufacturière, avoue que le moment est grave pour son pays. « Dans l’histoire, dit-il très bien, la période du péril moral pour les peuples n’est pas celle de leurs efforts vers l’agrandissement mais celle qui succède à une grandeur acquise. » Il a raison. À M. Vaughan il faut joindre le capitaine Hamilton, M. Torrens et M. Chadwick, dont le rapport récent sur la condition sanitaire de la population anglaise est très remarquable en ce qu’il prouve l’accroissement énorme de la mortalité dans les cantons manufacturiers. « Le typhus, dit ce statisticien, attaquant des personnes dans la vigueur de l’âge, tue annuellement en Angleterre et dans le pays de Galles deux fois plus d’ouvriers que les armées alliées n’ont perdu de soldats à la bataille de Waterloo[10]. » Ainsi l’industrie, comme toutes les puissances nouvelles, demande non à être supprimée, mais à être réglée et organisée. D’après les exemples que présentent le canton de Neufchâtel en Suisse et les provinces florissantes de l’Angleterre, il semblerait que le mélange des travaux manufacturiers et des travaux agricoles fût l’un des moyens les plus efficaces de civilisation et de bien-être. Par une habile répartition des forces humaines et de leur emploi, par une organisation savante et éclairée des métiers et des salaires, on ferait plus de bien aux populations, on préviendrait plus de révolutions et d’émeutes, on guérirait plus de misères douloureuses et de plaies envenimées que par les remaniemens éternels des constitutions et des lois.

C’est ce que comprennent les plus habiles et les plus sages des écrivains politiques en Angleterre ; telle est leur tendance sérieuse et louable. Ils cherchent des améliorations positives et s’éloignent de la double illusion produite par la menteuse exactitude des chiffres si faciles à grouper et par la déception des utopies. Burke lui-même, pour être écouté aujourd’hui, serait forcé de quitter le trépied de la pythonisse, et Malthus ne serait plus tenté de se perdre dans le labyrinthe de ses logarithmes statistiques. Ces rapports, ces examens, ces enquêtes sévères, constituent la portion la plus importante des publications anglaises actuelles, et laissent bien loin derrière eux, pour l’intérêt et la valeur intrinsèque, les fruits, en général assez fades, de la littérature proprement dite, de la poésie, aujourd’hui épuisée, et de l’érudition classique. Dans le dernier de ces domaines, une dissertation sur Homère s’est distinguée récemment par l’incroyable bizarrerie des vues et des hypothèses. Le docteur Williams, archidiacre de Cardigan, vient de soutenir en un volume sérieux que le véritable auteur de la Bible c’est Moïse[11].

Nous savions bien que, selon Wolff, Homère n’a jamais existé, ou que, s’il a vécu, nous ne possédons qu’une contrefaçon des chants homériques, une rapsodie des rapsodes, un amas de fragmens habilement recousus et tyranniquement arrangés sous les yeux et par les ordres du tyran Pisistrate. Cette théorie n’était pas tout-à-fait nouvelle, quoi qu’on en ait dit ; il paraît que les critiques de l’antiquité en avaient eu quelque pressentiment. Mais voici une autre découverte que ressuscite tout à coup la voix de l’ecclésiastique anglais. Homère est Hébreu, cela est sûr. Crœsius s’en était déjà douté ; Josué Barnes avait prouvé, il y a long-temps, l’identité d’Homère et de Salomon ; Omeros, lu à rebours selon la mode orientale, équivaut à Soremo ; grace à la figure de rhétorique nommée metalepsis, vous trouvez Solemo, et par conséquent Solomo ; Homère se confond avec Salomon et Salomon se perd dans Homère. En l’année 1655, un Italien, Jacobo Ugone, soutenait que la prise de Troie représente symboliquement la prise de Jérusalem. Ces inventions des savans sont admirables ; on voudrait être savant pour avoir le droit de les faire et de s’amuser gravement de soi-même et du public. Le commentaire du docteur Williams roule sur ce texte, qu’il a paré, habillé, brodé, renouvelé, rafraîchi et très éloquemment orné de métaphores et de preuves. Agamemnon n’est autre que Josué ; Hélène, c’est Rahab ; Nestor et Abraham ne font qu’un ; Pénélope est Sarah. Évidemment le roi-jardinier Alcinoüs figurait le bon Adam, notre commun père. Ne vous émerveillez-vous pas de ces analogies si bien trouvées, et Pitt n’avait-il pas raison quand il disait que, si l’analogie passait pour preuve, « on démontrerait facilement l’identité de l’église de saint Paul et d’un palmier d’Arabie ? »

Ce mysticisme anglican, qui, à force de lire et de commenter la Bible, n’aperçoit plus qu’elle dans Homère et dans l’algèbre, chez les Arabes et les Japonais, fait un peu rire l’Angleterre elle-même. C’est chose plaisante, en effet, de voir l’érudit archidiacre trouver dans l’Iliade un sermon calviniste en trois points et expliquer les mystères de la grace par la moralité du poème. Priam est un roi impénitent, qui aime l’iniquité, que Dieu abandonne, et que rien ne sanctifie. La terrible déesse Até, c’est Satan, ou le péché, qui visite Agamemnon et lui fait subir une expiation solennelle. Achille, au contraire, est un élu de Dieu. Il a péché, mais la grace descend sur lui ; la purification définitive lui est réservée, il sera régénéré et commencera une vie nouvelle. Par le procédé du docteur, rien de profane ne reste dans l’Iliade ; c’est une seconde Bible, un peu voilée seulement sous des allégories ; elle présente une série de symboles que le docteur a le premier révélés et expliqués. Les principes de la religion chrétienne et les grands dogmes de la théologie n’ont besoin que d’être dégagés de ces enveloppes poétiques. L’auteur ne doute pas que les patriarches hébreux, pères, entre autres races, de la race grecque, n’aient transmis à leurs enfans la sagesse et les connaissances historiques de la Judée, dont les œuvres homériques ne sont qu’une ombre effacée. Troie n’a donc pas existé ; les héros grecs sont des symboles, et dorénavant, si vous êtes sages, vous relierez dans un même volume la Bible comme introduction à l’Iliade, et l’Iliade comme traduction de la Bible

Cet enthousiasme pour la Bible, auquel il faut attribuer l’étrange hallucination du docteur Williams, vient de donner naissance à l’un des plus curieux livres que l’on ait publiés depuis long-temps. La Bible en Espagne[12], tel est le titre de ces volumes, n’est pas seulement un voyage, mais une série d’excellens tableaux de mœurs et d’aventures, si comiques et si bien racontées, que M. Dickens, le maître actuel du roman anglais, n’a pas réussi à piquer plus vivement l’attention publique. Jamais on ne se douterait quel est ce rival d’un romancier plaisant, d’un conteur agréable, amoureux des facéties, jovialités, caricatures et menues bizarreries de la vie humaine. Dans quels rangs, dites-moi, se trouve ce nouveau peintre des gueux et des bandits, dont le pinceau vif et chaud menace de détrôner Smollett et Dickens ? Son extraction est aussi bizarre que sa destinée ; marquée de traits qui n’appartiennent qu’à lui, elle offre la bigarrure la plus nouvelle, et vous vous rappelez involontairement ce héros d’Hamilton, mi-parti du petit collet et du militaire, à cheval sur deux professions ennemies. Il est apôtre, voyageur, missionnaire, écuyer, professeur, érudit ; il vit avec les bandits, et c’est le plus honnête homme du monde.

M. Borrow, celui dont je veux parler, a commencé, je crois, par être jockey ou maquignon, quelque chose dans ce genre ; puis, une belle dévotion puritaine l’ayant saisi, il a couru le monde pour répandre la lumière évangélique sur les Grecs, les papistes, les Ottomans, les Barbaresques et les Zincalis. Gagner des ames à Calvin, dompter des chevaux et des infidèles, et vagabonder à travers plaines, marécages et forêts, sont ses voluptés favorites. Don Quichotte au XIXe siècle, et don Quichotte anglais, il a colporté dans les Alpujarras, à Cintra, Ceuta, Merida, sur les bords du Guadalquivir et du Douro, une cargaison de Bibles : les unes en arabe, les autres en langue bohémienne, non pas de Bohême, mais de l’Hindoustan (Hindie, Zincalie) ; cherchez, si vous l’osez, quelque bizarrerie plus étrange.

Nature vigoureuse, ame bien trempée, courage peu commun, curiosité ardente mêlée d’un goût vif pour les aventures et même pour les dangers, esprit polyglotte et qui a reçu en naissant le don des langues, M. Borrow sait le persan, l’arabe, l’allemand, le hollandais, le russe, le polonais, l’espagnol, le portugais, le suédois, l’irlandais, le norvégien et le vieux scandinave, sans compter le gaëlique, le kymri ou welche, le sanscrit et le zincali, idiome des bohémiens d’Europe (gypsies). C’est un homme athlétique, de trente-cinq à trente-six ans, l’œil noir et étincelant, le front déjà couvert d’une forêt de cheveux blancs précoces, et le teint olivâtre comme s’il appartenait originairement à cette race échappée de l’Inde, dont il a été le chroniqueur et l’ami. Né à Norfolk, il se trouva, dans son enfance, mêlé, on ne sait comment et lui-même ne le dit pas, aux gypsies, maréchaux-ferrans, diseurs et diseuses de bonne aventure, bateleurs, maquignons, marchands de vieux habits et truands d’Égypte, qui habitaient cette ville et les environs. De ces honorables instituteurs il reçut dès le jeune âge les premiers enseignemens de l’argot, les rudimens du langage zincali, et les recettes héréditaires relatives à l’élève des chevaux et à leur entretien. Parvenu à l’adolescence, il se rendit à Édimbourg, y suivit les cours de l’université, étudia diligemment l’hébreu, le grec et le latin, et fit de fréquentes excursions dans les montagnes (highlands) pour y apprendre à fond le gaëlique. Que devint-il ensuite ? On ne le sait pas. Il semait, disent ses amis, son mauvais grain, ou, comme on s’exprime en France, il jetait sa gourme. Quelques-uns prétendent que le turf et les occupations du jockey n’eurent pas de desservant plus zélé. Il acheta et vendit des chevaux, paria, gagna, perdit, et probablement courut à Newcastle ou à Derby. Cette portion de sa vie est restée dans l’ombre ; puis il reparaît, et nous le retrouvons tout à coup converti et engagé au service de la société biblique, compagnie organisée, comme on sait, pour la propagation de la Bible. Il court le monde, à cheval bien entendu, et répand sur sa route des Bibles par milliers. Quand il a vu l’Asie et l’Afrique, il lui semble que l’Espagne et le Portugal, ces deux vieux remparts du catholicisme, sont des pays tout neufs et curieux à visiter ; il s’y lance, la Bible calviniste à la main, se fait emprisonner, battre, poursuivre ; il persiste, vit dans les bois avec les bandits, dans les cavernes avec les bohémiens, dans les greniers avec les picaros, brave les alcades, fait la nique aux curés, se moque des ministres, se lie avec les Juifs, tend la main aux Arabes, n’est ni assommé ni pendu, ce qui est un grand miracle, et, après avoir accompli le plus curieux roman d’aventures dont puisse s’aviser un contemporain, ce don Quichotte sans écuyer, ce propagandiste sans fanatisme, revient à Londres tout blanc, ridé, vieilli et bronzé. Il se retire quelques mois dans un village solitaire de la côte, y écrit ingénuement son voyage, le publie sans fracas, et obtient le plus beau succès littéraire de la dernière époque. Ses souffrances passionnées, ses plaisirs sauvages, ses hasards de grande route et de chemins de traverse, ont laissé leur vive empreinte dans son style ; on aime cette saveur de réalité, de sincérité, qui émane de toutes les pages, et qui ressemble peu à la fabrication moderne de nos livres.

La narration chevaleresque de ce missionnaire polyglotte, qui a couru l’Espagne pour la convertir au calvinisme, est aujourd’hui « l’étoile de la saison, » comme disent nos voisins. L’amusement abonde dans ses volumes, qui ne sont pas très bien, ou si l’on veut très légalement écrits ; mais le coloris vrai, la vie et la fraîcheur, les souvenirs et les faits, l’emportent sur les formules du style et sur les pastiches de la couleur. Notre missionnaire biblique commet plus d’un crime contre l’acception des anciens mots et les convenances reçues du langage ; mais on le suit si facilement dans ses voyages ! on aime tant à l’accompagner ! Il vous prend en croupe sur sa phrase bondissante et galope avec vous à la cime des sierras. Il est heurté, violent, peu habile en fait de transitions, avare d’épithètes, et peu curieux des agrémens de la phrase. C’est un écrivain de hasard, qui décrit admirablement des hasards.

Les portraits de bandits, de moines, de contrebandiers, de bohémiens et de muletiers, qui ont composé la société habituelle du voyageur, sont dignes de Zurbaran : « À Evora, dit-il, je vis s’approcher de moi un personnage singulier, monté sur son âne, enveloppé de la zamarra rousse en peau de mouton non tannée, portant des culottes de même étoffe et les jambes nues ; il semblait farouche et terrifié. Autour de son vaste sombrero circulait une couronne touffue de romarin. « Les sorcières me poursuivent ! s’écria-t-il en descendant de sa monture, et j’ai eu grand’peine à leur échapper ; voici deux lieues qu’elles crient sur ma tête. Ma femme me suit et elle va bientôt arriver. » En effet, un autre âne ne tarda pas à nous apporter la femme, trempée de l’eau de la pluie comme son mari. Je voulus savoir ce que signifiait ce romarin prodigué sur la coiffure du contrebandier : « C’est un charme contre les sorcières de la route, » me répondit-on gravement. Le sommeil me pressait, et je n’avais pas le temps d’argumenter avec mes amis. Je me levai le lendemain à quatre heures, et je trouvai mari et femme, toujours protégés par leur romarin, endormis l’un et l’autre au coin du foyer encore allumé. Bientôt ils s’éveillèrent, la femme prépara le déjeuner, qui se composait de sardines salées, grillées sur les charbons ; elle chantait, en les retournant, la vieille chanson espagnole :

À Bethléem jadis,
Pendant la nuit obscure
Les bergers endormis
Reposaient sur la dure ;
Un grand chêne brûlait,
Et la vapeur montait,
Et le chêne craquait,
Et la flamme éclatait, etc. !

« Vous allez donc partir ? me demanda-t-elle en interrompant sa chanson. Alors, prenez un peu du romarin de mon mari ; cela vous garantira de toute espèce de péril. » Je la laissai faire, ce dont elle fut ravie. »

À Merida, il rencontre une troupe de ses chers bohémiens, de ces zincalis, pour lesquels il ne cache pas sa prédilection, et qui la lui rendent bien. « Votre seigneurie est-elle le caloro (bohémien) de Londres dont on nous a parlé ? me cria une voix aiguë et perçante. Le jour tombait, et, levant la tête, je ne pus apercevoir que vaguement les traits hideux, le nez pointu et l’œil terne d’une vieille femme courbée sur un bâton. — Je suis celui que vous cherchez. Et Antonio (son domestique bohême), où est-il ? — Curelando, curelando, baribustres curelos terela, répondit-elle en zincali (il est à l’ouvrage, à l’ouvrage ; il a beaucoup d’ouvrage à faire). Caloro de mi garlochin (seigneur de mon cœur), venez avec moi ; venez dans mon petit ker (domicile), Antonio vous y retrouvera. — Je la suivis. La cité était en ruines et à moitié déserte. La vieille entra dans une rue étroite et sombre, s’arrêta devant une espèce de palais ruiné et en ouvrit la porte. J’étais à cheval. — Vous pouvez aussi faire entrer le gras (cheval), j’ai une écurie pour lui. Allons, mon chabo (ami), ayez confiance, fils de l’Égypte. Nous traversâmes, le cheval, la vieille et moi, une cour d’honneur, et nous nous trouvâmes devant la porte de l’écurie. — Mais il fait noir comme dans un four, la mère, et cette écurie ressemble à un puits. Apportez de la lumière, ou je n’entre pas. — Fils de l’Égypte, il ne faut pas avoir peur. Donnez-moi la solabarri (bride), je connais les êtres, je conduirai le gras à sa mangeoire, et je le panserai. Quelques minutes après, elle ressortit en s’écriant : — Il est en bonne santé, il s’est secoué (grasti terelando) ; le voyage ne lui a pas fait de mal. C’était pour la vieille un symptôme certain de santé que le tressaillement du cheval après le voyage. »

Il pénètre ensuite dans la chambre d’honneur de la bohémienne, vieille salle mauresque dilapidée, avec un brasero dans un poêlon, brillant au fond d’une alcôve, et des tronçons de colonnes arabes pour chaises et pour escabeaux. Deux personnes, un jeune homme et une jeune femme, étaient accroupis devant le brasero. « Mère des gypsies, dit Borrow à la vieille en faisant rouler du côté du brasero un fragment de pilastre, voilà une belle habitation. — Mérida est pleine de ces maisons-là, répondit-elle, et qui sont encore dans l’état où les Korahanis (Maures) les ont laissées. C’étaient de braves gens que ces Korahanis ! » Elle lui raconte ensuite toute sa vie, roman assez curieux, et finit par l’inviter à devenir le ro (mari) de sa seconde fille, ne doutant pas qu’il ne pût très bien, en sa qualité de romani (bohémien) dire le baji (la bonne aventure), hokkawar (voler) et s’acquitter des autres devoirs de la race.

C’est par l’intimité de ses relations avec tous les bandits et parias de la société espagnole que M. Borrow est parvenu à faire un livre tout-à-fait nouveau. Il a vu ce que personne ne pouvait voir. Non-seulement les zincalis, mais les juifs chrétiens, les débris mozarabes, les contrebandiers des côtes, les paysans de la Galice, sont décrits avec le même détail et la même simplicité. Une des scènes les plus amusantes de ce curieux livre, c’est celle où l’on voit un reporter anglais, ambassadeur de l’une des feuilles publiques de Londres, s’asseoir tranquillement avec M. Borrow dans une chambre de Madrid, la fenêtre ouverte, et suivre, la plume à la main, tous les mouvemens de l’émeute de la Granja. « Vos principes sont libéraux, dis-je à mon ami le reporter (ainsi s’exprime M. Borrow), et vos frères d’opinion courent le risque d’être battus. Que n’allez-vous les rejoindre et leur donner quelque honnête conseil ? — La large et spirituelle figure de mon ami se retourna vers moi, muette, mais riante et sardonique, comme s’il m’eût dit : Allez au diable ; puis, me prenant par le bras, il me fit monter de force l’escalier d’une maison qui portait un écriteau de location. La maîtresse nous céda pour une journée une chambre qui donnait sur la rue, et là nous nous établîmes fort tranquillement, une écritoire devant nous, tout prêts à copier sur place les évènemens d’un drame qui promettait plus d’une péripétie et qui tint parole. Les colonnes du Morning Chronicle continrent, dix jours après, le détail circonstancié des scènes qui se déroulèrent devant nous. »

L’autopsie des classes inférieures de la société espagnole, telle que M. Borrow l’a donnée, enseignement bien grave pour les hommes politiques, explique mieux que ne pourraient le faire mille dissertations théoriques la difficulté de soumettre à un régime normal, uniforme et constitutionnel, ces étranges et réfractaires élémens.

Un autre livre de voyages, dont le succès est d’ailleurs soutenu par des gravures magnifiques, flatte singulièrement le patriotisme des Écossais. On sait l’amour qu’ils portent à leur patrie, amour justifié d’ailleurs par ses beautés pittoresques et par les chefs-d’œuvre qu’elle a produits ou inspirés. Dans tous les romans de Walter Scott, il n’y a qu’un seul héros, l’Écosse ; un sentiment exclusif, la patrie écossaise. Plus habile à ménager ses intérêts que l’Irlande, et unie à l’Angleterre par le sentiment religieux, l’Écosse a su conserver à la fois ce qu’elle pouvait espérer ou réclamer d’indépendance, et ce qu’elle avait d’appui à recevoir de sa puissante sœur. Au lieu de se laisser écraser par la supériorité du pays voisin et de dépenser sa force dans une lutte acharnée et une haine stérile, l’Écosse a tiré parti des circonstances avec adresse. Reléguée par la nature sur un point assez triste et assez âpre des trois royaumes, loin de la civilisation méridionale, une nation qui a produit des hommes tels que Wallace, Knox, Allan Ramsay, Walter Scott, Burns, Dugald Stewart, Ferguson, Robertson, a droit de réclamer une place glorieuse parmi les nations civilisatrices. Tout cela n’empêche pas quelques-unes des prétentions écossaises d’être réjouissantes pour les étrangers. Les compatriotes de Walter Scott ne sont pas fiers seulement de leur courage, de leur esprit, de leur poésie, de leurs lacs et de leurs forêts ; ils sont persuadés que leur soleil est chaud, et que leur climat, sous ce rapport, vaut l’Italie ou l’Espagne. « Nous jouissons d’un climat très doux et très salubre, disait récemment la Revue d’Édimbourg, également éloigné des feux du tropique et des rigueurs du pôle. » Salubre, à la bonne heure ; on peut ajouter même que cet air vif des montagnes d’Écosse et de la mer qui bat ses côtes trempe admirablement la constitution d’homme et lui communique une remarquable énergie ; mais il suffit d’avoir vécu quelque temps au milieu de cette population active et vigilante, il suffit d’avoir vu les terribles orages de neige qui tourbillonnent sur les monts Grampiens, et d’avoir respiré l’air brumeux des lacs écossais, pour savoir à quoi s’en tenir sur la douceur et la chaleur du climat. Quelques lignes plus bas, le même écrivain se sert, pour caractériser son pays, d’une expression beaucoup plus juste, et qui le peint d’un seul trait : « C’est une latitude sobre, étrangère à l’abondance comme à la gaieté et à la richesse. » Cette sobriété même fait ressortir les autres caractères du paysage, grandeur, sublimité, mélancolie, mouvement. Toute la côte écossaise est dentelée d’une ceinture de baies profondes et de rochers bizarres qui forment autour de sa pointe péninsulaire un boulevart dessiné avec la variété la plus capricieuse ; autour de ce cilice hérissé de pointes de fer sont éparses de petites îles sans nom ; là s’ouvrent les cavernes basaltiques, là s’élèvent ces colonnades naturelles, cathédrales que Dieu a placées au sein des flots, et dont les mille pilastres rayonnent de tous les reflets du soleil et de l’océan. Le docteur James Wilson vient de publier un curieux voyage de circumnavigation autour de ces côtes.

Le 17 juin 1841, sir Thomas Dick Lauder, secrétaire du comité de pêcherie écossaise, s’embarqua à Greenock à bord de la Princesse royale, cutter que le gouvernement a fait construire pour ce service particulier. Il avait pris à bord M. Wilson, célèbre par ses connaissances en histoire naturelle, et devenu l’historiographe de cette expédition pacifique. Nos voyageurs passent en revue Les Hébrides, Colonsay, Staffa, la cave de Fingal, Iona, fameuse par sa vieille abbaye et sa civilisation précoce, Kerrera, et ce rocher que les paysans nomment encore le rocher de la dame (Lady’s Rock). Vers le commencement du XVIe siècle, un seigneur de ces lieux sauvages, Lauchlan Catenach Maclean de Duart, épousa une fille du comte d’Argyll. Le ménage fut orageux ; deux fois la femme essaya d’assassiner le mari. Celui-ci la fit placer dans une barque et la conduisit jusqu’à ce rocher, que la marée basse laisse à sec et que recouvre la marée montante. Déjà entourée d’eau de toutes parts, elle allait être emportée par la lame, lorsque des pêcheurs, dont le canot passait à distance, entendirent ses cris, la sauvèrent et la ramenèrent chez son frère, sir John Campbell. Ce dernier s’introduisit la nuit chez le mari, qu’il assassina Toutes les légendes attachées à ces redoutables solitudes portent le même caractère. Il y a quelque cent ans, plusieurs hommes du clan des Macleods débarquèrent dans la petite île d’Eig, et insultèrent les habitans, qui les garrottèrent dans leur barque et la lancèrent en pleine mer. Recueillis par quelques-uns de leurs compatriotes, qui rencontrèrent l’embarcation, ils appelèrent à eux tout leur clan, et revinrent en force assaillir l’île. Les Eigiens, qui étaient en petit nombre, se réfugièrent, hommes, femmes et enfans, dans une caverne de deux cent cinquante pieds de long sur quatorze de large, dont l’ouverture est tellement étroite, qu’on ne peut s’y glisser qu’en marchant sur les pieds et sur les mains. Un seul habitant avait refusé ce moyen de salut, et était resté sur la cime d’un roc. Les Macleods, ne trouvant d’abord personne brûlèrent et pillèrent les habitations ; ils allaient se rembarquer, lorsqu’ils aperçurent cet habitant isolé, qui prit la fuite à leur arrivée ; l’empreinte de ses pas sur la neige les conduisit jusqu’à la bouche de la caverne. Là ils entassèrent des branchages, des feuilles sèches et des mousses auxquelles ils mirent le feu ; toute la population de l’île fût étouffée par la fumée. « On y voit encore, dit M. Wilson, la chevelure d’un enfant, les ossemens des victimes, et le sol est recouvert d’une matière adipocireuse, dernier débris de tous ces cadavres consumés par le temps. »

Vous diriez que des hyènes sous forme humaine ont habité jusqu’aux derniers temps cette ceinture de rochers. En 1745, les Clanranalds de Glengarry, ayant à se venger des Mackenzie, mirent le feu à l’église et y brûlèrent toute une congrégation pendant le service divin ; l’église flambait, le joueur de cornemuse du clan (piper) dansait autour de l’incendie et jouait sur son instrument sauvage l’air de triomphe connu depuis cette époque sous le nom de Chant des Glengarries. On peut juger par ces détails du farouche intérêt que présentent ces deux volumes[13].

Un autre Wilson, beaucoup plus célèbre et qui appartient à la grande génération des Byron et des Scott, le docteur Robert Wilson, auteur de la Ville de la Peste (the City of the Plague), vient de publier la collection de la plupart des articles de critique et de philosophie insérés par lui dans le Magasin de Blackwood. Il a eu raison de ne pas livrer au souffle des vents ces feuilles sibyllines. Wilson n’est assurément ni le plus pur, ni le plus concis, mais c’est l’un des plus brillans écrivains de la dernière époque. Diderot et Jean-Paul, Sterne et Charles Nodier, semblent avoir contribué à former le style bizarre et heurté, mais étincelant de verve qui le distingue. Comme Addison et Steele, il attribue ses élucubrations à un personnage de fantaisie qu’il fait parler et agir, et dont l’invention est excellente. Ce symbole qui se nomme Christophe du Nord, ou, si vous voulez, Christopher North, et qui publie ses Récréations en trois volumes[14], c’est un vieillard très blanc et très vert, né au cœur de la vieille Écosse, goutteux et quinteux, mais, quand la goutte le laisse tranquille, aimable et jovial, causant bien, dissertant savamment, amoureux de la pêche, de la chasse, du whiskey écossais (eau-de-vie de grain qui sent la paille et la fumée), de la bonne poésie, de la gaieté, de la table, et de toutes les joies de ce monde.. Il a le front haut, la chevelure rude et chenue, le teint rouge et hâlé, l’œil bleu et vif, le sourire sur les lèvres, le poing encore vigoureux, les muscles souples et forts, l’estomac sain et capace, la voix haute et ferme, le cœur généreux et l’esprit très net. Grace à ces qualités diverses, réunies sur la tête de Christophe, l’auteur parle à son aise de chasse, de grammaire, de littérature, de drame, de peinture, de poésie, de politique ; il se met en colère, il disserte gastronomie, raconte des histoires, esquisse la caricature et la facétie, revient à la gravité, à la solennité, à l’élégie, et se permet des excursions sur tous les domaines. Cette manière dithyrambique et vagabonde d’exercer la critique a ses dangers ; l’ingénieuse sécheresse des aperçus n’a-t-elle pas aussi les siens ? Après tout, Diderot survit à Fréron ; Hazlitt et Coleridge effacent les écrivains didactiques de leur époque. On préfère à cette stérile et fade gravité le livre fou de Cazotte, ou une ligne de ce docteur Mathanasius, qui certes n’a pas le sens commun ? Les peuples qui encouragent l’originalité dans les œuvres de l’esprit me semblent avoir raison ; la régularité ne vaut pas l’originalité. Quoi de plus irrégulier que Michel Montaigne ? Est-il Gascon ? Est-il Romain ? Est-il philosophe ? est-il poète ? croit-il ou doute-il ? Pourquoi, dans son chapitre des coches, parle-t-il seulement de Jules César et de sa femme ? Ce fabricant de pages bizarres et d’essais sans suite et sans fin n’en est pas moins le plus grand écrivain du XVIe siècle en France, le père-nourricier de Jean-Jacques, de Pascal et de Montesquieu. Si vous espérez remplacer par la méthode seule le génie ou l’observation, vous n’arriverez qu’à des résultats misérables ; voulez-vous posséder une littérature vraiment féconde, servez, encouragez, aimez le développement naïf des esprits et de leurs facultés diverses. Un livre mal fait vivra, si j’y rencontre vingt pages heureuses et fertiles, et qu’est-ce qu’un ouvrage dont tout le mérite consiste dans l’économique arrangement et la sobre disposition des matières ?

Ces deux vertus ne peuvent être imputées à M. Wilson. Il divague, babille, pérore, s’égare, et quelquefois il abuse de cette charte de l’excentricité littéraire. Mais les idées neuves et les charmans tableaux abondent dans ses volumes ; ses essais sur Thomson, Cowper et Wordsworth, une Excursion à Grassmere, Christophe dans sa Volière, et les Bruyères d’Écosse sont de délicieux fragmens. Les Prisonniers français à Dartmoor offrent le mérite plus touchant encore d’une sympathie vive et d’une sensibilité noble envers des ennemis malheureux. « C’était triste, la prison de Dartmoor pendant la dernière guerre ; un édifice énorme et lugubre, tout rempli de prisonniers français, et à côté d’eux une troupe de bandits ramassés sur tous les coins du globe, pirates, contrebandiers, assassins, escrocs, la lie et l’écume de ce monde. C’était triste de voir, au milieu de cette population ignoble, de braves et honnêtes soldats de la France enfermés dans le donjon qui dominait les bruyères lugubres et désertes, et condamnés à y périr captifs. Là pleurèrent, se consumèrent et moururent des milliers de ces étrangers, et quand leurs poitrines fatiguées n’eurent plus un soupir pour la patrie absente, ils s’éteignirent. J’y ai vu des jeunes gens, des héros de vingt ans, pris sur le champ de bataille, forcés de ronger le frein de la captivité, en proie aux passions du premier-âge et à cette soif d’action qui ne pouvait s’étancher et qui les dévorait en les vieillissant. Ils étaient plus que centenaires déjà, bien qu’ils mourussent à la fleur de l’âge. À côté d’eux, j’ai vu descendre dans des fosses obscures, et sans larmes, de vrais vieillards, des vétérans d’armée, couverts de blessures anciennes qu’ils ne voulaient pas guérir, ou se débarrassant eux-mêmes d’une vie qui n’était plus une vie. Quelquefois l’extrême désespoir s’y transfigurait pour ainsi dire et prenait la forme de je ne sais quelle gaieté sauvage, bonheur troublé et effroyable à voir ; de pauvres jeunes gens, plus pâles et plus délicats que des filles, attendaient avec anxiété, recevaient avec larmes la lettre d’un père ou d’une mère ; puis, cette lettre reçue, ils partageaient l’orgie et la bacchanale des bandits de la prison. Là, quelques êtres privilégiés s’isolaient dans les cours et se tenaient écartés de la foule, devenus peintres, sculpteurs ou graveurs, et au moyen d’un morceau de charbon ou d’un couteau atteignant ou dépassant les chefs-d’œuvre et les prodiges de l’art. Triste spectacle et qui m’a fait pleurer quand j’étais jeune ! » Wilson, on le voit, est de la meilleure espèce des hommes de talent ; il a du cœur et ne manque pas de génie, quoiqu’on puisse lui reprocher la diffusion, l’exagération et quelquefois l’incohérence. Espèce de Diderot du Nord, qui rappelle souvent la verve heurtée et l’humeur fantasque de notre improvisateur du XVIIIe siècle, il écrit beaucoup, et sur tous les sujets. Personne n’a su porter dans la critique anglaise un génie plus conciliant, plus sympathique, plus tolérant. L’héritage de Hazlitt lui appartient à titre légitime ; mais la fantaisie de Wilson a plus d’ardeur, de vivacité et d’étendue.

Rien ne lui ressemble moins que le fécond polygraphe, intarissable romancier, le chroniqueur infatigable, J. P. R. James, qui vient de publier un roman assez pâle intitulé : Forest Days, et un recueil de biographies politiques traduites à peu près textuellement des écrivains étrangers. James ne pense ni bien ni mal, et n’écrit ni d’une façon illisible, ni d’une manière distinguée. C’est un de ces écrivains qui plaisent au commerce, qui ne déplaisent pas aux rivaux, qui n’effraient personne, exercent honnêtement leur industrie, livrent leurs ouvrages avec exactitude, n’ont pas d’idée ni de caprice, font le roman, le drame, l’histoire, la chronique et la critique également bien, travaillent même dans la poésie, et meurent en laissant leur boutique achalandée et florissante. Cette médiocrité a ses mérites ; elle entretient le marché et consomme du papier, des caractères et de l’encre. Malheureusement la vérité n’y gagne rien, le lieu-commun se propage, le public vit de vieilleries et de frivolités retournées ; la métamorphose du penseur en artisan n’est rien moins que le dernier avilissement de l’esprit.

Le recueil des discours prononcés par lord Campbell[15], long-temps avocat et membre de la chambre des communes, puis grand-chancelier d’Irlande et attorney-general, mérite une mention bien autrement honorable. Comme lord Brougham, il a bâti l’édifice de sa fortune de ses propres mains, à force de laborieuse persévérance, d’activité et de talent ; cela n’étonne personne en Angleterre, où les Burke, les Canning, les Peel, les Fox et les Brougham n’ont jamais été flétris du nom de parvenus. Le caractère de son talent d’avocat est la simplicité et la lucidité de l’exposition ; il a fait peu d’usage de ces grands mouvemens et de ces violentes hypothèses dont nos avocats se servent si volontiers, et qui, devant un jury habitué à l’exercice sincère de ses devoirs, affaiblissent une cause au lieu de l’étayer. Ce calme et cette modération sont devenus pour lui un honneur, lorsqu’il a été chargé, en sa qualité d’attorney-general, de poursuivre Frost et les chartistes. Aucune passion, rien de violent, de haineux, de vindicatif ; une sévérité triste et cependant indulgente, mais surtout sobre d’imputations sans preuve et d’hypothèses accusatrices, fait du discours qu’il a prononcé à cette occasion un modèle, et de sa conduite un noble exemple. Au nombre des plaidoyers publiés par lui se trouve sa défense de mistriss Norton, discours d’une simplicité, d’une fermeté et d’une sagacité admirables. On sait aujourd’hui quelle trame politique se cachait sous cette attaque contre une femme distinguée ; l’intérêt d’un parti conspirait avec l’envie pour perdre mistriss Norton ; l’envie toute seule aurait bien pu en venir à ses fins. Il lui est si facile de transformer nos meilleurs penchans en vices et nos malheurs en crime ! Tous nos goûts, même les plus innocens ou les plus honnêtes, prêtent à la médisance ; l’homme que l’on veut perdre est-il simple dans ses penchans, on le fait avare. Est-il ami de l’élégance, on le fait prodigue. Est-il pauvre, on le fait dissipateur. Si sa position est forte, on parvient à l’affaiblir ; si elle est faible, on la ruine. Le procédé est d’une simplicité excessive et ne manque jamais son coup. Quant à mistriss Norton, elle offrait beaucoup de prise à cet ennemi sans pitié, par un mariage peu assorti, que l’inégalité d’âge et d’humeur signalait à la curiosité, et par ses talens variés. Elle était belle, poète, aimable, alliée à ce que la société anglaise a de plus délicat et de plus raffiné. Elle avait de l’instruction sans pédantisme, de la grace sans coquetterie, et ce genre d’esprit brillant et ferme qui peut servir d’arme comme d’ornement. On lui eût pardonné les succès de l’esprit, si elle se fût vouée à quelque coterie mesquine, ou l’éclat de la femme du monde, si elle se fût contentée de briller au parc et de donner la mode, ou l’agrément de ses salons, si la courtoisie de son accueil eût été sa seule recommandation. Mais rien n’éveille et n’aiguise l’envie comme la variété d’aptitudes ou de succès ; le monstre prend alors des proportions gigantesques. Cette fois il s’appuya d’un côté sur l’esprit de parti et de l’autre sur l’hypocrisie puritaine. Il fut sur le point de ruiner complètement cette personne si distinguée, et c’est merveille qu’il n’ait pas réussi.

Le recueil des discours de lord Campbell, qui eut l’honneur de la défendre victorieusement contre de si terribles adversaires, contient des sujets de roman plus intéressans et plus dramatiques que les romans jadis célèbres de miss Burney, dont on vient de publier les mémoires. Miss Burney était devenue, comme on sait, mistriss d’Arblay, en épousant un émigré français de ce nom. Long-temps reine du roman, maîtresse de l’école à laquelle appartiennent miss Edgeworth et miss Austen, elle n’est plus aujourd’hui considérée que comme une ingénieuse imitatrice des défauts et des qualités de Richardson. Son journal[16], dont on a beaucoup trop parlé récemment, offre deux espèces d’intérêt et deux faces bien distinctes, l’une relative à la France, et qui est surtout amusante et curieuse par le grand nombre de personnages et d’évènemens français qui s’y trouvent réunis ; l’autre, tout anglaise, et qui se rapporte à la jeunesse de l’auteur de Cecilia. La portion française est la plus mal écrite, la plus obscure et la moins exacte des deux. Une fois dépaysée, miss Burney a perdu son talent ; elle a voulu écrire à la de Staël, comme elle le dit elle-même, et ce travestissement lui a porté malheur. Rien de plus simple et de plus net que le style de miss Burney dans Cecilia. Rien de plus embarrassé et de plus redondant que le style de Mme d’Arblay. Cette charmante causeuse la plume à la main, dès qu’elle veut se faire muse et pédante, devient horriblement ennuyeuse. Née pour l’observation fine et la précision du détail, souvent comparable à notre spirituelle

Mlle Delaunay, qui écrivait d’un style exquis ses mésaventures de dame de compagnie et ses mécomptes amoureux, miss Burney, quand elle prétend chausser le cothurne, tombe misérablement.

L’exemple de la France égara miss Burney. Alors nous étions montés sur le ton épique. La gloire légitime et victorieuse de M. de Châteaubriand brillait à côté des étincelans reflets de Mme de Staël. M. de Marchangy embouchait sa trompette, et M. Chénedollé la sienne ; les plus petites muses grossissaient leur voix en suivant la marche triomphale du conquérant Napoléon. Entre la gaudriole du caveau et les grandes phrases des bulletins, il n’y avait pas de milieu, et l’on écrivait un almanach du ton dont Marmontel avait écrit Bélisaire. Le moindre sujet se gonflait de toutes les graces de la circonlocution et de toutes les broderies de la rhétorique. La poule au pot de Henri IV se transformait en six vers alexandrins, de même que Du Belloy, dans un simple petit pain, avait trouvé, une amplification de huit vers. M. de Marchangy décrivait dans son poème le bouillon aux yeux d’or qui rit dans le vermeil, ce qui indique un excellent potage. Corinne même et Delphine ne sont pas exemptes de ce pitoyable travers, et c’est une justice à rendre aux Hoffmann, aux Feletz, aux Geoffroy, aux gens d’esprit de l’époque, qu’ils n’ont jamais épargné cette école de falbalas et de longues queues métaphoriques. Miss Burney, dont la phrase naturelle était si lestement vêtue, se laissa gâter. Rien n’est curieux à titre de monument littéraire comme la vie de son père, le docteur Burney, écrite par elle dans un patois doublement emphatique, qui rappelle à la fois le mauvais style des deux pays. Veut-elle dire que son père monta en voiture, elle raconte que cet instrument locomotif, autrefois luxe royal, aujourd’hui l’une des nécessités de la bourgeoisie conquérante, le transporta d’un lieu à un autre. Il s’agit d’un fiacre. — Sa description du rhumatisme paternel et des suites de ce rhumatisme ne peut pas être oubliée ; l’ithos et le pathos en font un morceau merveilleux. « Mon père, dit-elle, fut assailli, pendant son voyage si rapide, par les fureurs les plus redoutables auxquelles la terrible lutte des élémens abandonne la nature pendant la saison hivernale. De mauvais arrangemens domestiques, et d’innombrables accidens qui s’y joignirent le livrèrent en proie aux impitoyables angoisses de ce spasme aigu que cause le rhumatisme, souffrance horrible qui lui permit à peine d’atteindre son foyer domestique, et bientôt il s’y trouva, prisonnier torturé, confiné douloureusement dans un lit de supplice. Tel fut l’obstacle imprévu qui ploya sans la dompter la naissante volupté de son esprit, ce désir d’entrer dans une nouvelle sphère de vie, dans le domaine de la célébrité littéraire. Ce fut en effet sur le lit du malade, échangeant le léger nectar d’Italie, de France et d’Allemagne contre les noires potions des apothicaires, tenaillé par des douleurs lancinantes, et voué à l’incendie de la fièvre, qu’il comprit la plénitude de cet équilibre sublunaire qui semble devoir éternellement rester suspendu au-dessus de l’accomplissement d’une félicité exquise et désirée long-temps, mais qui fuit au moment même où elle mûrissait, prête à éclore pour le plaisir. »

Cela méritait d’être cité. La première partie du journal de miss Burney est tout-à-fait privée de cette magnificence et renferme de curieux détails sur Johnson, mistriss Thrale, Walpole, et la vie intime de George III et de la reine sa femme. Bien que publiée récemment, cette œuvre appartient d’ailleurs à une époque littéraire très éloignée de nous, à l’ère johnsonienne, qui a précédé l’avénement de Walter Scott et de Byron. Aujourd’hui rien ne bouge dans la littérature anglaise. Les romans sont à peu près ce qu’ils étaient il y a vingt ans. On écrit des poèmes dans le style de Wordsworth et de Tennyson. On compile des histoires à l’imitation de Southey et de Lingard. Cependant un courant de nouveaux besoins et de tendances nouvelles emporte lentement les esprits vers un monde inconnu ; ce courant, on ne l’aperçoit guère dans les livres à la mode ; le véritable mouvement intellectuel ne se manifeste jamais à la surface. Il faut creuser plus avant et consulter certaines publications à demi obscures, certains pamphlets de controverse et de polémique sacrée pour reconnaître de mystérieuses et bizarres agitations qui s’annoncent dans les intelligences anglaises. L’Angleterre, mère du rationalisme pur, s’ennuie un peu de cette doctrine et de sa stérilité. Le pays de Locke produit à son tour quelques germes catholiques, et c’est à Oxford, au sein de la vieille université, qu’on les voit poindre. Comment se réglera cette tendance nouvelle ? Comment se débrouillera et s’éclaircira ce nuage mystique ? Il y a un docteur Arnold, mort récemment, esprit indépendant et distingué qui, dans ses essais et dans sa chaire, n’a pas cessé de prêcher et d’écrire contre l’esprit de parti qui est la vie politique de l’Angleterre. Il y a un docteur Pusey, dont les tracts ou traités font un assez grand nombre de prosélytes, et qui demande tout simplement que l’église anglicane se substitue à l’église romaine catholique. Il y a un docteur Sewell, qui va plus loin et qui se déclare symboliste, mystique, ennemi du jugement individuel, partisan de l’inquisition, défenseur de la foi aveugle ; il proteste contre le protestantisme et déclare qu’il ne reconnaît de christianisme légitime qu’avant la réforme ! Voilà ce que l’on imprime en Angleterre, et qui pis est, à Oxford. La singulière impulsion du catholicisme protestant s’y propage avec une vivacité qui épouvante les vieux adversaires du papisme, et qui menace de détruire l’orthodoxie. MM. d’Oxford réclament pour leur église tous les droits de l’église catholique, infaillibilité, autorité, influence directe sur les intérêts temporels. Les puseyites n’attaquent plus le catholicisme dans ses théories, qu’ils acceptent au contraire ; ils veulent tout bonnement le remplacer. Qu’auraient dit Locke et de Foe, s’ils avaient prévu ce résultat ? Bossuet rirait bien. Le protestantisme, fruit du jugement qui proteste, de l’arbitrage personnel exercé par l’homme, renonce à sa protestation, se soumet à l’autorité et détruit la faculté du libre jugement ! Nous avons nommé M. Sewell, professeur de philosophie de cette université d’Oxford, et l’un des principaux athlètes du combat, qui a scandalisé récemment les consciences par la publication de sa Morale chrétienne[17] ; il essaie d’y relever le principe catholique de l’autorité contre le principe du jugement individuel. Bossuet n’est pas plus impérieux ; Tauler n’est pas plus mystique.

Il faut donc se garder de confondre les mouvemens purement littéraires indiqués par le style, le genre et la portée des livres, avec les révolutions intellectuelles qui couvent secrètement dans l’esprit des peuples. Il est évident qu’il s’opère aujourd’hui dans les intelligences anglaises un effort vague contre l’esprit de parti et le cant, effort sourd et secret, encore très peu sensible, mais d’autant plus digne d’être remarqué, qu’il s’étend doucement à la littérature, aux mœurs, aux arts, à la science, à la théologie et à la politique. Les romans même de Dickens, et c’est ce qui fait en partie leur succès, sont remplis de protestations comiques contre le cant et l’affectation de la sévérité puritaine. L’Angleterre commence à se dégoûter de l’hypocrisie convenue, elle ne croit plus guère à ses journaux, et répudierait volontiers le charlatanisme des annonces. La presse quotidienne perd tous les jours de son pouvoir, dont elle a fait litière. Les sentimens et les préjugés contraires à la France s’anéantissent dans les esprits cultivés ; récemment, un des meilleurs recueils périodiques anglais ne craignait pas de faire honte à ses compatriotes et de louer à leurs dépens le libéralisme de nos lois et la sympathie facile de nos mœurs. Le retour à la généralisation des idées, un certain besoin de centre et d’autorité, une lassitude secrète de l’analyse, de la dissidence et peut-être de la liberté, se manifestent d’une manière indécise, mais assez vive.

Ainsi, dans le pays protestant par excellence, on proteste contre le principe de la critique. Dans le pays de la libre pensée, on prête l’oreille aux panégyristes de l’inquisition. Le pays rationaliste écoute le mysticisme du symbole. La bannière catholique est prête à se relever au milieu des adversaires du papisme.

Voilà, pour les penseurs, les curiosités mystérieuses de l’Angleterre actuelle. Elles éclosent à peine, on les voit poindre, toutes timides, à la surface du sol ; mais elles sont pleines de sève, d’avenir, peut-être de terreur. La circulation des livres n’est rien auprès du mouvement des idées.


Philarète Chasles
  1. THE PILGRIM’S SHELL.
    Under a tuft of eglantines, etc.

  2. Imaginary Conversations, by Walter Savage Landor.
  3. Darers of the truth.
  4. Southey’s Colloquies, on the prospects of society, p. 122.
  5. The Age of great cities, or modern Society viewed in its relation to intelligence, morals and religion, by Robert Vaughan, D.D.
  6. Harrington, p. 62.
  7. Hamilton, On the Progress of society.
  8. Tour through the manufacturing districts, by W. Taylor, LL. D.
  9. A Letter to sir Robert Peel, on the condition of England.
  10. Report, p. 3.
  11. Homerus, by the Rev. John Williams, etc. — Edinburgh.
  12. The Bible in Spain, or the Journeys, Adventures and Imprisonments of an Englishman in an attempt to circulate the Scriptures in the Peninsula, by George Borrow, 3 vol.
  13. A Voyage around the coast of Scotland and the Isles, by James Wilson.
  14. Recreations of Christopher North, Edinburgh.
  15. Speeches of lord Campbell, etc.
  16. Diary of mistriss d’Arblay.
  17. Christian Morals, by the rev. W. Sewell, M. A., etc.