Revue Musicale de Lyon 1904-03-30/Lieder français

lieder français

(suite)

Henri DUPARC

C’est à un âge où la plupart des jeunes gens en sont encore à chercher leur voie, parmi l’encombrement des carrières et l’incertitude de l’avenir, que Henri Duparc écrivit les œuvres remarquables, qui ont consacré sa réputation, non auprès du grand public, encore mal informé, mais dans l’estime des musiciens et de trop rares critiques, attentifs à l’évolution des originalités et au progrès des talents naissants. Anciennes par la composition, modernes par les tendances qu’elles dénotent, ces œuvres n’ont été éditées que récemment, sur les instances des amis de Duparc et malgré leur auteur, qui voulait détruire ces rares, mais suggestives mélodies, dans un incompréhensible accès de modestie exagérée et de scrupules artistiques, malheureusement introuvables chez tant de musiciens habiles et audacieux, véritables commerçants de l’Art, d’une douteuse probité intellectuelle. Cet inexplicable mécontentement de lui-même, ce pessimisme dangereux, sorte de douloureuse névrose, dont Henri Duparc souffre depuis plus de vingt ans, doivent être attribués à plusieurs causes, dont la principale réside certainement dans l’acceptation, par le musicien encore jeune, de charges administratives, source de tracas innombrables, que ne put surmonter la délicatesse féminine de sa complexion artistique. C’est au pays de Marnes, où Duparc allait régulièrement passer six mois d’été — de 1880 à 1885 — dans une maison de campagne appartenant à ses parents, que la considération dont jouissait sa famille, valut au compositeur l’honneur d’être élu maire de sa commune. Duparc abdiqua promptement cette charge, pour laquelle il était naturellement peu fait, et, neurasthénique, découragé presqu’avant la lutte, il partit soigner une névrose persistante à Monein, dans les Basses-Pyrénées, où la solitude lui fut excellente, au double point de vue du travail et de la santé. Depuis ces dernières années, Duparc vit fort retiré, à Paris ou Versailles, dans l’isolement le plus complet, ne cherchant qu’à faire oublier — suivant sa propre expression — « sa triste personne, dont il n’y a rien d’intéressant à dire » [1].

De nobles amitiés et la célébrité persistante de tant de pages, volontairement inédites, auraient dû cependant éclairer Henri Duparc sur la valeur d’un incontestable talent, que, seule, sa fine et scrupuleuse nature d’artiste, semble obstinément se refuser. Né à Paris, le 21 janvier 1848, d’un père ingénieur et administrateur de la Compagnie de Saint-Gobain (l’aîné de ses frères, Arthur, s’occupait de critique d’art), Henri Duparc fit ses études au collège des Pères Jésuites de Vaugirard, puis il passa, sans grande conviction, ses examens de droit. À Vaugirard, Duparc avait fait la connaissance de César Franck, qui y devint promptement son ami, en même temps que son maître de piano, d’harmonie, de contrepoint et de composition. L’influence du mystique auteur des Béatitudes fut considérable sur la formation artistique du jeune musicien, et c’est en grande partie à ce contact intime avec un maître, d’une si rare probité artistique que nous devons de rencontrer, en Duparc, cette belle modestie, inconnue des médiocrités, cette extraordinaire sévérité pour lui-même, qui font du chantre de Phidylé le digne successeur de l’organiste liégeois. Avec son noble professeur, les premiers amis de Duparc, dans la carrière artistique, furent Camille Saint-Saëns, qui, par la suite, réduisit pour deux pianos son poème symphonique Lénore[2] et lui dédia la Jeunesse d’Hercule, Romain Bussine, Fauré, le charmant et regretté Alexis de Castillon, enfin le peintre Henri Regnault, qui était féru de musique et doué, paraît-il, d’une voix de ténor magnifique[3].

L’initiation de Duparc au drame wagnérien fut l’œuvre de Saint-Saëns, qui lui communiqua, en 1870, les partitions du Rheingold et de la Walküre, nouvellement parues, et l’entraîna à Munich pour assister à la représentation de ce dernier ouvrage. Chassé brusquement d’Allemagne par la déclaration de guerre, Duparc dut rentrer à Paris, où il prit part comme mobile aux premières opérations du siège[4]. « C’est là, écrit Vincent d’Indy — que, ayant fait la connaissance de Duparc, un an avant la guerre, dans une charmante famille irlandaise, la famille Mac Suviney, dont une des jeunes filles devint Mme H. Duparc, séduit par la franchise de son caractère et pas son exubérant enthousiasme pour le Beau, devint aussi aussitôt et resta l’un de ses plus intimes amis, que je le retrouvai à cette bizarre époque où, lui venant de Bagnolet et moi du fort d’Issy, nous nous rencontrions le dimanche au Cirque d’hiver. Pasdeloup, en garde national, y dirigeait un orchestre bariolé où se coudoyaient des spécimens de tous les corps extraordinaires créés pendant la guerre : moblois, gardes nationaux, volontaires bruns, gris, verts, etc… ; en ces curieux concerts, la Symphonie pastorale était commentée par Sarcey (!) qui faisait sur Beethoven une longue conférence, et la Réformation-- Symphonie par le pasteur Athanase Coquerel, le tout terminé par le couplet patriotique et la Marseillaise de Berlioz !

Puis Duparc, atteint d’un rhumatisme aigu à l’estomac, fut obligé de rester chez lui, et le service devint trop sérieux à partir du mois de décembre pour que nous puissions nous rencontrer autrement que par hasard. »

Ce fut lui qui en 1872, présenta son camarade Vincent d’Indy à son maître César Franck et le décida à terminer sous la direction de celui-ci ses études de contrepoint, fugue et composition.

De 1872 jusqu’au moment où Duparc quitta Paris, pour de nombreuses années, ce fut entre les deux jeunes gens, une constante intimité, favorisée par des travaux analogues et un voisinage immédiat. (Ils habitaient la même maison, cette maison de l’avenue de Villars, où demeurait aussi un autre ami de Vincent d’Indy, le littérateur Robert de Bonnières).

« Tous les mardis, ajoute l’auteur de l’Étranger et cela dura jusqu’en 1880 environ — Duparc réunissait chez lui des amis ou des amis de ses amis, et nous lisions jusqu’à deux heures du matin des chefs-d’œuvres anciens ou des productions modernes.

Là venaient assidûment Fauré, Camille Benoît, Chabrier, Alexis de Castillon, Robert de Bonnières, très souvent Saint-Saëns et les jeunes musiciens étrangers qui nous étaient signalés de passage à Paris, Svendsen, Taneew (depuis, directeur du Conservatoire de Moscou), Friedheim, un extraordinaire élève de Liszt (qui fut, par la suite, condamné en Amérique pour assassinat) ; c’est de là enfin que sortit la Société Nationale, dont Duparc fut pendant plus de dix ans, le zélé secrétaire. »

C’est alors que le jeune musicien se décida à habiter Marnes, puis les Basses-Pyrénées où il travailla à un drame lyrique la Roussalka (d’après le poème de Pouchkine), qui, croyons-nous, ne fut jamais terminé.

Déjà, pendant qu’il étudiait le droit, Henri Duparc avait publié, en 1869, chez Faxland, six pièces de piano, Feuilles d’Automne, une sonate pour piano et violoncelle (1872), non publiée ; une suite d’orchestre (non publiée), essayée en 1873 par Pasdeloup, qui la déclara inexécutable ; une suite de valses pour orchestre, composée en 1873 et jouée le 24 juin 1874, à la Société Nationale ; une deuxième suite d’orchestre intitulée Poème nocturne, composée en 1874, malheureusement détruite depuis, et qui contenait, paraît-il, des choses charmantes ; une suite pour piano, dédiée à Vincent d’Indy et détruite également ; enfin, Lénore, poème symphonique déjà mentionné, composé en 1874-75, exécuté, pour la première fois, le 28 octobre 1877, aux Concerts Populaires de Pasdeloup, puis en 1878 au Trocadéro, enfin il y a trois ans, chez Chevillard, qui a fait de nouveau applaudir cet important ouvrage, dans le courant de l’actuelle saison.

Lénore atteste, ainsi que diverses mélodies remarquablement symphoniques, telles Galop (Sully-Prudhomme), La vague et la cloche (Coppée) et surtout Phidylé et l’Invitation au Voyage, pièces écrites d’abord avec piano et orchestrées par la suite — combien le tempérament vigoureux, d’une ardeur singulièrement vibrante, de Duparc, le poussait à manifester sa pensée par les sonorités éclatantes de l’orchestre. Pourquoi faut-il que la plupart de ses œuvres anciennes aient été détruites par ce musicien sévère pour lui-même jusqu’à l’injustice et que nous nous trouvions ainsi dans l’impossibilité à peu près complète d’étudier, chez Duparc, le symphoniste et le dramaturge, alors que le mélodique nous paraît si attrayant par les qualités orchestrales et descriptives de sa musique ?

Force nous est donc de nous en tenir au chantre du Lied, le seul, du reste, dont l’étude rentre dans le cadre strict de cette monographie.

De 1871 à 1873, Duparc avait écrit cinq mélodies, publiées par la maison Durand-Schœnewerk, et dont les principales, Soupir (Sully-Prudhomme) et Chanson triste, sur des vers de Henri Cazalis (Jean Lahor), ont été rééditées par l’éditeur Baudoux, son ami (Bellon, Ponscarme et Cie, successeurs). À vrai dire, la Sérénade (Gabriel Marc) et la Romance de Mignon, d’après Gœthe, ne sortent guère du cadre, quelque peu banal, des mélodies de salon, agréables, mais sans grande originalité, que Lalo et Saint-Saëns publiaient à la même époque. Toutefois, dans la seconde de ces œuvres, nous rencontrons déjà l’emploi, cher à Duparc, d’un leitmotiv de quelques notes brèves, phrase instrumentale intervenant parmi l’accompagnement ininterrompu de la partie vocale. Ce procédé s’accentuera, en même temps qu’augmentera l’habileté du musicien, et nous le retrouverons, devenu un véritable système musical, du plus heureux effet, dans les derniers et les plus beaux Lieder de Duparc, L’Invitation au Voyage et Phidylé.

Que de tendresses et d’intimité, dans Chanson Triste (Jean Lahor). Un sentiment mélancolique domine, enveloppant la mélodie entière d’une largeur d’inspiration, encore inégalée, selon nous ; bien que d’une écriture élégante et soignée, ce lied est des plus profonds que nous connaissions ; sans nulle afféterie, il séduit et charme, combinant dans la plus heureuse harmonie, les qualités dominantes de la muse de Duparc — qui sont aussi celles de l’homme — sincérité, spontanéité, énergie, avec une extrême pureté, dans la ligne mélodique, et une rare intensité expressive de la partie chantée. L’accompagnement de Chanson Triste, d’une incomparable douceur, est écrit dans la forme arpégée, pour laquelle Henri Duparc semble avoir quelque prédilection, et qui contraste très heureusement avec la tenue simple de voix (à noter la délicieuse modulation : ut mineur, fa dièze majeur[5].

Quand tu berceras mon triste cœur et mes pensées
Dans le calme aimant de tes bras !

Mais, parmi ces mélodies d’une manière déjà ancienne, celle qui nous paraît de la plus belle venue est sans doute le Soupir, d’après Sully-Prud’homme. La ligne simple du chant (ce souci de la pureté mélodique est caractéristique du lied de Duparc) s’oppose au mouvement persistant de l’accompagnement et donne à cette œuvre une plénitude expressive remarquable, qui traduit merveilleusement les retours du « soupir » :

Toujours l’aimer !

À la même époque (1874) se rattachent deux œuvres d’un romantisme quelque peu bruyant, que nous avons déjà mentionnées, Le Galop et La Vague et la Cloche ; nous reviendrons à ce dernier lied pour chant et orchestre, réuni, par les soins de MM. Bellon et Ponscarme, éditeurs, à sept autres mélodies, récemment publiées en un seul recueil. Citons encore — mais dans une période plus proche — deux mélodies, publiées par le Journal de musique, fondé par Dalloz et qui vécut quatre ans seulement ; Au Pays où se fait la guerre (Th. Gautier), numéro du 19 mai 1877) qui fut chantée à la Société Nationale par Mlle Vergin, le 28 février 1880 ; et Élégie (strophes de Th. Moore à Robert Emmet traduites en prose, déjà mises en musique par Berlioz), numéro du 12 janvier 1878. Cette dernière pièce fut, par la suite, rééditée par Baudoux, ainsi que la Vie antérieure, ouvrage de la même époque.

Si Au pays où se fait la guerre évoque plutôt le souvenir de Saint-Saëns, par son architecture générale, l’Élégie et la Vie Antérieure sont nettement franckistes, grâce à l’abondance extraordinaire du développement et l’emploi des modulations enharmoniques, dans les rentrées chromatiques, d’un effet saisissant. À ce dernier point de vue, l’Élégie, construite sur un thème unique de deux notes, qui semble un véritable sanglot, indique, chez Duparc, une incomparable puissance évocatrice, unie à une richesse harmonique, d’une rare simplicité.

La poésie de Baudelaire, sur laquelle est écrite La Vie Antérieure, possède cette éloquence, faite de nostalgie pénétrante et de délicat mysticisme, qui rendit célèbre l’auteur de Fleurs du Mal. Après la majestueuse exposition du début, au thème large, inspiré par la belle architecture de ces vers :

J’ai longtemps habité sous de vastes portiques,
Que les soleils marins teignaient de mille feux.

la ligne semble se perdre ; mais nous la retrouvons, lors du changement de tonalité, sur le :

C’est là que j’ai vécu…

du poète. Un dessin, d’un exotisme approprié, à la basse, nous amène à une terminaison des plus franckistes, et clôt une mélodie intéressante, mais dans laquelle on regrette de ne point rencontrer cette splendide unité, qui a présidé à la conception du poème.

Le duo La Fuite, pour ténor et soprano, est le premier exemple, que nous offre l’œuvre d’Henri Duparc, de l’adaptation au lied des procédés d’écriture symphoniques. Les intentions descriptives de cette page colorée sont évidentes : la chevauchée haletante de la basse, les arpèges précipités de l’accompagnement, les gammes chromatiques ascendantes en tierces majeures, commentent merveilleusement le dialogue imagé de Théophile Gautier et rappellent la facture générale de l’immortel Roi des Aulnes, de Schubert. Mais, dans le poème de Duparc, la passion se teinte d’un coloris spécial, dû à l’orientalisme du décor, savoureusement noté par le musicien, en de violentes oppositions de nuances et d’exquises modulations, comme sur ces mots : Kadidja :

Mes cils te feront de l’ombre,
Et la nuit, nous dormirons
Sous mes cheveux, tente sombre,
Fuyons, fuyons !

sol majeur — fa dièze majeur — fa majeur[6].

Nous arrivons ainsi au plus beau titre d’Henri Duparc à l’admiration des musiciens, avec les huit mélodies récemment réunies en un recueil d’une incontestable valeur par les éditeurs Bellon et Ponscarme. En voici les titres, par ordre de date : L’Invitation au voyage (1874) ; La Vague et la Cloche (1874) ; Sérénade Florentine (1876) ; Le Manoir de Rosemonde (1876) ; Extase (vers 1877) ; Testament (1876) ; Phidylé (1878) ; Lamento (1879). Les plus importantes de ces œuvres sont les plus orchestrales ; ainsi présentées, elles forment un tout homogène, un cycle de pensées et de sentiments, d’une indiscutable originalité. En tête L’Invitation au voyage, de Baudelaire, si câlinement berceuse, avec le murmure tentant de ses vagues brèves et cadencées, auquel succèdent de lents accords arpégés et un subit éclat de lumière, soulignant un invraisemblable atterrissement, sur une rive radieuse et lointaine. Henri Duparc a trouvé là des accents et des harmonies d’une douceur ineffable, traduisant, de façon merveilleuse, les aspirations vers l’inconnu, vers l’au-delà du rêve, qui bouillonnaient dans l’âme baudelairienne. Ce pays fantastiquement beau, où nous convie l’imagination ardente du poète, le musicien nous le dépeint, en une sorte d’extase, par une déclamation uniforme, et, pour ainsi dire, horizontale, sur d’immenses accords plaqués, qu’interrompront bientôt le clapotis des petites vagues monotones et le souvenir, à la basse, du nostalgique :

Aimer et mourir !

Certaines mélodies du recueil sont d’une expression tendre et mélancolique : tels les deux lieder, écrits sur des vers de Jean Lahor (Sérénade florentine et Extase) et le Lamento de Gautier. Ils sont remarquables par le souci de l’écriture, la suavité des harmonies et l’élégance du rythme. La Sérénade florentine vibre, par instants, d’une note jeune et gaie, avec son leitmotiv de trois notes, qui s’oppose à la terminaison naturelle, par la tonique, sur ces fins de phrases :

La bénédiction des cieux.

et :

D’un astre d’amour qui se lève.

Extase est la plus enveloppante de ces mélodies : c’est un tableau intentionnellement grisaille, volontairement monotone et atténué, brossé sur une seule phrase, qui s’élève peu à peu jusqu’à la passion.

Je n’aime guère, je l’avoue, la poésie de Coppée : La Vague et la Cloche[7], dont le début :

Une fois… terrassé par un puissant breuvage,

rappelle trop, à mon gré, les soporifiques de 1830 et la légende de la Fantastique. Quant à la musique, vigoureuse, dont H. Duparc l’ornementa, elle présente une instrumentation remarquable encore qu’un peu extérieurement descriptive du moins dans la première partie du rêve. Ainsi que le note fut justement M. G. Servières, « l’entrée du carillon de la cloche donne à la mélodie le support d’un rythme très marqué dont l’habileté du symphoniste a tiré des effets très pittoresques ».

Phidylé — chantée à la Société-Nationale, le 8 avril 1893 — est d’un meilleur style mélodique. Véritable « symphonie-miniature », suivant l’appellation très-exacte donnée à ce chef-d’œuvre, elle nous apparaît riche d’intentions descriptives, discrètement réalisées, adaptation subtile et serrée, d’une musique de rêve à la poésie célèbre de Leconte de Lisle.

Après la mise au point du paysage, sur les calmes accords du début (modulant autour de l’accord parfait de la bémol), c’est le lent engourdissement de midi, vibrant de soleil et de chaleur, alors que les abeilles bourdonnent, incitant Phidylé au sommeil :

Repose, ô Phidylé, repose…

Sur ces mots, paraît à l’orchestre un thème mélodieux et berceur, qui reviendra à plusieurs reprises dans le cours du lied, et, après avoir été transformé dans un développement expressif, lui servira de conclusion. Oh ! l’admirable courbe, que nous présente la chute de la phrase musicale, au passage :

Et les oiseaux, rasant de l’aile la colline,
Cherchent l’ombre des églantiers !

Et les voluptueuses et somnolentes syncopes de la basse, mêlant sa voix assourdie au concert des insectes et des fleurs :

Repose, ô Phidylé, repose… !

Dans la paraphrase musicale de cet exquis poème, chantent les mille voix de la nature, dont le crescendo conduit au brillant trémolo qui clame l’accent passionné de l’homme, vainqueur et aimé.

Le Manoir de Rosemonde (paroles de R. de Bonnières) est un cri de douleur et de désespoir ; l’accompagnement en est impétueux et fatal, avec des imitations féroces de chevauchées et de sonneries de moyenâgeuses fanfares retentissant au fond de la forêt, qui dissimule aux regards profanes l’introuvable et inaccessible château. Mais, d’héroïque et sauvage, la muse de Duparc retombe dans son habituelle mélancolie ; de longs sanglots plaintifs soulignent le Lamento, de Théophile Gautier (cette dernière mélodie semble un peu inspirée de la manière de Fauré, mais d’un Fauré plus puissant et plus profond que l’auteur exquis, musicien raffiné, du Clair de Lune ou de la Bonne Chanson) et le recueil se clôt sur le Testament, un peu tourmenté, à mon sens, d’Armand Silvestre.

Quelle place Henri Duparc occupera-t-il dans l’histoire de nos musiciens de lied français ?

Il serait téméraire de vouloir ainsi préjuger l’avenir pour une question délicate qu’il est malaisé à des contemporains de trancher imprudemment. Toutefois lorsque l’on songe à l’époque, où Duparc écrivit les admirables mélodies, que nous venons de passer en revue, à l’originalité et la hardiesse qu’elles témoignent, on ne peut s’empêcher de déplorer — avec tous les admirateurs de ce noble musicien — la retraite volontaire d’un compositeur, dont César Franck répétait souvent qu’il était de toute sa génération, le mieux organisé, comme inventeur d’idées musicales ; sans parler de la vigueur de tempéramment de ce musicien, dont le sentiment dramatique convenait si merveilleusement au théâtre !

Je ne saurais croire, en ce qui me concerne, que Duparc ait vraiment détruit la plupart de ses œuvres anciennes ; on n’anéantit pas ainsi une part de soi-même, la meilleure peut-être, car elle se rattache aux belles années de jeunesse et de vaillance ! « Aussi, conclurais-je avec M. Servières, au nom des admirateurs de Henri Duparc qui déplorent son inaction, j’exprime ici le vœu que, s’il ne produit pas d’œuvres nouvelles, le musicien fasse du moins grâce aux œuvres anciennes condamnées par lui et laisse publier soit les manuscrits originaux, soit les copies qu’en possèdent ses amis. Les productions de la même période, actuellement éditée, nous sont un sûr garant de leur valeur artistique. »

(À suivre).
Henry Fellot.

L’abondance des matières nous oblige à renvoyer la publication de la suite de l’article MUSIQUES D’ÉGLISE, de M. Jean Vallas.

  1. Henri Duparc souffre cruellement de cette impuissance (est-elle bien réelle ?), que sa neurasthénie lui exagère encore. « Vous vous trompez, nous a-t-il dit maintes fois, en croyant que, si je n’écris plus, c’est parce que je manque de confiance en moi-même, ou pour toute autre raison : la vérité est que je suis, depuis au moins vingt ans, tout-à-fait détraqué et déséquilibré — par suite d’un état nerveux que jamais personne n’a pu s’expliquer (les médecins moins que les autres) — et que je ne puis absolument rien faire ; je n’ai pas besoin de vous dire quel chagrin c’est pour moi ; si je pouvais en être consolé, je le serais certainement par l’estime qu’on a pour les quelques pages, écrites il y a si longtemps.
  2. Cette pièce très remarquable existe aussi transcrite à 4 mains, par César Franck ; l’arrangement pour deux pianos avait été publié par O’Kelly ; revue par l’auteur, la partition d’orchestre en fut publiée — vers 1894 ou 1895 — par l’éditeur Leuckardt, à Leipzig.
  3. Duparc dédia à la mémoire du peintre Regnault la Fuite, duo pour soprano et ténor, sur des vers de Th. Gautier, chanté à la Société Nationale en 1873 et publié en 1902, par M. Demets, éditeur parisien.
  4. Nous empruntons la plupart de ces renseignements, ainsi que l’extrait suivant de Vincent d’Indy, à l’excellente étude, publiée (1895, Guide Musical) par M. Georges Servières, sur Henri Duparc, dont nous n’avions pu vaincre suffisamment — au gré de notre curiosité sympathique — la scrupuleuse modestie et l’amour excessif des volontaires effacements.
  5. Voix élevées.
  6. Voix élevées.
  7. Chantée pour la première fois à la Nationale le 13 mai 1877, et plus récemment, Salle d’Harcourt, par M. Auguez, le 23 décembre 1894.