Revue Musicale de Lyon 1904-03-09/Chronique Lyonnaise

Chronique Lyonnaise

LES CONCERTS

Concert Lamoureux

Nous avons dit dans notre dernier numéro combien la direction de M. Camille Chevillard nous semblait préférable à celle de M. Édouard Colonne : celle-ci, précise et intéressante sans doute, mais trop extérieure ; celle-là, au contraire, très émue, très humaine. M. Colonne, en acceptant au dernier moment de diriger un concert huit jours avant celui annoncé depuis longtemps, de l’orchestre Lamoureux, a voulu jouer au petit jeu des comparaisons et dans ce tournoi, dont nous fûmes les heureux spectateurs, il n’a pas, de l’avis général, obtenu l’avantage.

La soirée du 1er  mars débutait par l’Ouverture de Benvenuto Cellini dont il n’y a rien à dire et nous ne pouvons comprendre la raison de ce choix malheureux d’une production plus que médiocre, ni l’entêtement de M. Chevillard à maintenir cette œuvre et aussi la Marche Hongroise au programme de son concert.

La Symphonie en ut mineur que nous avions entendue jouer autrefois à Lyon par la Philharmonique de Berlin, sous la direction de Hans Richter, est l’œuvre de Beethoven préférée des chefs d’orchestre ; elle a reçu une interprétation de tous points admirable et il faut tout louer sans réserves, la netteté du premier allegro en ut mineur, le charme de l’andante en la bémol que les altos et les violoncelles ont chanté avec grâce, mais sans afféterie ni rubato exagérés, la précision des violoncelles et des contrebasses dans l’exécution du redoutable trait du trio en ut majeur du scherzo qui, pour Berlioz, ressemble aux ébats d’un éléphant en gaieté ; enfin la fulgurante exécution du finale qui, bien qu’écrit en ut majeur, tonalité généralement peu éclatante, est d’une sonorité merveilleuse.

Là, comme dans toutes les autres parties du programme, l’orchestre fut admirable de précision et de vigueur : M. Chevillard obtient de la masse de ses instrumentistes des détails, des finesses de solistes en même temps qu’une fusion parfaite des différents timbres, et il les conduit avec une intelligence, une ardeur, une passion et une vie merveilleuses.

L’ouverture de Tannhæuser fut également admirablement interprétée, le choral des pélerins dit avec une ampleur et une sonorité excellentes, les traits obstinés des violons dessinés avec la plus grande netteté, les thèmes fébriles du Venusberg, chantés avec la langueur énervante, la volupté inquiète qui les caractérisent ; le retour triomphal du choral clamé splendidement par tout l’orchestre dans un fortissimo magnifique et sans tapage inutile.

Dans ce final, plus d’un auditeur a été surpris de ne pas entendre les cors très en dehors comme dans la plupart des exécutions. Cet effet facile, recherché par plus d’un chef d’orchestre, M. Chevillard ne l’a pas voulu et avec raison. Wagner tenait en effet à ce que la prédominance restât aux trombones, il écrivit cette fin, non pas pour quatre ou six cors, mais pour deux seulement. Et l’on ne peut que féliciter le chef d’orchestre de son respect pour la pensée du Maître.

Le prélude de Tristan qu’il est d’usage de continuer au concert pa la scène de la mort d’Isolde est une des pages où se révèlent avec le plus de précision et de relief le tempérament et le caractère d’un orchestre et de celui qui le conduit. Il y a pour ainsi dire deux version de cette symphonie : l’une allemande, l’autre française, essentiellement différenciées par le mouvement que les deux écoles ont adopté. La tradition bayreuthienne presque uniformément suivie de Berlin à Munich, veut plus de lenteur ; l’interprétation française, plus de rapidité et de fougue. À cette distinction dans le jeu, correspond une différence fondamentale dans la compréhension et par contre-coup dans l’effet produit : l’esthète allemand y met plus de tendresse et de profondeur, il est plus métaphysique, et c’est bien ce qu’avait voulu Wagner ; l’artiste français y met plus de passion et d’ardeur, il est plus sensuel, et c’est bien ce que réclament les nerfs de notre public. De là ces déchaînements longuement retenus, de là ces chromatiques courant comme des frissons de spasmes dans des nerfs tendus à l’excès, de là ces oppositions violentes de la partie ascendante du thème du désir, si vite retombé lorsque la plainte douloureuse du cor anglais se superpose à l’affolante supplication des cordes graves, de là, enfin, dans la Mort d’Isolde, ce désir croissant qui va suivant la progression chromatique du thème, mêlant à la vision paradisiaque où vous porte l’appoggiature de l’Extase, le trouble sensuel, physiologique, où vous jette le motif du délire d’amour ; ce n’est plus sur la chanterelle que vibre l’archet des violons, c’est sur les nerfs eux-mêmes : les sens sont angoissés et envahis autant que l’âme ; l’être tout entier frémit sous ce souffle de surhumaine passion, et la résolution finale sur l’accord parfait vous laisse anhélant, épuisé, hors de vous-même et du réel, envahi d’une ivresse plus profonde que celle des pires poisons. Et c’est peu à peu le douloureux réveil, le retour à la vie banale, hors de l’harmonie, hors du beau, hors du paradis entr’ouvert, avec le ressouvenir d’une seconde incorporée, avec aussi l’incapacité absolue de comprendre et d’écouter toute autre musique.

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Après le déchaînement de lyrisme, la passion foudroyante de l’œuvre de Wagner, la seconde partie du concert parut peu intéressante et presque ennuyeuse. Je ne veux pas faire ici le procès de la musique de Berlioz. Une antipathie personnelle, que je sais du reste partagée par un bon nombre de musiciens et même par les représentants les plus autorisés et les plus… officiels de la musique à Lyon, m’empêche peut-être de juger avec toute l’impartialité désirable celui dont on a voulu faire un des trois grands B.[1] Cependant, de l’avis général, il était peu charitable pour la mémoire de Berlioz de jouer une de ses œuvres qui n’est pas la plus intéressante — Roméo et Juliette — après les chefs-d’œuvre de Beethoven et de Wagner.

M. Chevillard qui a cherché sans doute à glorifier Berlioz — toujours le centenaire ! — a rendu au Maître français le plus mauvais service. Combien en effet parut froide cette longue description de la « solitude de Roméo, de sa tristesse, du concert et bal et de la Grande fête chez Capulet » ! Et cette Scène d’amour qui pourtant renferme des choses intéressantes, sembla vide et filandreuse…

L’ouverture de Léonore et la Marche Hongroise de la Damnation de Faust terminaient le concert. Puisque cette dernière œuvre était le morceau de concours choisi par MM. Colonne et Chevillard, disons que M. Colonne nous a semblé mériter, pour cette Marche célèbre, le premier prix d’exécution.

Nous avons dit dans le courant de ce compte-rendu les qualités de l’orchestre Lamoureux. Ce qu’il faut surtout louer c’est son homogénéité. Comme le disait un critique américain bien connu au lendemain des représentations de Tristan données en 1899 au Château-d’Eau : « Thèse men are one body. » Ces hommes ne forment qu’un seul corps. Sous la direction admirable de M. Chevillard, comme sous celle de M. Lamoureux, l’orchestre que nous considérons comme le meilleur orchestre français mérite pleinement ce suprême éloge.

Léon Vallas.

Quatuor Zimmer

Le Quatuor Zimmer de Bruxelles qui s’est fait entendre le 4 mars à la Salle Philharmonique n’était pas inconnu à Lyon. On avait eu’occasion d’y apprécier, l’an dernier, ces excellents artistes, si convaincus, si consciencieux, dont l’ensemble est homogène et concertant à souhait. Il y a peu de quatuors où chaque instrument sache à ce point soumettre sa personnalité aux exigences de l’ensemble ; et il est même permis de se demander si dans certaines œuvres (je songe à Borodine, à Saint-Saëns, à R. Strauss), la modestie du premier violon ne paraîtrait pas aller jusqu’à l’effacement. Le programme du 4 mars, d’ailleurs, n’autorisait nulle appréhension de cette nature, les trois œuvres qu’il comportait ayant bien les caractères de « concentration essentielle » qui sont propres à la vraie musique de chambre.

Le quatuor, en mineur de Mozart a été détaillé avec une parfaite entente, surtout dans l’allegretto, des moyens et des procédés du maître de Salzbourg. Le quatuor en fa (op. 135) de Beethoven n’a peut-être pas produit par ses deux premières parties tout l’effet qu’on pouvait attendre ; le lento et les deux derniers mouvements, en revanche, se sont déroulés dans toute l’ampleur émouvante de leurs sonorités et de leurs combinaisons mélodiques.

Entre ces deux œuvres classiques, et nullement compromis par ces augustes voisinages, se plaçait le quatuor en mi majeur de M. Witkowski, exécuté pour la première fois en public à Lyon. L’audition de vendredi et l’accueil du public, ont sanctionné dans le milieu musical lyonnais le succès que cette belle œuvre avait trouvé à Bruxelles et à Paris. Et quel dommage que les convenances du programme n’aient pas permis au quatuor en mi d’être joué à la suite de celui de Beethoven ! Rien n’eût mieux démontré qu’à travers César Franck, c’est bien aux quatuors de Beethoven que se rattache, laissant de côté le bavardage mélodieux de Mendelssohn et l’ingéniosité laborieuse de Brahms, la tradition à laquelle appartient cette musique toute intérieure et toute sincère. Avec l’unité que lui confère sa forme cyclique, avec la richesse de sa contexture harmonique, le quatuor en mi représente bien (M. Lalo reconnaissait le même mérite à la Symphonie de Witkowski), la forme actuelle typique du quatuor en France : ajoutons que ses habiletés d’écriture ne font point tort à sa valeur expressive et à son intensité d’émotion.

L’analyse thématique donnée par le dernier numéro de la Revue Musicale de Lyon nous dispensera d’insister sur la facture de l’œuvre : complétons-là du moins par quelques « impressions d’audience ». La phrase fondamentale, si grave et si noble, si pénétrante avec son altération de la quart, s’installe d’abord en une fugue que sa liberté n’empêche pas de se développer rigoureusement. Un mouvement assez animé lui succède, combinant deux thèmes d’allegro, avec l’épisode d’un thème mélancolique dont l’alto chante la poignante langueur. Une vie rythmique singulièrement alerte anime le très vif ; une mélodie d’un tour vraiment franckiste par sa simplicité expressive s’en détache au trio, confié cette fois au violoncelle, qu’accompagnent pizzicati et sautilées. Le violon l’a reprend à la fin, avant un dernier retour (d’une brièveté un peu surprenante peut-être) du mouvement très vif.

Le quatrième morceau (très lent) unit la hardiesse harmonique la plus audacieuse à l’ampleur de pensée la plus noble ; son début, qui ouvre la deuxième grande division de l’œuvre, en est la partie la plus inspirée, d’une inspiration très haute et pourtant infiniment humaine et attendrie. Puis c’est la phrase mélancolique du second mouvement qui revient, encore alanguie, et qui reparait en fugue aux quatre parties : je ne saurais mieux en comparer la tristesse infinie qu’à cette mélopée inconsolable sur laquelle G. Lekeu a bâti la deuxième partie de sa Sonate pour piano et violon. Non qu’il y ait, dans le quatuor de Witkowski, rien qui ressemble à une réminiscence ; mais c’est la même plainte inassouvie, sans faux pathétique, sans déclamation, qui s’exhale ici et là. Le mouvement s’anime ensuite et s’enchaîne au finale, qui débute par une transformation du thème principal, et ramène ensuite dans le cadre de ce dessin rythmique plusieurs thèmes apparus antérieurement.

Enfin, après quelques réapparitions plus importantes de phrases plus ou moins modifiées, parmi lesquelles un retour de l’adagio sur un rythme à 5/4, une polyphonie complexe juxtapose une dernière fois les éléments principaux de l’œuvre. J’avoue (c’est là une impression qu’une nouvelle audition atténuerait peut-être) que la complexité de cette conclusion m’a semblé décevante à force de richesse et de densité. On peut discuter et contester l’intérêt de la forme cyclique ; cette forme une fois admise, et si l’on accorde qu’une beauté spéciale émane de la parenté des thèmes et de leur retour, il est permis de se demander, si, difficilement reconnaissables et discernables, ils peuvent compter encore sur le même genre d’attention et de sympathie. Or, la dernière partie du finale semble fonder trop d’espérances sur le discernement de l’auditeur et sur son aptitude à reconnaître des motifs, si ingénieusement dénaturés et combinés que leur parenté ne l’émeut plus guère. Cette réserve, qui peut n’être que l’effet d’une insuffisance dont je m’excuse, n’enlève rien au mérite de la belle œuvre sincère et loyale de M. Witkowski : ce n’est pas à celle-ci qu’on reprochera de bonne foi de manquer de « mélodie » et de sacrifier la qualité expressive à la recherche de vaines curiosités harmoniques. Remercions la société Zimmer de nous l’avoir fait entendre dans les meilleures conditions d’interprétation qu’on pouvait lui souhaiter, et faisons des vœux pour que le public lyonnais n’attende pas trop longtemps l’occasion d’applaudir la Symphonie qui a déjà fait son tour de France, mais qui a toujours brûlé jusqu’ici l’étape où les concitoyens de M. Witkowski aimeraient la voir s’arrêter.

F. Baldensperger.

La Société Zimmer avait donné la veille une audition privée dans les salons de M. et Mme F. Duringe. Au programme figurait outre le quatuor en mi de G. M. Witkowski dont il est rendu compte plus haut, le quatuor en mi mineur de Beethoven et le quatuor (op. 47) pour piano et cordes de Schumann. Mme Duringe, dont on ne saurait trop louer l’admirable talent, interprétait la partie de piano. Les Zimmer ont joué avec leur ordinaire perfection, faisant ainsi de cette fête mondaine une des meilleures soirées artistiques de la season.

Une séance privée, réservée aux membres actifs et aux membres honoraires de la Schola Cantorum, a été donnée lundi soir par le quatuor Zimmer. Après une intéressante causerie de M. Witkowski, que nous publierons prochainement, les excellents artistes que son MM. Zimmer, van Hout et Doehaerdt ont interprété admirablement le quatuor en la mineur de Beethoven et le quatuor de César Franck, qui n’avait pas encore été joué à Lyon.

Ce soir, quatrième concert de la Symphonie Lyonnaise, avec le concours du violoncelliste Vandœuvre.

Au programme : Symphonie Héroïque de Beethoven, airs de ballet de Castor et Pollux, de Rameau, Ouverture d’Iphigénie en Aulide de Gluck ; Concerto de Molique.

  1. On sait que les Allemands désignent souvent sous le nom des trois grand B, Bach, Beethoven et Brahms. Certains français ont voulu remplacer par le nom de Berlioz celui de Brahms qui se trouve en effet singulièrement écrasé par le voisinage de Bach et de Beethoven. Ce remplacement est difficile à justifier et nous pensons qu’il vaut mieux renoncer à cette classification inutile des génies par l’initiale de leur nom patronymique.