Revue Musicale de Lyon 1904-02-03/À Travers la presse

À TRAVERS LA PRESSE

Les Troyens de Berlioz

Nous reproduisons ci-dessous des extraits d’une chronique d’Albéric Second parue dans l’Univers illustré, du 25 octobre 1860, où le spirituel écrivain relate comment il assista à la première lecture des Troyens :

. . . . .

« Je fumais un londrès mélancolique dans le passage de l’Opéra, lorsque je rencontrai Hector Berlioz.

— Qu’avez-vous ? me demanda-t-il.

— Je suis triste.

— Pourquoi ?

— Parce que je m’ennuie abominablement.

— Et pourquoi vous ennuyez-vous ainsi ?

— Ma foi ! je serais fort en peine de le dire.

— Eh bien, rentrez chez vous : lisez la lettre qu’on vous a portée de ma part ce matin ; acceptez mon invitation pour ce soir, et, quand vous sortirez de chez moi, à minuit, si l’ennui vous tient toujours, vous saurez du moins pourquoi vous vous ennuyez ; ce sera toujours ça de gagné.

— Vous plaisantez, mon cher Berlioz ; on ne s’ennuie pas chez vous.

— Je verrai bien si vous êtes encore de cet avis dans douze heures.

— Pour quelle cause voudriez-vous que mon opinion de minuit différât de mon opinion de midi ?

— Parce que vous ne savez pas quel piège je vous tends.

— Un piège, dites-vous ?

— Ni plus, ni moins.

— Expliquez-vous, de grâce !

— C’est ma lettre qui fournira l’explication souhaitée.

Et Berlioz s’éloigna sans qu’il me fût possible de lui arracher une parole de plus. Cinq minutes après he décachetais son billet que je reproduis littéralement.

  « Mon cher ami,

Si vous êtes de force à endurer la lecture de mes Troyens, venez prendre une tasse de thé chez moi, ce soir à neuf heures. Quelques amis courageux y assisteront, et je serais bien aise de vous compter parmi mes victimes.

Tout à vous.
H. Berlioz ».

Personne n’ignore parmi les abonnés du Journal des Débats surtout, que l’auteur de la Symphonie fantastique n’est pas seulement un de nos plus éminents compositeurs. Tous ceux qui ont lu les Soirée de l’orchestre et les Mémoires d’un musicien savent que Berlioz est un écrivain du plus incontestable mérite. Ce qu’on ne sait pas encore, par exemple, c’est qu’il vient de terminer un opéra en cinq actes, intitulé les Troyens, dont il a écrit le poème et la partition, et, pour ma part, j’étais à mille lieues de soupçonner que le « ciel en naissant l’eût créé poète. »

À neuf heures je sonnais au numéro 4 de la rue de Calais, je montais l’escalier, et j’étais introduit dans le salon de Berlioz où m’avaient précédé les « quelques amis courageux » que l’auteur des Troyens avait la modestie d’appeler « ses victimes ». C’étaient MM. Duprez, l’ex-grand artiste de l’Académie Impériale de musique ; Émile Perrin, dont l’habile direction laissera de longs souvenirs au théâtre de l’Opéra-Comique ; l’éditeur en vogue, Michel Lévy, et son heureux voisin de la rue Vivienne, Heugel, un Michel Lévy musical ; deux pianistes-compositeurs de beaucoup de talent, Edouard Wolff et son digne neveu Joseph Wieniawski plus un écrivain allemand dont j’ai le regret de ne pas savoir le nom[1].

À neuf heures et demie précises, Berlioz déploya le redoutable manuscrit, et après avoir avalé quelques gorgées d’eau sucrée il commença la lecture de son poème au milieu d’un religieux silence que troublèrent peu après, les murmures approbateurs du petit aréopage. Ces murmures se changèrent bientôt en applaudissements, lorsqu’il eut fini de nous lire un duo placé au milieu du premier acte. Ce duo est tout simplement de la plus grande beauté. Au point de vue de l’effet il égale le duo justement célèbre du quatrième acte des Huguenots. Au point de vue du style et de la forme, il lui est infiniment supérieur.

Je ne me crois pas le droit de déflorer le poème des Troyens par une analyse prématurée. Quant au sujet, il suffira de l’indiquer à ceux qui ont traduit le deuxième livre de l’Énéide : Cassandre, Priam, Énée, Ascagne, Didon, Anna Soror, tous les divins héros de Virgile, revivent dans cette œuvre puissante, colorée, féconde en situations et en surprises, écrite avec la plume d’un poète heureusement inspiré. Nous sommes aussi loin des :

Bonheur suprême !
Ô joie extrême !
Celle que j’aime
Va revenir !
Oui dans mon âme
Je sens, Madame,
Brûler la flamme
Du doux plaisir !

auxquels nous ont accoutumés les librettistes officiels de la rue Le Pelletier ; nous en sommes aussi loin, dis-je, que le ciel est loin de la terre.

L’action commence au moment où fermant l’oreille aux lamentations et aux prédictions de Cassandre, les Troyens introduisent dans les murs d’Ilion le fatal cheval de bois. Elle se dénonce par la mort de Didon, impuissante à retenir dans les délices de Carthage et de son amour, Énée, que des voix mystérieuses appellent vers l’Italie.

La lecture était terminée que nous écoutions encore. Intentique ora tenebant, comme dit Virgile ; et tous nous fûmes unanimes à déclarer que ce poème d’opéra est le modèle d’un genre qui n’est rien moins que facile à réussir. J’ai déjà rendu justice aux qualités poétiques qui le distinguent : j’ajoute que l’auteur a fait une large part à ses futurs collaborateurs, les chorégraphes, les machinistes et les décorateurs.

Il y a là des prétextes à mise en scène inouïs, et des motifs de splendeur vraiment superbes. Mais c’est principalement sur ce point qu’une discrétion absolue m’est imposée. Plus les effets trouvés par H. Berlioz sont neufs et ingénieux, moins il faut se hâter de les porter à la connaissance du servum pecus des imitateurs et des plagiaires.

Quant à la partition, je n’en ai pas entendu une seule note, et comme ceci n’est pas une vulgaire réclame, on comprendra pourquoi je m’abstiens de la louer. Mais je n’hésite pas à le dire : si, comme la chose est plus que probable, Berlioz compositeur s’est tenu à la hauteur de Berlioz poète, l’apparition des Troyens aura les proportions d’un événement. On dit que cette œuvre inaugurera le nouveau Théâtre-Lyrique de la place du Châtelet. J’aime mieux croire qu’elle inaugurera le nouvel opéra du passage Sandrié… »

  1. Cet écrivain allemand était le critique musical viennois Schelle.