Revue Musicale de Lyon 1904-01-26/César Franck

CÉSAR FRANCK

(suite)
ii
L’Artiste

Pour laisser une trace durable dans la voie artistique qui se déroule à l’infini, tout poète d’idées, de couleurs, de formes ou de sons doit joindre à l’invention et à la science, ces deux piliers de l’Art, une qualité, rare entre toutes, la sincérité. Pour ne prendre d’exemple que dans la musique, il est incontestable que les grandes œuvres que le temps n’a pu effacer, depuis les « Selectissimes modulations » de Vittoria jusqu’à la Messe solennelle de Beethoven, en passant par les Passions et les Chorals de J.-B. Bach, émanent toutes d’artistes sincères, exprimant leur pensée intérieure sans rechercher la gloire ou le succès immédiat. Les drames de Gluck qui restent immortels sont ceux qu’il écrivit après son évolution vers la vérité expressive. Iphigénie en Tauride a moins vieillie que tel opéra contemporain, tandis qu’on ne pourrait plus lire Artamène ou la Chute des Géants du même Gluck. Et c’est une constatation bien curieuse à faire au point de vue de la philosophie de l’art que les quelques milliers d’opéras de l’école italienne postérieure à Scarlatti, école qui régenta despotiquement tous les théâtres de l’Europe pendant la plus grande partie du xviiie siècle, sont tombés actuellement dans l’oubli le plus profond et le plus mérité parce que les compositeurs de ces œuvres médiocres n’avaient eu en vue que la mode, l’effet et la virtuosité. Il commence à en être de même de la pernicieuse école judaïque du commencement de ce siècle, qui visait presque exclusivement au succès de public et d’argent. Les opéras d’Halévy ne sont plus supportables à la scène, et il en sera bientôt de même de Meyerbeer.

Qu’on me pardonne cette trop longue digression, mais je tenais à prouver que la sincérité est la condition nécessaire de durée de toute manifestation d’art, partant la plus importante des qualités pour l’artiste créateur. Or, je ne crains pas d’être contredit en affirmant que nul musicien moderne ne fut plus honnêtement sincère en ses œuvres comme en sa vie que César Franck, que nul ne posséda à un plus haut degré la conscience artistique, cette pierre de touche du génie.

Nous pouvons trouver dans plusieurs œuvres du maître qui nous occupe la preuve de cette assertion ; en effet, l’artiste vraiment digne de ce nom n’exprime bien que ce qu’il a ressenti lui-même et éprouve de grande difficultés à rendre un sentiment étranger à son propre caractère. Il est remarquable qu’en raison même de cette disposition, dont j’ai parlé plus haut, à ne pouvoir soupçonner le mal, Franck ne réussit jamais à exprimer d’une façon satisfaisante la perversité humaine, et dans toutes celles de ses œuvres où il fut forcé de traiter des sentiments comme la haine, l’injustice, — le mal en un mot, — ces parties sont incontestablement de beaucoup les plus faibles ; il suffira, pour s’en convaincre, de lire les chœurs des injustes et des révoltés dans les Béatitudes, ainsi que le rôle de Satan dans le même ouvrage.

Il est donc tout naturel qu’en dehors de la musique pure, genre dans lequel il excella plus que pas un des musiciens français modernes, César Franck fut porté par un talent que sa sincérité rendait conforme à son caractère vers la peinture des scènes bibliques ou évangéliques, Ruth, Rébecca, Rédemption, Les Béatitudes, L’Ange et l’Enfant, La Procession, La Vierge à la crèche, dans lesquelles de radieuses théories d’anges, comme en purent rêver un Filippo Lippi ou un Angelico, viennent se mêler à d’admirables justes pour chanter les perfections du Très-Haut.

Même lorsqu’il traita des sujets profanes, Franck ne put se départir de cette conception angélique. Ainsi il est une de ses œuvres qui est en ce sens particulièrement intéressante, je veux parler de Psyché, où il voulut paraphraser musicalement le mythe antique. L’œuvre est divisée en parties chorales où les voix font rôle de récitant en racontant et commentant la fable, et en morceaux d’orchestre seul, petits poèmes symphoniques destinés à peindre le drame même qui se déroule entre Psyché et Éros. Or, sans parler des ravissantes parties descriptives, comme l’Enlèvement de Psyché par les zéphyrs ou l’Enchantement des jardins d’Éros, la pièce capitale de l’œuvre, le duo d’amour, pourrait-on dire, entre Psyché et Éros, ne m’est jamais apparue que comme un dialogue éthéré entre l’âme, telle que la concevait le mystique auteur de l’Imitation de Jésus-Christ, et un séraphin descendu des cieux pour l’instruire.

D’autres maîtres appelés à illustrer musicalement ce même sujet n’auraient pas manqué de chercher à dépeindre les uns l’amour physiologique sous ses aspects les plus réalistes, les autres de l’érotisme discret. Je crois que Franck a su choisir la meilleure part et j’oserai même affirmer qu’en agissant ainsi presque inconsciemment, il a serré de plus près la véritable signification de l’antique histoire qui eut de si nombreux avatars dans la poésie médiévale et même dans les temps modernes, jusque et y compris Lohengrin. C’est peut-être en raison de cette tendance sainement mystique de son talent que les opéras du maître, tout en renfermant de la très belle musique, sont loin d’être des œuvres aussi complètes que ces pièces vocales ou instrumentales.

Si je passe maintenant à un point de vue plus spécialement musical, je dirai que la véritable caractéristique du talent de Franck consiste en trois notes bien tranchées : la noblesse expressive de la phrase mélodique, la nouveauté de l’harmonie et l’inattaquable solidité de l’architecture musicale.

César Franck était un mélodique dans la plus haute acception du terme. Chez lui, tout chante et chante constamment. Il ne faudrait pas plus concevoir sa musique sans une ligne mélodique très nette et aux contours très choisis qu’Ingres aurait pu concevoir la peinture sans un impeccable dessin. Et cette mélodie emprunte une grande partie de son charme expressif à l’entente de la grande variation telle que seuls Bach en ses chorals d’orgue, et Beethoven en ses derniers quatuors surent la comprendre. C’est aussi à l’abondance de la veine mélodique que l’harmonie de Franck doit son originalité, car, considérant la musique horizontalement, suivant les principes féconds des polyphonistes médiévaux, et non point verticalement comme les compositeurs de l’époque harmonique, les contours de ses phrases mélodiques donnent par leur superposition des agrégations de notes qui produisent un style autrement intéressant et séduisant que les banales ou incohérentes suites d’accords de ceux qui n’ont que l’harmonie pour objectif.

Mais c’est principalement dans le domaine de l’architecture musicale, base de toute composition, que l’esprit novateur de Franck sut se créer une place absolument à part. Il fut, en effet, le premier à tirer parti des trouvailles de Beethoven au point de vue du style cyclique, trouvailles qu’aucun successeur du génie de la forme symphonique n’avait su s’assimiler, et à employer cette forme nouvelle selon des principes logiques et ordonnés.

Dès 1841, à l’âge de dix-neuf ans, il bâtit sa première œuvre, le trio en fa dièze, sur deux thèmes générateurs qui, se combinant avec les thèmes spéciaux à chaque morceau, grandissent au fur et à mesure de leurs expositions successives et servent ainsi d’assises solidement établies à tout le cycle musical.

Au surplus, la préoccupation de toute sa carrière fut de trouver des formes nouvelles, tout en respectant à un haut degré les immuables principes de construction tonale posés par ses prédécesseurs.

Il est au reste presque impossible d’expliquer d’une façon claire et satisfaisante par des termes littéraires en quoi consistent ces innovations, et l’on se convaincra plus facilement des progrès que le maître de Liège fit faire à l’Art musical par la lecture que par la description. Néanmoins, en terminant ce chapitre, je voudrais m’arrêter un instant sur certaines pièces qui méritent une étude et une mention particulière.

(À suivre).
Vincent d’Indy.