Revue Musicale de Lyon 1903-12-01/Le Roi Arthus

LE ROI ARTHUS

d’Ernest Chausson[1]

Le théâtre de la Monnaie, hospitalier aux œuvres nouvelles, se devait à lui-même de monter Le Roi Arthus, cette belle production d’un des meilleurs élèves de César Franck, et de permettre ainsi aux Bruxellois de connaître le drame lyrique d’Ernest Chausson, le musicien dont ils ont depuis longtemps déjà pu apprécier la symphonie, la musique de chambre les Lieder… Et maintenant que cette partition, que la mort du compositeur empêcha M. Mottl d’exécuter comme il s’apprêtait à le faire, paraît enfin au théâtre, on est heureux que l’honneur de cette manifestation artistique doive revenir à Bruxelles, qui accueillit déjà si grandement tant de compositeurs, et fut la première à leur donner une consécration que d’autres villes, plus ou moins rapidement, se plurent à confirmer.

L’œuvre d’Ernest Chausson ne nécessite point de longs commentaires ; conception et réalisation en sont parfaitement limpides. Cela tient non seulement au sujet choisi qui est une simple histoire d’amour, de tristesse, de foi en l’idéal, mais aussi au tempérament propre du musicien, à sa nature créatrice peu complexe, et que l’on serait tenté de défini en la rapprochant de celle de Schubert plutôt que de celle de Wagner.

Ernest Chausson a écrit lui-même le texte de son œuvre, tirée, comme bien on le suppose, des Romans de la Table ronde. Il a suivi avec une fidélité remarquable, les données des anciens récits, et, grâce à quelques simplifications très ingénieuses apportées à la filière des événements ou aux caractères des personnages, il a établi un drame dont on ne peut qu’admirer la belle tenue et la parfaite ordonnance.

Avant de passer à l’examen du Roi Arthus, il importe de faire une observation préliminaire. Les récits relatifs au chevalier Lancelot et à la reine Genièvre offert plus d’une analogie avec la légende de Tristan et Iseult. Les deux légendes d’ailleurs ont pour commune origine des traditions bretonnes, anglaises ou françaises antérieures au xiie. Hersart de la Villemarqué (Les Romans de la Table ronde, éd. in-12, p. 57) constate que les analogies sont si fortes que l’on est au premier examen tenté de croire, à tort,

du reste, que l’histoire de Lancelot n’est qu’une reproduction de celle de Tristan. Outre cela, Paulin Paris a eu l’occasion de constater plus d’une fois l’interpénétration des deux cycles de légendes, dans les versions en prose que nous en ont laissé les divers auteurs ou assembleurs. (Voir, à ce sujet, Les Romans de la Table ronde, par Paulin Paris, tome v, pages 341, 343, 347, etc.)

Sans prétendre esquisser ici la moindre étude de littérature comparée, il est bon de noter cela en passant, comme aussi la commune destinée des deux cycles, qui ont persisté à travers les temps chacun de son côté, reparaissant, à des époques n’ayant aucune communauté de tendances littéraires, sous forme tour à tour de romans, de drames, de contes ou de poèmes, toutes productions d’essence forcément identique, mais forcément différentes suivant les qualités propres des auteurs. C’est ainsi que le Roi Arthus fut évoqué tour à tour par Creuzé de Lesser, le marquis de Tressan, Immermann, Theophilo Braga, Tennyson, Claude Bernard même, et d’autres que j’oublie ; Tristan, par Hans Sachs, Creuzé de Lesser et Immermann encore, Hermann Kurtz, etc.[2].

Toutefois, à l’encontre de Tristan et Iseult, dont l’histoire ne fut mise en musique que par Richard Wagner, Arthus, Lancelot et Genièvre ont intéressé plus d’un musicien, et, parmi les partitions plus ou moins connues dont ils sont les héros, qu’il me suffise de citer celles de Henri Purcell, de T. Simpson Cooke (Londres 1835), d’Emile Büchner, de Theodor Hentschel (Brême 1878) et de M. Victorin de Joncières. Enfin, M. Albeniz prépare en ce moment une trilogie sur le même sujet.

Pour en revenir à la question des origines du poème d’Arthus, il me semble que l’on voit clairement combien il serait vain de chercher dans l’œuvre de Chausson une imitation de Tristan et Isolde de Wagner ; chacun de ces deux drames a été directement tiré d’un cycle de légendes ; et les deux cycles sont analogues par suite de leur communauté d’origine. Il serait d’autant plus puéril d’ergoter sur des rapprochements de détail, que ce n’est point le schème de l’action qu’il importe surtout de considérer ; le plus intéressant, c’est la part d’invention dramatique et surtout psychologique, qui est le fait de l’auteur seul, et aussi la philosophie qui se dégage du drame et qui, nous le verrons, appartient bien en propre à Ernest Chausson.

(À suivre),
M. D. Calvocoressi.

  1. Le Théâtre de la Monnaie de Bruxelles a donné hier la première représentation de cet ouvrage dont nous publierons dans notre prochain numéro le compte-rendu. L’article de notre collaborateur M. Calvocoressi a paru dans le Guide Musical de Bruxelles (Numéro du 18 octobre 1903)
  2. Voir M. Kufferath, Tristan et Iseult.