Revue Musicale de Lyon 1903-10-27/Grands Concerts

CORRESPONDANCE DE PARIS

GRANDS CONCERTS

18 octobre.

Dès leur premier concert MM. Colonne et Chevillard ont sans ambages affirmé leur foi artistique le premier en Berlioz, le second en Wagner.

Je ne suis pas de ceux qui auront le courage de blâmer M. Chevillard d’avoir quelque peu déplacé l’objectif de la doctrine wagnérienne en donnant au concert des fragments plus ou moins importants des drames wagnériens. Outre que le distingué chef d’orchestre s’est depuis longtemps aperçu que le seul nom de Wagner attirait rue Blanche une foule immense de fidèles en la religion du Maître de Bayreuth, il faut songer d’autre part que beaucoup de gens en sont, comme je le suis moi-même à l’heure qu’il est, à attendre la représentation de la Tétralogie en totalité.

Le jour, prochain nous l’espérons, où les œuvres wagnériennes seront toutes au répertoire d’un ou de plusieurs théâtres lyriques parisiens, la question sera nettement posée, et il ne viendra plus à l’idée de personne, ce me semble, de faire entendre au concert ce qu’on aura occasion d’entendre régulièrement à la scène.

Quant à Berlioz, il est et a toujours été particulièrement fêté au Châtelet. C’est un cliché, aussi exact que banal, de déclarer que M. Colonne est vraiment l’interprète idéal du grand maître français et on pourrait dire qu’il l’est autant par ses défauts que par ses qualités.

Cette fantaisie ultra-romantique, cette fougue un peu tapageuse parfois, ce besoin d’affirmer sa personnalité, d’une façon souvent indiscrète, à côté de celle du compositeur qu’il interprète, toutes caractéristiques de son talent énorme et incontestable de chef d’orchestre, alors qu’elles le desservent dans certaines œuvres classiques et même modernes, sont ici absolument à leur place. Et puis il me semble que Berlioz qui fut un musicien bien plus par son intuition géniale que par sa valeur technique ne pouvait que gagner à être complété par un homme de métier comme M. Colonne, à la dévotion subtile et avisée. Ceci, dit, je constate, en m’en réjouissant fort, l’énorme succès qu’a obtenu au concert du 18 octobre la Symphonie fantastique, ce fut du délire, notamment après l’exécution absolument étourdissante et même terrifiante de la Marche au Supplice. Peu vous importe que j’aie préféré dimanche dernier, comme toujours d’ailleurs, les trois premières parties : la première, Rêverie-Passion, tout imprégnée de cet amour fougueux encore plus que tendre qui devait posséder l’âme d’un ardent comme Berlioz ; la deuxième, le Bal que je n’ai jamais si bien entendue et comprise et dont l’effet fut extraordinaire, grâce à la façon échevelée et vertigineuse avec laquelle l’orchestre enleva le final, puis la Scène aux Champs, d’une saveur si fraîche et si douce au début, alors que le cœur de l’amant semble s’endormir au contact de la nature reposante et calme pour de nouveau frémir et s’abîmer dans la douleur et la rage tandis que le ciel devient livide à l’approche de l’orage et que bientôt la foudre fait trembler la terre.

J’ai dit l’impression profonde faite sur tout le public par la Marche au Supplice. L’exécution enfin de la Nuit de Sabbat, conception d’une intellectualité étrange pour nos âmes bien éloignées déjà de l’esprit romantique de 1830, mais d’une musicalité si prestigieuse, a enlevé la salle qui a frénétiquement acclamé M. Colonne et l’orchestre tout entier.

Je me suis trop longuement appesanti sur la Symphonie de Berlioz pour parler comme il conviendrait de la seconde partie du programme.

D’ailleurs la Symphonie avec chœurs, de Beethoven est assez connue pour qu’il soit inutile après tant d’autres de porter sur elle des appréciations plus ou moins hasardées et en tout cas toujours un peu prétentieuses — l’Adagio si pur, si angélique, si grand fut joué vraiment divinement — encore que le cor eut quelques difficulté à se tirer de sa gamme si périlleuse. Une fois pour toutes, d’ailleurs, je promets de ne m’inquiéter que fort peu de ces petites faiblesses de détail. À qui importe-t-il de savoir que tel ou tel trait a été plus ou moins bien exécuté par un instrumentiste quel qu’il soit, du moment que l’impression générale est restée telle qu’elle devait être ou qu’elle a même dépassé nos plus secrètes aspirations à l’idéal.

Je m’attarderai encore moins sur le Concerto de Bach pour trois violons. Il m’a peu intéressé, peut-être tout simplement parce que je l’ai peu écouté et puis j’avoue ne pas goûter beaucoup cette exhibition de nourrissons tout frais sortis de la couveuse conservatoriale et trop bien disposés, hélas, pour la plupart au cabotinage, sans qu’il soit nécessaire de leur en fournir la moindre occasion. Ceci dit, je n’ai nullement l’intention de blesser les trois jeunes artistes qui se firent entendre à ce concert et qui furent très justement applaudis.

25 octobre.

M. Chevillard a fait à M. Witkowski le grand honneur, non pas de jouer sa symphonie, ceci n’était que justice, mais de la jouer concurremment avec un acte entier d’un drame de Wagner. Aussi est-ce devant une salle comble qu’a été exécutée l’œuvre de votre sympathique compatriote. La victoire, en face de masses aussi imposantes n’en a été que plus décisive et plus éclatante.

Le public s’est immédiatement senti, comme moi-même, en face d’une œuvre vraiment sincère, vraiment forte à travers laquelle transparaît, l’âme ardente, croyante, juvénile de son auteur et c’est bien par ce côté-là de son talent qu’il s’offre à nous comme un digne fils du « père Franck »

Ce n’est pas en effet de cette musique « que c’est pas la peine » dont parlait spirituellement le bon Chabrier.

C’est de la musique qui rend meilleur, qui fait penser, qui fait aimer. Et c’est pourquoi je sors du théâtre de la rue Blanche, l’âme en joie, aussi ne serait-ce que par reconnaissance je dois chanter les louanges de celui qui m’a procuré un véritable bonheur.

Je suis un vieil ami de cette symphonie et je craignais que l’austérité du premier mouvement n’effrayât quelque peu à une première audition.

Il n’en a rien été. Le solennel prélude dont les notes se posent lourdement comme de larges piliers de cathédrale ; les sombres harmonies amenant bientôt à découvert le thème principal, un cantique breton sur lequel toute la symphonie va s’appuyer et enfin les mille détails d’instrumentation et d’harmonisation donnant à ce thème une allure tantôt franchement liturgique, tantôt gaie, presque ironique, toujours piquante et spirituelle, jamais vulgaire, pour aboutir à un rappel éblouissant du prélude et finir enfin dans l’apaisement et la douceur émue, tout cela a été compris et franchement applaudi.

Dès lors je n’avais plus de crainte ; comment résister à la séduction de l’adorable phrase par laquelle débute le second mouvement, à la grâce du dialogue entre la flûte et la clarinette, à l’ampleur de la reprise par les violons, de la belle mélodie du début, sur laquelle se superposent ingénieusement des arabesques de bois, à la poésie enfin des dernières mesures où le cor murmure pianissimo un mélancolique adieu ?

Puis voici la folle et fougueuse danse à sept temps, clamant la joie, fleurant bon le genêt breton, comme une simple et naïve émanation du folklore. Bientôt un piquant motif de hautbois vient se poser sur le premier thème et l’égayer jusqu’au moment où tous les contours si décidés et si francs s’adoucissent et amènent une phrase syncopée, toute remplie de tendresse et de chaude passion. Cette même phrase interrompra plus loin encore la ronde à sept temps avant que de nouveau le rythème se précise, que petit à petit la grande voix orchestrale s’enfle, grandisse, éclate dans une impétueuse et vibrante péroraison où les cloches semblent mêler leur joyeux carillon à l’agreste chanson des fifres et des binious.

C’est à dessein que je ne me suis pas appesanti sur les motifs thématiques et leurs transformations, sur les détails intéressants d’instrumentation qui abondent dans la belle œuvre de Witkowski. Je crois savoir qu’une étude schématique depuis longtemps achevée par notre rédacteur en chef, M. Léon Vallas, doit paraître ici même.

L’exécution fut très belle, sous la direction de M. Chevillant ; au milieu de tout ce travail harmonique serré, c’était admirable de voir les moindres détails soulignés, chaque motif nettement mis à sa place suivant son importance et cette recherche du détail ne nuisant en rien à l’effet général qui fut très grand. Aussi n’est-il que trop juste d’en attribuer le succès à M. Chevillard pour une large et belle part.

Je ne ferai que signaler, faute de temps, une exécution, impeccable et grandiose du 3e acte du Crépuscule des Dieux. Si ce n’avait été la sainteté du lieu, il me semble que l’on s’apprêtait à applaudir la dernière phrase chantée par M. Van Dyck. Mais, Dieu merci, un coup d’œil sévère du maître de la maison a congelé les enthousiames trop prompts. Il faut associer au succès du grand chanteur Mme Kalchozvslta à la voix solide, au tempérament franchement dramatique, puis les trois filles du Rhin et M. Challet (Hagen) et M. Victor Blanc, un jeune Lyonnais dont le début dans le rôle de Gunther a été des plus remarquables.

Ce qu’il y avait de plus caractéristique dans cette pléiade de chanteurs, c’est la diction impeccable et nette de tous ; à tel point qu’aucune parole ne se perdait. Il est vrai que chacun avait à cœur, je pense, d’égaler sur ce point Van Dyck, qui est la perfection même.

On me dit qu’au Châtelet, la suite d’orchestre de M. Fauré, sur Pelléas et Mélisande, avec ses harmonies fuyantes et subtiles, fut très applaudie, en particulier la Fileuse ; que le Carnaval Romain eut une exécution éblouissante de vie.

On me dit enfin que le concerto de M. Massenet fut accueilli assez fraîchement par de bruyants ennemis de toute virtuosité ; on pouvait s’attendre à tout cela, n’est-ce pas ?

La semaine prochaine je consacrerai mon compte-rendu aux concerts du Châtelet, et comme je n’ai pas le don d’ubiquité, je tâcherai de puiser des on dit sur Chevillard. À chacun son tour.

Édouard Millioz

Voici, sur la Symphonie en ré mineur, de G.-M. Witkowski, quelques appréciations de nos confrères de la presse quotidienne de Paris.

Écho de Paris(L’Ouvreuse). — « Ça commence avec une lenteur solennelle, ça s’anime, on passe en la, on passe en , on passe à la seconde partie, lente aussi mais courte, avec une phrase noblement épandue. « le laboratoire du lied », disait Debussy.

Le 3e temps de Witkowski crépite de variations diabolico-rythmiques, comme les savent réussir les Dukas, les Albéric Magnard, les Labey (vous ne connaissez pas ? tant pis pour vous !) ; la petite flûte s’égaye en compagnie des contrebasses massives, le triangle batifole, le thème est trituré, dépecé, transformé, avec une maëstria tripatouillatrice. »

Le Gaulois (G. Pelca). — « J’aurais besoin de l’entendre à nouveau pour me prononcer avec plus de certitude. Cette composition dénote un musicien avisé et consciencieux, connaissant bien son art et les ressources de l’orchestration. Mais il a voulu trop bien faire : il en résulte un peu de confusion. L’œuvre contient évidemment de jolies phrases et des motifs curieux que l’orchestre a parfaitement fait valoir. Si j’avais une préférence, ce serait pour la troisième partie, sautillante et animée. »

Le Journal (A. Gresse). — Mais ce qui est particulièrement remarquable dans la Symphonie de M. Witkoswski, c’est l’ingénieuse présentation des idées, et l’intérêt puissant qui s’attache à une instrumentation dont on sent la maîtrise absolue.

Gil Blas (Th. Lindenlaub). — M. Witkoswski est un jeune : c’est dire qu’il a cédé à la tentation de mettre dans sa Symphonie tout ce qu’il sait, et aujourd’hui un jeune musicien français se méprise, s’il ne sait pas autant que deux Allemands. M. Witkowski est élève de Vincent d’Indy, et c’est dire encore qu’il a la construction forte, le développement thématique serré, la défiance des vains agréments, de la rhétorique sonore, du pathétique prodigué et de tout l’attirail romantique. Voilà, penserait-on, une œuvre un peu bien austère, un travail qui force l’estime, intéresse l’homme de l’art, et auquel l’âme n’a point de part. Point du tout ; et ce fut là la bienfaisante surprise. Sans doute, la Symphonie de M. Witkowski, avec les fortes et graves qualités, n’a pas l’effusion, le rayonnement ; ses deux premières parties surtout sont d’un coloris que la tonalité et l’orchestre maintiennent en grisaille ; mais quelle délicatesse dans de camaïeu gris, cendré argent, avec ses touches presque insensibles de rose mourant… On me pardonnera ; il faut parfois, pour dire plus vite et faire mieux sentir, transposer les impressions auditives en notes visuelles.

Les deux premières parties sont donc imprégnées de cette mélancolie si spéciale à notre jeune école de musique, un seul peut-être excepté, cet être épris de rythme et de mouvement qu’est Albéric Magnard. Et encore, chez M. Witkowski, la mélancolie ne parle-t-elle pas seule : elle s’avive de lyrisme ; elle n’est pas morne et vague ; elle ne tient pas l’âme captive dans ces « serres d’ennui » qu’a chantées Maeterlinck, jardins de délicieux poisons. Non : c’est une sorte de tristesse mâle qui aspire à la vie ; et, parallèlement avec le travail technique parfait, cette chaleur concentrée, cette sensibilité vraie, font l’œuvre plus qu’intéressante, attachante et communicative.