Revue Musicale de Lyon 1903-10-27/Chronique Lyonnaise
Chronique Lyonnaise
GRAND-THÉÂTRE
J’ai dit dans une précédente chronique quelles furent les altérations subies par l’œuvre de Flaubert, et comment, sur les indications de l’auteur lui-même, Camille du Locle tira du lumineux et lyrique poème en prose un livret qui en atténue singulièrement le charme profond. La partition de Reyer, qui a obtenu du reste ici le grand succès qu’elle avait eu jadis à la Monnaie comme à l’Opéra, mérite pour cette raison du moins qu’on en rende compte avec quelque détail.
L’introduction longue de quarante mesures seulement, expose d’abord dans le ton de mi bémol mineur le thème du Zaïmph constitué par une série descendante d’accords de trombones et trompettes doublés à l’octave par le tuba, accompagnées par des gammes roulantes de harpes donnant la gamme diatonique de mi bémol mineur à laquelle se superposent des trilles en tierces des cordes et des flûtes. Puis un des motifs du temple (2e acte) et le thème du cor de Tânit alternent, en mi bémol mineur, puis majeur, et le rideau se lève sur une phrase des trompettes qui reparaîtra souvent par la suite.
La scène au 1er acte représente les jardins d’Hamilcar. Les chœurs qui se succèdent affichent la prétention de caractériser par leur ton et leur rythme les caractères opposés des diverses nationalités en présence. J’avoue ne pas très bien saisir en quoi le thème des Numides est plus africain que celui des Gaulois. Reyer n’a pas plus réussi dans cet essai de couleur locale, qu’en une occasion toute semblable, Massenet ne réussit avec ses marchands arrêtés aux portes de Jérusalem (Hérodiade, acte 1). Citons cependant le contre-chant de hautbois qui souligne les plaintes des esclaves enfermés dans l’ergastule et le motif de trompettes accompagnant l’entrée de Narr Havas.
Matho délivre les esclaves. Spendius le remercie en un cantabile (6/8, si majeur) largement déclamé. Le suffète Giscon arrive : un chœur bruyant lui réclame les coupes d’or de la légion sacrée. Sur son refus, éclate le chœur de la révolte, où les effets de sonorité dépassent le but, et deviennent assourdissants, avec un déchaînement de trompettes et de trombones véritablement excessif et par trop prolongé. Le chœur des prêtres de Tanit, dont l’eunuchisme est symbolisé par des voix de soprani, semble bien incolore, par contre l’entrée de Salammbô est accompagnée d’un motif caractéristique dit par les violons, purement mélodique. Narr Hàvas jaloux de Matho à qui Salammbô a versé une coupe en lui souhaitant d’heureux combats, le blesse. Matho reste seul avec Spendius. L’orchestre cirante le thème de Matho amoureux, et pour la première fois l’oreille surprise des spectateurs, perçoit d’autres intervalles que ceux de tierce et quelques velléités d’harmonie dissonnante, audace inouïe chez Reyer, et qui, par sa rareté peut-être, produit la plus heureuse impression. Le chœur final (9/8 ré majeur) n’est que du bruit. Il est interrompu par l’apparition de Salammbô au fond de la scène, l’acte se termine par le thème de la fille d’Hamilcar (violons, ré majeur).
Le second acte a pour principal caractéristique une longueur et une monotonie désespérantes. Les prêtres et les courtisanes sacrés célèbrent les mystères de Tanit. Un cor solo exprime d’abord le motif de Tanit (sol bémol majeur), puis une mélopée vraiment incolore, rappelant de la plus regrettable façon les litanies liturgiques, énumère les noms de la déesse : Anaïtis, Dircero, Mylitta. Le chœur Ô Tanit, blanche déïté, est simplement ennuyeux, sans compter que les réminiscences de Sigurd qu’on y rencontre sont peut-être un peu excessives. Le duo de Spendius et de Mathô dans la coulisse de gauche n’est pas meilleur, et l’orchestration constamment grave, abusant du tuba, des trombones (motif du Zaïmph, mi bémol mineur), des bassons est extrêmement défectueuse. La scène où Salammbô implore de Schahabarim la vision du voile sacré est évidemment bien meilleure, mais que dire du long monologue de Salammbô rêvant de se fondre dans la nuit et de joindre son âme à l’âme du grand Tout. D’inévitables comparaisons viennent à l’esprit, de presque sacrilèges comparaisons, non entre les mélodies certes, mais entre les données poétiques du livret de Flaubert, et du poème de Tristan. Il serait cruel d’insister, le récitatif « Ô ciel me voilà seule » n’a rien à voir avec le thème de la nuit et le « So sterben wir um ungetrennt ». Par contre il faut louer l’intérêt dramatique qui se dégage du duo de Salammbô et de Mathô : les sonorités du thème de Zaïmph, la dysharmonie du thème de Mathô amoureux, la phrase : Toi qui m’apparais au seuil du saint lieu (si naturel majeur), enfin les imprécations de Salammbô, et les lamentations du chœur « Tanit abandonne Carthage », forment une intéressante gradation, d’un indiscutable effet.
Le premier tableau du troisième acte, représentant le conseil des Anciens dans le temple de Moloch est surtout remarquable par des récitatifs bien traités et prêtant à la déclamation dramatique. Le second tableau, sur la terrasse du palais d’Hamilcar, contient trois scènes, toutes trois intéressantes : Citons la phrase mélodique de Schahabarim : « Va, souriante, avec ta plus riche parure », la scène de la toilette de Salammbô où les motifs de danse alternent avec le thème de la rêverie qui a servi de prélude à l’acte, et enfin ce récitatif : Ah ! qui me donnera comme à la colombe (la dièze mineur) suivi de la cantilène bien connue, dont le charme est indiscutable.
Le ballet qui commence le quatrième acte est inqualifiable : rythme, tonalité, orchestration, sonorité, tout s’y rencontre pour constituer les plus invraisemblables fautes de goût : c’est commun, bruyant, lourd, et déplorable. L’alliance de Mathô et de Narr-Havas n’a d’autre effet que de prolonger l’assourdissement du spectateur, par une orgie de batteries et de trompettes. Le duo qui constitue la scène de la tente, et évidemment une des meilleures pages de la partition, en ce qui concerne du moins le rôle de Mathô. La phrase en la « Le voilà ce voile sacré », le thème d’amour déjà connu produisent un curieux contraste par la froideur, excessive, mais peut-être voulue, des phrases dites par Salammbô. On a fait de cette opposition un reproche à Reyer : il ne me semble pas justifié, Salammbô ne se donne pas par amour, mais en échange du voile sacré qu’elle est venue reprendre à tout prix, fût ce par le sacrifice que Schahabarim lui a d’ailleurs implicitement laissé prévoir. L’intention de l’auteur est au contraire fort habilement rendue.
La symphonie du combat et la scène du champ de bataille ne présentent rien de saillant : elles sont développées d’une façon déraisonnable, et ne laissent qu’une impression de longueur. Citons cependant la phrase de Mathô réclamant le supplice (la mineur 3/4).
Le cinquième acte se divise musicalement en deux parties bien distinctes : d’une part la marche, destinée uniquement à mettre en valeur le luxe du décor et de la figuration, et d’autre part un final fort bien écrit, et qui constitue la page la plus remarquable et de beaucoup de la partition, et une des meilleures de Reyer. Les thèmes de Mathô, de Tanit, la psalmodie des noms de la déesse se succèdent et le rideau baisse sur la mort des deux personnages principaux tandis que l’orchestre lance une dernière fois le motif du voile sacré.
Comme on peut le voir par cette analyse, la partition de Salammbô constitue pour Reyer un pas en avant dans le sens du drame musical. Sigurd appartenait nettement à la catégorie de l’opéra classique français. Salammbô est évidemment plus moderne, d’intention du moins. C’est à dessein que nous avons employé à plusieurs reprises les expressions de thème et de motifs. Ce sont bien en effet des motifs conducteurs que Reyer a voulu introduire[1] : celui du Zaïmph, celui de Tanit, celui de Salammbô, celui de Matho amoureux sont assez caractéristiques.
L’emploi qui en est fait n’est pas toujours la perfection même : et cela tient essentiellement à une cause : les thèmes de Salammbô reviennent presque toujours au même instrument et dans le même mode, et la même tonalité, ils ne sont ni affermis, ni fondus, ils ne s’unissent pas à un ensemble harmonique, ils sont toujours isolés et pour ainsi dire à découvert. C’est ainsi que le thème du Zaïmph, toujours accompagné de tierces et de gammes, est constamment confié aux trombones et tubas, que le thème de Tanit ne quitte pas le cor, et se représente régulièrement en sol bémol, que le thème de Salammbô n’est jamais confié qu’aux violons, etc.
Si Reyer traite d’une façon un peu primitive les motifs conducteurs, il faut reconnaître par contre qu’il soigne de consciencieuse façon la déclamation dramatique et les récitatifs ; le tableau du temple de Moloch en offre de fort bons exemples.
Harmoniquement, Salammbô ne brille pas par ses audaces. On l’a dit : Salammbô est le triomphe de l’accord parfait ; les accords parfaits majeur et mineur et les différents renversements sont la base solide sur quoi repose toute l’œuvre. Rarement, Reyer se permet une quinte diminuée. La septième de dominante et ses renversements, les septième de sensible et neuvième de dominante sont sobrement employées, presque toujours sans altération. L’harmonie dysharmonique semble lettre morte pour le compositeur. Il en résulte une impression d’uniformité et d’ennui qui est peut-être le plus grave défaut de cet opéra. Ajoutez à cela le petit nombre de tons employés, et la régularité des rythmes et l’on comprendra pourquoi la musique de Reyer semble rapidement monotone.
L’orchestration présente un défaut plus grave encore, et en tous cas plus saillant, défaut qui est comme la caractéristique de Sigurd et qui est loin de s’effacer ici. C’est le trop de gravité de l’instrumentation, et l’abus des sonorités sourdes. Les violoncellistes se plaignent avec raison de la difficulté de leur partie, plus complexe certes que celles des violons. Mais ce n’est pas dans le quatuor qu’est le vice essentiel : c’est du côté des bois et des cuivres. L’orchestre de Salammbô comporte deux hautbois seulement dont l’un est chargé de l’emploi du cor anglais, et il y a quatre bassons au dernier desquels est confiée la partie de sarussophone en ut. Il y a là une disproportion évidente qui saille à chaque instant. Que dire des continuels éclats des trombones et des trompettes basses et surtout du tuba, constamment employé et parfois à découvert.
Certes, il n’est pas défendu d’écrire bas, d’écrire grave, quand le sujet le comporte ; le 1er acte de Siegfried, le début du 2e acte du même drame, offrent des exemples de pages entières écrites dans les parties les plus basses du registre des cuivres graves ; mais Salammbô eût gagné infiniment à voir traiter avec plus de légèreté de touche quantité de scènes où le grondement du tuba ne s’imposait en aucune façon. Il faut joindre à ce reproche, celui d’avoir fait des orgies d’instruments à percussion. Le final du 1er acte de Tristan montre que l’on peut se servir des cymbales sans tout écraser, et à tout prendre, je préfère infiniment la manière dont Meyerbeer s’est servi de cet instrument peu maniable dans le grand tutti de la Bénédiction des Poignards, aux éclats sans rythme ni rime que Reyer lui a demandés pour le chœur qui termine le 1er acte de Salammbô.
Ces reproches faits à l’œuvre n’enlèvent rien au succès mérité que Salammbô a obtenu par deux fois cette semaine. L’interprétation en a été excellente. Cela ne fait de doute pour personne. La meilleure part des applaudissements est allée à l’orchestre et à son chef M. Flon qu’il faut louer sans réserve pour la façon extrêmement nerveuse, précise et savante dont il conduit. Le ténor Verdier est plein de talent et d’habileté scénique aussi bien comme chanteur que comme comédien. Mme Mazarin dont l’émotion étranglait la voix à la répétition générale et le soir de la première, a été parfaite, ou presque, samedi, M. Rouard n’est peut-être pas très en scène, mais il a une splendeur de timbre qui le fera pardonner bien des choses. Félicitons encore M. Dufour (Spendius) et passons sous un indulgent silence le chevrotement éternel de M. Artus (Narr Havas), et les approximations de M. Gautier (Shahabarim), qui avoisine toujours la note juste sans jamais s’y poser. Une bonne note aussi pour les chœurs et le ballet.
Ajoutez enfin que la mise en scène, sans être aussi enthousiasmante qu’on a bien voulu le dire, était convenable, ce à quoi de précédentes directions ne nous avaient pas habitués.
Il ne semble pas qu’il y ait lieu de parler dans la Revue Musicale de Mignon. Cette œuvre d’un charme un peu fané et qui ne figurait sur l’affiche que pour permettre aux spectateurs d’apprécier la nouvelle troupe d’opéra-comique, a reçu une interprétation que ne désavoueraient pas un café-concert. La première représentation a servi à exécuter un ténor impossible. Nous rendrons compte des reprises d’opéra-comique quand les artistes (?) qui l’entouraient auront pris le même chemin. Il est évident, en effet, que le charme infini qui se dégage de la personne de Mlle de Véry, l’excellente première dugazon, ne suffit pas à compenser les irrémédiables dégâts de l’organe de la chanteuse légère, les intolérables extravagances d’un second ténor qui paraît plus apte à jouer la Dame de chez Maxim que le répertoire du Grand-Théâtre, les à peu près d’une basse chantante jamais dans le ton et par dessus tout, l’insuffisance absolue du premier ténor. La seconde de Mignon jouée devant une salle vide, avec un Wilhelm Meister plus insuffisant, si cela peut s’imaginer, fera peut-être comprendre à qui de droit la nécessité de faire maison nette.
- ↑ Sigurd contenait déjà une première ébauche de cette tendance. On se souvient du motif, répété d’ailleurs à l’excès, proposé par tous les instruments et dans tous les tons, qui sert à peindre la conquête de la Brünnhilde. Je reviendrai d’abord longuement sur l’emploi et les altérations de ce thème, lorsque j’essaierai de rendre compte de la reprise de Sigurd. Il ne faut pas croire d’ailleurs que le fait d’attribuer un thème caractéristique à une situation ou à un personnage soit d’essence purement wagnérienne : Meyerbeer lui-même ne s’en est pas privé (choral de Luther dans les Huguenots, pizzicati de violoncelle et de contre-basse annonçant l’entrée de Marcel, etc). Citons par dessus tout le réjouissant exemple des leitmotiv des Mascottes et de Pippo gardant ses moutons qui viennent si pittoresquement s’unir et se superposer au troisième acte de la Mascotte. Ce qui caractérise le procédé wagnérien dans le Tétralogie et Parsifal, c’est non la réminiscence de phrases déjà entendues, mais l’altération, la modification la fusion et l’enchaînement des thèmes caractéristiques en motifs conducteurs.