Revue Musicale de Lyon 1903-10-20/Ernest Reyer

Ernest REYER

Il y a quelques mois, M. Ernest Reyer était triomphalement célébré à l’Opéra qui lui doit deux des œuvres les meilleures et les plus fructueuses de son répertoire. En reprenant, dans une semaine solennelle les trois succès du Maître, la Statue, Sigurd et Salammbô, M. Gailhard voulut consacrer une de nos gloires et procéder du vivant du compositeur à sa canonisation artistique. Aujourd’hui le nouveau directeur de notre Grand-Théâtre nous donnera la première représentation de Salammbô et la semaine prochaine une reprise de Sigurd. Nous ne pouvons qu’applaudir à son intention, en nous souvenant de l’enthousiasme que provoqua en 1885, chez les jeunes l’apparition de Sigurd. On n’avait pas alors la possibilité de le comparer à son grand-frère Siegfried, et l’œuvre, telle qu’elle se présentait, brisait en certaines de ses parties le moule suranné de l’opéra ancien. Sa rudesse n’était point faite pour déplaire et l’emploi, même fatigant, de certains motifs trop souvent répétés, semblait alors une nouveauté à nos oreilles lassées des sucreries et des banalités des cavatines et des romances conventionnelles. À côté des pages où se sentait le souvenir classique de Gluck, à travers l’influence de Weber et de Berlioz, on y découvrait une sincérité d’inspiration dont on était fortement touché, et il y avait aussi, avec un sentiment pittoresque qui manquait aux œuvres entendues à cette époque, une poésie tendre et rêveuse dont la mélancolie fut un charme comme retrouvé après une absence. C’est là la plus grande qualité de Salammbô dont la célèbre cantatrice Rosé Caron fut l’incarnation magnifique.

Certains critiques ont fait à M. Reyer le reproche d’avoir méconnu les enseignements qu’il aurait pu puiser en la lecture et l’audition de la tétralogie wagnérienne dont le Siegfried et le Crépuscule des Dieux sont un génial Sigurd, et de n’avoir pas modifié son sujet ou sa manière au contact de ce souffle sublime. Félicitons-en M. Reyer qui fut un des premiers à reconnaître et à proclamer la beauté de l’œuvre du grand maître allemand, tout en la redoutant pour la sienne. À subir, servilement comme tant d’autres, l’influence tyrannique de Wagner, qu’aurait-il gagné, tandis que nous y aurions probablement perdu les plus pures mélodies qui murmurent et dans la source fraîche de Sigurd et dans le rêve troublant de Salammbô. Les habiletés de facture ne cachent pas longtemps le vide de certaines œuvres, et celles qui sont filles de l’inspiration survivent aux opinions et aux goûts momentanés des hommes. Elles ont en elles une âme qui les soutient et c’est cette âme qu’on sent palpiter sous l’écorce rugueuse et même maladroite de la musique de Reyer. On peut l’attaquer, elle se défendra elle-même par les belles pages que notre théâtre va nous rappeler ce soir.