Revue Musicale de Lyon 1903-10-20/Berlioz à Lyon

BERLIOZ À LYON

(Août 1845)

On sait que Berlioz a séjourné plusieurs fois dans notre ville ; nous publions ci-dessous une lettre relatant son premier séjour en août 1845 ; c’est un vrai document lyonnais écrit avec cette verve et cet esprit qu’on retrouve dans toutes les correspondances et dans tous les articles du musicien.

« Il faut vous dire, que je suis né dans le voisinage de cette grande ville (Lyon) et qu’en ma qualité de compatriote des Lyonnais, j’avais le droit de compter sur toute leur indifférence. C’est pourquoi quand l’idée me fut venue par vingt-cinq degrés de chaleur, au mois d’août, de les menacer d’un concert, je crus devoir mettre leur ville en état de siège. J’écrivis de Marseille à Georges Hainl, le chef du pouvoir exécutif et de l’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon… Les sociétés de Dijon et de Chalon avaient répondu à notre appel, elles nous promettaient une vingtaine d’amateurs, violonistes et bassistes ; une razzia habilement opérée sur tous les musiciens et choristes de la ville et des faubourgs de Lyon, une bande militaire de la garnison et surtout l’orchestre du Grand-Théâtre, nombreux et bien composé, renforcé de quelques membres de l’orchestre des Célestins, nous fournirent un total de deux cents exécutants, qui, je vous le jure, se comportèrent bravement le jour de la bataille.

« J’eus même, poursuit-il, le plaisir de compter parmi eux un artiste d’un rare mérite qui joue de tous les instruments et dont je fus l’élève à l’âge de quinze ans. Le hasard me le fit rencontrer sur la place des Terreaux ; il arrivait de Vienne et ses premiers mots en me rencontrant furent :

« — Je suis des vôtres ! de quel instrument jouerai-je ! du violon, de la basse, de la clarinette ou de l’ophicléide ?

« — Ah ! cher maître, on voit bien que vous ne me connaissez pas, vous jouerez du violon ; ai-je jamais trop de violons ? en a-t-on jamais assez ?

« — Très bien. Mais je vais être tout dépaysé au milieu de votre grand orchestre où je ne connais personne ?

« — Soyez tranquille, je vous présenterai.

« En effet, le lendemain, au moment de la répétition, je dis aux artistes réunis, en désignant mon maître : Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter un très habile professeur de Vienne, M. Dorant ; il a parmi vous un élève reconnaissant ; cet élève c’est moi ; vous jugerez tout-à-l’heure que je ne lui fais pas grand honneur, cependant veuillez accueillir M. Dorant, comme si vous pensiez le contraire et comme il le mérite.

« On peut se faire une idée de la surprise et des applaudissements. Dorant n’en fut que plus intimidé encore, mais une fois plongé dans la symphonie, le démon musical le posséda tout entier ; bientôt je le vis rougir en s’escrimant de l’archet, et j’éprouvai à mon tour une singulière émotion en dirigeant la Marche au supplice et la Scène aux champs exécutées par mon vieux maître de guitare que je n’avais pas vu depuis vingt ans.

« Les trompettes sont presque aussi rares à Lyon qu’à Marseille, et nous eûmes grand’peine à en trouver deux[1]. Les charmes du cornet à pistons et les succès qu’il procure au virtuose dans les bals champêtres, deviennent de plus en plus irrésistibles pour les musiciens de province. Si l’on n’y prend garde, la trompette, dans les plus grandes villes de France, sera bientôt, comme le hautbois, un mythe, un instrument fabuleux et l’on n’y croira pas plus dans vingt ans qu’à la corne des licornes.

« L’orchestre du Grand-Théâtre de Lyon possède en revanche, par exception, un hautbois de première force, qui joue également bien de la flûte et dont la réputation est grande, c’est M. Donjon. On y remarque encore le premier violon, M. Cherblanc, dont le beau talent fait honneur au Conservatoire de Paris. Quant à Georges Hainl, le chef de cet orchestre, voici son portrait en quelques mots : à une supériorité d’exécution incontestable sur le violoncelle, supériorité reconnue qui lui a valu un beau nom parmi les virtuoses, il joint toutes les qualités du chef d’orchestre conducteur-instructeur-organisateur, c’est-à-dire qu’il dirige d’une façon claire, précise, chaleureuse, expressive ; qu’il sait en montant les nouveaux ouvrages, faire la critique des défauts de l’exécution et y porter remède autant que les forces musicales dont il dispose le lui permettent, et enfin qu’il sait mettre et en action productive tous les moyens qui sont à sa portée, administrer son domaine musical et vaincre promptement les difficultés matérielles dont chacun des mouvements de la musique, en province surtout, est ordinairement entravé, d’où il résulte implicitement qu’il joint à beaucoup d’ardeur un esprit pénétrant et une persévérance infatigable. Il a plus fait en quelques années pour les progrès de la musique à Lyon que ne firent en un demi-siècle ses prédécesseurs.

« Le jour de mon concert, il fut successivement directeur et exécutant. Il conduisit le chœur, il joua du violoncelle dans la plupart des morceaux symphoniques, des cymbales dans l’ouverture du Carnaval, des timbales dans la Scène aux Champs et de la harpe dans la Marche des pèlerins. Oui, de la harpe. Ce fut même un des incidents les plus plaisants de notre dernière répétition… On m’avait indiqué un amateur dont le talent sur cet instrument jouit à Lyon de quelque renommée. Avant de recourir à lui, voyons, me dit Georges Hainl, la partie que vous voulez lui confier. Oh ! elle n’est pas difficile ; elle ne contient que deux notes, si et ut… Oui, reprit-il, elle n’a que deux notes, mais il faut les faire à propos et notre amateur ne s’en tirera pas. Votre s… musique est encore de celles qui ne peuvent être exécutées que par des musiciens. Ne vous inquiétez pas de cela néanmoins, j’en fais mon affaire.

« Quand nous vînmes le lendemain à répéter le morceau : « Apportez la harpe » cria Georges en quittant son violoncelle. On lui obéit ; il s’empare de l’instruments, sans s’inquiéter des brocards et des éclats de rire qui partent de tous les coins de l’orchestre (on savait qu’il n’en jouait pas), il enleva tranquillement les cordes voisines de l’ut et du si, et sûr ainsi de ne pouvoir se tromper, il attaque ses deux notes avec un à-propos imperturbable, et la Marche des pèlerins se déroule d’un bout à l’autre sans le moindre accident.

« Un des acteurs du Grand-Théâtre, Barielle, dont la voix de basse est fort belle, chanta d’une façon remarquable ma cantate du Cinq mai. En somme, à l’exception de la Marche au supplice, trahie par la faiblesse des instruments de cuivre, le concert fut brillant sous le rapport musical et satisfaisant du côté… sérieux. Georges Hainl cependant aurait voulu qu’on se tuât pour y entrer, et malgré les auditeurs qui étaient venus de Grenoble, de Vienne, de Nantua et même de Lyon, personne ne fut tué… »

  1. La situation n’a guère changé depuis soixante ans : Les cornets à pistons abondent comme autrefois et les trompettes sont toujours introuvables.