Revue Musicale - Les Opéras nouveaux, Pierre de Médicis

dit avec Mme Alboni le duo Là ci darem la mano, et l’exécution de tout le reste a été à peu près tolérable. Mme Penco, dans le rôle de donna Anna, a eu quelques élans tragiques dont il faut lui tenir compte, car il est bien évident qu’elle n’a point été élevée pour chanter la musique de Mozart. Mais un triste événement que nous voudrions pouvoir passer sous silence, c’est l’apparition de M. Roger au Théâtre-Italien. Il faut que cet artiste distingué soit le jouet d’étranges illusions pour croire aux folles louanges qu’on lui adresse depuis si longtemps, et dont, plus que personne, il devrait connaître le prix. Eût-il la voix qu’il avait il y a une dizaine d’années, M. Roger ne serait encore qu’un chanteur médiocre dans le style de la musique italienne, qui exige un accent, une ampleur et une flexibilité d’organe qu’il n’a jamais possédés. En général, le talent de M. Roger a été beaucoup surfait, et, dans l’histoire du chant dramatique en France, il n’occupera jamais que le second rang. C’est le 4 février que M. Roger a abordé, au Théâtre-Italien, le rôle d’Edgardo dans le chef-d’œuvre de Donizetti, Lucia ; puis il a chanté successivement dans la Traviata et dans il Trovatore de M. Verdi. Nous n’insisterons pas davantage sur une malheureuse tentative que les amis intimes de M. Roger n’ont pu lui épargner.

Le Roman d’Elvire est l’ouvrage nouveau qui a été représenté à l’Opéra-Comique le 3 février. L’histoire du sujet de la pièce est fort compliquée, car il s’agit d’une marquise de Villabianca qui, au moyen de stratagèmes qui touchent presque à la magie, épouse un chevalier Gennaro qu’elle aime. Or le chevalier se montre peu digne d’un amour aussi constant. Joueur et viveur étourdi qui a déjà mangé plusieurs héritages, le chevalier Gennaro est mis en rapport avec la vieille marquise de Villabianca, qui vient réclamer à Palerme, contre le podestat Malatesta, une fortune de plusieurs millions. Dans un moment de gêne, le chevalier s’adresse à une bohémienne célèbre, Lilla, dont les philtres mystérieux, dit la renommée, peuvent changer une montagne en une masse d’or ; il lui demande de lui prêter une somme dont il a un absolu besoin pour apaiser des créanciers un peu récalcitrans. La bohémienne, qui s’entend avec la marquise de Villabianca, lui offre, au lieu de la somme qu’il réclame, un diamant de grand prix qu’elle a créé elle-même au fond de son creuset magique ; mais elle exige une reconnaissance par écrit qui constate le prêt qu’elle lui fait. Cette reconnaissance devient entre les mains de la vieille marquise, qui cache, sous ses rides fictives, vingt-cinq ans, un beau visage et un cœur épris, l’instrument d’une vengeance qui se déroule en scènes qui ne sont pas dépourvues de gaieté. Le tout se termine, on le pense bien, par le mariage de la marquise avec le chevalier. On attribue cet imbroglio, renouvelé de beaucoup de vaudevilles suffisamment connus, à MM. Alexandre Dumas et de Leuven, à qui on peut pardonner l’invraisemblance de la donnée en faveur des quiproquos amusans que la mise en scène fait surgir. On a vu des pièces aussi absurdes et plus ennuyeuses que le Roman d’Elvire. La musique est l’œuvre de M. Ambroise Thomas, un compositeur de mérite et un galant homme que nous voudrions pouvoir louer tout à notre aise ; mais nous sommes forcé de convenir que l’auteur de trois ou quatre partitions ingénieuses qui sont restées au répertoire, telles que le Caïd et le Songe d’une nuit d’été, a été rarement plus mal inspiré qu’en écrivant les trois actes du Roman d’Elvire. Ni l’ouverture, ni aucun des morceaux qui remplissent le premier acte ne méritent une mention particulière, si ce n’est quelques mesures de mélopée pendant que la vieille marquise de Villabianca fait semblant de lire dans un livre l’histoire de la malheureuse Elvire, d’où provient le titre de la pièce. On pourrait à la rigueur trouver agréable là barcarolle que chante Gennaro au second acte, si le moule de cette mélodie, accompagnée en accords plaqués, n’existait pas depuis longtemps. Le finale qui vient clore cet acte, le plus mouvementé de la pièce, aurait pu offrir à M. Ambroise Thomas l’occasion d’écrire un morceau de maître, s’il eût encadré, dans un thème large et bien développé, tous les incidens scéniques qui surgissent depuis l’apparition du podestat avec les habits de la vieille marquise. Le sextuor qui forme l’andante, ainsi que la conclusion bruyante qui le suit, ne rachète pas le décousu de cette grande scène, dont le musicien n’a pas su tirer parti. En général, les compositeurs sont bien plus coupables de la chute d’un ouvrage dramatique qu’ils ne sont disposés à en convenir. Au troisième acte, il y a une agréable romance que chante le chevalier Gennaro à la marquise de Villabianca redevenue jeune et belle. Telle est cette œuvre pâle et débile qui s’intitule le Roman d’Elvire, qui ne peut rester au théâtre, et qui n’aura un certain nombre de représentations que grâce à la mise en scène et à Mlle Monrose, qui est charmante dans le rôle de la marquise. M. Montaubry remplit celui de Gennaro avec ce mélange de bonnes qualités et d’afféterie qu’il possède depuis qu’il chante à Paris. Parviendra-t-il à épurer son goût et à simplifier son style ?

On a repris aussi à l’Opéra-Comique le charmant petit opéra, Galathée, de M. Victor Massé. Le rôle principal, qui a été créé jadis par Mme Ugalde d’une manière si remarquable, est rempli aujourd’hui par Mlle Cabel, que le ciel n’a pas faite pour rendre l’extase de la volupté païenne.

Le succès continu l’Orphée et de Mme Viardot n’empêche pas la direction du Théâtre-Lyrique de songer à l’avenir et de prévoir les jours difficiles. Après un petit acte, Ma Tante dort, qui a été donné le 21 janvier, et dont la musique facile et de bonne humeur est de M. Caspers, le Théâtre-Lyrique a livré à la curiosité publique, le 18 février, Philémon et Baucis, opéra en trois actes de M. Gounod, qui est l’enfant gâté de la maison. C’est toujours en tremblant que je vois des faiseurs de bouts-rimés porter la main sur un de ces sujets délicats qui appartiennent au trésor poétique de l’humanité. Si le despotisme n’était une chose haïssable qui pervertit le cœur et la pensée de celui qui l’exerce, on voudrait parfois pouvoir interdire à des esprits grossiers de toucher à ces pieuses légendes, plus vraies que l’histoire, qui racontent les merveilles du sentiment. Ce n’est point Ovide ni La Fontaine qui ont créé ce beau conte d’or de l’amour dans le mariage, du bonheur dans la simplicité ; c’est le cœur humain, c’est l’imagination ravie des premières générations. N’est-ce pas la marque de notre noble nature que d’apprécier le bien au milieu de l’abjection, de concevoir le bonheur et de respecter la modération des désirs au sein du faste et de la fausse grandeur ? Aussi le poète a-t-il été l’interprète du genre humain en écrivant ces vers charmans que tout le monde sait par cœur :

Ni l’or ni la grandeur ne nous rendent heureux.
Ces deux divinités n’accordent à nos vœux
Que des biens peu certains, qu’un plaisir peu tranquille.
Des soucis dévorans c’est l’éternel asile…

C’est MM. Jules Barbier et Michel Carré qui se sont chargés d’approprier pour le théâtre le sujet de Philémon et Baucis, qui ne pouvait guère contenir qu’un acte de douce rêverie et d’immortelles espérances. On assure que telle avait été d’abord leur pensée ; mais l’appétit est venu en mangeant, comme on dit, et ils ont délayé en trois actes une fable qui ne renferme que deux situations tout au plus. Ils ont donné à Jupiter pour compagnon de voyage sur la terre, non pas Mercure, son messager habituel, mais Vulcain, ce dieu disgracié par le destin, auquel ils ont prêté toutes les vulgarités qui traînent dans les plus mauvais vaudevilles sur les maris malheureux. Jupiter ne cesse de s’amuser des mésaventures conjugales de son confrère en divinité, qui lui répond avec une brusquerie malséante de la part d’un habitant du sombre empire parlant au souverain maître de l’Olympe. Ces lazzis de mauvais goût, qui ne font rire que les comparses cachés au fond du parterre pour allumer la gaieté des badauds, sont accompagnés d’un dénoûment qui appartient à l’imaginative de MM. Jules Barbier et Michel Carré. Philémon et Baucis, pour récompense de leurs vertus et de l’hospitalité qu’ils ont offerte de si bon cœur aux dieux voyageurs, ne sont plus changés l’un en chêne et l’autre en tilleul : ils reçoivent de Jupiter reconnaissant un bien plus précieux que l’immortalité, la jeunesse. Jupiter, en voyant Baucis revenue au printemps de ses jours, se prend d’un beau caprice pour sa faible créature, qui, enivrée d’un grain de coquetterie, comme Zerline dans Don Juan, hésite un peu entre le bonheur conjugal et l’idéal qui la sollicite à s’envoler vers,l’espace libre de la passion. Cette scène de vaudeville, où le maître des dieux joue le rôle d’un sot éconduit par une petite fillette, est de la pure invention de MM. Jules Barbier et Michel Carré, qui, depuis dix ans qu’ils écrivent pour le théâtre, n’ont pu encore faire une pièce viable qui dépasse les proportions des Noces de Jeannette. Et voilà les poètes qui devaient faire vite oublier ce bourgeois de M. Scribe, qui a fait cent pièces, comiques ou sérieuses, les unes plus amusantes que les autres !

Le premier tort de M. Gounod, en acceptant ce libretto ennuyeux de ses collaborateurs habituels, c’est de ne l’avoir pas jugé à sa juste valeur. Dépourvue d’incidens, la donnée de Philémon et Baucis ne pouvait offrir qu’un thème très court et sans grande variété possible. Le second tort du compositeur de cette idylle antique, changée en un conte grivois digne de figurer sur les planches des Bouffes-Parisiens, c’est de ne pas avoir su profiter de deux pu trois situations qui s’y trouvent indiquées tant bien que mal. C’est un malheur qui arrive bien souvent à M. Gounod de laisser échapper l’instant propice, et de s’attarder, comme on dit, aux bagatelles de la porte, au lieu de pénétrer dans le cœur de la situation. Dans Faust, dans le Médecin malgré lui, dans la Nonne sanglante, il se trouve des scènes éminemment propres au développement de la veine musicale que M. Gounod a complètement manquées. Nous aurons occasion de faire la même remarque dans Philémon et Baucis.

L’ouverture n’est qu’une courte introduction d’un caractère pastoral, et qui se compose d’une petite phrase confiée au hautbois et reprise par l’orchestre tout entier. C’est un joli prélude d’instrumens imitant le ramage des pifferari romains. Le premier duo entre Philémon et Baucis exprimant le bonheur d’une union si longue et si parfaite :

Aimons-nous jusqu’au jour suprême
Où la mort doit fermer nos yeux !


est un morceau agréable, bien modulé dans l’ensemble des deux voix, empreint d’un sentiment doux et placide qui est l’accent familier à la muse de M. Gounod. Le chœur qu’on entend au loin, chœur joyeux des habitans de la ville impie, n’a rien de remarquable, si ce n’est la persistance de deux notes du cor qui vous taquinent l’oreille. Nous ne pouvons citer du trio qui vient après, entre Jupiter, Vulcain et Philémon, que quelques accords d’une harmonie finement burinée. Quant aux couplets de Vulcain :

Au bruit des lourds marteaux d’airain,


cela me paraît plus baroque que comique, dépourvu de verve et d’originalité. La scène de la table entre les deux vieux époux au cœur hospitalier et Jupiter et Vulcain aurait pu devenir le thème d’un beau quatuor que M. Gounod n’a pas su écrire, et qui aurait mieux valu que la mauvaise plaisanterie de la fable de La Fontaine, le Rat de ville et le Rat des champs, que débite Baucis. L’espèce de récitatif par lequel Jupiter se fait connaître aux hôtes qui l’ont si pieusement accueilli est encore de cette vague mélopée sans caractère dont il semble que M. Gounod ne puisse pas se dépêtrer. Qu’il y prenne garde, cela ressemble moins à un parti-pris d’un certain genre de déclamation qu’à de l’impuissance de trouver une idée musicale bien délimitée.

Le second acte transporte la scène chez le peuple voluptueux destiné à périr bientôt par la colère des dieux. Il est précédé d’une introduction ou entr’acte symphonique très piquant et délicatement instrumenté, bien que le motif sur lequel repose le travail de M. Gounod rappelle une idée déjà connue et qui appartient à M. F. David. Cet entr’acte sera entendu de nouveau comme air de danse dans l’orgie qui va suivre, et dont le tableau est la reproduction presque exacte de celui de M. Couture, les Romains de la décadence. Nous avouerons sans détour que la musique de tout le second acte, qui heureusement n’est pas long, est d’une grande faiblesse, et que nous ne pouvons y signaler, par un excès de scrupule, que le second chœur qui forme le finale de cette flasque peinture de voluptés morbides dont les théâtres abusent et fatiguent le public. Nous pourrions même reprocher à M. Gounod avec justice d’avoir cherché volontairement des harmonies singulières visant à l’archaïsme dont la musique dramatique n’a vraiment que faire.

C’est au troisième acte, selon nous, que se trouvent les meilleurs morceaux de la nouvelle partition de M. Gounod. Redevenus jeunes, les deux époux modèles expriment le ravissement qu’ils éprouvent de pouvoir recommencer la vie dans un duo agréable qu’on voudrait plus passionné et d’un style plus large. C’est plutôt un joli nocturne qu’une scène d’amour ardent, comme la situation l’aurait exigé. Nous en dirons autant des couplets galans que Jupiter adresse à Baucis, dont il s’est épris comme un étudiant de première année : c’est froid et peu digne du personnage à qui l’on fait débiter de pareilles fadaises. L’air de Baucis : O riante nature ! est charmant dans la première phrase, qui est une mélodie délicate ; mais la suite du morceau ne contient guère que de jolis détails de vocalisation habilement appropriés à l’organe et au talent de Mme Carvalho. Telles sont aussi les qualités du duo entre Jupiter et Baucis, duo agréable qui manque d’ampleur et de passion. C’est le défaut qu’on peut reprocher à tout l’opéra de Philémon et Baucis.

C’est donc par les détails, par des harmonies ingénieuses et la distinction cherchée de certains accompagnemens que se recommande la nouvelle production de M. Gounod. Or les détails de la forme, les ciselures de l’instrumentation, les mièvreries du style ne suffisent point pour faire vivre une composition dramatique où la passion, les idées franches et la variété des couleurs ne brillent que par leur absence. Aussi ne croyons-nous pas au succès durable de Philémon et Baucis, et ce mécompte ne doit pas être attribué entièrement aux auteurs du libretto. Réduite en deux actes tout au plus, la fable de Philémon et Baucis, traitée par un musicien aussi réellement distingué que M. Gounod, aurait pu devenir un petit chef-d’œuvre d’élégance, une bucolique remplie du parfum et de la douce rêverie de la poésie antique. L’exécution de Philémon et Baucis est convenable au Théâtre-Lyrique. M. Fromant chante et joue avec goût le rôle de Philémon, M. Battaille tire un assez bon parti du personnage ingrat de Jupiter. Quant à Mme Carvalho, elle est dans le rôle de Baucis ce qu’elle est partout, une cantatrice habile, qui a le tort d’assumer sur elle un trop lourd fardeau.

L’Opéra a donné récemment, le 9 mars, le grand ouvrage chorégraphique et musical que chaque année il enfante avec tant d’efforts. Pierre de Médicis, opéra en quatre actes et sept tableaux, ainsi que l’indique le libretto de MM. Saint-Georges et Émilien Pacini, a été représenté devant la cour et la ville, comme on disait autrefois, avec un succès qui ne saurait être contesté que par les gens de mauvaise humeur. La fable, empruntée à l’histoire de Florence, raconte un épisode tragique de la maison des Médicis, ces Atrides de l’Italie au temps de la renaissance. Pierre de Médicis, fils de Laurent le Magnifique, devint souverain des états de Florence et de Pisé à la mort de son père, en 1492. Ses mœurs dissolues, ses cruautés et sa faiblesse vis-à-vis du roi de France Charles VIII soulevèrent contre lui l’indignation du peuple. Une conjuration se forma : Pierre de Médicis fut chassé de ses états, et son frère Julien fut appelé à lui succéder. Pierre mourut misérablement dans l’exil, après de vaines tentatives pour remonter sur le trône qu’il avait perdu. Les auteurs du poème n’ont conservé de cette donnée historique que le nom des deux princes, et voici la fable qu’ils ont imaginée : Pierre de Médicis, souverain de Florence, est fortement épris de Laura Salviati, nièce de fra Antonio, grand-inquisiteur. Pierre demande la main de Laura à fra Antonio, dont l’ambition s’accommode fort de cette haute alliance ; mais Laura Salviati a depuis longtemps promis son amour au frère du prince, Julien, qui n’est point disposé à céder un bien qui lui est plus précieux que la vie. De là la haine des deux frères et le nœud de la situation. Averti par l’inquisiteur lui-même de la passion de son frère Julien pour Laura Salviati, Pierre de Médicis veut écarter un rival aussi redoutable, et lui donne un commandement qui l’éloigne de Florence. Julien résiste cependant aux ordres de son frère, et conseille à Laura de fuir les dangers, qui les menacent tous deux. Le troisième acte transporte la scène dans une maison de pêcheurs au bord de l’Arno, où Laura vient se réfugier sous la garde, d’un ami de Julien ; mais le duc de Florence, guidé par les conseils de l’inquisiteur Antonio, retrouve les traces de la pauvre Laura, qui retombé dans les mains de son persécuteur. Elle résiste pourtant aux injonctions de Pierre de Médicis, refuse sa main et sa couronne, et avoue hautement qu’elle n’aimera jamais que Julien. Furieux de cette résistance, qui trompe ses calculs ambitieux, l’inquisiteur Antonio s’empare de sa nièce et l’entraîne dans un couvent, où il la force à prendre le voile. Lorsque Pierre de Médicis, blessé mortellement dans une insurrection populaire, arrive appuyé sur les bras de son frère Julien, avec lequel il s’est réconcilié, et réclame Laura Salviati pour la rendre à celui qu’elle aime : « Il n’est plus temps, répond le grand-inquisiteur, elle appartient au ciel ! »

Ce drame fort innocent, tout rempli d’élans religieux et d’extases amoureuses, ne reflète de l’histoire de Florence : et de l’époque horrible où se passe la scène que les couleurs les plus tendres et les plus égayantes. On ne dirait pas, en voyant ces fêtes magnifiques, ces beaux décors, ces divertissemens mythologiques et ce bon Pierre de Médicis repentant et soumis aux ordres du ciel, qu’on est au siècle des Borgia, au milieu de mœurs où l’inceste, l’assassinat et l’empoisonnement n’étaient que des peccadilles tolérées par le chef de l’église. MM. Saint-Georges et Émilien Pacini ont voulu sans doute que tout fût pour le mieux dans le meilleur des théâtres possibles, et que rien, dans la fable qu’ils ont conçue, ne vînt attrister un public qui a des affaires, des soucis, et qui veut qu’on l’amuse sans exiger de lui trop de contention d’esprit ni d’émotion, car, sans l’idée que nous supposons ici à MM. Saint-Georges et Émilien Pacini, il serait difficile d’admettre le dénoûment pacifique qu’ils ont donné à une pièce qui pourrait être mieux écrite et plus conforme à l’esprit de l’histoire.

La musique de ce scénario est l’œuvre de M. le prince Joseph Poniatowski, un homme du monde, un dilettante distingué qui, au milieu de la vie politique qu’il mène dans la nouvelle patrie qu’il s’est choisie, a su conserver un goût vif pour les arts qui ont fait le charme de sa jeunesse, passée tout entière dans cette ville de Florence dont il vient de chanter les discordes civiles. M. le prince Poniatowski a déjà beaucoup écrit, et le Théâtre-Italien de Paris nous a fait entendre, il y a deux ans, un opéra-bouffe de sa composition, Don Desiderio, dont nous avons apprécié l’agréable badinage. Nous pourrions nous récuser ici et traiter M. Je prince Poniatowski comme un personnage officiel, appartenant à l’un des grands corps de l’état dont les amusemens n’incombent pas à la critique de l’art. Nous serons plus juste, et nous jugerons l’œuvre que le prince Poniatowski vient de produire devant le public comme si elle était signée du nom d’un compositeur ordinaire. Nous sommes certain que M. le prince Poniatowski désapprouverait un respect qui le priverait du droit commun d’entendre la vérité sur le fruit récent de ses loisirs.

Et d’abord, nous passerons vite sur l’ouverture, qui n’annonce pas que M. le prince Poniatowski ait une grande habitude d’écrire de la musique instrumentale pure, et nous signalerons le sextuor ou morceau concertato, comme disent les Italiens, en partie sans accompagnement, qui ne manque pas de produire un certain effet, surtout alors que le chœur vient joindre et doubler la puissance des voix qui ont préparé le thème. Le duo pour ténor et basse entre Pierre de Médicis et le grand-inquisiteur ne vaut pis la cavatine de soprano que chante Laura Salviati par la belle voix de Mme Gueymard :

Doux rêve de ma vie !


L’allegro de cette cavatine

Il va venir mon bien-aimé !


est mieux réussi encore que la première partie, et le tout est fortement empreint de la couleur mélodique de M. Verdi. Nous sommes forcé de faire la même remarque sur le duo qui suit entre Laura et Julien de Médicis, qui renferme des effets d’unisson très familiers à l’auteur d’Ernani et du Trovatore. Les airs de ballet au second acte, sans avoir rien de bien saillant, suffisent à faire briller Mme Ferraris, qui déploie dans ce joli divertissement, les Amours de Diane, un talent où la grâce s’allie à la vigueur. Nous laisserons clore le second acte par un finale qui ne mérite pas autrement d’être signalé. À l’acte suivant, il y a un trio entre Pierre de Médicis, Laura et fra Antonio, qui renferme une très belle phrase que chante le grand-inquisiteur :

Quand la voix d’un maître te supplie,


phrase qui est heureusement complétée par l’ensemble des deux autres voix. La stretta ou conclusion de ce même trio n’est pas aussi bien réussie que la première partie. Quant à la scène du campo-santo de Pise, que représente un très beau décor, et où Julien de Médicis vient méditer sur le tombeau de ses aïeux, c’est un composé hétérogène d’effets et de choses connus depuis longtemps. Le quatrième et dernier acte renferme une assez belle situation dans l’intérieur du cloître où Laura Salviati va être forcée de prendre le voile par son oncle l’inquisiteur. Le premier chœur des nonnes :

Dans nos calmes retraites,


est joli et bien accompagné. Nous sommes beaucoup moins content de tout ce que débite l’inquisiteur dans cette scène lugubre et un peu longue, qui aurait exigé la main et le souffle d’un maître consommé. Cependant les cris spasmodiques que pousse la pauvre femme qu’on immole ont de l’accent, et sont bien l’expression d’un cœur désespéré qui ne se donne à Dieu qu’à son corps défendant.

Évidemment, l’opéra de Pierre de Médicis, dont nous venons de signaler les parties saillantes, ne possède pas ces hautes qualités d’inspiration et de facture qui garantissent aux œuvres de l’art un succès durable. Écrite facilement par un homme du monde bien doué, la nouvelle partition de M. le prince Poniatowski renferme cependant plusieurs morceaux heureusement venus qui feraient honneur au talent d’un artiste. Tels sont la cavatine de Laura et le sextuor du premier acte, le trio du troisième acte, le chœur des nonnes et la couleur générale de la grande scène finale du quatrième acte. Élevé dans l’admiration un peu exclusive de la musique italienne de l’école moderne, M. le prince Poniatowski n’a pu cacher combien il doit de reconnaissance à Donizetti et surtout à M. Verdi, dont il reproduit volontiers les élans de voix à l’unisson, l’agencement et la progression ascendante dans les grands ensembles. Quoi qu’il en soit de ces remarques et de celles que nous pourrions faire sur le caractère de l’instrumentation, qui pourrait être plus originale, il est permis de dire à M. le prince Poniatowski que l’opéra de Pierre de Mèdicis ne peut qu’accroître la réputation doit il jouit parmi les dilettanti les plus distingués de l’Europe.

L’exécution est à peu près suffisante. Mme Gueymard se fait justement applaudir dans le rôle de Laura Salviati, dont elle chante plusieurs morceaux avec éclat et sentiment. M. Obin fait ressortir le caractère du grand-inquisiteur Antonio, et dit avec beaucoup d’énergie la belle phrase du trio du troisième acte. De magnifiques décors représentent différens monumens de cette belle Ville de Florence et de la Toscane, dont la destinée intéresse tous les esprits généreux. M. Dietsch a inauguré avec Pierre de Médicis la direction de l’orchestre de l’Opéra, dont il est investi depuis la mort de M. Girard. On a remarqué que M. Dietsch avait le commandement sûr et précis.

Tout succès a besoin de se faire pardonner. Le théâtre de l’Opéra, où les ouvrages nouveaux sont si rares, a passé toute une année à monter Pierre de Médicis, dont la mise en scène aura peut-être coûté la somme de 150,000 fr. M. le prince Poniatowski ne peut pas ignorer combien la position qui est faite aux jeunes compositeurs français est misérable. Il n’existe que trois théâtres à Paris où les musiciens élevés par le Conservatoire et couronnés par l’Institut puissent se produire devant le public. De ces trois théâtres, l’un n’est ouvert presque qu’à des étrangers, l’autre ne peut vivre qu’avec de vieux chefs-d’œuvre, et le troisième, celui de l’Opéra-Comique, ne peut suffire à toutes les vocations qui frappent à sa porte. Ne serait-il pas digne de M. le prince Poniatowski de se servir de la haute position qu’il occupe et de l’influence que lui donnent ses connaissances dans l’art musical pour appuyer auprès de l’autorité supérieure les hommes de talent qui ont le tort, bien excusable, de n’être ni Allemands, ni Italiens, ni Espagnols ? Je ne voudrais pas assurément que la France cessât d’être cette grande nation hospitalière à tous les talens qui méritent d’être accueillis, et qui l’ont enrichie de tant de merveilles ; mais ne peut-on concilier la libéralité avec la justice, le droit commun avec la générosité, et faut-il qu’un musicien de mérite comme M. Aimé Maillard par exemple, parce qu’il est né Français et qu’il a donné des preuves d’un véritable talent, ne puisse faire représenter ses ouvrages sur aucun des trois théâtres lyriques qui existent dans son pays ? Il nous semble qu’il y aurait là une noble mission pour M. le prince Poniatowski, qui a toutes les qualités désirables pour remplir ce rôle de protecteur éclairé que nous nous permettons de lui déférer.


P. SCUDO.


V. DE MARS.