Revue Musicale — Les Concerts de la dernière saison

Revue Musicale — Les Concerts de la dernière saison
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 33 (p. 733-747).
REVUE MUSICALE

LES CONCERTS DE LA DERNIERE SAISON.

La saison des concerts est terminée. Il y en a eu cette année un nombre aussi considérable que les années précédentes. Les artistes, petits ou grands, ne se lassent pas de convier le public à ces fêtes passagères où ils dépensent souvent plus que du talent, et le public de son côté est toujours disposé à se rendre à l’appel d’un maître célèbre ou d’un professeur estimé qui lui promet une séance intéressante. Cependant on se plaint généralement du nombre toujours croissant de ces concerts éphémères, où le premier barbouilleur de notes venu s’accorde le privilège de vous ennuyer de ses prétentions ; mais on peut répondre à ceux qui vont se lamentant ainsi de la surabondance de plaisirs qu’on leur offre : « Qui vous force à les écouter, ces artistes que vous jugez peu dignes de votre attention ? Laissez faire, laissez passer le vrai talent à côté du bateleur, chacun trouvera sa juste récompense. Tôt ou tard le charlatan est jugé à sa valeur, et les portes mêmes de l’Institut ne sauraient prévaloir contre la vérité. » En toutes choses, je préfère les inconvéniens de la liberté aux douceurs que vous prépare la tutelle du pouvoir. J’aime mieux me tromper en agissant selon mes lumières que de ne pas faillir, conduit par la main de Minerve. D’ailleurs l’exhibition des œuvres musicales ne coûte rien à l’état. Les compositeurs et les artistes exécutans ne reçoivent d’encouragemens que du public, et lorsque par hasard le gouvernement se mêle de vouloir protéger la musique comme il protège la peinture, la sculpture et la littérature de son choix, il s’y prend si bien qu’on désire échapper le plus tôt possible aux effets de sa munificence. Il n’y a qu’à voir comment on choisit les hommes qui dirigent les théâtres subventionnés pour être édifié sur l’intelligence de l’administration qui dirige les beaux-arts en France.

Les concerts se divisent tout naturellement en deux grandes catégories : ceux qui se donnent avec le concours de l’orchestre, et les séances de quatuor suivies de toutes celles qui sont défrayées par de simples virtuoses. De talens de premier ordre comme Paganini, Thalberg, Vieuxtemps ou Servais, il n’y en a plus guère dans aucune partie de l’art musical ; mais on trouve beaucoup d’artistes distingués dont l’exemple suffit à maintenir le niveau des bonnes études. Nous citerons, parmi les artistes de cette catégorie qu’on a entendus cet hiver à Paris, les deux pianistes étrangers MM. Schuloff et Jaell, et M. Alard, le violoniste classique et fort aimé du Conservatoire de Paris.

Ce n’est pas une chose facile que de projeter un peu de lumière sur les nombreux concerts qui se donnent chaque année à Paris, et de parler avec mesure de tous les artistes qui s’y produisent. Les pianistes surtout, qui surabondent toujours, exigent une oreille bien exercée pour apprécier les nuances d’exécution qui les distinguent les uns des autres. Nous essaierons pourtant de classer ces nuances, et dans cette exposition tumultueuse de talens divers nous nous efforcerons d’établir un peu d’ordre et de justice.

La Société des Concerts, qui est toujours la meilleure institution musicale de la France, a inauguré le 13 janvier la trente-quatrième année de son existence, sous la direction de Tilmant. On a ouvert la séance par la symphonie en de Beethoven, qui a été exécutée avec fougue. L’ouverture de la Grotte de Fingal, qui remplissait le deuxième numéro du programme, est, comme toute la musique de Mendelssohn, plus remarquable par les détails que par la pensée première ; elle n’offre que de jolies et piquantes combinaisons de sonorité, auxquelles manque un sujet qui en justifie l’à-propos. La scène de la bénédiction des drapeaux du Siège de Corinthe de Rossini, qui est venue après l’ouverture ingénieuse de Mendelssohn, est une page admirable de musique dramatique. La séance s’est terminée par l’Alléluia du Messie de Handel, que la Société redit sans cesse, sans pouvoir se décider à pénétrer plus avant dans l’œuvre considérable de ce grand musicien biblique. Le deuxième concert a commencé par un morceau de Mendelssohn fort connu en Allemagne sous le titre de Symphonie-Cantate. C’est une composition d’un caractère semi-religieux, dont l’exécution a duré une heure et demie. Le public n’a pas fait un accueil très favorable à ce morceau d’une longueur excessive, et dont le style a paru plus monotone que vraiment religieux. On n’y a vivement applaudi que l’allegretto de la partie symphonique. Ni les chœurs, ni les airs, ni les duos, qui ont été fort médiocrement chantés d’ailleurs, n’ont été appréciés, ce qui ne prouve pas du tout que la Société ait eu tort d’enrichir son répertoire d’une nouvelle œuvre de Mendelssohn. Il appartient à une société composée d’artistes d’élite comme celle du Conservatoire de faire l’éducation du public et de lui imposer des œuvres signées par des maîtres qui sont reconnus pour tels. Après des fragmens d’un concerto de violon de Viotti, exécutés avec talent par un élève de M. Alard ; M. Sarrazate, après l’air des Nozze di Figaro, chanté maigrement avec des paroles françaises, ce qui ne devrait jamais être permis au Conservatoire, on a terminé par l’ouverture du Freyschütz de Weber. À la troisième séance, qui a été l’une des plus intéressantes de l’année, on a exécuté la symphonie d’Haydn, dite la Symphonie de la Reine, une de ces œuvres exquises où l’art est à la hauteur de l’inspiration, où tout est simple, clair et beau comme le jour. Puis on a dit des fragmens du premier acte d’Iphigénie en Tauride de Gluck, la scène de Thoas, qui a été fort bien déclamée par M. Massol, l’air de danse et le chœur des Scythes. Quel prodige que cette musique ! quel sentiment profond et religieux dans ce récitatif de Thoas :

De noirs pressentimens
Mon âme est obsédée !


Et le chœur des sauvages, et la marche, qui semble un précurseur de la marche turque des Ruines d’Athènes de Beethoven ? Le grand concerto en mi bémol pour piano de Beethoven, qui occupait le troisième numéro du programme, a été exécuté par M. Planté avec plus d’élégance et de correction que de véritable sentiment. L’ouverture de l’opéra de Zampa, qu’on entendait pour la première fois au Conservatoire, y a été appréciée ce qu’elle vaut, comme l’une des meilleures ouvertures symphoniques de l’école française.

Au quatrième concert, qui a eu lieu le 24 février, on a d’abord exécuté la symphonie héroïque de Beethoven, dont la marche seule forme tout un drame. Un chœur et un air de Paulus, oratorio de Mendelssohn, a été chanté convenablement par M. Guglielmi, dont la belle i voix de baryton pourrait être plus animée. Des fragmens du ballet de Prométhée de Beethoven, délicieuse imagination que le public a fait recommencer, le finale du premier acte (l’Oberon, où Mmes Vandenheuvel et Rey n’ont fait preuve que de bonne volonté, et l’ouverture du Jubilé de Weber, qui semble être une esquisse de celle du Freyschütz, ont rempli la séance. Le cinquième concert a été, sans contredit, le plus important de l’année. Le programme, très varié, contenait d’abord la Symphonie militaire d’Haydn, ainsi nommée parce que le second morceau est une marche guerrière. Des fragmens de l’Alceste française et de l’Alceste italienne de Gluck ont été chantés ensuite avec succès par M. Cazeaux, de l’Opéra, et par Mme Viardot, qui s’y est élevée à la plus grande émotion dramatique que puisse produire une cantatrice. L’ouverture du Jeune Henri de Méhul et le chœur de Judas Machabée de Handel ont achevé de remplir cette belle fête, qui a produit sur le public une impression profonde. Le sixième concert n’a eu de remarquable que la symphonie en si bémol de Beethoven et l’introduction du Siège de Corinthe de Rossini, dont les soli ont été chantés par MM. Massol, Paulin et Cazeaux, de l’Opéra. Un fragment d’un concerto de violon de Viotti, exécuté par M. Ernest Altès, a paru peu digne de figurer sur les programmes de la Société. La séance s’est terminée par l’ouverture l’Euryanthe de Weber. Le concert extraordinaire qui a été donné le dimanche de Pâques, à huit heures du soir, a été on ne peut plus intéressant. La symphonie en ut majeur de Beethoven, qui ouvrait le programme, a été suivie du chœur à la Palestrina de Lesring, O filii. Puis Mlle Dorus est venue chanter d’une voix délicate, qui rappelle le timbre mat de la voix de Mme Dorus, sa tante, un air d’il Flauto magico de Mozart. À ce morceau agréable a succédé l’air de danse d’Iphigénie en Aulide de Gluck, c’est-à-dire une merveille de coloris, d’art et d’invention, bien que le motif soit emprunté à une vieille chanson populaire de la Bohême, pays natal de ce grand maître. On ne s’étonne pas assez, à mon avis, de l’instrumentation puissante, colorée et pourtant si simple de Gluck. Des fragmens des Saisons d’Haydn, le chœur des Chasseurs et celui des Vendangeurs, d’un entrain si juvénile, ont précédé la symphonie en sol de Mozart, qui a clos la séance. Quel charmant finale, quel goût, quel art exquis de moduler’. J’avoue que quand j’entends de la musique de Mozart, je deviens partial, comme si j’avais l’honneur d’appartenir à son immortelle lignée.

Le septième concert de l’abonnement, donné le 7 avril, a été curieux par une petite comédie qui s’est jouée entre le public et une minime partie des artistes exécutans. Le programme s’ouvrait par la symphonie en si bémol d’Haydn, qui a été rendue avec une rare perfection. Le second numéro était rempli par divers fragmens d’une composition de M. Berlioz intitulée la Damnation de Faust. Depuis que la Société des Concerts existe, M. Berlioz n’a pu réussir à y faire entendre de sa musique que trois fois. Le 14 avril 1834, on a exécuté de M. Berlioz au Conservatoire une ouverture de Rob-Roy. Quinze ans après, le 14 avril 1849, M. Girard, alors chef d’orchestre, s’est laissé forcer la main en admettant sur le programme les fragmens de la Damnation de Faust qu’on vient de répéter après un nouveau silence de dix ans. On voit par ces dates significatives que la Société des Concerts ne s’est jamais fait une grande illusion sur la valeur des œuvres musicales de M. Berlioz. Au dernier concert dont nous parlons, le public avait écouté dans un profond silence ces divers fragmens, composés d’un air de Méphistophélès, d’un chœur de gnomes, d’une partie symphonique intitulée Ballet des Sylphes, et d’un double chœur de soldats et d’étudians. À la fin, quelques applaudissemens se sont fait entendre dans la salle, lesquels, s’étant prolongés plus que ne le désirait la grande majorité des auditeurs, ont provoqué des manifestations contraires. Ces marques de mécontentement de la part du public ont excité la commisération de quelques musiciens de l’orchestre et d’une demi-douzaine de mauvais choristes qui, en rentrant dans leurs foyers, se sont mis à acclamer ce pauvre M. Berlioz. Cette comédie qui dure depuis si longtemps et qui ne trompe personne, pas même M. Berlioz, a produit sur une partie intelligente des auditeurs un très mauvais effet. à la fin de la séance, un grand nombre d’amateurs assuraient que si une pareille scène se renouvelait, on ferait entendre dans la salle du Conservatoire un vieil instrument délaissé dont on s’est si bien servi aux trois mémorables représentations du Tannhäuser. En effet, sans rien préjuger sur le mérite de la musique de M. Berlioz, que nous connaissons de reste, il n’est pas possible d’admettre que les membres de la Société des Concerts prétendent intervenir dans un débat où ils sont juges et partie. Il y a de la bienséance de leur part à s’abstenir de toute marque d’approbation qui peut être mal interprétée du public. Après les fragmens de la Damnation de Faust, qu’on ne réentendra pas, j’ose l’affirmer, en pareil lieu, Mme Mattmann a exécuté avec beaucoup de talent le concerto en ré mineur, pour piano et orchestre, de Mozart, auquel a succédé un admirable chœur de Paulus de Mendelssohn, et la séance s’est terminée par la troisième ouverture du Fidelio de Beethoven. — Au huitième concert, après la symphonie en fa de Beethoven, M. Alard a exécuté le concert de Mendelssohn, pour violon et orchestre, avec le style élevé et pur qui distingue cet artiste. On a fini par la bénédiction des drapeaux du Siège de Corinthe de Rossini, qu’on a exécutée deux fois cette année, ce qui est trop. La symphonie en la majeur de Mendelssohn, qui est la meilleure de ce maître et dont j’aime surtout la troisième partie, a ouvert le programme du neuvième et dernier concert ; puis on a redit les fragmens d’Alceste de Gluck, avec Mme Viardot et M. Cazeaux, de l’Opéra. Les fragmens du ballet de Prométhée de Beethoven ont succédé à la scène d’Alceste, et, après un air d’Idomeneo de Mozart, chanté par Mme Viardot, la séance a été close avec éclat par l’ouverture de Freyschütz.

Conduite avec intelligence et une chaleur communicative par M. Tilmant, le chef d’orchestre, qui remplace avantageusement M. Girard, la Société des Concerts a parcouru assez heureusement la trente-quatrième année de son existence. Nous devons cependant lui faire deux recommandations importantes : l’une, de s’efforcer d’enrichir son répertoire de nouveaux morceaux empruntés surtout aux maîtres du passé, de ne pas redire incessamment le même psaume de Marcello, les mêmes chœurs de Handel, et d’oser aborder enfin la musique de Sébastien Bach, ses sonates pour toute sorte d’instrumens, ses cantates, ses oratorios, particulièrement celui de la Passion. Il y a dans l’œuvre immense de ce grand musicien, dont on ne connaît guère que le nom, de quoi exercer la sagacité, le goût et la patience de la Société des Concerts pendant des années. C’est une grande figure historique qu’il faut absolument dévoiler, car c’est dans la musique de Sébastien Bach que se trouvent les origines de toute l’école allemande. L’autre recommandation qu’il importe de faire à la commission qui fixe les programmes des concerts, c’est de se montrer extrêmement sévère sur l’admission des artistes et des œuvres contemporaines qui doivent être entendus aux séances de la Société. La mission de la Société des Concerts n’est pas d’aider à l’éclosion des talens inconnus ou contestés, mais d’exécuter les chefs-d’œuvre, consacrés et de tenir haut le niveau du goût public. La Société des Concerts a commis cette année des fautes qui l’entraîneraient à sa perte si elles devaient se renouveler. Qu’elle y prenne garde !

C’est à la Société des Jeunes Artistes, dirigée avec tant de zèle par M. Pasdeloup, qu’il appartient d’être téméraire et de beaucoup oser. Cette institution adolescente a inauguré la neuvième année de sa carrière dans la salle de M. Herz le 20 janvier 1861. Après la symphonie en ut majeur de Mozart, on a exécuté pour la première fois l’ouverture d’Ossian, de M. Gade, compositeur suédois, qui a fait ses études en Allemagne, où il est très connu. Cette ouverture m’a paru longue, d’un style diffus et sans caractère. Au second concert, on a exécuté l’ouverture du Vampire, opéra d’un compositeur de mérite, M. Marschner ; puis on a fait entendre la marche des fiançailles, avec chœur, du Lohengrin, de M. Richard Wagner, morceau intéressant dont nous avons parlé avec éloge l’année dernière. Au troisième concert, M. Pasdeloup a fait exécuter une symphonie en si bémol de Robert Schumann, dont j’ai bien de la peine à saisir le génie nébuleux et maladif. Je n’ai pu goûter de cette symphonie obscure que le second épisode, dont le motif, sans être bien original, a le mérite pourtant de n’être pas trop ressassé. L’Étoile du Soir, mélodie du Tannhäuser de M. Richard Wagner, a été chantée ensuite avec goût par M. Gourdin, élève du Conservatoire. Au sixième et dernier concert des Jeunes Artistes, qui a eu lieu le 14 avril, le programme contenait une ouverture inédite de M. Constantin, un des musiciens de l’orchestre, où il y a un certain talent, puis on a chanté un chœur de chasseurs de M. Gounod, qui ne renferme rien de nouveau, et la séance s’est terminée par des fragmens du Songe d’une Nuit d’été de Mendelssohn, dont nous n’avons pas besoin de faire l’éloge. Composée d’élémens qui se renouvellent presque chaque année, la Société des Jeunes Artistes ne peut pas prétendre à une exécution aussi parfaite que celle qui résulte de la longue expérience de la Société des Concerts. Plus jeune, plus ardente et moins exclusive dans le choix des morceaux qui entrent dans ses programmes, la société que dirige M. Pasdeloup est une avant-garde qui déblaie la route, essaie des compositeurs et des artistes nouveaux, propage la connaissance des chefs-d’œuvre dans un monde différent, forme des musiciens et rend à l’art de véritables services.

Les séances de musique de chambre de MM. Alard et Franchomme, dans la salle Pleyel, sont toujours suivies par un public d’élite. C’est la meilleure exécution de quatuor qu’on puisse entendre à Paris. A. la seconde matinée, qui s’est donnée le 3 janvier, on a exécuté le quatuor en ré majeur d’Haydn, celui en si bémol de Beethoven, et le quatuor en mi bémol de Mozart. Le second numéro du programme était rempli par la sonate en la, pour piano et violoncelle, de Beethoven, qui a été rendue avec une grande délicatesse par MM. Franchomme et Diémer, jeune pianiste de talent. Fondées depuis quatorze ans, les séances de MM. Alard et Franchomme sont à la musique de chambre ce que la Société des Concerts est à la symphonie, avec cet avantage que MM. Alard et Franchomme n’ouvrent leurs programmes qu’à des chefs-d’œuvre connus.

La Société des Quatuors de MM. Maurin et Chevillard est plus vaillante et plus osée. Vouée dès son origine à l’interprétation des derniers quatuors de Beethoven, cette énigme léguée à l’avenir par son vaste et puissant génie, elle a atteint le but qu’elle se proposait il y a onze ans. Nous savons maintenant à quoi nous en tenir, et, grâce aux efforts persévérans de MM. Maurin, Chevillard, et de leurs associés, les dernières œuvres de Beethoven ne renferment plus de mystères pour nous. à la quatrième séance qu’ils ont donnée cette année, j’ai entendu le quatuor en si bémol (opéra 130) de Beethoven, dont certaines parties sont plus que contestables, tandis que la cavatine est une inspiration de premier ordre, qui n’a besoin d’aucun commentaire pour être comprise et sentie. La grande sonate pour piano (opéra 111) du même maître a été exécutée avec un grand talent par M. Ritter, dont le nom et la réputation commencent à prendre de la consistance. La séance s’est terminée par le onzième quatuor en fa mineur de Beethoven, sur le mérite duquel je me permets aussi de faire des réserves. La cinquième séance, qui a eu lieu le 14 mars, a été particulièrement remarquable par l’exécution brillante du quinzième quatuor en la mineur de Beethoven. Cette œuvre, composée d’une introduction énigmatique, d’un allegro, d’un adagio admirable, d’un récitatif pathétique et du finale, est un résumé des qualités supérieures et des défaillances qui caractérisent les dernières compositions de ce maître. On a clos la séance par le septième quatuor de Mozart, qui ne contient que de l’or pur, qui vous émeut, vous attendrit, et vous charme toujours de sa grâce divine. Le public distingué et les artistes qui suivent les séances très intéressantes de MM. Maurin et Chevillard leur doivent bien de la reconnaissance pour la lumière qu’ils répandent chaque année sur l’œuvre étonnante du plus grand génie de la musique instrumentale.

MM. Armingaud et Léon Jacquard continuent aussi leur louable entreprise, et les séances de quatuors qu’ils donnent depuis six ans sont toujours fort appréciées du public distingué qui les fréquente. à la première soirée, qui a été donnée le 23 janvier, j’ai particulièrement goûté le grand trio, pour piano, violon et violoncelle, de Beethoven, dont l’andante est une inspiration grandiose. M. Lubeck en a rendu la partie de piano avec un sentiment et une netteté de touche fort remarquables. Je passe sous silence des fragmens d’une sonate de Schumann pour piano et violon, et je m’arrête sur le quintette pour instrumens à cordes de Beethoven, qui a été exécuté avec beaucoup d’ensemble et de soin. La troisième séance, où M. Lubeck a exécuté, avec un peu de recherche peut-être, la sonate pour piano (opéra 33) de Beethoven, s’est terminée par le quintette en la pour instrumens à cordes de Mendelssohn, qui est avec Schumann un des maîtres préférés par MM. Armingaud et Léon Jacquard. À la cinquième séance, ils ont encore exécuté un quatuor de Schumann, pour piano, violon, alto et violoncelle, qui n’a fait que me confirmer dans l’opinion où je suis que Schumann est un compositeur surfait par les sectateurs de la nouvelle école germanique, les Teutons purs. Quoi qu’il en soit, les séances de MM. Armingaud et Léon Jacquard, qui se donnent devant une bonne fraction de la société du faubourg Saint-Germain, sont très intéressantes, très variées, et elles occupent une bonne place dans les plaisirs délicats qu’offre la grande ville de la civilisation.

Je ne veux pas oublier de mentionner aussi les séances de Mme Charlotte Tardieu de Malleville, où affluent les membres de l’Institut et le monde savant. Fondées depuis treize ans par cette femme distinguée, on y entend surtout la musique d’Haydn et de Mozart, et parfois celle de Bach, interprétée avec goût. M. Charles Lamouroux a repris cette année les séances de musique de chambre qu’il a inaugurées l’année dernière. M. Achille Dien, un violoniste de talent, un musicien solide, a donné une belle soirée où il a conduit l’exécution de plusieurs morceaux de musique instrumentale avec intelligence et beaucoup de sentiment. Quand j’aurai cité encore les matinées intimes et agréables de Mlle Beaumetz, les séances permanentes et si intéressantes de M. Gouffé, l’habile contre-bassiste de l’Opéra, je n’aurai pas fini d’indiquer tous les lieux de bonne compagnie où l’on fait de l’excellente musique à Paris.

Parmi les concerts isolés qui ont été donnés cet hiver à Paris par des virtuoses brillans, il nous faut d’abord citer ceux de M. Jules Schuloff. M. Schuloff, qui est de Prague, un Slave mêlé de Juif, je crois, est un pianiste de grand talent dont nous avons déjà eu occasion de parler ici. Son exécution est délicate, brillante et poétique comme ses charmantes compositions. Au premier concert qu’il a donné dans les salons de Pleyel, le 31 janvier, M. Schuloff a fait entendre plusieurs morceaux de sa composition, dont le plus remarquable m’a paru être celui intitulé Mazurka, ou Souvenirs de Saint-Pétersbourg. On y trouve plus de grâce et de rêveries que d’idées franches. Au second concert, qui a eu lieu le 25 janvier, M. Schuloff, qui a le bon goût de ne point abuser de sa musique, a exécuté d’abord avec M. Léon Jacquard la sonate en si bémol pour piano et violoncelle de Mendelssohn, dont je n’aime que l’andante ; mais ce qui m’a ravi, c’est un andante de je ne sais plus quelle œuvre d’Haydn, transcrit pour le piano et exécuté par M. Schuloff avec un remarquable talent. Différens autres morceaux de la composition de M. Schuloff, qu’il a fait entendre à la fin du deuxième concert, ne s’élèvent pas au-dessus de ce qu’on appelle des fantaisies aimables, auxquelles le virtuose prête une partie de leur valeur. À tout prendre, M. Schuloff est pour le moment le pianiste compositeur le plus distingué qui soit connu en Europe.

M. Jaell, dont j’ai également parlé l’année dernière, est aussi un pianiste d’un talent éminent et plus accentué peut-être que celui de M. Schuloff. M. Jael est de Trieste, et il porte dans ses veines comme dans son talent la double influence de l’Italie et de l’Allemagne, qui l’ont formé et vu naître. Son exécution est d’une rare délicatesse, surtout lorsqu’il interprète la musique de Chopin. C’est un artiste véritable, qui a parfois le tort de prêter son talent à de la musique indigne de ses doigts, si merveilleusement agiles. Noblesse oblige !

M. Germano Perelli est encore un pianiste quasi-italien, qui s’est fait entendre dans deux concerts qu’il a donnés, l’un dans les salons de Mme Érard, l’autre au Théâtre-Italien. Son exécution est fine, élégante, pétulante même ; il rend surtout avec beaucoup d’éclat l’admirable sonate en la bémol de Weber. Un morceau de la composition de M. Perelli, un scherzo pastoral pour piano et orchestre, révèle du talent et ajoute au mérite incontestable du virtuose, qui est fort répandu dans le monde officiel. MM. Wienawski, Polonais, Lubeck, Hollandais d’origine, dont l’exécution vigoureuse s’assouplit beaucoup, Bernard Rie, de Prague, Stanzieri, jeune artiste napolitain, qui inspire le plus grand intérêt, Henri Ketten, enfant bien doué qu’on pousse trop vite à la composition, Hans Seeling, Vincent Adler, Hongrois, Mlles Joséphine Martin, Sabatier Blot, Darjou, Caroline Remaury, sont des pianistes de talens divers qui tous ont donné un ou plusieurs concerts. Je citerai encore un violoniste distingué, M. Sarrazate, élève de M. Alard, M. Jacques Dupuis, qui appartient à la Belgique, le tromboniste Nabich, le chanteur allemand M. Reichard, qui ne manque pas de goût, le violoncelliste italien M. Cazella, di dolce memoria, qui a fait des progrès sur ce bel instrument, dont il joue avec sentiment, M. Bessems, qui est un homme de goût et un professeur justement estimé, M. Édouard Caudella, violoniste du prince de Moldavie et de Valachie, dont le jeu un peu âpre s’adoucira avec le temps et, i dubiosi desiri ; enfin une aimable jeune fille, Mlle Amélie Bido, qui joue du violon presque comme un maître.

Un chanteur italien et un peu cosmopolite, M. Marchesi, qui est professeur de chant au conservatoire de Vienne, a donné deux soirées intéressantes, qu’il a eu le tort d’appeler un peu ambitieusement des concerts historiques. M. Marchesi a dit avec esprit, si ce n’est avec charme et d’une voix de baryton flexible, mais un peu ternie, un air bouffe fort curieux d’Acis e Galatea, opéra de Handel, l’air Vedrò mentre respiro, des Nozze di Figaro, et beaucoup d’autres morceaux du répertoire moderne. On sent, à la propriété de style qui caractérise sa manière, que M. Marchesi est un artiste qui a le goût et l’esprit cultivés, et dont on pourrait utiliser l’activité intelligente en lui confiant la direction d’un théâtre ou d’une troupe lyrique.

En fait de concerts sérieux qui méritent véritablement le titre de concerts historiques, nous devons citer la soirée très intéressante qu’ont donnée M. et Mme Farrenc dans les salons de Mme Érard le 8 avril. M. Farrenc, qui est un bibliographe musical des mieux renseignés, a conçu le projet, qui est en cours d’exécution, de publier un choix des meilleures compositions qui existent pour le piano depuis la seconde moitié du XVIe siècle jusqu’à nos jours. Ce sont les différens morceaux qui doivent composer le Trésor des pianistes, — c’est le titre de la publication de M. Farrenc, — qui ont été exécutés à cette séance, et d’une manière exquise, par Mlle Marie Mongin, élève de Mme Farrenc. Dans la série de morceaux que j’ai entendus à cette soirée, qui a été longue et où assistait un public de choix, j’ai remarqué la petite pièce pour la virginale (épinette) de Gibbons, musicien anglais du commencement du XVIIe siècle, la Gagliarde, air de danse de John Bull, autre musicien anglais de la même époque. Surtout j’ai été ravi de la fugue de Frescobaldi, organiste italien du XVIIe siècle et de la belle école romaine, dont il a le style noble, clair et déjà fort développé. Puis on a fait entendre deux pièces charmantes de Couperin, dit le grand claveciniste de la chambre de Louis XIV, intitulées la Superbe et le Carillon de Cyltère, badinage plein de grâce naïve et de joyeuseté gauloise. La Muselle et le Rigodon de Rameau, piquantes imaginations, formaient une transition bien ménagée entre Couperin et la fugue du grand Sébastien Bach, qui ouvre l’entrée de l’art moderne, dont il élabore les élémens. Le morceau de Kirnberger, qu’on a fait répéter, compositeur et théoricien célèbre qui appartient au cycle de Bach, la fugue de Porpora, celle de Wernicke, qui passe pour avoir été élève de Kirnberger, le menuet de Lindemann, élève de Wernicke, ont précédé les variations sur la marche des Deux Journées de Cherubini par Hummel, le plus grand compositeur de musique de piano qui existe après les trois génies de la musique instrumentale, Haydn, Mozart et Beethoven. Ces variations, peu connues, sont un chef-d’œuvre de grâce et de science, dit fort sensément M. Farrenc dans le petit livret qui servait de programme. Mlle Mongin, qui était la seule interprète de ces dix-huit morceaux, a fait preuve d’un talent souple, élégant et divers, surtout dans les pièces de Couperin, de Rameau, de Scarlatti et de Bach, qui exigent un style lié, dont on a presque perdu la tradition.

Nous n’avons pas aperçu à la belle séance de M. Farrenc un artiste d’élite, le maître de piano le plus instruit et le plus capable qu’il y ait à Paris, M. Valentin Alkan, primo genito. Que fait-il donc, et pourquoi se dérobe-t-il ainsi obstinément aux yeux du monde ? Qui pouvait mieux apprécier que M. Alkan ces formes diverses de la musique de piano, dont il connaît si bien l’histoire, et juger avec plus de sûreté la propriété de style de l’habile, et charmante interprète, Mlle Mongin ? Vœ soli ! dit l’Évangile, et cela est surtout vrai de l’artiste, qui a besoin de communiquer incessamment avec ceux qu’il veut instruire et charmer. C’est à des hommes comme M. Alkan, à tous les artistes dignes de ce nom et aux vrais amateurs que je recommande la publication intéressante de M. Farrenc, le Trésor des pianistes. Ce sera un livre de bibliothèque qui renfermera la quintessence de tout ce qui a été écrit pour le piano depuis deux cents ans.

Un autre concert qu’on peut à bon droit appeler historique, c’est la séance annuelle de musique classique fondée par M. de Beaulieu. Elle a réuni le 23 avril dans la salle de M. Herz un public curieux et empressé. Divisé en deux parties, le programme s’ouvrit par des fragmens d’un oratorio d’Haydn, le Retour de Tobie, composition plus élégante de style que profonde par le sentiment. Une cantate de Pergolèse, Orfeo, qui renferme de beaux accens dignes de Gluck, dont ils annoncent le style pathétique, a été médiocrement chantée par un ténor peu connu, M. Lucien, tandis que le madrigal de Gibbons, empreint de la douceur pénétrante des madrigaux de Marenzio, a été bien rendu par les chœurs, que dirige avec soin M. Marié. La première partie s’est terminée par des fragmens d’un opéra italien d’Handel, Acis e Galatea, musique charmante, d’une grande difficulté vocale. Après l’introduction d’Eliza, ou le mont Saint-Bernard, opéra de Cherubini, d’une belle expression dramatique, quoique un peu froide, Mme Viardot a chanté avec une bravoure étonnante un air horriblement difficile d’un vieil opéra de Graun, Britannicus. L’accompagnement de cet air, qui a été écrit peut-être pour la Mara, une célèbre cantatrice allemande de la seconde moitié du XVIIIe siècle, a été évidemment retouché par un compositeur moderne, car j’y ai remarqué des couleurs et des instrumens qui ne se trouvent pas dans l’orchestre très simple de Graun, imitateur d’Handel et des compositeurs italiens de l’époque. L’Angélus, chœur sans accompagnement d’Anerio, qui était le contemporain de Palestrina, a été rendu avec ensemble et justesse : c’est doux, placide et charmant comme la prière d’un groupe d’anges peints par fra Angelico ou le Pérugin. Le concert s’est terminé par d’autres fragmens de l’oratorio déjà cité de Haydn, le Retour de Tobie. Cette séance intéressante fait honneur au goût éprouvé et à la haute expérience de M. de Beaulieu, qui a attaché son nom à une fondation utile à l’art dont il est un digne représentant.

Au commencement de l’hiver, le 19 décembre 1860, M. Wekerlin a donné un grand concert au Théâtre-Italien, où il a fait entendre plusieurs œuvres de sa composition, parmi lesquelles une symphonie dramatique intitulée les Poèmes de la Mer. M. Wekerlin est un homme de talent, un esprit laborieux, qui s’est fait connaître par d’agréables romances, par des chœurs et un ou deux opéras, qui ont été représentés au Théâtre-Lyrique. Éprouvant des difficultés auprès des directeurs de théâtre, qui ne peuvent suffire à toutes les vocations qui frappent à leur porte, M. Wekerlin a voulu donner la mesure de ce qu’on peut attendre de lui par une composition développée à l’instar du Désert de M. Félicien David. La première partie du programme était remplie par une ouverture, par une ballade et une scène de bohémiens ; la deuxième partie contenait les Poèmes de la Mer, avec les vers de M. Autran, que le musicien avait disposés au gré de sa fantaisie. Cette tentative de musique pittoresque, renouvelée des Saisons d’Haydn, de la Symphonie pastorale de Beethoven, du Songe d’une Nuit d’Été et de la Mer calme de Mendelssohn, du Désert et de Christophe Colomb de M. Félicien David, ne pouvait réussir que par un coup de génie. On a remarqué dans l’œuvre de M. Wekerlin du talent et une ou deux romances gracieuses, celle chantée par le mousse Cabinboy, et une autre, pour voix de ténor, intitulée la Promenade, qui a été chantée avec sentiment par M. Félix Lévy. L’ensemble de la composition de M. Wekerlin manque de force et de cette variété puissante qui seule pouvait conjurer les énormes difficultés du sujet.

M. Wekerlin, qui a le goût des recherches curieuses, a publié, avec M. Champfleury, une collection de chansons populaires de la France. J’aurais bien des remarques à faire sur les notices de M. Champfleury, où abondent les erreurs de tout genre, et sur certaines idées émises par M. Wekerlin à propos de la tonalité prétendue moderne et de la non-existence de la note sensible dans certains refrains populaires ; j’aime mieux indiquer les chansons du recueil qui m’ont paru le moins banales. Telle est, par exemple, la mélodie vieillotte de la Bourgogne Eho ! eho ! eho ! celle de la Guyenne et de la Gascogne intitulée Michaut veillait, où l’on sent l’influence de l’art. J’en dirai autant du Chop des Beaufort, bourrée de l’Auvergne, tandis que celle intitulée Quand Marion s’en va-t-à l’ou, de la même province, est empreinte de l’accent populaire et villageois. Je citerai encore la Femme du Roulier, de la Saintonge, Au Bois, Rossignolet, de la Franche-Comté, Paysan, donn’-moi la fille, de la même province, qui a une tournure mélodique plus régulière, une romance du Bourbonnais, Derrièr’ chez nous, dont les paroles et la musique forment un petit chef-d’œuvre. La musique de ce petit poème d’amour, d’une naïveté imitée, est charmante et naturelle. Les chansons populaires des provinces de France, avec accompagnement de piano par M. Wekerlin, et illustrées par MM. Bida, Français, Maurice Sand, etc., forment un recueil curieux et intéressant pour les amateurs de la poésie et de la musique populaires, deux manifestations du sentiment et de la fantaisie que le peuple ne sépare pas plus de nos jours que dans les temps primitifs.

Un jeune compositeur, qui a été couronné par l’Institut il y a quelques années déjà, M. Léon Gastinel, a eu la bonne fortune de faire exécuter une grand’messe de sa composition à l’église Notre-Dame, le 8 avril. C’était à l’occasion de la fête de l’Annonciation de la Vierge, et l’association des artistes musiciens s’y trouvait représentée par quatre cents exécutans. La messe de M. Gastinel est une œuvre estimable qui révèle un talent sérieux et une certaine pratique dans l’art d’écrire pour l’orchestre ; mais les idées nous en ont paru peu originales, et le sentiment religieux qui les pénètre assez équivoque. C’est dans le Sanctus qu’il nous semble que M. Gastinel a le mieux réussi à donner la mesure de son inspiration dans un genre aussi difficile que la musique religieuse. À l’offertoire, M. Alard a exécuté sur le violon un andante de Mozart qui était digne du lieu et de la circonstance. Après l’Évangile, un jeune prédicateur, M. l’abbé Perreyve, est monté en chaire et a prononcé une allocution pleine d’intérêt sur l’union des arts qui cherchent à se compléter les uns par les autres, et dont l’unité artificielle n’est qu’un pressentiment de l’unité suprême que la religion seule peut donner. Les paroles sensées de M. l’abbé Perreyve ont produit une bonne impression sur le monde profane qui l’écoutait, et il serait à désirer que le clergé parlât un peu plus souvent la langue du siècle qu’il veut conduire. M. Gastinel, dont on vient de représenter un opéra en un acte au Théâtre-Lyrique, a composé encore six mélodies qui ne manquent pas de grâce sur des paroles de M. Charles Potron, un esprit aimable et délicat.

Un artiste qui fait partie de l’orchestre du Théâtre-Italien, M. Greive, a fait entendre dans une soirée musicale, donnée chez M. Pleyel, plusieurs morceaux de sa composition, dont un quatuor pour instrumens à cordes, qui n’est pas sans mérite. Un autre membre de l’orchestre du Théâtre-Italien, M. Borelli, est un jeune homme tout plein d’ardeur, qui, dans une symphonie qu’il est parvenu à faire exécuter hâtivement par des hommes de bonne volonté, a trouvé le moyen de montrer qu’il a des idées mélodiques et un talent facile qui ne demande qu’à s’exercer.

En rendant compte l’année dernière de Pierre de Médicis, grand opéra en quatre actes de M. le prince Poniatowski, nous osions, en terminant, former le vœu de voir ce noble dilettante consacrer son influence à protéger les jeunes compositeurs français qui ont tant de peine à se frayer un chemin. Nous n’avons certes pas la prétention de croire que nos paroles aient été entendues de M. le prince Poniatowski, mais nous aimons à constater que, depuis le discours qu’il a prononcé au sénat dans la séance du 4 mars, M. le prince Poniatowski semble avoir pris à cœur de remplir la mission honorable d’être auprès du pouvoir l’interprète des vœux des artistes musiciens. C’est lui encore qui a provoqué la fondation du Cercle de l’Union artistique. Le but de cette société, composée de cinq cents membres, je crois, est d’ouvrir les portes de ses salons aux artistes de talent qui désirent se faire connaître. L’Union artistique a, pour ainsi dire, inauguré son existence par un grand concert qu’elle a donné au Théâtre-Italien le 14 mai. Le programme, un peu trop chargé, contenait l’ouverture de Mendelssohn, la Mer calme, qui a été exécutée par l’orchestre de la Société des Concerts ; puis on a dit le Benedictus de la messe en de Beethoven, interminable morceau qui prouve une fois de plus que ce grand génie, dépourvu du vrai sentiment religieux, n’entendait rien à l’art d’écrire pour les voix humaines, dont il exige des efforts impossibles. Le concerto pour piano et orchestre en ré mineur de Bach, un chef-d’œuvre, a été fort bien rendu par le beau talent de Mme Massart. L’andante de la symphonie en la de Beethoven, qui n’a pas produit dans la salle du Théâtre-Italien son effet ordinaire, un Ave verum inédit de M. Gounod, qui manque d’accent et de caractère, ont précédé une sorte de composition hybride de M. Félicien David, intitulée le Jugement dernier. Si M. Félicien David n’avait pas un véritable talent, il y a longtemps qu’il serait enseveli sous les éloges extravagans et les mauvais conseils de ses ridicules adorateurs. D’un musicien élégiaque plein de grâce, qui ne possède ni un grand nombre d’idées, ni la puissance d’en varier l’aspect, on a voulu faire un homme de génie ; de l’auteur charmant et bien doué du Désert, de Christophe Colomb, de la Perle du Brésil et d’Herculanum, — quatre éditions fort peu augmentées du même poème, — des écrivains sans consistance et sans crédit sur l’opinion publique ont essayé de faire le révélateur d’un monde nouveau : Il est fort heureux pour M. Félicien David que le Jugement dernier, qui devait couronner son opéra d’Herculanum, en ait été écarté par une main intelligente. Le concert s’est terminé par un opéra de salon, Fingal, paroles de M. Flobert, musique de M. Membrée, qui est un artiste sérieux et de talent, mais qui a choisi là un sujet bien lugubre pour un ouvrage sans action visible. J’ai cependant remarqué dans Topera de M. Membrée un chœur charmant, une jolie mélodie pour voix de femme, et le trio final avec chœur, d’un bel élan religieux et patriotique. Il faut savoir gré à l’Union artistique de ce premier essai de son patronage généreux envers les artistes de talent qui ont besoin de se produire et de se soumettre au jugement de l’opinion publique.

M. Félicien David n’est pas le seul compositeur de mérite qui soit entouré d’un cercle de dévots enthousiastes, qui le proclament un homme de génie méconnu par les profanes et les philosophes. La bonne ville de Paris renferme beaucoup de ces petites chapelles, où l’on adore un saint aux dépens de tous les autres. Ici c’est M. Félicien David, là c’est M. Gounod, dont on ne prononce le nom que le front prosterné et les yeux remplis de larmes d’admiration ; à droite, c’est M. Reber, homme modeste et musicien d’un mérite solide et reconnu, à qui on offrait, il y a dix ans, des holocaustes qui l’importunaient beaucoup ; à gauche, c’est M. Berlioz, que l’on voit perché sur un bâton comme un vecchio papagallo, recevant depuis trente ans les salamalecs d’une demi-douzaine d’originaux, parmi lesquels on distingue M. Léon Kreutzer, M. Léon Kreutzer, qui est encore jeune, est le neveu du célèbre violoniste de ce nom, qui a été chef d’orchestre de l’Opéra, et qui a composé un grand nombre d’ouvrages, tels que Paul et Virginie et Lodoïska, pour le théâtre de l’Opéra-Comique. M. Léon Kreutzer est un esprit naïf et original, car il croit sincèrement en M. Berlioz et déteste Rossini, la musique italienne et une partie de l’école française, surtout l’auteur de Zampa et du Pré aux Clercs, parce qu’il pense que ces deux chefs-d’œuvre ont fait tort à la réputation de l’auteur de Benvenuto Cellini, opéra un peu trop romantique pour le tempérament de la France. M. Léon Kreutzer, qui a des loisirs, fait aussi, à son heure, de la critique humoristique très originale, et il compose de la musique qui ne l’est pas autant. Il a donné cet hiver deux concerts, l’un dans les salons de Pleyel et l’autre dans la grande salle du Conservatoire, où il a fait entendre de nombreux morceaux de sa composition, une symphonie, un grand concerto pour piano et orchestre, des mélodies, des airs de danse, enfin une exposition complète de son œuvre intime. La symphonie en si bémol de M. Léon Kreutzer n’est pas en soi un bon ouvrage ; mais on y remarque du talent, l’habitude d’écrire pour l’orchestre et une forte imitation de Beethoven. C’est le finale qui m’a paru être la partie saillante de cette symphonie, que j’ai entendue deux fois. Le concerto symphonique, dont Mme Massart a rendu la partie de piano avec un talent remarquable et une énergie tempérée de grâce dont je ne la croyais pas capable, ce concerto d’une longueur démesurée est une composition sérieuse et de longue haleine et qui fait honneur à M. Léon Kreutzer. Le scherzo, qu’on a vivement applaudi, et le finale sont les épisodes les plus intéressans de cette œuvre, qui pèche surtout par le défaut de proportion et de variété dans les idées accessoires.’ Une mélodie dialoguée à deux voix, l’Ondine, qui a été chantée avec charme par Mlle Cico, une jolie personne qui possède une belle voix de soprano, des airs de ballet d’un opéra inédit, les Filles d’azur, ont complété l’exhibition des travaux de M. Léon Kreutzer, qui a pris position parmi les compositeurs dont on peut espérer quelque avenir. Qu’il soit le bienvenu ! Et si M. Léon Kreutzer a le bon esprit de n’accepter les complimens extravagans que lui ont déjà adressés ses amis que pour ce qu’ils valent, nul doute que le vrai talent et la fantaisie aimable et peu commune qu’il vient de révéler ne soient des qualités de bon augure.

De ce nombre considérable de concerts qui se donnent chaque année à Paris, de cette foule d’artistes et de virtuoses plus ou moins célèbres qui viennent, bon gré, mal gré, se recommander à l’attention d’un public qui passe pour frivole, et dont on recherche pourtant les suffrages, que faut-il conclure ? Qu’on a beau médire de la France, comme vient de le faire l’auteur justement puni du Tannhäuser ; rien ne vaut pour les œuvres de l’esprit l’approbation d’un peuple qui a pour ainsi dire créé le goût, parce que le goût n’est pas autre chose que la raison éclairée, vivifiée par une longue sociabilité. Ce pays, à qui la centralisation coûte si cher du côté de l’originalité et des libertés locales, ce grand corps de nation formé lentement et instinctivement par la royauté, qui n’a pas su toujours ce qu’elle faisait, semble avoir été institué par la Providence ou la force des choses pour exercer dans le monde une grande fonction d’équité, pour être l’arbitre du juste et du vrai. Il est certain qu’aucun gouvernement n’a pu froisser longtemps et impunément l’instinct de justice sociale qui est propre à la France, ni subordonner chez elle la puissance morale des arts de la paix à l’héroïsme militaire, où aucun peuple ne l’égale. Le pape Grégoire IX écrivait à Blanche de Castille, mère de saint Louis, que le royaume de France était comme la sainte Trinité, qu’il avait la force, la science et l’amour, qu’il était puissant par ses armes, sage par les lumières de son clergé, juste et doux par la clémence qui distingue ses princes. Je ne sais ce que pense aujourd’hui de la France et de son gouvernement le successeur de Grégoire IX ; mais on peut affirmer que le rôle de la nation n’a pas changé, et qu’elle exerce toujours en Europe et dans le monde sa mission de paix et de justice. Par la puissance irrésistible de ses armes, par les grandes lumières répandues maintenant dans toutes les classes de la société, par la modération naturellement imposée aux chefs qui la gouvernent, la France sera toujours l’arbitre invoqué par les nationalités jalouses qui divisent le monde. Si elle disparaissait tout à coup par un cataclysme ou par une coalition générale, devenue impossible, la France emporterait dans sa chute la plus belle partie de la civilisation moderne, le goût, la mesure, la notion d’équité dans les questions politiques et celle de l’ordre dans les arts d’imagination, enfin une langue admirable, qui est devenue la langue universelle des affaires et de la science, parce qu’on ne peut la parler ni bien l’écrire sans être clair, logique et accessible à tous.


P. SCUDO.